Le rôle premier de l'État, dans une société,
c'est de la gouverner. De lui servir de gouvernail et donc d'en identifier
les objectifs qui seront ceux qu'une majorité effective (402) des sociétaires aura choisis puis
d'établir et de faire respecter les règles qui encadreront
les efforts pour atteindre ces objectifs. C'est sa fonction de gouvernance,
l'application de son pouvoir à ce que nous avons appelé son
domaine éminent.
Parmi les objectifs d'une société, toutefois, il y a presque
toujours celui de s'enrichir et d'enrichir ses membres ; c'est à
ça, aussi, que sert une société. L'État a une
mission d'enrichissement. Pour que la société s'enrichisse,
elle doit produire. Il faut qu'une structure normative encadre les décisions
individuelles des sociétaires de produire et l'État-gouvernant
lui fournit cette structure.
Cette structure normative étant tenue pour acquise, il y a aussi
des décisions à prendre et des gestes à poser qui le
seront mieux si on travaille ensemble; on produit mieux si l'on se concerte
et que chacun accomplit la tâche qui lui est dévolue. L'État
doit gérer cette concertation qui découle de la division du
travail et, en sus de sa fonction de gouvernance au sens strict - voyant
à ce que l'ordre et la sécurité règnent qui
permettront d'atteindre les objectifs fixés - il a aussi pour mission
d'assurer la coordination de nos efforts de production et d'enrichissement
collectif. C'est ce que nous appelons la fonction de gérance de l'État.
L'État gère l'enrichissement. Cela est vrai dans toute
société. A l'origine, la mission d'enrichissement de l'État
se confond avec sa propension à s'enrichir lui-même ; avec
le temps, elle prend le sens que nous lui donnons ici, qui est de nous enrichir
tous, mais le sens premier de l'expression n'est jamais totalement perdu
et l'ambiguïté persistera toujours.
L'État peut gérer l'enrichissement au profit d'un seul,
de quelques uns, d'une majorité ou de tous, mais il est absurde de
penser que le Pouvoir puisse jamais se désintéresser de la
production et de la distribution de la richesse, puisque celle-ci est toujours
une des conséquences immédiates du pouvoir et peut même
parfois en être la source. Les bénéficiaires changent,
les objectifs prioritaires et les moyens d'action peuvent changer, mais
l'État gère toujours la richesse.
Or, gérer la richesse, c'est gérer la production, car
seul le travail crée la richesse; on travaille pour produire et la
richesse réelle EST la production qui découle de ce travail.
L'État peut assumer directement sa fonction de gérance de
la production, prenant toutes les décisions qui s'imposent, ou il
peut s'en acquitter indirectement, en permettant que toute une chaîne
d'intermédiaires se crée qui fera ces choix. Qu'il le fasse
directement ou indirectement est affaire de principes et d'idéologie,
de circonstances, d'équilibre des forces et d'efficacité.
Au moment de passer d'une économie industrielle à une
économie tertiaire, il faut donc voir comment va se transformer cette
mission de l'État et dans quelle mesure sa fonction de gouvernance
elle-même peut en être affectée. La mission d'enrichissement
de l'État et les modalités de sa gérance de la production
se sont bien modifiées pendant que nous passions de la pénurie
à l'abondance.
3.1 De la pénurie à l'abondance
On peut dire du Pouvoir qui s'exerce dans une société
primitive qu'il devient un État, quand il ne se limite plus à
rançonner ceux qu'il domine, mais commence à les administrer.
Les sociétés primitives sont pauvres. Dans ces sociétés
d'économie primaire et de pénurie, il va de soi que l'État
s'arroge la responsabilité de gérer l'effort collectif pour
maintenir ce qui est d'importance vitale et qui doit servir à tout
le monde : les digues en Chaldée, les cultures en terrasses
au Pérou, etc. On ne lui conteste pas ce droit, on est heureux qu'il
l'exerce. Le besoin est évident, les ressources sont limitées,
le partage est difficile. S'enrichir veut dire produire et la société
primitive a besoin d'un producteur en position de force. L'État qui
gère directement la production dans une économie de pénurie
se rend bien utile: gouvernance et gérance de la richesse y vont
de paire.
Quand la société devient plus complexe, cependant, les
formes de production et donc d'enrichissement se multiplient et l'État,
ne pouvant tout faire seul, est bien heureux qu'on l'y aide. Il veut la
richesse pour ceux qui détiennent le pouvoir - et toute la satisfaction
qu'on peut offrir à ceux qui ne l'ont pas, mais dont la tranquillité
et l'obéissance contribuent au bonheur de ceux qui l'ont - mais il
ne tient généralement pas à s'immiscer plus que nécessaire
dans la création de cette richesse. Quand Rome veut des routes, César
ne devient donc pas pour autant cantonnier; il s'assure seulement qu'on
en construise.
L'État se contente de décider quelle richesse sera produite,
puis cherche vite à déléguer les éléments
de sa mission d'enrichissement et l'autorité qui s'y rattache, de
haut en bas, jusqu'au palier où quelqu'un qui s'y intéresse
vraiment décidera de la manière de le faire et verra à
ce que ce soit fait.
La responsabilité de l'État de veiller à l'enrichissement
collectif n'en demeure pas moins entière - et si le peuple s'appauvrit,
il le fera savoir à qui de droit - mais l'État n'intervient
plus directement que sur certains points précis du processus décisionnels
de productions qui sont implicites à sa gouvernance, ou dans les
projets qui exigent une telle coordination à l'échelle du
groupe que leur échec pourrait entraîner le mécontentement
et donc le désordre au sein du peuple, alors que leur réussite,
au contraire contribue significativement à la cohésion sociale.
L'État s'en tient à sa fonction de gouvernance et limite
sa fonction de gérance directe à bâtir des pyramides,
des cathédrales, des "tours", au sens de Saint-Exupéry.
Pour le reste, il s'en remet pour produire la richesse à des gens
qui veulent vraiment produire parce qu'ils trouvent leur intérêt
à le faire: des entrepreneurs.
3.1.1 Les producteurs délégués.
Les entrepreneurs sont apparus très tôt dans l'Histoire.
L'entreprenariat naît spontanément, dès qu'un primate
futé troque deux noix de coco pour une pointe de silex. C'est de
la cuisse de Jupiter, toutefois, que l'entreprenariat nait à sa vraie
vocation. Le système entrepreneurial naît quand l'État,
qui a la mission d'enrichir la société et donc l'ultime responsabilité
que soient produits tous les biens et que soient rendus disponibles tous
les services que la société peut offrir à ses sociétaires,
s'en acquitte en déléguant les tâches de production
à des entrepreneurs. L'État, au départ, a le pouvoir
et rien ne s'entreprend auquel il ne consent. Pourquoi invite-t-il l'entreprenariat
?
Par paresse, bien sûr, puisque c'est le produit au départ
qui est intéressant, pas la production - et que l'État primitif
a encore l'habitude de prendre plutôt que d'acheter - mais aussi par
gourmandise et cupidité, car l'entreprenariat apporte plus. Des travailleurs
de l'État, motivés par le sens du devoir, l'ambition ou la
crainte de la sanction, peuvent gérer des activités de production,
bien sûr, mais la production de biens ou de services exige une séquence
de microdécisions. Ce sont les réponses apportées aux
questions que soulève cette prise de décisions et les incessantes
innovations qu'elles suggèrent qui en déterminent l'efficacité.
Or, l'État est trop gros, trop lourd, trop fort pour se poser
des questions... On constate vite qu'il est plus conforme à la nature
humaine et donc plus efficace que la production soit du ressort de travailleurs
libres d'innover et motivés par un lien direct entre leur performance
et le profit qu'ils en retirent. Bien motivés, ils produisent plus.
Il apparaît donc judicieux que la production soit confiée à
des entrepreneurs et que ceux-ci soient amenés à chercher
leur profit avec diligence dans une situation de concurrence.
Quand l'économie devient plus complexe, l'entreprenariat tend
donc à proliférer. Au grand plaisir de l'État, qui
l'encourage en déléguant à des entrepreneurs tout ce
qu'il peut de sa fonction de gérance et en ne se gardant du processus
de production que le contrôle qu'il juge opportun, mais en récupérant
au passage, d'une façon ou d'une autre, chaque fois que faire se
peut, une bonne part de la richesse produite. Le recours à l'entreprenariat,
a quelques contrôles près, devient vite la façon normale
pour les États de s'acquitter de leur mission d'enrichissement.
A quelques contrôles près, puisque, nous l'avons dit, au
chapitre premier de ce texte, le fonctionnaire-décideur, celui qui
représente l'État dans sa fonction de gouvernance, doit s'identifier
complètement à l'État et ne peut être un entrepreneur.
Pour que l'État puisse s'en remettre aux entrepreneurs de sa responsabilité
de production sans compromettre sa gouvernance, il est essentiel qu'on distingue
bien clairement ses activités de "gouvernance" de ses activités
de "gérance".
L'État gouvernant a pour mission de prendre des décisions
collectives. Décider, par exemple, que l'éducation est obligatoire
ou que la santé est gratuite. Il est là pour protéger
nos droits et nous définir comme collectivité. L'État-gérant
est là pour nous enrichir. Il est important de ne pas confondre l'État-gouvernant
et l'État gérant, car l'État qui gouverne ne peut avoir
de rival, alors que l'État qui gère des services abuse de
son autorité quand il exclut ses concurrents. Non seulement l'État
n'a pas l'autorité légitime de se réserver le monopole
de la vente du tabac comme en France, ou de l'alcool comme au Québec,
mais il n'a pas non plus celle de s'arroger le droit exclusif d'enseigner
ou de soigner.
L'État-gérant qui a la responsabilité de nous enrichir
peut bien s'arroger ces monopoles, mais libre à la population librement
consultée de le lui interdire. Il a la responsabilité de veiller
à la disponibilité de tous les services légitimes,
de s'assurer que ces services soient rendus correctement, d'en faciliter
la production et la distribution, d'en surveiller étroitement la
qualité et de voir, aussi, à ce qu'un équilibre soit
maintenu entre offre et demande qui ne laisse pas place à des abus.
Ce faisant, il vit la tentation constante d'abuser lui-même de son
pouvoir de gouvernance. Il faut lui rappeler que, pour nous enrichir, il
a la responsabilité de faire, de faire faire et de faire mieux, mais
qu'il ne va pas de soi qu'il ait l'autorité de s'opposer sans raison
valable à ce que d'autres le fassent aussi.
Même dans l'exercice correct de sa fonction de gérance
et sans abus de son pouvoir de gouvernance, d'ailleurs, l'État a
la responsabilité de faire appliquer ses décisions, mais n'a
pas à en gérer l'application. Il peut le faire indirectement :
planifier, contrôler, évaluer, mais n'exécuter que par
délégation à des entrepreneurs.
Nous parlons, bien sûr, d'activités décisionnelles.
C'est quand il s'agit de décider, que la distinction gouvernance-gérance
importe. Sont du ressort de la gouvernance de l'État, les décisions
qui touchent le domaine éminent, l'ordre et la sécurité;
font partie de sa fonction de gérance, celles qui concernent la production
et l'enrichissement.
Une décision qui est du domaine de la gérance peut être
déléguée à un entrepreneur, mais, quand l'État
choisit de le faire, il se conserve des chasses-gardées. Il se réserve
le monopole de gérer directement les aspects de la production qui
sont essentiels à son rôle de gouvernance ou y collent de très
près.
3.1.2 Les chasses-gardées
Il y a, dans le grand maquis de la production, trois (3) chasses-gardées
où les entrepreneurs ne sont généralement pas invités:
la planification, l'arbitrage au sens large et l'évaluation.
3.1.2.1 La planification
Au premier chef, collée à la nécessité que
ce soit l'État qui fixe les objectifs de la société,
il y a celle que l'État se garde aussi l'exclusivité de transformer
ces objectifs en « plans », avec les règles
qui permettent de les atteindre. Au niveau des détails de la production,
il y a souvent avantage, comme nous le verrons plus loin, à ce que
ce soit les exécutants eux-mêmes qui en décident. A
celui des objectifs intermédiaires, il n'est pas mauvais, si l'on
veut que le peuple soit heureux, que ce soit les « forces du
marché » qui les définissent. Au niveau du plan
global de production de la société, toutefois, l'État
ne peut déléguer sa fonction de planifications à des
entrepreneurs.
Que ce soit la volonté du Prince ou celle de la collectivité
qui détermine l'orientation de la société et ses objectifs
économiques, seul celui qui dispose de l'information la plus complète
peut décider correctement des paramètres qui permettront à
celle-ci d'atteindre ces objectifs de production globaux. Seul l'État
peut disposer de la "meilleure information" et proposer un plan
cohérent et c'est lui qui doit s'en charger.
Il y a d'énormes pans du travail de recherche nécessaire
à la planification, à la préparation des devis nécessaires
et des échéanciers qui peuvent être confiés à
des entrepreneurs, mais le plan lui-même, au palier du développement
de sa logique et de l'agencement de ses objectifs pour atteindre son but,
ne doit pas l'être. (16)
La DÉCISION de faire ou de ne pas faire, de produire ou de ne
pas produire, d'accepter que les ressources collectives de la société
soient, ou ne soient pas affectées à satisfaire une demande
des sociétaires, est l'un des éléments essentiels de
la fonction de gouvernance de l'État. De même la priorité
qu'il faut accorder à un type production et donc la part des ressources
de la société qu'on doit y consacrer. Pensez à la culture
du pavot, du cannabis ou du tabac, par exemple.
On peut contester que l'État exerce ce pouvoir, généralement
ou dans un cas particulier, et le lui retirer, jugeant qu'il ne fait pas
partie de l'espace démocratique, mais libertaire (709)
de la société. Il n'en demeure pas moins que c'est alors du
champ de sa gouvernance que l'on discute et non pas de son habileté
de gérant. Cette décision de l'État ne se délègue
pas.
Ce qui peut être délégué, c'est le choix
de la façon de faire. Le choix des modes d'exécution. C'est
l'ensemble de ces choix d'exécution qui constitue la fonction de
gérance de l'économie. L'État peut - et la plupart
du temps doit - déléguer les aspects de cette fonction de
gérance à qui s'y connaît. Dans toute la mesure du possible,
il doit la confier à des entrepreneurs.
3.1.2.2. L'arbitrage
Un deuxième volet de la gérance de la production que l'État
ne peut déléguer à des entrepreneurs est celui de l'incessant
arbitrage nécessaire entre les acteurs économiques. C'est
la base de l'ordre social. L'État doit s'assurer que ce qui a été
convenu soit respecté. Il faut que s'appliquent les ententes entre
producteurs et aussi entre ces derniers et les consommateurs. Il faut que
ce qui a été promis soit livré et que ce qui est livrés
soit parfaitement conforme à ce qui a été promis.
Cette conformité exige un contrôle technique de la qualité
des produits, comme le respect de l'obligation elle-même exige un
contrôle des aspects légaux des ententes. C'est pour ça
que l'État s'est si vite réservé le droit de gérer
les poids et mesures. C'est pour ça qu'il est si néfaste qu'aujourd'hui
il ait en pratique cédé à des banques son droit de
battre monnaie.
Cet arbitrage exige que des lois et des règles existent et que
les différends qui pourraient survenir soient réglés
avec équité et célérité. C'est une responsabilité
que l'État ne peut déléguer, car elle découle
d'une prérogative que l'individu accorde à l'État par
le contrat social et a une incidence sur la liberté d'autrui. C'est
l'application par l'État, à sa mission d'enrichissement, d'un
élément fondamental de sa fonction de gouvernance; on ne peut
pas plus accepter qu'il s'en déleste que de son obligation de faire
régner la justice.
La responsabilité de l'État de trancher les différends
ne peut être déléguée, mais naturellement l'autorité
de le faire peut l'être. Que l'application du droit soit une chasse-gardée
de l'État n'exclut donc, en aucune façon, que des citoyens
acceptent de se soumettre à des règles dont ils conviennent
librement et qui aillent au-delà de l'ordre public; l'État
verra à ce que ces conventions, comme tous les contrats privés,
soient respectées (709). Que l'arbitrage des
différents soit une responsabilité que l'État ne peut
déléguer n'exclut pas non plus, bien au contraire, les recours
à l'arbitrage privé auxquels les citoyens consentent (702b). On a ici in cas d'espèce de la règle
générale précédente.
3.1.2.3 L'évaluation finale
La troisième chasse-gardée de l'État, c'est son
évaluation finale des résultats de la production. L'État
n'a pas pour seule mission enrichir la société, mais il a
certes le mandat au moins implicite de le tenter. Il peut déléguer
à des entrepreneurs des éléments de sa mission de gérance
de la production, mais il ne peut renoncer à son obligation de procéder
à une évaluation finale des résultats obtenus. Il peut
déléguer bien des aspects mécaniques du contrôle
de la légalité et de la qualité des activités
de production, mais l'évaluation finale doit rester sa responsabilité
propre.
C'est cette évaluation qui permet l'amélioration constante
du processus de production et une meilleure définition de ses objectifs,
mais c'est surtout cette évaluation finale du travail des entrepreneurs
qui gèrent la production qui permet leur juste rétribution
comme exécutants, chacun selon son mérite. La même raison
qui doit inciter l'État à privilégier l'entreprenariat
en production - le lien crucial qui doit être maintenu entre performance
et gratification - exige, à un autre niveau, que l'État se
charge DIRECTEMENT d'une évaluation finale.
Une bonne gérance exige une responsabilisation (accountability)
et une rétribution qui en soit le pendant indissociable. Il faut
une reddition de comptes. Ceci reste vrai pour les entrepreneurs auxquels
l'État a choisi de déléguer les éléments
de production de sa mission d'enrichissement. Même s'ils ont déjà
été rétribués au quotidien par les profits qu'ils
ont tirés de leurs entreprises, les entrepreneurs doivent rester
soumis à l'obligation de rendre des comptes et c'est un droit de
contrôle final que l'État ne peut déléguer à
d'autres entrepreneurs.
