07.03.06
LES BLOGUES
Il se passe quelque chose dans la société: on commence à passer le micro....
Il y a quelques années, j'avais souligné qu'on ne pouvait
espérer que se développe une société vraiment
démocratique, puisqu'il était impossible, pour qui que ce
soit, de faire connaître une idée DIFFÉRENTE.. Comment
avoir un impact sur le modèle politique et donc sur la structure
sociale, si tout ce qui est novateur ne peut être que chuchoté
de bouche de bouche, ne pouvant être diffusé que par le canal
étroit de quelques journalistes, au service d'une poignée
de journaux inféodés au système en place? Droit de parole
Des journalistes qui, sans même qu'on le leur demande, sans même s'en apercevoir,
n'obéissant qu'à ce qu'ils sont, s'assurent sans même
y penser que rien ne soit publié qui n'ait été rendu
« correct », concilié avec les valeurs d'une société,
pourtant ô combien incorrecte !
J'avais dit, alors, que la liberté d'expression n'était
pas acquise dès qu'on accordait le droit de parole aux gens, mais
seulement quand on leur passait aussi le micro. J'avais suggéré
que soit mise en place, avec les moyens de l'époque, une structure
citoyenne permettant de vérifier TOUS les faits par témoins
oculaires et de confronter TOUS les commentaires, TOUTES les opinions. Laplupart étaient bien d'accord, mais, avec les moyens de l'époque... Pas facile. Je m'étais donc résigné à ce
que passent deux ou trois générations avant que les idées
ne puissent circuler librement.
Mais les générations sont courtes. Mes tiroirs sont pleins
de textes que j'ai moi-même écrits, il y a cinq ans, mais qui
me semblent maintenant des témoignages d'une autre époque
et que je relis avec le même attendrissement que m'inspirait, étant
jeune, la lecture des papiers de mon défunt grand-père. Les
générations se bousculent.
La génération del'Internet est venue et, au lieu de parler à quelques personnes ou d'écrire un bouquin qu'on vendra à 1 000 exemplaires, en y
mettant 6 mois d'efforts titanesques, on peut maintenant recevoir 200 visiteurs
par jour sur un site perso et avoir vite plus de lecteurs que n'en ont eus
de leur vivant la vaste majorité des penseurs politiques du passé,
le passé étant tout ce qui a précédé
l'Internet.
L'Internet a apporté beaucoup. Maintenant, c'est la génération
des blogues. Les blogues qui se réfèrent les uns aux autres
et constituent un réseau qui véhicule des faits, des opinions,
des idées. Un changement de paradigme, car le réseau des blogues
vient de rendre la société transparente. Après des
millénaires de censure, alors qu'on n'y croyait plus, tout à
coup, la transparence est là.
Le réseau de blogues est apparu sans crier gare, car il s'est développé relativement inaperçu, sous terre, au niveau de ses racines, jusqu'à ce que brusquement,
cette année, il apparaisse au grand jour, la plante trop grosse déjà
pour qu'on puisse l'arracher. C'est la nouvelle étape dans l'évolution
de la communication sociale.
Qu'est-ce qui distingue l'idée qu'on met sur un site perso de
celle qu'on met sur le réseau des blogues ? Sur un site perso, une
idée doit être raisonnablement bien ficelée avant d'être
mise en ligne ; c'est à cette condition qu'elle peut susciter une
réflexion, convaincre et, du moins on l'espère, avoir à
terme un impact significatif. Les idées à mettre sur le réseau
des blogues, au contraire, ne sont pas des idées tout faites. Elles
n'ont pas à être savamment construites, elles gagnent même
à n'être qu'ébauchées.
Ce qui fait la spécificité du blogue, en effet, c'est
que, partant d'un simple fait assorti d'un commentaire, souvent un fait
d'actualité, on amorce une réflexion ouverte sur un thème
ciblé et l'on crée un univers en évolution. L'idée
sur un blogue n'est pas là pour conclure, mais pour initier un débat. On peut pontifier sur un blogue, bien sur, comme n'importe où, on peut y émettre
des opinions définitives... Mais ces idées qu'on voudrait bien
arrêtées et qui veulent faire du bruit sont vite dépassées,
car la caravane passe. L'intérêt du blogue est tout entier
dans ce qui passe. Dans les idées en gestation.
De ce qui n'est au départ que l'opinion d'un quidam naît
donc sur les blogues une pensée collective qui va pouvoir circuler
librement et largement. Cette pensée va pouvoir se diffuser en s'enrichissant
de l'apport successif de ceux qui la reçoivent, y réfléchissent
et la transmettent, au lieu d'être vidée de son sens et de
toute originalité au premier passage obligé par les médias
du Système.
Il sort ainsi continuellement du réseau des blogues
une multitude d'idées-propositions inachevées qui ne sont
plus celles de qui que ce soit, mais qui manifestent l'esprit d'un consensus
populaire implicite. Ces pensées et ces opinions viennent d'en bas.
C'est une grande nouvelle
On a déjà tâté de ce procédé
de consultation itérative. Le cheminement d'une idée sur le
réseau des blogues ressemble à celui d'un projet « Delphi
», une technique jadis populaire dans le milieu des affaires, qui
faisait circuler un concept entre les participants, chacun y apportant ses
annotations avant de le passer au suivant. On faisait deux, trois fois le
tour. On en tirait des consensus. Intéressant.
L'ennui est qu'il fallaitun mois ou deux pour terminer la démarche et qu'il fallait y affecter
une logistique importante. Le réseau des blogues, lui, arrive au
même résultat en 72 heures, sans encadrement significatif,
sans frais et tout le monde peut participer : c'est ça, le changement
de paradigme.
