On a souvent raison de se plaindre de notre justice, dans
notre meilleur des mondes, mais il faut se souvenir qu'il y a déjà
eu pire. Au Moyen-Age, quand les lois n'étaient pas toujours claires,
les juges pas toujours intègres et les moyens d'exécution
pas toujours efficaces, on s'en remettait souvent au "Jugement de Dieu".
L'accusé pouvait, par exemple, tremper la main dans l'huile bouillante
en jurant qu'il était innocent. Ou encore, les parties à un
litige pouvaient régler leur différend les armes à
la main, Dieu étant supposé prendre fait et cause pour la
justice et faire triompher celui qui avait raison. On ne peut pas prouver
que ça n'ait jamais marché; mais, comme devait le dire un
homme célèbre : "Dieu est généralement
du côté de celui qui a les plus gros canons". Aujourd'hui
nous avons des lois. L'État n'accepte pas que l'on se fasse justice
soi-même, et il n'est pas question, par exemple, qu'on laisse les
propriétaires et locataires vider leurs querelles à coups
de poings, en espérant que le petit Jésus raffermira la droite
et les crochets de celui qui est dans son bon droit. On a remplacé
la force par le droit dans notre société ... ou presque.
Presque, car il y a encore un domaine ou c'est la loi du plus fort qui prévaut:
les conflits de travail. On peut faire des lois, mais aussi longtemps que
le dernier argument reste la grève ou le lock-out, on ne peut pas
parler sérieusement de droit et de justice; car on ne gagne pas une
grève parce qu'on a le bon droit de son coté mais parce qu'on
a été le plus fort. En relations de travail, sauf miracle,
le plus faible perd toujours.
Il y a des miracles. Il y a eu Mgr. Charbonneau, jetant
vraiment le poids de la justice divine dans la balance du côté
des mineurs d'Asbestos. Mais les miracles ne sont pas fréquents;
non seulement parce que le Bon Dieu est bien occupé, mais aussi parce
qu'il ne doit plus toujours savoir de quel côté intervenir.
A Asbestos, il y avait les exploiteurs et les exploités: les jeux
étaient clairs. Aujourd'hui, ce n'est plus évident. Prenons
les services publics. Il est inadmissible que les enfants n'aillent pas
à l'école, ou que les malades ne reçoivent pas toujours
les meilleurs soins possibles. Inadmissible que des employés dans
le transport en commun - qui gagnent plus que la moyenne des travailleurs
- fassent la grève en prenant en otages les couches les plus démunies
de la population. Inadmissible, si les grévistes ont gain de cause,
que ce soit une partie de bras-de-fer qui force la population - c'est-à-dire,
au fond, les autres travailleurs - à payer la facture. Parfois, aujourd'hui,
on souhaiterait que le Bon Dieu soit dans le coin du patron.
Va pour le secteur public, mais n'est-ce pas différent dans le secteur
privé, cette arène où s'affrontent travailleurs et
"capitalistes"? La vérité, c'est que cet affrontement
n'a plus lieu, sauf dans l'imagination de quelques vieux doctrinaires et
idéologues marxistes. C'est devenu un mythe, comme Blanche-Neige
et le Père Noël. Dans une économie planétaire
comme la nôtre, le capitaliste ne peut pas ramasser la facture.
Chaque fois qu'il y a une grève, même dans le secteur privé,
c'est toujours vous, moi, et le monde ordinaire qui perdons.
Le capitaliste ne ramasse pas la facture, parce que la
valeur de son argent dépend du taux d'intérêt. S'il
ne retire pas de son investissement dans la production, en dividendes, un
profit au moins égal à ce ce qu'il pourrait toucher en intérêts,
il retire son argent et le place; il continue alors à toucher son
intérêt, mais l'entreprise ferme. Or, le taux d'intérêt
- fixé en principe par la Banque du Canada - dépend en fait
de l'inflation, du taux de change, et des autres taux d'intérêt
partout ailleurs dans le monde.
Le taux d'intérêt découle de règles du jeu qui
sont établies mondialement et qu'aucune décision prise au
niveau d'une entreprise, du Gouvernement du Québec ou du Gouvernement
du Canada ne peut changer. Une grève n'a pas plus d'influence sur
ces règles que n'en ont sur le coche les sautes d'humeurs de la mouche
bien connue. Grèves ou non, augmentations de salaire ou non, la part
du capitaliste ne change pas.
Puisque la part de l'ensemble des "capitalistes" est déjà
fixée par le taux d'intérêt, la part du revenu national
qui va aux travailleurs ne peut pas varier de façon significative.
Vous voulez une preuve? Depuis 20 ans, nous avons perdu au pays, comme résultat
des grèves, environ un milliard (1 000 000 000) d'heures de travail;
c'est-à-dire, au salaire moyen d'aujourd'hui de 526 $ par semaine,
plus de 13 milliards de dollars. Or, en 1970, le pourcentage du "produit
intérieur" du pays consacré aux salaires était
de 55%; il est aujourd'hui de 56%.... ! Ce que rapporte sur le coup une
grève à un travailleur, c'est un autre travailleur qui le
paye. Le capitaliste, lui, est bien à l'abri des grèves.