Ceci ne signifie pas que l'État doive remettre en question à
posteriori l'équité de chaque transaction privée, mais
confirme le droit de l'État d'intervenir, si les citoyens-consommateurs
ne reçoivent pas les biens et services que l'économie pourrait
leur offrir.
On pose, en fait, le principe du droit de regard et d'intervention inaliénable
de l'État, dans le cadre de sa mission d'enrichissement, sur les
gestes posés par les entrepreneurs auxquels, par souci d'efficacité,
il s'en remet de sa fonction de gérance de la production. Ceci va
sans dire, mais, comme disait Talleyrand, "ira encore mieux en le disant",
surtout dans une Nouvelle Société où l'État
ne prétend pas intervenir au nom du bien commun, mais d'un contrat
social (709).
Cette responsabilité d'évaluation et de rétribution
de l'État, d'ailleurs, doit aller au-delà du simple audit
des entrepreneurs et viser à ce que QUELQU'UN, fonctionnaire ou entrepreneur,
soit toujours responsable de chaque décision. La production - comme
quoi que ce soit - ne fonctionne correctement que si chaque tâche
est la responsabilité de quelqu'un qui doit en rendre compte.
Même si l'appareil administratif de l'État tend à
rendre solidaires tous les participants à une décision et
si, même entre entrepreneurs, des structures corporatives interviennent
pour entremêler les tâches et brouiller les pistes, il faut
qu'en bout de ligne un INDIVIDU soit identifié qui supporte les conséquences
des décisions qu'il a prises, des missions qu'il a acceptées
et pour accomplir lesquelles il a reçu personnellement l'autorité
idoine. (17)
Il y a ainsi chasses-gardées, des volets d'activités que
l'État doit gérer directement. Ce qui ne signifie pas, nous
l'avons dit, que César devient cantonnier, mais qu'aucune décision
significative n'y est prise qui ne le soit par L'État, lequel s'en
remet donc ici pour les prendre uniquement à ses propres créatures:
esclaves, affranchis, serviteurs, employés, fonctionnaires décideurs...
Pour le reste de l'activité économique, il peut et il devrait
s'en remettre à des entrepreneurs, en gardant bien étanche,
toutefois, la cloison entre ses fonctions de gouvernance et de gérance.
(18)
3.1.3 L'État tricheur
Le corollaire d'une cloison étanche entre la fonction de gouvernance
de l 'État et sa gérance de l'économie, c'est que l'État
qui s'en remet aux entrepreneurs pour produire doit s'en tenir à
ses chasses-gardées et donc, au palier de la production proprement
dite, à son rôle d'arbitre.
Établir les règles du jeu n'est pas jouer. L'État,
qui doit établir les règles du jeu, ne doit pas ensuite, comme
l'empereur Commode, descendre lui-même dans l'arène pour se
mesurer à ses sujets ! S'il le fait, il laisse planer le doute qu'il
utilise son pouvoir souverain pour tricher et esquiver ces règles
qu'il a établies
Il ne doit intervenir directement dans la production que pour des fins
de contrôle. Il peut le faire exceptionnellement, s'il le faut, es-qualité
de maître d'armes pour enseigner à mieux jouter, pour liquider
un monopole ou pour forcer l'innovation dans un secteur ou la concurrence
ne joue pas son rôle, mais s'il le fait de bonne foi pour ces motifs,
il que faut alors que ce ne soit que pour un temps limité (711) et sans autre but que de s'en retirer quand la correction
aura été apportée
L'État ne doit pas être juge et partie.
3.2 Quand vient l'abondance
L'État n'a pas toujours su résister à la tentation
d'être à la fois juge et partie. Il a eu l'occasion de prouver
sa bonne foi quand l'industrialisation a amené l'abondance et il
n'a pas toujours passé le test avec succès.
L'industrialisation, rendait possible un véritable enrichissement
pour tous. Quand la société est devenue industrielle, le pouvoir
économique en expansion est monté à l'assaut du pouvoir
politique (710) et a imposé de nouvelles règles,
souvent une simple absence de règles. Laissez faire, laissez passer
La mission d'enrichissement, qui n'avait été auparavant
qu'un seul volet de l'action de l'État - et rarement le plus important
- a pris tout à coup tant d'espace que ce sont les fonctions traditionnelles
de gouvernance qui ont été mises au service de la gérance
de l'économie.
Au départ, ce changement de la hiérarchie des objectifs,
qui pouvait bénéficier à tout le monde, correspondait
à une demande populaire. Rapidement, cependant, ceux qui contrôlaient
le capital en ont bénéficié bien plus que les autres.
Pauvreté est devenue synonyme d'injustice et les entrepreneurs, devenus
capitalistes, ont eu mauvaise presse, leurs agissements semblant empêcher
que soient colmatées les brèches par où s'introduisaient
et se diffusaient dans la société cette misère et cette
injustice.
Beaucoup ont alors souhaité que l'État intervienne, mette
fin au libéralisme et gère plus équitablement la production
et la distribution de la richesse. Ce cri pour un changement, qui montait
de toutes les classes sociales a suscité chez les gouvernants une
forte tentation de vouloir s'essayer à produire eux-mêmes.
3.2.1 La tentation
Bien des facteurs concourraient pour que cet appel enjoignant l'État
de s'intéresser de plus près à sa mission de gérance
soit entendu.
Dans un premier temps, la révolution industrielle avait créé
un climat favorable à la générosité. Face à
une insupportable inégalité dans l'abondance, la mansuétude
qui vient souvent avec l'aisance avait d'abord étendu le champ de
la charité traditionnelle en suscitant la philanthropie moderne.
Dans ce climat social déjà propice - et toute générosité
mise à part - on se rendait compte, aussi, que l'équilibre
social était modifié par l'industrialisation, puisque la complexité
croissante de la production augmentait la spécialisation de ceux
qui s'en partageaient les tâches. Avec la spécialisation, chaque
individu tendait à devenir indispensable et une interdépendance
se créait entre les sociétaires qui augmentait le pouvoir
de chacun.
Il semblait bien qu'il allait devenir difficile de gouverner une société
contemporaine sans qu'un consensus s'établisse au sein des gouvernés.
L'État moderne, laissant la contrainte pour la manipulation, voulait
donc tendre vers au moins une apparence de démocratie.
La générosité et un simple désir de satisfaire
les citoyens, n'auraient sans doute pas été suffisants pour
forcer l'État à sortir de ses chasses-gardées et à
intervenir dans la production, mais la nature même de l'industrie
ajoutait un troisième facteur décisif pour rendre la tentation
plus séduisante. Ce facteur, comme nous l'avons vu au texte 712,
c'est qu'une production de masse exige une consommation de masse.
Le système industriel ne peut simplement pas fonctionner sans
une distribution large de la richesse qui rende crédible la valorisation
du capital par l'espérance du profit à tirer de la satisfaction
d'une demande qui est ainsi maintenue effective. Cette dépendance
des producteurs envers les consommateurs rend incontournable que, quel que
soit l'égoïsme naturel des gens, l'intérêt bien
compris de tous soit que tout le monde ait accès à une certaine
richesse (712).
Lorsque des circonstances fortuites sont venues bouleverser le cours
prévisible des choses et rendre impossible un équilibre spontané
entre production et consommation, ce dernier facteur a été
déterminant pour faire pencher la balance du côté d'une
prise en charge de la production et d'une redistribution de la richesse
qu'on voyait comme sa conséquence.
L'effet conjugué de ces trois facteurs permettait, circonstances
aidant, que puisse se constituer des majorités effectives pour forcer
l'État à intervenir dans la production au nom de la justice
et a s'abaisse au niveau des producteurs dont en principe il devait se contenter
de régir les comportements.
Il l'a fait de diverses façons. Profitant de la désintégration
sociale provoquée par la Première Guerre Mondiale, une telle
majorité effective circonstancielle a eu l'occasion et la force en
Russie, après la Révolution d'Octobre, de réagir au
défi de la pauvreté dans l'abondance en prenant charge de
la production pour l'intégrer dans ses activités de gouvernance.
3.2.2 L'État producteur
Si on est vraiment bien baraqué et qu'on veut tricher, sans subtilité,
mais sans risques indus, on peut tranquillement prendre les quatre as et
les mettre dans sa main. Un État peut prendre le contrôle total
de la production. Les dirigeants politiques qui l'on fait ont souvent réussi
à mettre en laisse le pouvoir économique émergent (710).
Le côté sombre de l'opération, quand l'État
cède ainsi à la tentation, c'est que l'économie passe
alors aux mains des gouvernants et n'est plus confrontée aux impératifs
d'une obligation de résultat, puisque ceux qui la dirigent n'ont
pas de rivaux. Quand la production est dégagée de cette obligation,
son but premier cesse d'être ce résultat et devient plutôt
d'apporter une contribution à l'atteinte d'un autre objectif de l'État,
social ou politique, perçu comme plus vaste et plus noble...
Ce changement des priorités amène des conséquences
perverses. L'économie, d'une part, peut devenir un simple outil de
gouvernance, plus flexible et donc plus efficace que la force brute. Pourquoi
mater une révolte par les armes si une famine s'en charge ?
En revanche, l'économie ainsi instrumentalisée n'étant
plus soumise au test de la rentabilité et renonçant à
être un but pour n'être plus qu'un moyen, la production que
l'État prétend gérer directement devient inefficace.
Elle cesse vite d'être une contribution utile, pour devenir même
une réelle entrave à l'atteinte de l'objectif plus « noble »
dont on avait voulu en faire un simple appendice. C'est l'histoire de la
montée et de la chute du collectivisme en URSS.
Même là où la volonté populaire n'était
pas assez forte pour imposer le rejet du capitalisme et une prise en charge
de la production elle-même, les États modernes qui n'ont pas
eu cette opportunité ont presque toujours voulu tâter de l'économie
dirigée. Créant souvent une économie mixte et donc
une émulation entre secteurs public et privé, modifiant de
temps en temps le territoire laissé à chacun, l'État
cherche en ce cas à faire, au palier d'un seul secteur, parfois par
le biais d'une seule entreprise, ce qu'il n'ose pas faire pour toute la
production.
Il est vite apparu, toutefois, que c'est une erreur de permettre que
l'État gère comme partie intégrante de son mandat de
gouverner, ne serait-ce qu'un seul secteur de production ou une seule entreprise
industrielle. Cela, pour deux raisons.
La première est que, comme nous venons de le dire, l'État
qui prend la production en charge a toujours un autre agenda que simplement
produire. Au palier de l'économie globale, ce peut être l'espoir
de faire triompher une idéologie. Au palier d'un seul secteur ou
d'une seule entreprise, ce peut être le désir de privilégier
une ressource nationale ou une technologie - l'indépendance énergétique
par le nucléaire, par exemple - le désir d'équilibrer
le développement des régions entre elles, de créer
certains types d'emplois, etc.... Ce sont des objectifs qui peuvent avoir
leurs mérites, mais qui ont tous en commun d'instrumentaliser la
production et celle-ci tend donc, alors, à ne plus être parfaitement
efficace dans le secteur que l'État s'est réservé.
La seconde raison, plus subtile, c'est que le jeu économique
en mode entrepreneurial est animé par la concurrence, qui est une
forme de combat. Ce combat ne se déroule correctement que s'il y
a un arbitre. Quand l'État triche et devient juge et partie dans
la relation entre producteurs et consommateurs - la relation qui est la
clef de voûte d'une économie d'abondance - le problème
n'est pas seulement qu'il fausse le jeu de la concurrence entre lui et les
entrepreneurs dans le secteur où il s'est immiscé. Le problème
de fond est qu'ensuite il apparaît toujours comme un concurrent en
puissance et qu'il perd toute crédibilité pour arbitrer, dans
quelque secteur que ce soit. Or, dans une économie d'abondance, ce
n'est plus, comme dans une économie de pénurie, d'un producteur
en position de force que la collectivité a besoin, mais d'un arbitre
impartial.
L'État qui tente de produire directement prive l'économie
d'un arbitre. S'il calque ses activités de production sur ses activités
de gouvernance, il produit sans l'efficacité qu'apporte le lien entre
travail et rétribution. S'il introduit un tel lien, il risque de
faire de ses décideurs des entrepreneurs, institutionnalisant ainsi
la corruption et attendant le déluge.
Il peut, par divers stratagèmes, motiver par ce lien entre travail
et rétribution ses seuls employés non-décideurs. Dans
ce dernier cas, cependant, on n'a changé que le vocabulaire: c'est
toujours l'entreprenariat qui est au front. On diminue seulement l'efficacité
des travailleurs en leur demandant, comme aux autres fonctionnaires, des
comptes sur les gestes qu'ils posent plutôt que seulement sur les
résultats qu'ils obtiennent.
Il y a encore parfois, dans les pays sous développés surtout,
des dirigeants qui s' essaient épisodiquement à la gestion
directe de la production par l'État, soit pour faciliter le détournement
des fonds publics à leur profit, soit par simple arrogance, croyant,
malgré tous les précédents navrants, qu'eux, cette
fois, sauront y faire...
Chaque fois que quelqu'un cède à cette tentation, la malfaisance
de l'opération est proportionnelle à la taille et à
l'importance du segment de la production qui est ainsi « libéré »
des exigences de la concurrence. Le contrôle direct de la production
par l'État ne donne pas de bons résultats. On peut considérer
cette cause comme entendue et jugée.
Pour des raisons d'idéologie ou d'opportunisme politique, pour
montrer ostensiblement qu'il ne se désintéresse pas de sa
mission d'enrichissement, l'État veut encore parfois au moins sembler
s'ingérer dans la production. Heureusement, on a trouvé pour
le faire un scénario moins nocif que la prise en charge de la production
elle même: la simple appropriation d'une ou de plusieurs entreprises
au niveau de leur capital-actions.
Dans ce cas de figure, les actionnaires individuels sont expropriés
- ou simplement évincés, selon la brutalité du message
à passer - et c'est la collectivité qui devient l'actionnaire.
L'État met en place une structure quelconque, régie ou société
d'État, dont le mandat est d'agir de façon autonome, selon
les normes du commerce et avec en tête l'optimisation des profits.
Si cette procédure est strictement respectée, les dommages
que cette appropriation peut causer sont limités, puisque l'entreprise
autonome ressemble beaucoup à un entrepreneur... C'est le favoritisme
politique qui devient le mode de nomination des gestionnaires, ce qui n'est
pas parfait, mais il n'y a pas de raison pour que les gestionnaires publics
ainsi mis en place soient moins compétents que ceux qui l'auraient
été par une cooptation entre copains bien nantis, comme c'est
généralement le cas dans un système d'entreprises privées.
Ce scénario de "gestion par l'État" sans que
l'État n'intervienne, n'est qu'une modalité de délégation
à des entrepreneurs dont la liberté d'action est limitée.
Imparfait, il peut néanmoins offrir certains avantages, puisque,
si l'entreprise ainsi acquise est rentable et correctement gérée,
le « peuple » devenu l'actionnaire y gagne...
Il y gagne, mais il n'est pas sûr, toutefois, que ce gain justifie
bien les efforts qu'exige cette démarche. La collectivité-actionnaire
pourra-t-elle tirer plus de cette participation aux profits de la production
que ce que l'État aurait pu lui obtenir par la fiscalité,
sans problèmes de gestion et sans se faire des ennemis ? Sans être
invariablement néfaste comme une prise en charge directe par l'État
de la production, le scénario de l'appropriation a des résultats
incertains. Il faut bien méditer sur le conte de la poule aux oeufs
d'or, avant de laisser l'État s'approprier les entreprises de production.
3.2.3 L'État-distributeur
L'industrialisation et l'abondance n'ont pas conduit partout à
une prise en charge totale ou partielle de la production par l'État.
Là où le capitalisme avait assuré rapidement son emprise,
les État ont pu résister à la clameur populaire pour
une plus grande équité. Y résister au moins le temps
de réfléchir et d'y répondre d'une façon plus
habile. Lorsque cette réflexion a été menée
à bon terme, ils l'ont fait en n'interrompant pas la politique de
délégation de la responsabilité de produire à
des entrepreneurs (secteur privé), mais en intervenant plutôt,
pour corriger les excès du libéralisme et maintenir l'équilibre,
au palier de la distribution de la richesse elle-même. Une décision
alors tout à fait innovatrice.
Aux USA, vers 1932, la décision a été prise de
mieux répartir l'abondance qu'apportait l'industrialisation, non
pas tant en mêlant davantage l'État à la production
- même si quelques mégaprojets ont été réalisés
pour créer des emplois - qu'en prélevant simplement des riches
pour donner aux pauvre. Cette décision, qui allait à l'encontre
du credo libéral dominant et transformait radicalement la mission
d'enrichissement de l'État, a été elle aussi rendue
possible parce qu'y ont contribué les trois facteurs dont nous venons
de parler: la générosité qu'apporte l'abondance, la
montée en puissance de travailleurs devenant non-interchangeables
et la dépendance de la production envers la consommation qui est
propre à une production de masse.
Les trois facteurs étaient nécessaires. Il ne faut donc
pas penser que la majorité effective qui s'est formée pour
soutenir le New Deal de Roosevelt consistait uniquement en une masse de
"pauvres" s'opposant à une petite élite de "riches".
Les protagonistes étaient bien, d'un côté, ceux déjà
riches qui souhaitaient que les choses ne changent pas; mais il n'y avait
pas seulement, dans l'autre camp, tous tout ceux qui n'avaient rien, mais
aussi, formant avec eux une "union sacrée", tous ceux que
l'industrialisation était à enrichir et qui souhaitaient eux
aussi une redistribution de la richesse, dès qu'ils comprenaient
que cette redistribution, cette "nouvelle donne" était
indispensable pour qu'ils s'enrichissent davantage. (19)
C'est selon ce clivage qu'une majorité effective s'est constituée
aux USA pour faire face au défi de la Grande Crise et imposer que
l'État se rapproche de sa mission de gérance, non pas pour
prendre en charge la production, mais pour devenir le grand croupier ré-distributeur
de la richesse. Avec le New Deal, le principe a été accepté,
partie par altruisme, partie par nécessité économique,
d'un « droit » de ceux qui ont peu à recevoir
toute l'aide nécessaire d'une société qui a beaucoup.