Les conséquences sociales et l'impact sur la culture et la pensée
de l'émergence du réseau des blogues seront spectaculaires,
mais n'apparaîtront que peu à peu : le cerveau humain n'a pas
été recâblé haute-velocité. Sur le plan
politique, cependant, l'effet des blogues est immédiat.
Immédiat et brutal, car les médias conventionnels, institutionnalisés,
favorisent le statu quo ante et les idées reçues. Mêmes
les journaux révolutionnaires véhiculent leurs propres idées
reçues, alors que, sur le réseau des blogues, le préjugé
favorable n'est pas pour l'inertie, mais pour le changement. Les blogues
sont les feuilles de chou de la révolution permanente. Sur les blogues,
c'est l'idée novatrice qui a une influence et les blogues sont donc
un facteur de volatilité.
Avec les blogues dans l'arène, les joutes électorales ne seront plus jamais jouées avant la dernière échappée, car il devient possible que de vastes pans de l'électorat changent d'allégeance en quelques jours. Pour que des événements politiques imprévisibles arrivent, il suffit d'un message auquel
sa diffusion confère une crédibilité et qui vole de
blogues en blogues, sans que les médias puissent le discréditer.
Dangereux ? Bien sûr. Les rumeurs, la calomnie peuvent envahir
le réseau. Mais il y a bien trop de vrais témoins, bien trop
de point de vue pour qu'elles puissent y survivre longtemps. Les rumeurs
sont testées de milliers de petits coups d'épingles et les
calomnies sont vite dégonflées... La médisance, elle,
fait son nid, mais la vérité y gagne et nous protège
de la rectitude politique qui, peu à peu, est à peindre le
monde des idées politiques dans ce même gris qu'on disait rose
des sociétés totalitaires.
Le danger est bien là, aussi, que les politiques, qui ont vite compris le pouvoir des blogues, en fassent un outil de manipulation. Ils font déjà des efforts considérables pour noyauter le réseau, mais s'aperçoivent, à leur
grand dam, que celui-ci est naturellement immunisé contre le microbe
de la propagande, car celui qui fréquente les blogues n'est pas passif,
il veut collaborer à la genèse d'une idée.
Il ne veut donc pas des réponses, mais des questions et le format
même du blogue est ainsi fait qu'il met en évidence tout ce
qui ressemble à une tentative de manipulation. La louange immodérée
sur un blogue apparaît ridicule. Tout ce qui apparaît comme
un message répétitif, tout ce qui semble vouloir convaincre
plutôt que susciter un débat est perçu comme SPAM sur
les blogues et rejeté sans effort, automatiquement. Les politiques
peuvent aboyer, mais ils restent derrière. La caravane passe. en
route vers l'imprévisible.
En France, c'est le candidat Bayrou qui, bousculant comme des fétus
de pailles les organisations traditionnelles présumées invincibles
de ses adversaires, a rejoint le peloton de tête en quelques semaines
et pourrait bien sortir gagnant. Ce qui serait une surprise cataclysmique
dans le paysage politique français et mettrait fin sans retour à
ce gauche-droite qui encadre le jeu politique depuis plus de cent ans. Cette
dichotomie traditionnelle pourrait bien disparaître d'un coup, sans
même que la France y porte attention, d'un pays que les blogues auraient
convaincu sa population de le diviser plutôt, comme dirait Daninos,
en soixante millions de Français. Les choses ne seront plus comme
avant.
Au Québec, 2007 apparaît pour les blogues comme un Mai
68 ou un Printemps de Prague. Ce n'est que sur les blogues que de vraies
idées sont émises et même les journaux se sont mis en
mode blogue. On le noterait moins, si un Grand Projet était soumis
aux électeurs, mais, dans le cadre d'élections dont la signifiance
reste hermétique, c'est le travail de déboulonnage des programmes
mal ficelés et des candidats mal choisis que font les blogues qui
est mis en évidence.
Pas plus que celle de Bayrou en France, les médias bien-pensants
n'arrivent plus au Québec, à briser la dynamique de Dumont,
la dynamique de l'imprévisible. Il est clair sur les blogues, là
où elle peut le dire en ses propres mots, que la population ne demande
pas vraiment à Dumont un programme, seulement de la débarrasser
des autres partis !
Simultan�ment, deux « petits partis », que les médias traditionnels
font tout pour négliger, conservent néanmoins, grâce
aux blogues, les faveurs de 12% de l'électorat. C'est un niveau d'appui
inusité. Une autre situation imprévisible, car ils se parlent
par blogues interposés et vont choisir, in extremis, eux et d'autres
avec eux, entre un ralliement stratégique aux partis qui peuvent
gagner... et le plaisir de manifester jusqu'au bout leur ras-le-bol.
Dans le premier cas, leur appui fondra, mais, dans le second, il pourra bondir à
15, voire à 18%, déterminant en ce cas le vainqueur par l'absurde,
puisque privant de leurs votes le parti qui aurait été leur
second choix, leur défection pourra avoir été le facteur
déterminant de la victoire de celui dont ils n'auraient voulu à
aucun prix.!
Les blogues rendent probable l'imprévisible. Même si l'ADQ
ne gagne pas ce scrutin et si les « petits partis » ne prennent
pas 15 % du vote populaire, un scrutin fédéral, dans quelques
mois, va venir donner un deuxième souffle au phénomène
des blogues. Les gens se parlent. Ce que les gens pensent devient important.
Les choses ne seront plus jamais comme avant.
Pierre JC Allard
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