C'est toujours Baptiste, le travailleur qui paye. Si un
secteur de l'économie est plus dynamique, si un syndicat est plus
agressif, il pourra obtenir plus pour ses membres; mais alors, ce sont les
véritables pauvres et les déshérités de notre
société qui, par le biais de l'inflation et du chômage,
en auront moins: les assistés sociaux et chômeurs, les jeunes
sans emplois, tous les retraités qui vivotent sur des pensions de
famine... et, bien sûr, les travailleurs non syndiqués. C'est
Baptiste qui ramasse toujours l'addition. Toujours. Avec intérêt!
Avec intérêt, car il n'y a que trois scénarios de grèves
"gagnées" et il sont mauvais tous les trois. Le premier
- s'il y a un monopole public ou privé - c'est que l'entreprise peut
simplement refiler l'augmentation au consommateur. Dans ce cas, nous payons
tous.
Le second, c'est que l'employeur est une multinationale ou une compagnie
qui a plusieurs usines. Dans ce cas, si on fait monter les salaires à
Ste-Gudule au point où il devient plus rentable de produire à
Tartempionville ou en Chine, l'usine à Ste-Gudule diminue progressivement
ses activités et finalement ferme.
Le troisième est celui d'une PME qui ne peut pas transporter sa production
ailleurs. L'employeur fait alors des efforts désespérés
pour rentabiliser son entreprise, améliore l'équipement, emploie
moins de main-d'oeuvre ... et augmente le chômage! A moins, bien sûr,
que la convention collective n'ait fermé aussi cette porte, auquel
cas la compagnie, cessant d'être concurrentielle, fera elle aussi
faillite, tôt ou tard.
Et il n'y a pas d'autres scénarios.
La grève est un moyen inefficace de résoudre
les conflits de travail, un happening périodique de défoulement
qui ne sert qu'à accroître les inégalités et
les injustices. Il serait temps que le gouvernement prenne ses responsabilités
et remplace le droit de grève par autre chose.
Par quoi remplacer la grève? Par la Justice. Par un processus de
droit, de façon à ce que les litiges entre employeurs et employés
ne soient plus des Jugements de Dieu où c'est toujours le plus fort
qui gagne, mais soient soumis à des règles, et fassent désormais
l'objet de décisions judiciaires, comme tous les autres litiges.
Que la grève soit interdite et que tous les conflits de travail soient
soumis automatiquement à l'arbitrage.
Tous les conflits de travail pourraient être réglés
par 3 arbitres choisis parmi un collège de "Commissaires
à la politique salariale", et il y aurait toujours un appel
d'une décision d'arbitrage à un tribunal de 7 membres, choisis
parmi les mêmes commissaires à l'exclusion des trois ayant
rendu la première décision.
Les commissaires seraient élus par la population, à vie, comme
des juges, et on profiterait de chaque élection générale
pour remplacer les disparus. Ils auraient instruction de juger en équité,
et de voir à ce que les injustices salariales soient corrigées
au mieux dans notre société. Ils seraient tout à fait
libres, nos commissaires, mis à part une seule contrainte qui aurait
pour résultat, pourvu qu'ils soient intègres, de rendre sans
importance le choix comme arbitre d'un Paul Desmarais ou d'un Michel Chartrand.
Une seule contrainte, mais tout à fait essentielle:
il ne faudrait pas que la somme des augmentations de salaire accordées
en cours d'année porte la masse salariale au delà de 56,5%
du produit intérieur brut. On peut dire pudiquement que ce pourcentage
de 56,5% est une décision politique; en fait, c'est l'expression
de notre dépendance envers le système économique mondial
de libre-échange et de libre-entreprise auquel nous appartenons...
et dont nous n'avons pas intérêt à nous retirer. Ce
système est l'enclos dans lequel nous voulons paître.
Dans la mesure où cette enveloppe salariale globale est respectée
- et nous n'avons absolument pas le choix de ne pas la respecter - il vaut
mieux pour le reste énoncer des principes généraux
et se fier au sens de l'équité des commissaires plutôt
que multiplier les règles et les procédures.
Pour que les commissaires puissent respecter cette contrainte d'un pourcentage
du produit national que ne doit pas dépasser la masse salariale,
c'est l'État qui devra fournir, chaque année, des indications
quant aux augmentations moyennes, mais ceci sans jamais intervenir au niveau
des décisions particulières.
Qu'arriverait-il si les commissaires ne respectaient pas la contrainte?
Rien de grave, car la structure des impôts de l'année suivante
corrigerait leur erreur en en faisant porter le poids à tous ou à
certaines catégories de salariés. Rien de nouveau non plus,
puisque ceci est précisément ce qu'on fait présentement,
sans nous le dire, pour corriger les "erreurs" et injustices trop
criantes de notre système actuel de jugements de Dieu.
Ce qui serait nouveau, c'est qu'on pourrait atteindre ce
résultat sans grèves, sans perdre une heure de travail, et
grâce à un processus de droit plutôt qu'en donnant toujours
raison au plus fort. On aurait la paix sociale, et la lente réduction
des écarts salariaux qu'entraîne inévitable-ment un
nivellement progressif des niveaux d'éducation, de formation et de
compétence se ferait avec plus de sérénité.
Il en sortirait plus de justice pour les véritables déshérités
de notre société et plus de prospérité pour
tous. A la porte de chaque usine où un conflit aurait été
ainsi réglé par arbitrage, on pourrait mettre une affiche
disant "Une autre victoire du monde ordinaire". Un message qui
parlerait de la véritable solidarité entre les travailleurs....
et qui serait arboré sur des usines en fonctionnement plutôt
que sur des usines fermées.