Ceux à qui le système avait fait perdre tout aurait droit
à une redistribution, à une "nouvelle donne". On
allait, en quelque sorte, repartir à zéro....
Ce que l'on n'a évidemment pas fait. Dans sa réalisation,
le New Deal, en plusieurs étapes, a été une série
d'essais et d'erreurs et a laissé l'Amérique dans un marasme
pas si différent de celui dans lequel elle était avant que
l'expérience ne débute. Ce n'est pas le New Deal qui a réglé
la Crise, c'est la Deuxième Guerre Mondiale. Les historiens sont
divisés non seulement sur les résultats du New Deal, mais
même sur les intentions fondamentales qui l'animaient. Son importance
historique est d'avoir créé un consensus au moins circonstanciel
entre classes sociales quant à la nécessité d'une redistribution
et d'avoir créé l'espoir que l'on puisse faire "table
rase" autrement qu'à la bolchévique
L'approche du New Deal est apparue à l'époque comme une
réponse ponctuelle à des circonstances exceptionnelles. Elle
répondait si bien, toutefois, à une tendance lourde et à
évolution économique qui s'est poursuivie depuis, que la mission
de gérance de l'enrichissement qu'avait toujours eue l'État
s'en est trouvée radicalement transformée pour tous et élargie
de façon durable.
On a compris qu'un État moderne, fondé sur l'industrie
et donc l'interdébpendance des sociétaires, ne peut se maintenir
que s'il y prévaut une raisonnable solidarité; il s'est développé
peu à peu partout un consensus social pour exiger de l'État
qu'il entretienne cette solidarité en redistribuant la richesse.
On veut que l'État affirme cette indispensable solidarité
et que ses interventions reflètent de façon tangible ce mandat
plus ou moins explicite qu'on lui a confié de la préserver.
Avec le temps et l'abondance croissante, le consensus est devenu que
l'État intervienne et corrige, non seulement les injustices les plus
crasses, mais même les disparités économiques trop grandes
entre sociétaires qui pourraient mettre en péril la cohésion
sociale.
Un consensus large s'est établi pour une forme de partage de
la richesse qui, corrigeant systématiquement à gauche en dessous
d'un certain seuil la courbe gaussienne des revenus, éradique la
misère et la pauvreté. Il peut y avoir des désaccords
quant au point précis où se situe ce seuil et quant à
la façon de le fixer, mais il est très largement accepté
que ce seuil existe, qu'il est mobile et qu'il doit évoluer en parallèle
à l'enrichissement collectif.
Quelques millénaires d'évolution de la pénurie
vers l'abondance se sont donc achevés dans l'abondance et sur une
transformation permanente de la mission traditionnelle d'enrichissement
de l'État. L'État moderne reçoit de ses commettants
un mandat plus exigeant, qui ne se limite plus à enrichir la société
et ses sociétaires, mais à rendre ceux-ci plus égaux.
À la mission d'enrichissement s'est ajouté un nouveau volet
de "péréquation".
On parle plus souvent de péréquation pour désigner
la démarche qui vise à rendre des collectivités plus
égales entre elles au sein d'une société, mais il est
étymologiquement tout aussi correct de l'appliquer, comme nous le
faisons ici, au gommage des disparités entre individus.
La mission d'enrichissement de l'État conserve ses aspects coutumiers
de planification globale, d'arbitrage entre les acteurs et d'évaluation
finale des résultats de la production, mais il s'y ajoute désormais
un volet de péréquation. C'est celui qui en est devenu l'élément
le plus visible et qui soulève le plus d'émotion.
3.2.4 Le volet de péréquation
Historiquement on a connu la distribution de grains aux jacques et les
routes de quarante sous, mais c'est avec le New Deal que la péréquation
est apparue comme un mandat formel de l'État. Depuis, elle a
bien grandi. La péréquation est appliquée massivement
par les États modernes. L'État prend de Pierre et donne à
Paul. Plus ou moins, selon l'idéologie de chacun, mais dans tous
les pays développés ce transfert est devenu la première
activité de l'État. On peut ergoter sur le fait qu'elle soit
devenue ou non sa fonction la plus importante, mais il ne fait aucun doute
que ce soit celle qui mobilise la plus grande part de ses ressources et
c'est certainement celle qui l'occupe le plus (20).
Dans tous les pays développés (WINS) (21),
les mécanismes qui correspondent à la fonction de gouvernance
et autres responsabilités civiles historiques de l'État ne
représentent plus qu'une part infime de son budget. Même les
dépenses militaires, énormes, n'en représentent plus
qu'une fraction relativement modeste ; la plus grande partie du budget
de l'État sert désormais à ajuster les écarts
économiques entre les sociétaires. Au moins le tiers - et
le plus souvent environ la moitié - du revenu global des sociétés
modernes, même celles dites « libérales »,
se retrouve par la fiscalité directe ou indirecte dans les coffres
de l'État et la plus grande partie de cette somme est redistribuée
pour les fins de la péréquation ou des correctifs à
la péréquation.
La péréquation veut rendre les citoyens plus égaux
en corrigeant en partie le déséquilibre économique
de la société. Un déséquilibre intrinsèque
qui, quels que soient les autres facteurs qui y contribuent, résulte
avant tout du paiement d'un intérêt sur tout capital accumulé
(706).
La péréquation procède d'abord, par de purs dons
aux défavorisés ; c'est la "péréquation
directe" des paiements de transferts : sécurité
sociale, pensions de vieillesse et d'invalidité, allocations familiales,
etc. La péréquation, toutefois, ne se limite pas à
effectuer des paiements de transfert ; elle peut aussi revêtir
la forme d'une batterie de mesures diverses qui ont aussi pour effet de
prendre de ceux qui ont « plus » et de donner à
ceux qui ont « moins » et ayant donc, sur les écarts
de niveaux de vie entre sociétaires un impact similaire à
celui des paiements de transferts.
On peut obtenir cet effet de "péréquation indirecte"
de bien des façons. En offrant gratuitement à tous, par exemple,
l'accès à des infrastructures ou à des services qui
sont payées par l'État et dont ce sont les contribuables qui
assument alors le coût. Par le biais d'une fiscalité progressive,
ils payent pour ces services et infrastructures au prorata de leur revenu
ou de leur richesse et non de l'usage qu'ils en font. Paul en reçoit
donc alors bien plus pour son argent... Quand l'État offre gratuitement
des ponts et chaussées, un réseau de radiotélévision
ou des services d'éducation primaire, il y a péréquation
indirecte.
Au delà des mesures de péréquation indirecte, qui
font payer par certains seulement ce dont tout le monde profite, il y a
ce que l'on pourrait appeler une péréquation circonstancielle
qui, au contraire, fait payer par tous ce que certains seulement reçoivent.
Ce sont des mesures de solidarité dont chacun bénéficie
selon son besoin - et qui ne sont pas des mesures de péréquation
au sens strict, puisque le but n'en est certes pas de rendre les gens égaux
- mais dont l'effet de péréquation est énorme. Le cas
le plus évident est celui de la gratuité des services de santé.
Directe, indirecte ou circonstancielle, une péréquation
importante est maintenant la règle dans tous les WINS. Un consensus
social en faveur de cette péréquation et d'une mobilité
à la hausse du seuil de la pauvreté s'est établi partout,
et a donné lieu à des mesures concrètes de soutien
partout où l'on en a les moyens. C'est le substitut à une
raisonnable égalité sans lequel on a compris qu'une société
privée d'espoir comme de justice risque de se démanteler.
Ce consensus pour un seuil de la pauvreté qui ne soit plus une
notion absolue, mais relative, a été d'autant plus facile
à obtenir, dans la société industrielle, que la hiérarchie
des besoins facilitait cet accord. Dans une société qui s'industrialise,
les biens les plus essentiels sont produits en masse et ce sont ceux qui
coûtent le moins cher. On s'est donc écarté progressivement
du simple panier de victuailles (produits primaires) donné aux plus
miséreux, pour y substituer toute une panoplie de biens qu'on a pu
juger peu à peu « indispensables » et qu'on
a choisi d'offrir à un segment important de la population
Quand cette escalade démarre et se poursuit, il ne s'agit bientôt
plus simplement de « nourrir ceux qui ont faim »,
mais aussi de vêtir ceux qui sont nus. De les "vêtir"
au sens large, s'entend, en leur donnant des hardes et un logement, bien
sûr, mais aussi un réfrigérateur, un téléphone,
une voiture et tout ce qui, dans une société industrielle
mature, devient trivial et sans lequel on en vient peu à peu à
croire que la vie est intolérable.
Ce consensus pour de croissantes largesses s'est établi sans
grandes discussions dans la société d'abondance, puisque les
biens industriels que la générosité collective ajoute
ainsi au panier des mal nantis coûtent relativement peu et que cette
munificence "crée des emplois", dans un monde pervers où,
incroyablement, le travail lui-même semble devenir rare (300)
Dès qu'on est passé de la pénurie à l'abondance,
cette générosité est apparue comme une bonne affaire
pour tout le monde et a donc suscité un large consensus. Un consensus
pour distribuer des surplus qui sont un volant de sécurité
dans la marge d'estimation de la demande du système de production
industriel, mais consensus, aussi, pour redéfinir le seuil de la
pauvreté à la hausse et ajouter de plus en plus de superflu
au nécessaire. Du superflu produit par un système de production
industriel, qui n'hésite pas à faire souvent beaucoup de mal
pour produire sans cesse davantage, mais qui parfois, comme en ce cas-ci,
fait aussi un peu de bien.
La péréquation se poursuit par calcul, puisque pourvoir
les indigents fait tourner les machine qui doivent tourner et est facteur
d'équilibre, mais crée aussi l'accoutumance de la générosité
Lazare, sous la table, devient une présence familière, motivante,
rassurante... « Allez-y, mon brave, ma poubelle est à
vous et je jette mes choux gras ». Il n'est pas acquis, cependant,
que cet équilibre résistera au passage à l'économie
tertiaire.
L'abondance qui découle de l'industrie exige la péréquation
et la rend bien légère. Apporter des paniers de Noël
ne ruine personne. La situation est bien différente, cependant, quand
on passe à une économie tertiaire et qu'on cherche l'abondance
en services. On ne parle plus de la même abondance et l'on ne peut
donc plus parler de la même péréquation.
3.3 Le passage au tertiaire
L'avènement d'une économie de services force une remise
en question de cette mission littéralement « providentielle"
de péréquation qui est devenue la fonction principale des
états modernes. La péréquation est l'antidote à
usage quotidien massif sans lequel notre société meurt des
poisons de l'exclusion et de la thésaurisation qu'on lui a fait absorber.
Notre société peut guérir si on remet tout le monde
au travail et qu'on utilise à nouveau le capital pour produire, mais
en attendant, sans péréquation, elle meurt.
La remise en question de la péréquation, toutefois, n'est
pas le seul défi que pose le passage au tertiaire. La nature et l'opportunité
du contrôle que l'État peut exercer sur la production - et
donc sa fonction de gérance elle-même - sont aussi à
revoir et il serait inconséquent de définir les modalités
d'intervention de l'État au processus de distribution de la richesse,
sans avoir vu d'abord dans quelle mesure il pourra s'acquitter de sa mission
d'enrichissement elle-même.
Nous verrons d'abord comment le passage à une économie
tertiaire amène la fonction de gérance de l'économie
par l'État à sa conclusion logique qui est une ingérence
discrète plutôt qu'une prise en charge de la production. Nous
verrons ensuite ce qui arrive de notre objectif de péréquation,
quand l'État doit prendre ses distances de la production alors que
la redistribution de la richesse est de plus en plus contestée.
3.3.1 Gérance et ingérence
Les efforts de l'État pour garder un contrôle au moins
partiel de la production, que ce soit pour y forcer une meilleure distribution
des revenus ou par simple goût du pouvoir, ne semblent pas pouvoir
s'inscrire aisément dans l'évolution prévisible d'une
économie qui se "tertiarise". L'État ne peut plus
intervenir de la même manière dans la production quand c'est
la complémentarité qui est l'objectif sous-jacent et la voie
vers la richesse et que l'autonomie est la seule façon efficace de
travailler.
Comment le pourrait-il quand la compétence "olympienne",
dont nous avons parlé au chapitre précédent et qui
ne se prête pas facilement à supervision, rend la production
quasi ingérable et que l'État est ainsi privé d'un
contrôle efficace au palier de l'exécution, non seulement direct,
mais même par employeurs interposés?
L'État a, tout autant que par le passé, la mission au
moins implicite d'enrichir la société. Il doit continuer de
gérer les facteurs qui influent sur cet enrichissement: il reste
responsable du plan global de production, il garde sa fonction de contrôle
et d'arbitrage et sa responsabilité d'évaluation finale des
résultats. L'État maintient ses chasses-gardées, mais
au palier de la gestion de la routine de production même, il a de
moins en moins de raisons comme de moyens de s'impliquer. Il ne lui reste
plus qu'à saluer et à partir.
3.3.1.1 L'industrie hors de contrôle
Partir sans laisser de regret car, pour les motifs que nous avons déjà
énoncés, il n'y a pas beaucoup de bien à dire de la
gestion par l'État de la production industrielle. Heureusement, il
n'est plus nécessaire d'en dire beaucoup de mal non plus, car le
problème est à se régler par défaut.
Nous serons de mieux en mieux tenus indemnes des conséquences
négatives d'une production industrielle gérée par l'État,
grâce à l'avènement incontournable d'une structure de
production où la décision est déconcentrée et
dont la structure s'atomise par sous-traitances itératives (712). Comme nous l'avons dit précédemment,
nous allons inexorablement vers un système où le facteur de
différentiation entre entreprises, ce qui décidera de leur
profitabilité et de leur survie, ce sera la marge de manoeuvre décisionnelle
laissée à des travailleurs compétents, dans des espaces
délimités où s'exercera leur créativité
et où leur MOTIVATION sera le facteur déterminant.
Ce qui est signifiant, dans une économie tertiaire, même
dans le secteur industriel d'une économie tertiaire, c'est que l'efficacité
de l'activité de production au sens strict, dépend de plus
en plus des microdécisions prises au palier de l'exécution,
ces mêmes microdécisions qui, au départ, militent pour
l'entreprenariat. Quand c'est ce qui se passe "en bas", au niveau
des travailleurs spécialistes compétents, qui fait toujours
la différence entre le succès et l'échec de l'entreprise
et scelle le sort des investissements qu'on y a mis, c'est le pouvoir de
la « gérance d'en haut » lui-même qui
s'effiloche.
Quand le PDG et ses adjoints immédiats qui gèrent une
usine n'en contrôlent plus en réalité que les variables
macros - approvisionnement, investissements, politique de vente, etc. -
et en sont réduits, au palier de la production même, à
compter les coups et à corriger pour l'avenir, leur substituer des
créatures de l'État perd une large part de sa pertinence.
Les variables macros ne sont pas négligeables, loin de là,
et il demeure intéressant, bien sûr, de savoir qui de l'État
ou d'une transnationale coiffe la pyramide; mais dans la mesure où
quiconque coiffe la pyramide doit obéir au plan global établi
pour déterminer les objectifs de production du système - et
que l'État met en place les mesures incitatives et au besoin coercitives
qui forcent cette obéissance - cette ingérence directe de
l'État n'a plus le même sens.
Cette réallocation du pouvoir de microdécision vers les
exécutants ne dépend pas d'une volonté concertée,
mais de la nature mêmes des activités humaines non-programmées,
lesquelles reposent maintenant sur la créativité, l'initiative
et les contacts interpersonnels. On n'y mettra pas plus fin par des décrets
que l'on ne pourrait apporter un amendement à la loi de l'inertie.
Les gouvernements qui s'obstineraient à vouloir gérer
directement la production verraient que peu à peu les commandes ne
répondent plus et que ce qui se passe, en bas et sur le pont, ignore
simplement ce que la technique rend irrecevable de leurs instructions. Si
les États veulent que le navire garde le cap, il va leur falloir
en convaincre avec respect ceux qui ont la main sur le timon et laisser
en chaque cas ceux-ci utiliser leur compétence unique pour se placer
face à la vague.
Dans ce type de structures où le pouvoir réel de produire
colle à la technique et se situe en bas, une main mise de l'État
sur la production industrielle, sans devenir vraiment un avantage, ne peut
plus faire autant de mal que dans les "usines-machines" de naguère,
"équipées" des travailleurs-rouages taylorisés
de l'industrie manufacturière traditionnelle, alors que toutes les
décisions étaient prises par les dirigeants.
Dans une certaine optique, on pourrait penser que ce hiatus entre haute-direction
et exécution facilite une prise de possession des entreprises par
l'État, mais c'est une illusion. Il serait suicidaire pour l'État
de saisir l'apparence d'un pouvoir sans en avoir la réalité
et de se mettre ainsi dans une position de responsabilité sans autorité.
Ne le feront que ceux qui ne réfléchissent pas. L'ingérence
directe de l'État dans la production n'a plus aucun sens.
3.3.1.2 L'illusion de la gratuité
À cette règle générale que l'État
n'a pas sa place dans la gestion au quotidien des entreprises industrielles,
on pose parfois comme exception qu'il devrait tout de même prendre
charge des secteurs dont les extrants sont essentiels, ceux dont les produits
devraient être mis hors commerce et non pas vendus, mais donnés:
l'eau, l'énergie, les communications Pourquoi faire appel à
un entrepreneur, s'il n'y a pas un profit à faire? L'intention est
pieuse, mais il y a ici une faille logique à corriger.
Il ne faut pas se laisser distraire par l'illusion de la gratuité.
Il faut comprendre que, même si le produit final est donné,
sa production et sa distribution ne sont pas gratuites, les facteurs coûtent
tout autant, c'est seulement que l'État en assume les coûts.
Quand l'État prétend les "produire", il n'en est
pas tant le producteur que l'acheteur des expertises qui permettront de
les produire. L'absence d'un profit sur la note présentée
au consommateur n'exclut pas les innombrables salaires ou profits payés
aux travailleurs.
La gratuité formelle du bien donné ne change donc rien
aux conditions ni aux coûts de sa production; le principe demeure
entier que l'on obtiendra une meilleure efficacité - et que le coût
d'acquisition par la collectivité de ce qui sera donné sera
moindre - si les divers aspects de la production et de la distribution de
ce produit sont confiés à des entrepreneurs, dont chacun cherchera
son profit, plutôt qu'à des employés de l'État
dont chacun, par sa main mise sur son poste de travail, a les avantages
d'un monopole.
Même s'il s'en présente comme le donateur, l'État
n'est que le bailleur de fonds du citoyen-consommateur et le mandataire
de la collectivité pour assurer au meilleur coût la disponibilité
de ces biens essentiels. Caveat Emptor ! L'État doit être vigilant
pour acheter au meilleur prix, en notre nom à tous, les expertises
requises pour produire ce bien qu'il nous "donnera". S'il ne l'est
pas, même si ce bien apparaît gratuit sur la dernière
facture, nous l'aurons encore payé trop cher.
En ce qui a trait au secteur industriel, il semble bien que la fonction
de gérance de l'États soit entrée dans une dynamique
de désengagement. Le danger du contrôle direct de la production
par l'État s'estompe. Même si on pense à la production
des biens essentiels, celui-ci se contentera de plus en plus de se limiter
à la préparation des plans indicatifs préalables, à
des arbitrages et à une évaluation ex post des résultats.
Il restera à l'État à assumer la gérance
efficace des ressources naturelles, financières, humaines et techniques.
Ce que nous avons appelé la quatrième chasse-gardée.
Nous en reparlerons.
Ce désengagement de l'État de la gestion quotidienne de
la production, largement acquis pour le secteur industriel, ne l'est cependant
pas pour le secteur tertiaire.
3.3.1.3 L'État et la gestion des services
Alors que la plupart des gouvernements ont laissé l'industrie
aux entrepreneurs pratiquement sans coups férir, il semble que l'État,
un peu partout, conserve un attachement immodéré à
sa gérance directe de certaines activités tertiaires, particulièrement
des grands réseaux de l'éducation et de la santé. Il
y a ici un combat à livrer pour que la mission d'enrichissement de
l'État puisse devenir cohérente dans une Nouvelle Société.
Cet engouement de l'État pour la gestion directe des services
est d'autant plus nuisible que nous entrons dans une économie tertiaire
et que ce sont ces activités de services qui deviennent primordiales.
Il est d'autant plus troublant que ce sont souvent les éléments
les plus progressistes de la société qui semblent prendre
pour acquis qu'il appartient tout naturellement à l'État d'assurer
la gestion de ces services. Il y a ici une perception erronée du
rôle de l'État dans le secteur des services. Elle découle
d'une double confusion qu'il faut dissiper.
3.3.1.4 La double confusion
L'État n'a pas l'obligation de gérer directement des institutions,
car il n'y connaît rien et ce n'est pas son rôle. Quand on soutient
le contraire, on cède à la confusion entre gérance
directe et indirecte, héritière d'une époque où
l'on ne comprenait pas que l'État peut être l'acheteur et que
les entrepreneurs ont alors intérêt à une concurrence
féroce pour s'en faire un client. Ce qui vaut pour Dassault ou Lockheed
vaut pour tout fournisseur de services. Ils peuvent vendre à l'État
et nous avons parfois intérêt à ce que l'État
leur achète. C'est la corruption qu'il faut surveiller
Quand on admet qu'il peut y avoir concurrence et qu'il DOIT y avoir
concurrence entre fournisseurs de services, moins souvent au niveau du prix
qu'à celui de la QUALITE des services rendus, la problématique
de la gestion des services par l'État apparaît essentiellement
la même que celle de sa gestion des entreprises industrielles. Son
rôle de gérant y est fondamentalement le même: il n'a
pas à faire, il n'a qu'à faire faire. Qui diable à
bien pu penser que l'État, dont la fonction principale est de nous
gouverner et la fonction secondaire de nous aider à nous enrichir,
pourrait aussi gérer correctement des écoles et des hôpitaux
!
Il y a une autre confusion qui contribue à promouvoir cette préférence
pour une gestion directe des services publics par l'État. C'est une
confusion qui n'est pas uniformément répandue dans la société,
mais qui sévit uniquement chez certains vrais croyants de la Gauche.
Une Gauche que je fréquente, même si certains m'y trouvent
parfois hérétique.
Cette confusion est celle qui s'installe lorsqu'on persiste à
penser que ce qu'on a vu hier à gauche reste à gauche, alors
que la société est un train en mouvement et que les panneaux
indicateurs que l'on dépasse s'inversent... Est-il si étonnant,
lorsqu'on bouge, que des balises qui demeurent fixes, un jour, n'aient plus
le même sens ?
Ainsi les syndicats, qui ont lutté pour la classe ouvrière....
mais qui défendent maintenant les privilèges corporatistes
de certains travailleurs, contre les intérêts des plus défavorisés.
Ainsi l'éducation universitaire gratuite, qui a déjà
permis l'accès à l'université des moins nantis de la
société... mais qui aujourd'hui passe au contribuable la facture
de la formation d'une petite élite en devenir dont cette formation
est le fond de commerce, faisant ainsi payer par les travailleurs moyens
un investissement qui assurera plus tard à cette petite élite
dix fois le revenu de ces travailleurs moyens !
C'est dans la même vision passéiste qu'on veut penser que
ce sont des brigades de travailleurs de la santé et de l'éducation
au service de l'État qui peuvent seuls enseigner et guérir,
alors que le vrais progrès, ce sera que professeurs et médecins
soient au seul service de leurs clients, élèves ou patients.
Lorsque nous disons que l'État doit limiter de plus en plus strictement
sa fonction de gérance aux aspects de planification, de contrôle
et d'évaluation des résultats, cela vaut aussi bien pour les
entreprises de services que pour les entreprises industrielles. L'État
doit sortir de la gestion de l'éducation et de la santé; nous
en parlons aux textes 704 et 705.
3.3.1.5 Les services autogérés
Si l'État se retire de la gestion des services, particulièrement
de la gestion des grands réseaux de la santé et de l'éducation,
qui le remplace ? Personne.
Nous venons de voir à la section précédente que
l'une des conséquences de la spécialisation croissante est
un déplacement du métacentre décisionnel, du haut de
la pyramide de production vers sa base. C'est un effet de ce que nous avons
appelé, dans un chapitre précédent, la compétence
"olympienne"; celle qui est si pointue que nul ne peut efficacement
contrôler celui qui la possède puisqu'il la possède
mieux que quiconque et qu'on ne peut donc qu'évaluer ses résultats.
Ce déplacement n'est pas un phénomène propre au secteur
industriel.
Bien au contraire, il n'apparaît dans l'industrie que par contagion
et c'est dans le secteur des services qu'il a commencé et revêt
toute son ampleur. Que la compétence du fournisseur de service soit
ou non unique, d'ailleurs, sa relation avec son client, elle, l'est toujours.
Un service tient d'abord à une relation entre un fournisseur de service
et celui à qui un service est rendu. Il faut respecter l'espace où
ce service est rendu. La nature de la relation entre fournisseurs de services
et leurs clients suggère donc que rien ni personne ne gère
les services, hormis les fournisseurs de services eux-mêmes. Ils doivent
être soumis à un contrôle strict, bien sûr, mais
toujours AVANT ou APRES que le service a été rendu.
Toute tentative de gestion ponctuelle de l'exécution d'un service
par un autre que le fournisseur de services est nuisible; il faut laisser
le volant au conducteur. Il ne faut pas de profanes, et surtout pas d'administrateurs
dans le bloc opératoire !
Ceci est largement acquis, mais ajoutons qu'il n'en faut pas non plus
qui viennent s'immiscer dans les autres aspects de la relation entre celui
qui rend le service et celui qui le reçoit. Quand une intervention
logistique ou administrative doit accompagner le service, quiconque en est
chargé doit se percevoir comme exécutant un travail de soutien.
Il doit prendre ses instructions et tenir quelque autorité qu'on
lui accorde des fournisseurs de services eux-mêmes, non pas d'un administrateur
désigné par une instance distincte, que ce soit l'État,
une entité corporative ou qui que ce soit.
Ainsi, les hôpitaux et tous les équipements médicaux
doivent être à la disposition des praticiens de la santé,
selon les normes dont ceux-ci décident, comme tous les lieux d'enseignement
doivent être à la disposition de ceux qui enseignent. En pratique,
il y a des demandes conflictuelles à concilier et quelqu'un doit
bien faire cette conciliation ; il faut bien, aussi, que des documents
soient établis qui fassent foi des services rendus, en facilitent
la logistique et en permettent le contrôle; mais ceux qui le font
ne doivent pas être les patrons, mais les auxiliaires et les subordonnés
des fournisseurs de services.
Quand on regarde la situation de près, on constate que non seulement
l'État, mais toute autre structure de gestion qui vient encadrer
cette relation entre fournisseur et bénéficiaire d'un service,
est au mieux un mal nécessaire si c'est l'intervenant qui règle
la facture, par exemple - mais au pire un obstacle plus ou moins sérieux,
parfois fatal, à ce que le service soit bien rendu et la relation
satisfaisante.
Aux USA, où en pratique ce sont les compagnies d'assurance plutôt
que l'État qui ont assumé le rôle de gestion dans le
secteur de la santé, le résultat est lamentable (705a).
La seule gestion efficace des services, au palier de leur exécution,
c'est la gestion qu'y introduit le fournisseur de services lui-même.
La gestion corporative privée des services n'est pas une bonne
solution. Il faut ajouter, cependant, que toute autre forme de gestion des
services est moins néfaste que celle de l'État. Pas parce
que l'État est nécessairement le pire gestionnaire, mais parce
que l'État qui n' a pas la responsabilité de gérer
les services a alors ses coudées franches pour faire les contrôles
qui s'imposent et ramener à l'ordre les gestionnaires privés
qui s'égarent, alors que l'État qui a assumé cette
responsabilité ne peut régler les problèmes qui y abondent
sans montrer sa propre turpitude et donc ne les règle pas.
Le vice impardonnable du contrôle des réseaux de services
par l'État, c'est que lorsque l'État, dont le rôle premier
est d'établir les règles du jeu, s'assure ainsi par surcroît
une position de monopole dans ces secteurs, il ne reste plus d'arbitre sur
le terrain. On ne peut être juge et partie et espérer que la
partie se déroule bien.
Quel est le vrai rôle de l'État dans le secteur des services ?
L'État a la responsabilité que les services soient disponibles,
en quantité et en qualité adéquates. Cela implique
la planification et le contrôle de la préparation au départ
des ressources humaines nécessaires à la fourniture des services,
ainsi que la mise en place des structures et des équipements requis,
une procédure efficace d'information et de distribution universelle
des services, un contrôle de qualité de ces services ainsi
que de la satisfaction qu'ils procurent, de même que le maintien de
leurs coûts à un niveau raisonnable, incluant une prise en
charge par l'État du coût de ceux jugés essentiels.
L'État établit des objectifs, fixe des normes et des critères,
contrôle et évalue. Il contrôle au départ la compétence
des intervenants fournisseurs de services par une diplômation modulaire
(704) et ajuste l'adéquation de l'offre à
la demande par le processus de certification professionnelle (701)).
Il contrôle, aussi, à la case l'arrivée, quand les services
ont été rendus, les résultats objectifs des interventions
et la SATISFACTION des clients.
Il doit donc exercer un contrôle continu sur la quantité
et la qualité des services rendus et enquêter systématiquement
sur la satisfaction de ceux qui les reçoivent. Ceci est essentiel
à sa responsabilité d'évaluation. Dans le secteur industriel,
à la phase d'évaluation, c'est la notion de valeur ajoutés
qui vient compléter les données physiques de la production
pour en montrer l'efficacité et donc le succès. Quand on parle
de services, cette notion de valeur ajoutée devient discutable et
doit être remplacée par celle de satisfaction du client.
C'est cette satisfaction du client - critère subjectif à
estimer aussi empiriquement que possible - qui doit venir compléter
les données objectives, quantifiables, pertinentes aux services rendus.
Ceci rend absurde un paiement à l'acte professionnel, dans tous les
cas où le résultat n'est pas quantifiable. C'est le rapport
coût/satisfaction du client, bien plus que les gestes posés
et même tout autant que les résultats tangibles obtenus, qui
doit être le critère de la valeur du service rendu et donc
permettre d'évaluer le succès d'un réseau de services.
Cela semble une évidence, mais la satisfaction n'étant
pas aussi visible que peut l'être un rapport de profits et pertes,
l'insatisfaction des bénéficiaires des services publics, quand
elle demeure discrète, peut être bien facilement ignorée.
L'État qui gère un réseau de services peut s'en tenir
à une compilation d'actes, de gestes et d'interventions, n'évaluer
son efficacité qu'en heures de présence et en formulaires
complétées et se permettre de ne JAMAIS faire une véritable
évaluation de la satisfaction de sa clientèle.
Sans une véritable évaluation de la satisfaction des clients,
on est privé de critères et de repères; tandis que
les défauts de la gestion de l'industrie par l'État apparaissent
vite et suscitent le désir de les régler, ceux inhérents
à sa gestion des services peuvent donc être ignorés
bien longtemps. Quand on passe à une économie tertiaire, toutefois,
l'importance relative des services augmentent et ces défauts deviennent
bien apparents, scandaleux.
L'État, en plus de contrôler la qualité technique
des services rendus, doit aussi assurer un contrôle vigilant et une
analyse pointue - sur une base statistique, mais aussi parfois individuelle
- des rapports qualité/prix des services rendus. Cela va de soi lorsqu'il
s'agit de services essentiels dont l'État acquitte les coûts,
mais l'État doit étendre cette analyse à tous les autres
services, respectant cependant en ce dernier cas, sous réserve, de
leur parfaite transparence, (702B) la liberté totale des contrats
entre individus ayant le plein exercice de leurs droits.
Selon la nature des divers services auxquels la population doit avoir
accès et que nous verrons dans la Partie II de ce texte, l'État
peut aussi mettre une infrastructure d'accueil ou des équipements
à la disposition des fournisseurs de services. Quand l'État
s'est assuré que les ressources humaines compétentes et les
infrastructures et équipements requis sont là, que les fournisseurs
de services travaillent correctement et que leurs clients sont satisfaits,
il ne lui reste qu'à régler la facture des services que le
consensus social a jugés essentiels. Il n'a pas à intervenir
davantage. Il vaut mieux, pour le reste, qu'on ne le voit pas, qu'on ne
l'entende pas et qu'il ne s'immisce pas dans la manière dont le fournisseur
de services obtient le résultat voulu.
Si l'on ne pouvait émettre qu'un seul vu pour assurer le bon
fonctionnement des réseaux de services, ce serait que le professeur
soit maître après Dieu dans sa classe, de même le médecin
dans son cabinet, et qu'on laisse aussi en paix tous les autres professionnels
compétents qui répondent à la demande d'un client.
La même autonomie d'exécution devra d'ailleurs être
accordée de plus en plus, dans le cadre plus étroit de leurs
compétences respectives, aux non-professionnels qui deviendront aussi
réfractaires à supervision à la mesure de leur spécialisation,
même si elle est bien limitée et bien temporaire. L'Olympe,
bientôt, ce sera pour tout le monde
3.3.2 La péréquation dans une économie tertiaire
La complémentarité, l'autonomie et l'interdépendance
accrue propres à une économie tertiaire nous rapprocheront
de l'égalité. C'est précisément pour ne pas
entrer futilement en conflit avec l'irrésistible migration du pouvoir
"vers le bas" qui va de paire avec cette évolution vers
l'égalité qu'elle veut encourager qu'une Nouvelle Société
ne s'ingère pas directement dans le système de production.
L'État favorise cette tendance à une fragmentation du pouvoir,
porteuse d'égalité, en ne s'immisçant dans le système
de production que dans le pourtour de ses chasses gardées.
Laissant le système de production à la dynamique positive
de sous-traitance itérative et donc d'autogestion qui s'y est mise
en marche, l'État, pendant que l'on tend ainsi vers une plus grande
égalité, doit s'employer à aviver dans la société
la solidarité sans laquelle aucune évolution n'est possible
et à maintenir en marche la démarche de péréquation
qui apparaît aujourd'hui menacée.
Il devra la maintenir contre vents et marées, car elle représente
une charge plus lourde dans une économie de services et sera donc
contestée davantage. La péréquation dans une économie
tertiaire prend un sens nouveau et constitue un nouveau défi. Il
va falloir reconstruire ce volet de péréquation que l'abondance
issue de l'industrie nous a convaincus de joindre à la mission traditionnelle
d'enrichissement de l'État. On ne peut plus donner de la même
manière dans une économie tertiaire. Une Nouvelle Société
devra donner autrement.
3.3.2.1 Lazare et Saint-Martin
Sans solidarité, il n'y a pas de société. Dans
toute société, selon les circonstances, on oscille entre une
lutte des classes plus ou moins ouverte et une union sacrée plus
ou moins assumée, mais une certaine solidarité est essentielle.
La solidarité qui demande un partage entraîne toujours des
récriminations. Il y a une tolérance à la récrimination,
comme il y a une tolérance à l'injustice, mais une société
doit se maintenir dans la zone des tolérances. C'est dans cette zone
que se situe la péréquation.
Pourquoi la péréquation prend-elle un sens nouveau dans
une économie tertiaire ? Parce qu'il y a, nous l'avons dit,
non seulement une péréquation directe des paiements de transferts,
mais aussi une péréquation indirecte des services pour tous
et des actions nécessaires de solidarité qui ont un effet
secondaire de péréquation que nous avons dite circonstancielle.
C'est cette dernière qui apparaît surtout menaçante
et est donc menacée.
La péréquation circonstancielle semble devenir insupportable,
parce qu'elle distribue des services et que, au contraire des biens, les
services ne sont pas produits en masse. Dans l'industrie, quand l'investissement
initial en machines est consenti, s'il y en a pour trois, il y en a pour
quatre. Quand il s'agit de services, chaque service rendu, à quelques
économies d'échelle près au palier de sa mise en marché,
a un coût/travail qui demeure constant. Le dernier service qu'on donne
a un " pauvre", quel que soit ce service, a exigé autant
de travail - et coûte donc tout autant, en termes réels - que
le premier service de même nature qui a été vendu à
un "riche". Les services coûtent cher.
Les services que la solidarité nous impose de donner coûtent
cher. Circonstance aggravante, contrairement à ce qui était
le cas pour les biens industriels, les services les plus essentiels ne sont
pas nécessairement les moins chers ; c'est souvent le contraire.
Les nouveaux services que la science et la technologie rendent un à
un disponibles ne viennent pas seulement ajouter un avantage additionnel
aux services existants ; parfois, ils apportent enfin la réponse
à un besoin qui n'avait jamais été satisfait auparavant,
une réponse qui rend désuètes toutes les quasi-solutions
antérieures. Ces nouveaux services peuvent être essentiels,
vitaux quand il s'agit de santé. La demande pour ces nouveaux services
étant maximale lorsqu'ils apparaissent - et les ressources pour les
fournir, étant alors toujours insuffisantes - ils sont toujours rares.
Le coût du travail qu'ils exigent est gonflé et le prix en
est donc élevé. Parfois, il apparaît trop élevé.
Dans une société industrielle, il était à
l'avantage de tous d'optimiser le revenu de consommation pour maintenir
la production en marche ; le bien de tous se confondait ainsi avec
le bien particulier des défavorisés, auxquels il était
avantageux que soit donné le nécessaire et même plus.
Dans une économie de services, la demande pour les services excède
l'offre. Il n'y a pas une surabondance de services, comme il y a un surplus
de produits industriels, il n'y a jamais, au contraire, assez de services
pour satisfaire pleinement tout le monde. Dans un univers où la technologie
explose, la nature des services que cette technologie rend possibles est
telle qu'elle y crée des singularités. Des trous noirs de
pénurie de services apparaissent dans l'abondance en expansion.
Dans une économie tertiaire, il ne s'agit donc plus, comme dans
la société industrielle mature, de répartir des surplus ;
il s'agit de rendre équitable le partage de ces denrées rares
que sont les compétences. On constate vite qu'il ne s'agit plus de
laisser les miettes à Lazare sous la table, alors qu'on est déjà
soi-même repu, mais de se priver d'une part de ce dont on a soi-même
grand besoin. La solidarité exige tout à coup à nouveau
un vrai sacrifice. Il ne s'agit plus de donner libre accès à
sa poubelle ; il faut, comme Saint-Martin, donner la moitié
de son manteau.
Mais il n'est pas sûr que tous les sociétaires - ou même
une majorité d'entre eux - veuillent donner la moitié de leur
manteau. Une société apprivoisée depuis des générations
à une solidarité qui se manifestait par le partage facile
des biens primaires et industriels toujours excédentaires continue,
pour un temps du moins, à générer un consensus social
fort pour un partage similaire des services. A mesure que les factures des
services arrivent et que l'on prend conscience du coût de ce partage,
toutefois, celui-ci apparaît à beaucoup comme trop exigeant.
La réalité d'une offre de services systématiquement
inférieure à la demande nous ramène aux règles
d'un jeu à somme nulle (Zero-sum game) et ce ne sont pas des règles
qui incitent à la solidarité. C'est une nouvelle situation
et il ne faut plus espérer obtenir facilement un consensus solide
pour le type de péréquation tous azimuts que justifiait l'abondance
des biens industriels. Pour une péréquation des services,
il faut revenir à une gestion prudente des ressources; la même
gestion de pénurie qui prévalait pour tous les biens avant
la révolution industrielle.
Ce qui apparaît comme un retour en arrière sur la spirale
de l'enrichissement laisse pressentir le même égoïsme
qui prévalait avant que la révolution industrielle n'ait apporté
l'abondance. Dans une économie tertiaire, le consensus social pour
le partage du coût des services vit donc des phases de rejet de plus
en plus fréquentes. Ce qui crée un dilemme et conduit à
un mensonge.
Le dilemme, c'est que, d'une part, le consensus pour la prise en charge
par l'État du coût des services essentiels se lézarde,
mais que, d'autre part, nous devenons chaque jour de plus en plus interdépendants.
Toute générosité mise à part, ce n'est pas parce
que le coût de la solidarité n'est plus dérisoire qu'on
peut se passer de la solidarité. Le mensonge, c'est que, confrontés
à cette nécessaire solidarité - et à une population
qui consent en principe au partage, mais se rebiffe quant elle en vit les
conséquences et doit payer la note - les gouvernements choisissent
aujourd'hui de tenir un discours de solidarité, mais de ne pas y
donner suite. Les apparences remplacent la réalité et, dans
ce contexte de maquillage, même les services que l'on devrait pouvoir
rendre sans grands sacrifices risquent de ne plus être rendus.
La crédibilité des gouvernements s'effondre sous le poids
de ces mensonges, tandis que pointe le danger imminent de la mise en place
par défaut d'une structure de services de pur tape-à-l'il
qui ne pourra jamais tenir ses promesses. Le défi que doit relever
l'État, dans une économie tertiaire (713), c'est d'obtenir
un consensus large pour fixer au financement public des services un seuil
ferme. Un seuil que l'on ne dépassera pas, mais jusqu'auquel l'on
pourra poursuivre sans encombres et sans arguties la marche vers une plus
grande égalité qui est un objectif d'une Nouvelle Société
La péréquation ne doit pas disparaître d'une société
d'économie tertiaire, mais il faut en repenser les limites et les
modalités d'application. Au moment de réaménager nos
politiques de péréquation pour les adapter au défi
du tertiaire, que l'on parle de péréquation indirecte au sens
strict ou des mesures de solidarité dont l'effet de péréquation
est la composante contestée, il y a deux (2) frontières à
ne pas transgresser.
3.3.2.2. La frontière du consensus
La première est la frontière du consensus pour la solidarité
qu'on peut créer et maintenir entre les sociétaires. La péréquation
qui s'est imposée à la fin de la période industrielle
reflétait un consensus réel. Lorsque l'on passe à une
société d'économie tertiaire, il faut faire le point
et l'État doit demander un nouveau mandat. Que les gouvernants qui
se veulent généreux utilisent leur position privilégiée
et leurs ressources pour convaincre leurs commettants de l'être, soit,
mais qu'ils ne leur imposent pas, avant de les en avoir convaincus, plus
de solidarité que ceux-ci n'en veulent...
La solidarité imposée est une recette pour le désastre
qui a finalement mené à une contre-révolution triomphante
toutes les révolutions qui ont voulu l'appliquer. De la Française
à la Russe, en attendant la Chinoise. Une société doit
promouvoir la solidarité, mais respecter la liberté, sans
laquelle la vie humaine n'a plus aucun sens. Quoi que fasse une société,
elle ne peut agir dans l'espace démocratique et au nom de la collectivité
que si elle dispose d'un consensus social pour le faire. Si elle entend
redistribuer la richesse, elle doit s'en tenir aux mesures distributives
dont les modalités font elles-mêmes consensus
Dans le doute, l'État doit même interpréter de manière
restrictive la solidarité qu'il croit devoir implanter dans la société.
Depuis longtemps, les États qui se veulent progressistes et ne peuvent
aller plus loin dans la péréquation directe sans être
désavoués, se rabattent sur une péréquation
indirecte ou circonstancielle en assurant la gratuite de certains services.
Ce faisant, ils ont parfois sciemment, dans un but inavoué de péréquation,
rendu floue la frontière entre ce qui est et ce qui n'est pas essentiel.
Ils ont ainsi augmenté considérablement l'effet de péréquation
inhérent à la gratuité des services essentiels, mais
ils l'ont fait sous de fausses représentations. Ils ont accéléré
le processus de péréquation dans la société,
ce qui est un objectif louable, mais à bien courte vue, car le consensus
social que l'on a obtenu pour mener cette politique de gratuité de
certains services et de tout ce qui les entoure, s'est lui-même avéré
limité et le sera de plus en plus, au fur et à mesure que
les services deviennent le coeur même de l'activité économique.
On a ainsi créé le danger qu'un émondage de ce
qui est superflu des services qui sont donnés n'entraîne la
perte de bien des éléments dont on n'aurait jamais discuté
la nécessité, s'ils n'avaient été mêlés
au départ à d'autres dont le caractère essentiel laisse
sceptique. Ainsi, tout un pan de ce qui est donné avec la médecine
gratuite ne devrait pas l'être et le coût de ce qui est abusivement
donné met en péril la gratuité ce qui devrait l'être
sans aucune discussion. Il va falloir repenser nos politiques, en gardant
pour but de donner tout ce que le consensus social veut donner. Mais pas
plus.
Donner, mais pas trop. Surtout, ne pas donner n'importe quoi. On peut
donner, mais il faut y mettre des formes. Le consensus social actuel, dans
la majorité des WINS, restreint l'État à ne donner
que ce que l'on montre comme étant essentiel. Ce qui n'est pas bête,
mais est ambigu, car la notion de ce qui est ou n'est pas essentiel est
mouvante et bien subjective, souvent manipulée pour des fins discutables,
non seulement quant à un seuil qui séparerait aisance de pauvreté,
mais aussi quant à ce qui est prioritaire dans la corbeille. L'indignation
du bien-pensant qui donne cent sous au clochard pour du pain et le voit
entrer chez le marchand de vin est symptomatique de l'attitude du monde
ordinaire et de la société face à la péréquation
directe et demeure la même quand il s'agit de péréquation
indirecte ou circonstancielle.
Le consensus quant à la gratuité des services est d'autant
plus fragile que ce qui est donné par l'État est choisi par
l'État, ce qui diminue d'autant ce que l'individu peut choisir lui-même
et contrarie ainsi la liberté individuelle. Il n'en faut pas beaucoup
pour que soit frustré aussi bien celui qui tire profit des services
gratuits que celui qui en fait les frais et que le consensus se brise. N'oublions
pas que la moitié du revenu national est déjà redistribué
et que, dans une économie tertiaire, ces services que l'État
donne en viennent à représenter sur le plan économique
les éléments les plus importants de la consommation.
L'État doit donc définir clairement et restrictivement
sa vision de l'essentiel et rendre bien visibles les balises de la
péréquation qu'il entend mener. Il doit préciser la
nature des services qu'il offrira gratuitement à tous puisque, inévitablement,
c'est aussi à tous qu'il en présentera la facture et que la
démocratie ne survivra pas si cette facture est sérieusement
contestée. Or, il est certain que la facture des services gratuits
sera contestée, si l'État donne autre chose que ce que le
consensus social veut qu'il donne. Il faut imposer à la péréquation
une limite qui est celle du consensus.
Même si il y a eu consensus au départ, la facture de la
péréquation des services n'en sera pas moins tôt ou
tard contestée, si un travail acharné n'est pas constamment
fait pour la garder globalement raisonnable. La demande pour les services
ne peut pas être assouvie et il faut accepter qu'elle ne puisse pas
l'être.
Pourquoi ne peut-elle être assouvie ? Parce que l'essor des techniques
ne peut que faire augmenter indéfiniment la consommation des services.
Simultanément, la saturation des besoins en produits industriels
fait croître la consommation des services encore plus vite en termes
relatifs qu'en termes absolus et le pourcentage du revenu global affecté
à la rémunération des services va donc augmenter indéfiniment.
Nous tendons vers une situation où c'est la quasi-totalité
du revenu de la société qui sera inévitablement destiné
à l'achat de services.
3.3.2.3 La frontière de la motivation
Ceci crée une deuxième limite à la péréquation,
la frontière de la motivation. On ne peut pas donner tous les services
à tout le monde, puisque la demande pour les services est infinie,
mais le pourrait-on qu'on ne le voudrait pas. La croissance des dépenses
consacrées aux services est asymptotique, tendant à se rapprocher
indéfiniment des dépenses totales, a pour conséquence
que, si l'on exige ou permet insidieusement que l'État assume progressivement
la charge de la quasi-totalité des services, il devra inévitablement
s'approprier aussi la quasi-totalité des revenus de la société.
Demander à l'État d'offrir gratuitement de plus en plus
de services en les prétendant « essentiels »,
alors que nous savons qu'ils deviendront sans cesse plus nombreux et plus
onéreux, ne peut nous mener qu'à la situation cauchemardesque
d'une société où l'État prendra tout, possédera
tout et devra faire tous les choix. Une société dont sera
exclue toute motivation individuelle. Ce n'est pas l'avenir que l'on se
souhaite.
Si tout ce qui peut servir de récompense est donné à
tous, il ne reste que la contrainte et la menace pour pousser à l'action ;
une providence qui n'a pas quelque part une vision de l'enfer dans ses cartons
finit par créer des goulags. C'est un modèle de renforcement
dont l'inefficacité a été prouvée (402) et dont
une vaste majorité des sociétaires ne veut pas. Une péréquation
incessante doit donc garantir une qualité de vie acceptable à
ceux qui en sont aujourd'hui privés et lisser la courbe ascendante
vers la richesse que le progrès nous promet, mais une péréquation
abusive ne doit pas faire disparaître les différences qui servent
de motivateurs. Ce serait l'antithèse d'une Nouvelle Société.
Si l'État tend vers la prise en charge du coût des services
au point où le revenu disponible résultant du travail devient
un simple appoint, on atteint le seuil où l'inefficacité qui
vient d'une absence de motivation et de récompense produit ses effets
et la société périclite. Même si l'ingérence
de l'État devenue insupportable est alors revue à la baisse,
ce redressement ne va jamais sans mal. Une politique de péréquation
correcte doit éviter ces retours en arrière. L'âge de
la retraite abaissé puis rehaussé en Uruguay..., les augmentation
de salaires pré-électorales consenties à des fonctionnaires
au Québec, puis dénoncées après les élections...
La péréquation doit avoir des objectifs précis,
obéir à un plan, respecter un consensus social et ne pas empêcher
la motivation qui va de paire avec l'entreprenariat. Critère, simpliste
mais bien pratique: la péréquation ne doit s'accroître
que pour redistribuer l'enrichissement collectif supplémentaire qui
vient d'une meilleure productivité. L'individu ne doit jamais, à
cause d'un partage plus généreux décidé par
l'État pour des raisons opportunistes, ressentir le choc démotivant
d'une baisse en termes réels de son propre revenu disponible. C'est
à cette condition qu'il soutiendra une politique permanente de péréquation.
3.3.3 Le nouveau visage de la péréquation directe
Une Nouvelle Société se veut « tendanciellement
égalitaire » (901). Il est clair que l'on ne peut tendre
vers l'égalité qu'en diminuant les écarts et il est
donc parfaitement tautologique de dire que la péréquation
se poursuivra dans une Nouvelle Société. Directe ou indirecte,
la péréquation ne disparaîtra pas d'une Nouvelle Société,
mais elle doit répondre au défi du passage à une économie
tertiaire. Elle s'appliquera différemment, remplaçant chaque
fois que faire se peut, la charité par la justice et donc le don
par la rétribution d'un apport. Ceci signifie la préséance
de la péréquation directe.
Une Nouvelle Société a un préjugé favorable
envers la liberté de choix de l'individu et souscrit au principe
que rien n'oriente mieux globalement un système de production de
biens et services que sa soumission à la demande effective. (411).
La péréquation indirecte, qui agit par une intervention de
l'État à la consommation qui modifie sciemment le rapport
entre l'offre et la demande pour diverses classes de bien et de services,
n'est qu'un pis aller. C'est la péréquation directe qui est
l'outil privilégié d'une Nouvelle Société.
Quand on parle de péréquation directe, aujourd'hui, on
pense aux paiements de transfert : pensions de vieillesse, allocations familiales,
assurance-chômage, sécurité sociale. Dans une Nouvelle
Société, la notion d'une garantie universelle de travail/revenu
modifie singulièrement le paysage.
3.3.3.1 La valeur du travail
C'est le travail lui-même qui sert de véhicule privilégié
à la politique de péréquation. Le revenu provenant
du travail augmente considérablement, pour deux (2) raisons. Parce
qu'on travaille plus et parce que le travail vaut plus.
D'abord, il n'y a plus de chômage; toute personne valide, majeure
et saine d'esprit qui en fait la demande est affectée à une
activité pour laquelle elle reçoit le salaire qui correspond
à sa certification professionnelle.
Le travailleur n'est pas tenu de faire cette demande; il peut s'en remettre
uniquement à une activité autonome pour obtenir le revenu
qu'il souhaite et il lui devient d'autant plus facile d'agir comme entrepreneur
qu'il a cette protection rassurante d'un travail/revenu garanti. Il peut
même toucher son salaire et le compléter en se livrant en parallèle
à un travail autonome. On travaille donc toujours et souvent l'on
travaille plus.
Ensuite, une Nouvelle Société met en place dès
le départ une HAUSSE GÉNÉRALE DE LA VALEUR DU TRAVAIL.
Elle y parvient en maintenant des salaires constants pour des horaires réduits,
selon le mécanisme décrit au texte 701. Ce sont donc d'abord
les salaires qui véhiculent cette hausse de la valeur du travail,
mais celle-ci se reflète évidemment sur le prix de leurs services
pour les travailleurs autonomes et sur leur profit pour les entrepreneurs.
C'est le travail sous toutes ses formes qui est mieux rémunéré.
Cette hausse de la valeur du travail n'est pas un voeu pieu. Personne
n'a l'illusion naïve de faire apparaître par une simple décision
administrative la richesse que cette hausse représente. Celle-ci
arrive entre les mains du travailleur et produit son effet de péréquation
par l'introduction du travail/revenu garanti et du travail autonome parallèle,
mais elle provient d'un transfert. Elle découle de la baisse des
taux d'intérêts, conséquence d'une nouvelle politique
fiscale (706) et de l'effet régulateur de
l'intervention de l'État sur la circulation du capital de risque
(712).
Elle correspond donc à une augmentation de la part du revenu
national brut alloué au travail. C'est la première des deux
(2) variables vraiment significatives qui peuvent déterminer l'équité
économique dans la société. Dans une Nouvelle Société,
la rémunération du capital baisse, celle du travail augmente.
Il n'y a pas de meilleure péréquation.
La deuxième variable significative pour la péréquation
par le travail, c'est la distribution des revenus du travail autour de leur
moyenne. Une Nouvelle Société y veille et c'est la deuxième
raison pour laquelle il s'y créera plus d'équité :
non seulement la part du revenu national alloué au travail augmentera-t-elle
considérablement, mais l'écart entre les revenus provenant
des divers types de travail se réduira aussi peu à peu.
D'abord, par l'effet induit de la spécialisation croissante qui
accompagne la complexification du travail. Chaque travailleur tend à
devenir de plus en plus indispensable, ce qui entraîne donc que ses
exigences et son pouvoir de négociation augmentent et permet
en fait, impose que sa rémunération tende vers la moyenne
pour tenir compte de ce phénomène.
Ensuite, parce que c'est un arbitrage émanant de la classe des
travailleurs eux-mêmes qui déterminera la valeur relative de
la rémunération pour les diverses catégories du travail
salarié (102), celui-ci servant naturellement
de référence à la détermination du coût
des autres formes de travail. Plus d'équité, donc, dans la
distribution du revenu découlant du travail.
3.3.3.2 Les pensions
Dans une société évoluée, il y a, aux cotés
des travailleurs ceux que les circonstances exemptent de travailler. Non
parce qu'on manque de travail, mais parce qu'ils ne le peuvent pas, ne le
peuvent plus ou ne le peuvent pas encore.
Considérant la remise au travail de ceux qui sont aptes au travail,
le nombre total de pensionnaires sera bien moindre dans une Nouvelle Société.
Classe par classe, cependant il sera similaire à celui de la société
actuelle au départ et se modifiera ensuite selon le consensus social.
Le grand changement qui interviendra sera d'abord, pour la dignité
des bénéficiaires, de faire un droit de ce qui est aujourd'hui
présenté trop souvent comme un privilège. Les pensions
ne seront plus des revenus avec lesquels on peut prendre des libertés
quand la situation économique est difficile. Le quantum des pensions
doit être établi en fonction d'un rapport objectif avec une
réalité économique choisie au départ par consensus,
mais avec laquelle par la suite ce rapport restera constant.
Ainsi, la pension de vieillesse est un droit qui doit s'acquérir
du simple fait que le citoyen a atteint l'âge de la retraite. Le montant
doit en être le revenu du travailleur moyen, réduit d'un pourcentage
dont décidera le consensus social pour tenir compte, d'une part de
la capacité résiduelle à produire du pensionnaire et,
d'autre part, de la diminution prévisible de ses obligations. Les
chiffres mêmes sont affaire de consensus; l'important, c'est que ces
pourcentages soient enchâssés dans le contrat social et qu'on
ne les remette jamais en question, sauf sous réserve des droits alors
acquis. (22)
La pension pour invalidité permanente, partielle ou totale, est
acquise sur confirmation de l'invalidité par certificat médical
reconnu. Elle est aussi fonction du revenu du travailleur moyen, auquel
s'ajoute un montant compensatoire des frais excédentaires que le
handicap peut imposer. Cette pension et ce montant compensatoire ne doivent
pas être perçus comme une charité; ils sont un dédommagement
que la société, par solidarité, offre à celui
dont la nature ou les circonstances ont fait une victime.
A moins qu'il n'ait menti quand à son invalidité ou que
celle-ci ou son traitement n'évoluent, changeant sa capacité
au travail, le bénéficiaire ne perd donc pas son droit à
ce revenu du fait qu'il ait l'ingéniosité de le compléter.
Il conserve le droit de travailler dans toute la mesure où son handicap
le lui permet. Il peut donc dicter ses mémoires et les vendre, hériter,
se montrer au cirque, s'il le souhaite ! Sa pension lui reste toujours acquise
et on ne peut lui opposer qu'il travaille autrement pour le priver d'une
compensation que lui vaut son invalidité. (23)
L'allocation familiale disparaît dans une Nouvelle Société,
remplacée par un montant mensuel - appelée "allocation
au mineur" - qui est remise au curateur de l'enfant. Ce montant fait
partie du patrimoine de l'enfant et doit subvenir à ses seuls besoins,
mais suffire à le faire. Il faut corriger l'aberration des WINS qui
poursuivent aujourd'hui des politiques natalistes, tout en permettant que
l'enfant, sur le plan économique, soit pour ses procréateurs
une occasion prochaine de ruine ou au mieux une perte fiscale. L'enfant
est un citoyen qui n'a pas la jouissance de tous ses droits, mais a certes
celui d'être tenu indemne par la collectivité de la pauvreté
de ses parents.
Puisque dans une Nouvelle Société tout enfant reçoit
cette allocation, tout enfant a un patrimoine et donc toujours un curateur.
C'est le curateur - qui peut être, mais n'est pas nécessairement
l'un des parents de l'enfant - qui voit à l'entretien de ce dernier
par le paiement de ses frais divers, à la hauteur de ses besoins,
dans les limites établies par le contrat social liant le montant
de ce paiement à une fonction du revenu moyen. Si le curateur n'est
pas l'un des parents, il remet mensuellement la somme préétablie
au parent, au gardien ou à qui que ce soit qui fournit à l'enfant
gîte et couvert et consacre le résidu aux dépenses qui
correspondent aux autres besoins du mineur ou le garde en disponibilité.
Pension de vieillesse, pension d'invalidité, allocation au mineur:
il n'y a pas d'autres paiements de transfert. Ces paiements représentent
un pourcentage stable du revenu national.
Paiements de transferts et revenus du travail augmentés d'une
hausse de la valeur du travail vont se cumuler de sorte que la médiane
des revenus sera beaucoup plus élevée dans une Nouvelle Société.
Un effet de péréquation directe sera intervenu. Le simple
progrès technique et la rationalisation du travail, simultanément,
auront poussé à la hausse la moyenne des revenus.
Cet enrichissement du sociétaire moyen sera d'autant plus sensible
que, la fiscalité d'une Nouvelle Société étant
axée sur la richesse et non sur le revenu, l'on parle ici de revenu
disponible. Le travailleur consommateur aura toujours un revenu suffisant
pour se procurer tous les biens d'usage courants que le consensus social
aura jugé essentiels.
Ce qui, bien sûr, ne garantit pas qu'il le fasse... On verra à
ce que chaque individu ait un revenu suffisant qui objectivement lui permette
de subvenir à ses besoins courants, mais on le laissera libre de
l'affectation concrète qu'il veut faire de son revenu. Sauf s'il
est sous curatelle, son revenu est vraiment "disponible" et c'est
chaque individu qui, en dernier ressort, détermine ce qui pour lui
est essentiel.
L'individu peut disposer librement de ce revenu et l'État n'a
pas à lui imposer ses priorités. C'est justement parce qu'elle
veut laisser l'individu libre, qu'une Nouvelle Société favorise
une péréquation directe. Si quelqu'un juge plus important
de fumer une cigarette que de s'acheter une miche de pain, libre à
lui.
En revanche, le versement de ce revenu, assorti de cette liberté
de choix, dégage totalement la société de ses obligations
envers l'individu à ce titre de ses besoins courants et rend caduque
toute autre responsabilité qu'aurait la collectivité de lui
fournir cette miche de pain.
Celui qui, touchant son revenu le vendredi, le fume, le boit ou le dépense
en billets de loto le samedi, ne sera pas nourri gratuitement par l'État
le dimanche. La charité populaire s'en occupera ou non, mais l'État
n'assumera pas cette obligation. L'obligation de l'État n'est pas
d'être indéfiniment indulgent, mais d'être juste.
3.3.3.3 Une place pour la providence
Une Nouvelle Société tire sa légitimité
d'un contrat social. L'État a un mandat qui exprime un consensus
quant à la liberté, quant à la solidarité et
quant aux nécessaires limites de cette solidarité. On ne peut
accepter la liberté que si l'on en accepte les effets. Dans son respect
de la liberté, l'État doit laisser les gens poser les gestes
qu'ils veulent, mais aussi porter les conséquences de leurs gestes.
Le respect de la liberté impose une limite à la solidarité.
La compassion, chez les individus est une vertu, mais une société
est un système. Une machine au service des sociétaires. La
tolérance, dans l'ajustement de ses rouages, n'est pas une vertu,
mais un mal nécessaire. Dans son action, une société
doit être juste et ne peut donc être ni clémente ni compatissante.
L'État n'a pas le droit de transgresser les limites de son mandat
pour prendre arbitrairement les biens de tous et satisfaire la compassion
de quelques uns au profit de quelques autres. Au-delà des limites
de la solidarité, l'État laisse à ceux qui compatissent
le soin d'apporter secours à eux qui en ont besoin. Elle les en félicite,
mais n'y intervient pas, sauf si elle en reçoit le mandat ponctuel
explicite de la population pour éviter en ce cas le plus grand mal
qui serait celui d'un schisme entre l'action de l'État et la volonté
populaire
On pose comme prémisses de départ que l'individu disposera
d'un revenu suffisant pour ses besoins courants et qu'il jouira d'une totale
liberté d'affectation de ce revenu. Il reste à voir quels
seront, dans une Nouvelle Société qui veut minimiser son ingérence
dans la vie des individus, les rôles respectifs de la péréquation
indirecte au sens strict et de cette péréquation indirecte
que nous avons appelé "circonstancielle".
3.3.3.4 Péréquation indirecte et circonstancielle
Une Nouvelle Société préfère la péréquation
directe qui laisse la liberté de choix à l'individu à
une péréquation indirecte qui a pour effet une intervention
à la consommation et biaise donc le rapport entre offre et demande.
Par une hausse du prix du travail, une normalisation de la situation économique
des inactifs et marginalement un appel discret à la compassion, l'État
peut optimiser l'outil de la péréquation directe.
Une Nouvelle Société ne souhaite pas obtenir un effet
de péréquation indirecte et ne fait donc pas de la péréquation
indirecte un élément actif de sa stratégie. L'État,
toutefois, ne peut renoncer à la péréquation indirecte,
car toute action de l'État, au profit de la collectivité comme
des individus, peut générer un effet circonstanciel de péréquation.
Distinguons donc bien, d'une part, entre une péréquation
indirecte au sens strict qui vise un transfert de richesse et, d'autre part,
un effet circonstanciel de péréquation qui n'est pas l'objectif
recherché, mais est simplement indissociable d'une mesure qui manifeste
autrement notre solidarité. Cette distinction est importante, car
dans le premier cas c'est sur l'opportunité du transfert qu'il faut
s'interroger, alors que dans le second c'est le caractère même
de la mesure qui est en examen.
L'État doit mettre en place tout ce qui est nécessaire
à ses mission de gérance comme de gouvernance et ne pas se
priver des politiques et mesures qu'il considère utiles, pour la
seule raison que celles-ci ont un effet de péréquation. Concrètement,
il n'intervient à la consommation pour substituer sa décision
à celle des l'individu que dans deux (2) types de situations.
Le premier, c'est quand il y va de l'intérêt de la collectivité
de maintenir en indivis collectif des biens et services dont on tire un
usage commun. Le second, c'est pour répondre au nom de la solidarité
à des circonstances exceptionnelles, l'effet de péréquation
étant alors purement circonstanciel.
Nous traiterons d'abord de l'indivis collectif. Dans la section suivante,
nous parlerons de solidarité
3.3.4 L'indivis collectif
L'État intervient pour gérer l'indivis collectif, quand
il apparaît plus avantageux pour la collectivité qu'il en soit
ainsi. En quoi consiste cet indivis collectif que l'État assume la
tâche de gérer ? On peut le diviser en deux (2) segments.
Le premier segment constitue un ensemble d'infrastructures physiques
et organisationnelles coûteuses qu'il faut amortir, auquel il apparaît
bon pour tous que chacun ait accès et dont la disponibilité
doit donc être permanente, même si l'usage par chacun en est
intermittent. Le consensus social juge souvent qu'il est opportun que la
propriété de ces infrastructures demeure indivise, tandis
que chacun à son tour viendra en tirer profit. C'est l'indivis collectif
à usage divis.
Le deuxième segment de l'indivis collectif consiste en un patrimoine
collectif qui, même à l'usage, demeure indivis. Il a généralement
trait à la mission de gouvernance de l'État.
3.3.4.1 L'indivis collectif à usage divis.
L'indivis collectif à usage divis obéit à deux
critères fondamentaux. Il est composé de biens et services
qui sont traités comme s'ils étaient surabondants ou inépuisables,
ce qui permet qu'on les donne...et de biens et services à usage universel,
ce qui justifie qu'on les donne à tous.
Se range dans l'indivis collectif à usage divis ce qu'on choisit
d'y mettre des ressources éducationnelles, juridiques, médicales
d'usage collectif et général et autres services d'usage universel.
S'y rangent aussi les infrastructures de transport, d'information et de
communications, les équipements - mais aussi tous les programmes
- pour promouvoir la culture et le sport... non que ces biens soient surabondants,
mais parce qu'est présumé pratiquement inépuisable
l'usage qu'on peut en faire lorsqu'il ont été mis en place.
Si un bien ou un service d'usage universel est si essentiel que le consensus
social ne puisse tolérer que quiconque en soit privé, il vaut
mieux le donner à tous. Ce que l'on dépose pour cette raison
dans la corbeille de l'indivis, toutefois, peut changer. Aujourd'hui, l'EAU
répond à ce critère. Demain, c'est peut-être
la téléphonie et les communications qui seront gratuites,
alors que ce n'est que l'eau potable qui sera donnée et en quantité
limitée
C'est le principe d'universalité qui justifiait, jadis, que l'on
construise des routes publiques, quand toutes les routes se ressemblaient.
Maintenant qu'il y a des routes pour piétons, pour voitures, pour
camions, pour vélos - et que certains ne veulent pas de certaines
de ces routes, y étant même parfois violemment opposés !
il n'est plus si évident que TOUTES les routes, dont le choix
est souvent arbitraire, soient mises gratuitement à la disposition
de tous et payées par la collectivité. C'est une question
à se poser avec ouverture d'esprit et un choix pragmatique à
faire.
Ce ne sont pas seulement des dossiers gigantesques qui sont couverts
par cette licence donnée à l'État d'intervenir pour
le bien de tous et d'orienter la consommation. Distribuer gratuitement des
contraceptifs ou des médicaments pour lutter contre le SIDA ou la
dépendance au tabac sont des exemples de ce type de mesures. La dépense
n'est pas nulle, mais elle apparaît triviale au vu des avantages
Cette gratuité du bien ou du service a un effet de péréquation,
mais le but de la gratuité n'est pas ici de "rendre les gens
plus égaux"; c'est d'apporter un bénéfice à
tous et à la société elle-même. L'État
doit parfois intervenir pour assurer cette gratuité d'un bien ou
d'un service essentiel et à usage universel, faisant ainsi de celui-ci
l'un des éléments de l'indivis collectif.
Comme nous l'avons dit précédemment, ceci ne s'oppose
en rien à ce que la production ou la distribution du bien ou du service
soient privatisées. Pour le sociétaire, le bien ou le service
fait partie de l'indivis collectif et est gratuit. L'État est l'acheteur
et le payeur; qu'il soit efficace.
Universalité est ici le mot clef. L'indivis collectif à
usage divis ne comprend que ce qui sert à tout le monde et à
tout le monde à peu près également, sans autre limitation
à un usage raisonnable que la simple inappétence de l'un ou
de l'autre à s'en servir. Ce qui justifie l'indivis collectif, c'est
l'universalité au moins potentiel de son usage. Le parc est ouvert,
libre à chacun d'y entrer. De même une aire de parachutisme
ou une zone de plongée sous-marine, même s'ils sont une minorité
à s'en servir.
Ce n'est plus la même chose si un équipement est à
l'usage exclusif de certains et pas d'autres. Les équipements réservés
aux hommes ou aux femmes, par exemple, ne peuvent être considérés
"indivis collectif à usage divis" que si leur disponibilité
et les services offerts sont les mêmes à celles-ci et à
ceux-là. Les latrines "Whites only" de l'Alabama des années
"50 ne satisfaisaient pas à ces conditions.
Aujourd'hui, non sans une certaine ironie, quand l'universalité
de l'accès à l'indivis collectif n'est pas respectée,
ce ne sont plus les miséreux, mais les gagnants qui sont exclus.
L'État a parfois ce pharisaïsme d'exclure de façon vexatoire
de l'accès universel à ses services gratuits ceux dont on
présume qu'ils auraient les moyens de se les offrir.
Ceci est inacceptable, car si l'effet de péréquation indirect
découlant de la gestion de l'indivis collectif par l'État
est circonstanciel et involontaire, une contre-péréquation
tout aussi involontaire ne doit pas devenir un obstacle à son usage
gratuit pour tous les sociétaires. L'État doit en garantir
l'accès universel, car les petits gestes ostentatoires de péréquation
indirecte peuvent trop facilement donner le change et servir de prétexte
à l'inaction sur les champs ou se livrent les vraies batailles.
Ainsi, dans une Nouvelle Société, l'État met en
place tout un encadrement de conseillers qui guideront les consommateurs
dans leurs relations avec une structure de fourniture de services devenue
bien complexe. Les services de beaucoup de ces conseillers seront gratuits
et ils constitueront un réseau qui fera partie de l'indivis collectif.
Certains de ces conseillers seront plus utiles aux moins nantis. Entre
autres, les conseillers en orientation qui optimiseront la position de ceux-ci
sur les marchés de la formation et du travail, les conseillers en
relations avec l'État (cicérones), les conseillers médicaux,
même, puisque leur santé moyenne, au départ, est moins
bonne que celle des plus fortunés. Une situation qu'une Nouvelle
Société fera tout pour corriger, particulièrement en
mettant en place cette structure de conseillers médicaux.
D'autres conseillers, toutefois, pourront s'avérer plus utiles
à ceux qui ont des sous. Les conseillers légaux, en particulier,
et tous les participants à la structure de conseil qui guidera les
consommateurs dans leurs achats. Doit-on remettre en question le bien-fondé
de rendre ces services, seulement parce que ceux qui ont un revenu plus
élevé risquent de les utiliser plus souvent ?
Il faut surveiller de près l'effet de péréquation
de toutes ces mesures, mais non y renoncer, même si elles ont pour
effet un transfert à ceux dont la part de la richesse, si on pense
péréquation, devrait au contraire diminuer. Une mesure sociale
doit être jugée à l'aune de sa capacité à
régler le problème auquel elle s'adresse. C'est au palier
de l'ajustement des revenus par la péréquation directe qu'il
faut rétablir l'équilibre, s'il doit être rétabli.
C'est l'universalité qui justifie la prise en charge par l'État
d'un indivis collectif et qui, en bonne logique, devrait aussi en fixer
les bornes. Prenons l'éducation. Au Cycle général que
met en place une Nouvelle Société (704),
donc jusqu'à 17 ans, l'éducation de base doit être la
même pour tous. Il s'agit de donner la même chose à tout
le monde et il y va du bien de la société.
On a ici un service avec ses ressources correspondantes qui répond
donc aux critères d'un indivis collectif à usage divis. Donner
gratuitement cette éducation a un effet de péréquation
indirecte, mais c'est un effet circonstanciel et non le but visé.
L'éducation doit donc être totalement gratuite... Jusqu'à
la fin du Cycle général.
Après le Cycle général, dans son volet professionnel,
la formation se ramifie pour offrir à chacun des options différentes
et de valeurs bien inégales, auxquelles certains auront accès
et d'autres pas. L'éducation à ce niveau n'est plus la même
pour tous, et elle ne doit PAS être gratuite. Elle n'est pas un indivis
collectif à usage divis; mais un investissement privé.
L'État doit financer l'éducation supérieure (704) par des crédits largement disponibles,
car il y va de l'intérêt commun qu'on facilite à tout
entrepreneur sérieux et crédible le financement de son fond
de commerce, mais c'est le bénéficiaire qui doit en payer
le coût.
De la même façon, tout ce qui est médecine préventive
et diagnostic sert également à tous les sociétaires.
Ce sont des services qu'il est opportun de traiter comme un indivis collectif
à usage divis. Quand on ne parle plus, cependant, d'un individu dont
l'état de santé est à déterminer, mais d'un
malade qui doit recevoir des soins, il ne s'agit plus de donner la même
chose à tout le monde, mais de donner à chacun ce dont il
a besoin. C'est un défi pour la solidarité et un service essentiel
à rendre. L'État y verra, mais c'est une autre problématique
que nous verrons dans la section suivante et qu'il ne faut pas confondre
avec la péréquation dont le but est de rendre les gens égaux.
3.3.4.2 L'indivis collectif à usage indivis
Une société a aussi un patrimoine indivis, auquel les
sociétaires ne sont pas invités à venir puiser un à
un, selon le désir qu'ils en ont, mais dont l'usage même reste
indivis et normalement sous le contrôle de l'État.
L'État qui exerce ce contrôle résultant de sa fonction
de gouvernance a un effet énorme sur la distribution de la richesse.
Pour les besoins de l'armée, en particulier, l'État ne s'acquitte
de cette fonction qu'en devenant le plus important acheteur de biens et
services sur le marché et donc celui qui, plus que tout autre, oriente
la demande de l'économie.
Quand l'État achète un destroyer ou un hélicoptère,
auquel ni vous ni moi n'aurons accès, il pose néanmoins un
geste clair de péréquation, puisqu'il va faire payer par les
contribuables, au prorata de leur richesse (706),
une sécurité dont jouiront également les plus démunis
comme les plus riches de la société.
C'est une péréquation tout à fait circonstancielle,
puisque c'est la sécurité qui est le but visé et non
pas l'effet de péréquation lui-même. Une péréquation
bien particulière, puisqu'elle partage un intangible. En fait, sauf
au palier d'une distribution de salaires aux travailleurs qui produiront
ces équipements, l'effet de péréquation indirecte en
termes monétaires sur les individus est ici nul.
Si, mis à part ce paiement pour le travail effectué, les
citoyens en deviennent monétairement plus égaux, c'est uniquement
dans le sens que certains peuvent en avoir été appauvris moins
que d'autres sur le plan fiscal, mais sans que jamais n'ait été
comblé en aucune façon l'écart entre le patrimoine
disponible des moins et des mieux nantis. Si l'on tient compte des profits
colossaux qu'en retirent ceux qui fabriquent cet équipement à
usage indivis, il semble bien plutôt que l'effet net en soit un plus
grand déséquilibre.
On ne peut nier à l'État son droit de créer un
indivis collectif à usage indivis, ni sa responsabilité d'assurer
la sécurité collective. On peut faire le constat que, sur
le plan strictement monétaire, ce qu'il fait en ce sens est présentement
un facteur de contre-péréquation, mais cet effet PEUT être
vu comme circonstanciel et donc admissible.
On peut ne pas croire que cet effet de contre-péréquation
soit circonstanciel, mais croire au contraire qu'il soit un élément
fondamental du pillage des ressources de tous au profit de quelques-uns,
mais cette discussion se situe à un tout autre niveau. Au niveau
ou les circonstances ont un impact sur les réponses à apporter
Quand on est dans ce type de débats, la solution est toujours
de s'en référer au consensus qui, dans une Nouvelle Société,
doit être l'ultime décideur en tout ce que le contrat social
assigne à l'espace démocratique. Une Nouvelle Société
verra à ce que la part du patrimoine indivis à usage indivis
et l'usage qu'on en fait soit celui sur lequel il y aura consensus.
3.3.4.3 Le mandat explicite
Comme l'État devra voir aussi à ce que l'effet de péréquation
indirecte considérable de ses interventions, quand il gère
le segment à usage divis de l'indivis collectif, soit aussi restreint
à ce qui est vraiment à l'avantage indéniable de la
société.
Gérer l'indivis collectif, à usage divis comme indivis,
est un volet incontournable de la mission de l'État, mais quand l'État
intervient à ce titre il fait évidemment oeuvre de péréquation
indirecte et s'écarte de son principe de non ingérence. Il
oriente manifestement la consommation - et donc la société
elle-même - vers un but précis.
Le danger est évident que l'État qui gère cet indivis
collectif prenne la voie du paternalisme, laquelle est à l'opposé
même des valeurs d'une Nouvelle Société. Comment faire
la part du feu ? En posant le principe fondamental qui doit déterminer
toute cette intervention de l'État dans la consommation et en imposant
une condition complémentaire à cette ingérence.
Le principe, d'abord, c'est que l'État qui intervient à
la consommation - et qui gère l'indivis collectif au nom des avantages
que peut en retirer la collectivité - doit toujours en avoir reçu
le mandat explicite. L'État ne peut agir ici qu'en exécution
du contrat social lui-même, ou lorsqu'il a obtenu pour le faire un
mandat ponctuel précis de la population. Ce mandat peut lui être
donné lors d'une échéance électorale, si cette
intervention apparaît au programme du parti élu, ou dans le
cadre d'une consultation publique ad hoc de type référendaire
(610).
La condition complémentaire, c'est que toutes les étapes
de mise en place et de gestion au quotidien de chacune de ces interventions
de gestion de l'indivis collectif soient soumises à une obligation
de totale transparence et à une procédure de contrôle
qui en permette périodiquement l'évaluation objective et la
remise en question directe par la volonté populaire.
A moins que le mandat explicite sollicité et accordé n'ait
été de corriger la distribution même de la richesse,
c'est en minimisant l'effet de péréquation que l'État
répond le mieux au consensus de base qui lui a donné ce mandat
précis. S'il respecte cette règle, tout va bien. S'il poursuit
au contraire un agenda caché et tente de maximiser cet effet de péréquation
sans en avoir obtenu le mandat, la procédure complémentaire
de contrôle permettra que la société ne s'engage pas
trop avant dans une voie d'où, faute de consensus, elle devrait tôt
ou tard décider d'un pénible retour en arrière.
3.3.5 Gérer la solidarité
Pour bâtir une société plus juste, l'État
favorise une péréquation directe, systémique, basée
surtout sur la valorisation du travail. Il ne renonce pas, cependant, comme
nous venons de le voir, à la gestion d'un l'indivis collectif qui
corresponde aux objectifs d'une Nouvelle Société. Il n'abandonne
non plus, quel qu'en soit l'effet circonstanciel de péréquation,
sa responsabilité d'assumer le coût des mesures de solidarité
que le consensus social juge essentiels.
NON, donc, à la péréquation indirecte par simple
but de péréquation. OUI, toutefois, à la péréquation
circonstancielle implicite aux mesures qu'il juge nécessaires au
bon fonctionnement et à l'évolution de la société.
Il y a donc un autre cas où l'État doit s'immiscer dans la
consommation et accepter, quand il le faut, un effet circonstanciel de péréquation;
c'est pour venir parfois au secours de l'individu.
En plus de gérer l'indivis collectif, l'État doit aussi
voler au secours de l'individu chaque fois que des circonstances exceptionnelles
l'exigent. L'État a alors la responsabilité d'intervenir,
au nom de la solidarité qui est l'indispensable ciment de la société.
Il faut agir ensemble dans les circonstances où nous péririons
tous si chacun n'agissait que pour soi.
3.3.5.1 Le défi de l'exceptionnel
Ce qui distingue l'intervention de solidarité, dont nous parlerons
maintenant, de l'intervention de gestion de l'indivis collectif qui faisait
l'objet de la section précédente, c'est son caractère
d'exception. Il ne s'agit plus de mettre à la disposition de tous
un service dont chacun tirera à sa discrétion un profit qu'on
espère comparable de celui qu'en tire son voisin; il s'agit de donner
plus à celui qui en a besoin. Pas pour le rendre "égal",
mais parce qu'il en a besoin.
Est exceptionnel, par définition, tout ce qui est inusité,
tout ce qui se situe aux extrêmes d'une courbe normale. Est exceptionnel
aussi, au palier de lambda sinon de l'ensemble, tout ce qui est fortuit.
Ainsi, il y a des accidents tous les jours, mais, pour celui qui en est
victime, un accident n'en est pas moins exceptionnel. De même la maladie.
C'est parce que, même prévisibles, ils sont toujours exceptionnels,
que l'État doit intervenir pour prendre en charge le coût des
soins de santé qu'un consensus social juge essentiels.
Dans la plupart des WINS, la société actuelle le fait
déjà. Dans une Nouvelle Société, la structure
de rémunération sera telle que tous les biens de base courants
- nourriture, logement décent, etc. - seront accessibles même
à ceux dont le revenu est minimal. Avec les progrès techniques
constants, une organisation plus rationnelle du travail et la péréquation
systémique qui découle de la fixation des salaires par des
négociations interprofessionnelles, le travailleur moyen disposera
d'un revenu disponible de plus en plus élevé. La responsabilité
de l'Etat de prendre en charge les soins de santé et autres coûts
exceptionnels en sera-t-elle diminuée ?
Nullement, car l'individu n'a pas que des besoins "courants"...
Malgré cette évolution incessante de son revenu, il est impossible
que le travailleur moyen - et à plus forte raison les pensionnaires,
ou ceux dont le revenu se situe sous la moyenne - puissent JAMAIS disposer
d'un revenu propre qui leur permette de se procurer, au moment où
il le faudrait, tous les services dont ils pourraient un jour avoir besoin.
L'État sera TOUJOURS confronté à cette situation où
les individus ne peuvent assumer les coûts qu'exige la satisfaction
de leurs besoins exceptionnels.
Pourquoi ? Parce que le coût des services consiste en revenus
payés directement ou indirectement à des fournisseurs de services;
c'est donc, en dernière analyse, le revenu du fournisseur de services
qui détermine le coût des services. Or, dans une économie
tertiaire, c'est le travailleur moyen qui est le fournisseur de services
moyen. Le coût de tous les services rendus tend donc vers la somme
de tous les revenus distribués. Que le niveau de vie augmente n'y
change rien car, lorsqu'on hausse le revenu moyen du consommateur moyen,
le coût de tous les services et donc celui des services exceptionnels
le suit - ou plutôt le précède - comme son ombre. C'est
en haussant le coût des services qu'on a haussé son revenu...
Globalement, il y a équilibre entre coûts de services et
revenus distribués. La quantité comme la qualité des
services disponibles augmente avec le progrès - et cet équilibre
s'établit à un niveau de services rendus plus élevé
- mais le propre d'un service exceptionnel, c'est justement qu'il s'écarte
de la moyenne et, particulièrement, que son coût s'écarte
de cette moyenne.
La valeur de tous les services rendus va donc toujours correspondre
au revenu global, mais le revenu moyen qu'on peut donner au travailleur
moyen ne lui permettra jamais d'acquérir que sa quote-part (valeur
moyenne) des services produits... Les besoins de chacun, au contraire, vont
s'étaler dans le temps, en courbe normale, en-deçà,
mais aussi au-delà de cette moyenne, loin dans l'exceptionnel...
Besoins et coûts des services d'une part, revenus d'autre part, sont
bien deux courbes de même moyenne, mais, à tout moment, la
position de l'individu sur la première courbe est indépendante
de sa position sur la deuxième.
Il est donc mathématiquement impossible de hausser le revenu
moyen pour qu'il suffise à couvrir le coût pour tous de tous
les services exceptionnels, car quand suite à une maladie ou à
un accident, par exemple, un individu se situe sur la courbe des besoins
au-delà de sa position sur la courbe des revenus, son revenu est
NECESSAIREMENT insuffisant pour satisfaire à ses besoins. Il ne peut
payer le coût des services se situant dans l'écart que ferait
apparaître une projection de la première courbe sur la deuxième.
Ce n'est pas une opinion, c'est un théorème. Connaissant
tous les paramètres, nous pourrions même estimer avec précision
le nombre de ceux qui seront dans cette situation, la fréquence des
mésajustements et la valeur monétaire des écarts...
On ne pourrait faire disparaître ces écarts que si on rendait
les courbes identiques, en donnant à tous le même revenu -
ce qui n'est pas souhaitable - ET en faisant que tous aient exactement les
mêmes besoins, ce qui est absurde...
On peut cependant tenir l'individu indemne des conséquences de
ces écarts, faisant en sorte que chacun ait toujours ponctuellement
les moyens de ses besoins exceptionnels. C'est ce dernier ajustement que
réussit au mieux la société quand elle absorbe les
coûts de ce qui est exceptionnel.
Elle y parvient mieux que l'individu, puisqu'elle n'a pas à tenir
compte des disparités entre la courbe des coûts et la courbe
des revenus: l'équilibre est toujours réalisé entre
les services rendus et les revenus distribués pour rendre ces services
et, pour réaliser l'adéquation terme à terme, la loi
des probabilités vient au secours de l'État
Cela ne signifie pas, cependant, que tous les services soient infiniment
disponibles. On ne peut distribuer que ce que l'on produit. L'État
doit donc assumer sa responsabilité d'intervenir par solidarité
en tenant compte, non seulement du consensus social, mais aussi des limites
bien concrètes de sa capacité et de ses ressources. C'est
son caractère exceptionnel qui justifie l'intervention de solidarité,
mais ce qui concrètement va en fixer les limites c'est le caractère
essentiel qu'on va accorder à cette intervention.
3.3.5.2. Au hasard des mots
L'État qui gère son obligation de solidarité avec
des ressources limitées le fait aujourd'hui en manipulant les frontières
du sens des mots-clefs "essentiel" et "exceptionnel"
. Ce sont des mots bien complaisants
Ce qui s'écarte de la norme et dont l'occurrence est improbable,
est dit exceptionnel. L'exceptionnel est toujours au bout de la courbe et
on ne se débarrasse donc jamais de l'exceptionnel, mais on peut en
définir le seuil par convention. C'est ce qu'on fait chaque fois
qu'on exprime la fiabilité d'une statistique et l'on peut donc n'avoir
que l'exceptionnel qu'on veut bien tolérer.
De même, ce qui est "essentiel", quand on sort de la
philosophie pour entrer dans la réalité politique, est toujours
un concept relatif à un terme qui reste un non-dit. Essentiel pour
quoi ? Essentiel à qui ? Un concept relatif, aussi, à des
moyens et à des attentes qui varient. L'État a donc toujours
aussi l'essentiel qu'il veut bien avoir.
L'État peut tergiverser entre individualisme et solidarité
en ne modifiant que la valeur des mots et trahir ainsi pour un temps certaines
de ses obligations de solidarité. Il peut y échapper jusqu'à
ce que l'opinion que se fait une majorité effective de la population
de ce qui est exceptionnel et de ce qui est essentiel devient irréconciliable
à celle que reconnaît l'État et que s'impose une correction.
La prise en charge des soins de santé n'est qu'un exemple. De
façon plus générale, c'est la combinaison des mots-clefs
"essentiel" et "exceptionnel" qui sert toujours à
justifier que l'État intervienne par solidarité... ou n'intervienne
pas. Le consensus sur lequel s'appuie l'État pour intervenir dans
chaque situation doit donc reposer sur une commune intelligence du sens
à donner à ces deux termes.
Une Nouvelle Société va définir de façon
transparente les limites de l'exceptionnel et de l'essentiel et assumer
de façon honnête les coûts de la solidarité, selon
le mandat et jusqu'à la limite que lui assignera le consensus social.
Une limite qui peut être repoussée, mais ne disparaît
jamais.
On dira clairement que ce que l'on appelle "exceptionnel' est simplement
la partie qui se situe au-dessus d'un seuil arbitraire d'une liste ordonnée
par priorités de façon informelle et souvent controversée
des incidents qui peuvent nous interpeller. Un seuil établi en fonctions
de nos moyens et en respectant le consensus social. De même, l'essentiel
est simplement ce que nos ressources raisonnablement distribuées
nous permettent de donner, la mesure du correctif qu'on va apporter à
cette situation qu'on a accepté de qualifier d'exceptionnelle, considérant
nos moyens et en respectant le consensus social.
Ce seuil et cette mesure vont changer dans le temps, avec le développement
de nos connaissances et de nos moyens. Ils peuvent changer de façon
significative instantanément, si le consensus social choisit d'affecter
des ressources supplémentaires à la solidarité.
Une Nouvelle Société gérera mieux qu'aujourd'hui
nos limitations, parce qu'elle les identifiera de connivence avec la population.
Elle le fera d'autant mieux qu'elle montrera du doigt les conséquences
de la solidarité sur la péréquation, mettant bien en
évidence la distinction entre celle-ci et celle-là.
3.3.5.3 Solidarité et péréquation
Une Nouvelle Société qui veut plus d'égalité
se donnera pour objectif que soit maintenu le consensus social pour la prise
en charge par l'État du coût des situations exceptionnelles.
Il ne faut pas, toutefois, considérer cette prise en charge comme
une extension des objectifs de la péréquation. Son effet de
péréquation peut être massif, mais on ne doit pas en
venir à percevoir cet effet, plus ou moins consciemment, comme le
motif profond de l'intervention de solidarité.
On ne doit pas rechercher l'effet circonstanciel de péréquation
qui découle des mesures de solidarité, car, d'une part, ce
serait fausser le sens même de l'obligation qui nous est faite de
recourir à ces mesures et, d'autre part, cette approche en tapinois
vers une redistribution est bien menaçante pour le consensus social.
On ne doit accepter cet effet circonstanciel de péréquation
que comme un mal nécessaire. On doit tenir compte de son impact sur
la distribution du revenu total et minimiser les distorsions que cet effet
peut introduire à une politique de péréquation directe,
bien transparente celle-là, axée sur un ajustement progressif
des revenus par une variation de la valeur du travail
C'est une mauvaise compréhension de ce qu'est la solidarité
- et donc une source de confusion qui réduit abusivement celle-ci
à sa dimension économique - de croire que la responsabilité
de l'État d'assurer à tous des services essentiels est un
aspect de sa mission de péréquation et tient donc uniquement
à la disparité de revenus entre les sociétaires.
Si un séisme ou une inondation frappe une région, n'est-il
pas évident que l'État n'a pas moins la responsabilité
de secourir les riches que les pauvres ? En confondant solidarité
et péréquation, on provoque la navrante inanité des
systèmes qui veulent supprimer le caractère universel des
protections que l'État doit accorder, ou réduire son rôle
au paiement subsidiaire de la partie de la protection que l'individu ne
peut pas payer. C'est un vice de la compréhension même de ce
que doit être la solidarité dans une société.
Le corollaire de cette assimilation de l'obligation de solidarité
à une forme de péréquation - et donc l'autre face de
la même confusion - c'est de voir tout service rendu comme un élément
de péréquation, de le comptabiliser comme tel et donc de ne
plus l'évaluer en fonction du besoin réel qu'il a satisfait
mais de son apport en termes monétaires à l'objectif de péréquation
lui-même.
Ceci peut devenir la cause de comportements saugrenus, voire insensés.
Au Canada, il y a quelques années, une proposition d'une rare bêtise
a circulé, qui a été rapportée par des médias
sérieux, selon laquelle chaque citoyen aurait pu se voir créditer
un montant égal, à partir duquel il aurait payé tous
ses frais de santé, et dont il aurait pu garder la part non utilisée
pour son régime de retraite... Je laisse à chacun de méditer
par lui-même sur les conséquences de cette approche.
La péréquation, qui dans le sens où nous l'utilisons
est un transfert de richesse, s'applique si l'on veut distribuer plus équitablement
une valeur homogène à des utilisateurs ayant des besoins identiques
et la richesse en est évidemment l'exemple emblématique. Or
les situations exceptionnelles sont tout sauf homogènes, elles exigent
des réponses variées et la rareté variable des ressources
auxquelles celles-ci font appel a pour effet que l'argent n'est pas un estimateur
valable de leur valeur. La notion de péréquation n'a pas vraiment
ici sa place.
On ne peut pas parler ici de « rendre égaux », sauf
dans le sens abstrait d'une égalité devant le destin. Nous
devons tous garder les mêmes droits, bien sûr, mais nous n'avons
pas tous les mêmes besoins et ce ne sont pas des « droits »
qu'on distribue par solidarité, mais des correctifs bien tangibles.
L'État qui prend en charge le coût des situations exceptionnelles
ne le fait pas au nom du rétablissement d'une &laqno; égalité
» fictive. Le patient en phase terminale ne devient pas « égal
» parce qu'il a sa morphine. Je n'ai pas « droit » à
une ration d'insuline parce que mon voisin diabétique qui en a besoin
en reçoit une. L'État ne me doit pas une compensation monétaire
équivalente, parce qu'il ne me donne pas ma part d'insuline.
Il ne faut pas tenter de répondre aux besoins exceptionnels en
voulant rendre les citoyens « plus égaux » et en distribuant
à tous ce dont certains seulement ont besoin, mais en prenant acte
d'une disparité qui justifie, par solidarité, que l'un ait
PLUS, parce que, sur un autre plan et d'une façon non quantifiable,
il a beaucoup moins.
La gestion de l'indivis collectif a un effet de péréquation
circonstanciel qui n'en est pas l'objectif premier, mais est presque toujours
présent; les interventions faites en circonstances exceptionnelles
au nom de la solidarité peuvent n'en avoir aucun. Elles peuvent même
prendre la forme d'un transfert à ceux dont, dans une optique de
péréquation, la part de la richesse globale devrait au contraire
diminuer !
Si en cours de solution d'une situation exceptionnelle, il devient nécessaire
de prendre des mesures produisant ainsi une péréquation négative
- comme une intervention chirurgicale extrêmement coûteuse au
profit d'un quidam aisé à qui l'on n'enverra pas de facture
- on ne dénoncera pas la solidarité, ce qui serait une grave
erreur; c'est au palier de l'ajustement des revenus par la péréquation
directe qu'on rétablira l'équilibre.
On ne le fera pas en faisant payer autrement celui qui a reçu
le service exceptionnel, mais en bonifiant la valeur du travail de tous
ceux dont le coût de ce genre d'interventions a réduit le revenu
disponible et en étalant la charge de cette bonification sur l'ensemble
des contribuables. Ce n'est pas le riche victime d'une situation exceptionnelle,
mais LES riches qui payeront plus, ce qui est bien conforme à la
solidarité.
3.3.5.4 Une société d'assurance
Quand l'État vient au secours de l'individu en situation exceptionnelle,
ce n'est pas sa relative pauvreté quant à une moyenne - et
donc une inégalité sociale - qu'il veut corriger. il le fait
par solidarité et non pour fin de péréquation. Il veut
pallier une pauvreté commune dont c'est la Nature elle-même
qui est la cause, qui nous affecte tous, et qui se manifeste par une carence
irrémédiable de moyens pour faire face à l'exceptionnel.
Face à l'exceptionnel, tout le monde peut être "pauvre
' (vulnérable) et personne n'est riche, c'est-à-dire à
l'abri des coups du destin. À long terme, seul le progrès
de la science peut nous défendre de la nature. Ce progrès
nous aide tous et nous sommes tous solidaires de son développement.
À court terme, nous devons être solidaires des conséquences
économiques de notre vulnérabilité face à ce
pour quoi nous n'avons pas encore trouvé de remède.
La péréquation, qui est un transfert des riches vers les
pauvres, est ici circonstancielle. Si une société qui agit
solidairement peut mieux répondre aux conséquences de cette
vulnérabilité universelle, c'est parce que, comme nous l'avons
vu à la section précédente, elle n'a pas à tenir
compte des disparités ponctuelles entre la courbe des coûts
et la courbe des revenus. Elle tire parti de la Loi des Grands
C'est parce qu'elle a cet avantage du nombre qu'une société
qui prône la solidarité ne réclame pas seulement un
sacrifice, mais offre en retour une sécurité. Toute société,
dans la mesure où elle accepte la solidarité, devient donc
essentiellement une société d'"assurance". L'assurance
qu'offre l'État est l'extension de son devoir de protection.
L'État a un devoir de protection des sociétaires. Il s'en
acquitte en partie seulement quand la collectivité est protégée
contre ses ennemis de l'extérieur et les criminels à l'intérieur
; il doit ensuite, à la mesure du consensus social, sinon protéger
l'individu contre tous les coups du sort, au moins le compenser pour les
dommages immérités qu'il en subit. Il le fait en étalant
les risques et les coûts.
Dans cette optique, ce ne sont pas les coûts encourus pour l'un
ou pour l'autre des sociétaires qu'il faut comptabiliser pour les
fins de la péréquation, mais l'ensemble des coûts assumés
pour les services que la société ASSURE à ceux qui
en ont besoin.
C'est la répartition de la somme de ces coûts entre les
bénéficiaires qui détermine la juste prime pour cette
assurance. Une prime qui est la même pour tous, puisque les citoyens
d'une Nouvelle Société sont assurés &laqno; ab ante
ovo » et que cette prime est présumée établie
avant que les circonstances même génétiques aient pu
influer sur les risques courus par chacun.
Quand on adopte cette approche "assurance", il n'y a pas péréquation
en faveur de chaque individu de la valeur des services qu'il a reçus
en excès de la moyenne des services rendus; il y a uniquement péréquation
en sa faveur du montant dont la prime moyenne excède la contribution
que définit sa richesse/pauvreté relative et dont la société
le tient quitte.
3.3.5.5 L'assureur universel
Nous avons pris pour exemple les services de santé jugés
essentiels, mais l'exceptionnel ne se limite pas aux services de santé.
une Nouvelle Société dédommagera les victimes de crimes
dont les auteurs sont insolvables(702a). C'est une solidarité qui
s'impose.
En sa qualité d'assureur universel, l'État doit aussi
compenser ceux qui subissent les conséquences des catastrophes naturelles
et autres cas fortuits -_ce qu'on appelle les actes de Dieu ou du Prince
- quand les victimes n'en portent pas la responsabilité et dans la
mesure où elles n'ont pas contribué à en aggraver les
effets (116).
L'État peut vouloir fuir cette responsabilité en alléguant
que l'on ne peut imposer à la société de couvrir les
risques aux biens comme ceux à la personne, puisqu'on accorderait
alors une couverture plus importante aux mieux nantis au détriment
de ceux qui n'ont rien et que, même si le dommage est exceptionnel,
le besoin de la victime n'est pas toujours « essentiel »
Ce serait une mauvaise excuse, car on permettrait ainsi que ce soit
le hasard qui vienne discriminer entre d'une part le riche « veinard
» qui n'a rien perdu et, d'autre part, le riche « manque-de-pot
» qui, sans avoir commis aucune faute, est tout à coup ruiné,
ce dernier devenu pauvre, mais privé du soutien accordé aux
pauvres parce qu'il a été riche
Ce serait une bien mauvaise excuse, puisque, dans une société
qui se finance par un impôt sur le capital, la corrélation
est forte entre ceux qui ont des biens - et peuvent donc avoir subis des
dommages - et ceux dont c'est l'apport qui permet à la société
de dédommager les victimes.
Pire si on ne dédommageait que ceux dont les dommages sont inférieurs
à un seuil, puisque l'on ferait alors en sorte que, via la fiscalité,
ceux qui ont beaucoup, non seulement payent pour ceux qui ont peu, mais
ne payent que pour les dommages de ces derniers à l'exclusion de
ceux qu'ils ont eux-mêmes subis ! Ce serait une approche vexatoire
qui n'est certes pas conforme à la solidarité.
La prise en charge des coûts exceptionnels est juste. Peut-on
obtenir un consensus social pour cette prise en charge, laquelle implique
que l'on poursuive celle des coûts de la santé qui est aujourd'hui
tant contestée.
OUI. Ce consensus est possible et une nouvelle majorité effective
ad hoc va même naître pour fixer les limites de la solidarité
appliquée aux dépenses exceptionnelles. Cette majorité
ne va pas dresser de façon permanente ceux qui profitent de la solidarité
contre ceux qui n'en profitent pas. Elle va se constituer selon un plan
de clivage qui ne recoupera pas celui auquel la société nous
a habitués. Parce que l'exceptionnel est imprévisible, elle
va réunir, contre une minorité de risque-tout, la majorité
des "prudents", cette vaste majorité de ceux qui aujourd'hui
s'assurent.
Cette majorité va se constituer, regroupant pauvres et riches,
parce que les conséquences économiques de l'événement
exceptionnel deviennent si importantes qu'elles nivellent les autres discriminants.
Quand la moitié du budget de l'État sert à payer les
frais de santé - 49%, aujourd'hui au Québec ! - le transfert
massif de fonds des "veinards" vers les " manque-de-pot"
en vient à jouer un rôle plus important que tous les autres
discriminants économiques traditionnels réunis... et il crée
sa propre majorité effective.
Même les riches ne peuvent plus avoir la certitude de disposer
des ressources financières nécessaires pour assumer les coûts
d'une médecine qui devient sans cesse plus complexe et plus onéreuse.
S'ils jouent la carte d'une assurance privée, ils se replient sur
le clivage traditionnel pauvres/riches et risquent fort un marché
de dupes, car il est douteux qu'au moment de vérité on les
laisse divertir à leur seul usage les ressources médicales
rares dont eux - mais aussi toute la société - auront alors
besoin
C'est naturellement toujours ceux qui ont des biens qui écoperont
de la facture: on ne prend rien à celui qui n'a rien. Le seuil de
richesse à partir duquel c'est le citoyen bien portant qui commence
à financer son prochain qui ne l'est pas baisse vite, cependant...
et il faut être bien riche pour que, recevant des soins sérieux,
on ne reçoive pas d'un système de santé gratuit plus
qu'on n'y contribue par la fiscalité.
Cette translation augmente le nombre de ceux qui gagnent à la
solidarité et Il est bien risqué pour qui que ce soit de ne
pas jouer la carte de la prise en charge par l'État. Un consensus
peut donc s'établir pour la solidarité, laquelle devient la
meilleure solution pour une vaste majorité de la population, surtout
si l'État ne commet pas l'erreur de se défiler devant ses
responsabilités de couverture des dommages aux biens dans les circonstances
exceptionnelles...
3.3.6 Les conséquences du passage au tertiaire
L'évolution de sa mission d'enrichissement à travers le
temps a d'abord conduit l'État à se responsabiliser pour un
enrichissement qui soit collectif et général plutôt
que réservé à une toute petite élite. Avec l'industrialisation,
le champ s'est ensuite élargi de ceux qu'il fallait inviter au banquet
et une forme de péréquation est devenue une composante incontournable
du système.
Après quelques essais peu convaincants pour créer une
société plus juste par une prise en charge directe de la production,
les États y ont pratiquement renoncé et ont décidé
de n'intervenir qu'au palier de la distribution du revenu. La péréquation
directe est devenue une composante plus importante de la fonction de gérance
et il s'y est ajouté une péréquation indirecte par
la gratuité des services.
Où en est la fonction de gérance de l'État au moment
de faire face au défi d'une économie tertiaire ? Dans une
économie tertiaire, une Nouvelle Société va de plus
en plus assumer ses obligations de gérance en n'intervenant à
la production qu'en amont et en aval du processus productif proprement dit,
aux paliers de la planification globale initiale et de l'évaluation
finale des résultats, se limitant en cours de production a un rôle
d'arbitre impartial.
Avec l'importance grandissante des services, le consensus sera difficile
à préserver pour une politique de péréquation,
mais celle-ci n'en demeurera pas moins indispensable. Une Nouvelle Société
propose donc que la péréquation prenne la forme d'une hausse
générale de la valeur du travail, assortie des correctifs
que suggérera le consensus social, et que l'on ne recoure aux paiements
de transfert que lorsque l'aptitude au travail est réduite.
Une péréquation intentionnelle ne doit découler
que des ajustements à la valeur du travail ou d'un consensus de solidarité
envers ceux qui ne PEUVENT pas travailler comme ils le souhaiteraient. On
peut accepter l'effet de péréquation indirecte des mesures
sociales justifiées, mais cet effet ne doit jamais être le
but visé.
L'État qui dissimule sous des programmes sociaux une intention
de péréquation qu'il n'ose proposer au consensus social joue
un jeu néfaste. D'une part, il n'obtient qu'une péréquation
déséquilibrée et, d'autre part, il risque de rendre
odieuses des politiques nécessaires dont on a profité de la
popularité initiale pour en faire les « passeurs en fraude
» de cette péréquation déguisée
Pas de volonté de péréquation indirecte dans une
Nouvelle Société, mais, en revanche, la prise en charge totale
par solidarité des dépenses exceptionnelles. Cette prise en
charge doit est gérée selon les principes de l'assurance.
C'est la prime de cette assurance universelle qui est assumée par
l'État, lequel ne donne ainsi à personne plus que la valeur
de cette prime, la même pour tous. Ce sont alors les circonstances
qui, sans arbitraire, font que certains parfois reçoivent plus, selon
leurs besoins qui sont essentiellement différents ou en compensation
des malheurs qui les frappent.
Considérant cette évolution de sa fonction de gérance,
le rôle de l'État se transforme dans une économie tertiaire.
Il doit assumer de nouvelles obligations