De
l'intérieur on oubliait complètement que l'on était près
des Champs Elysées ou même tout simplement à Paris dans les
années 2000, les studios paraissaient énormes, on y voyageait, de
salle en salle, d'un décor de jeu télévisé, à
celui d'un feuilleton qui se passait en Provence, des dizaines de portants apparaissaient
derrière les portes de loges entrouvertes, couverts de costumes et de vêtements
de toutes les époques et régions du monde.
Lors d'une de ses
sorties, José avait suivi Brian, ils étaient entrés par la
porte des livraisons comme tout coursier qui se respecte et chargés chacun
d'une pile de courrier du jour, étaient montés dans les étages,
personne ne semblait remarquer la présence de José, le personnel
changeait souvent, les acteurs étaient parfois embauchés pour une
journée, voire quelques heures seulement, et pour assister les metteurs
en scène et autres dirigeants, tout un tas de petites mains s'affairaient
: retoucheuses à genou leurs aiguilles dans la bouche, coiffeurs armés
de bombes de laque menaçantes, maquilleurs aux idées lumineuses
et pailletées, habilleuses autoritaires ou compréhensives, secrétaires
discrètes courant derrière les chefs les plus rapides, stagiaires
servant les cafés et sandwichs
José aurait pu être n'importe
lequel de ces acteurs de la vie quotidienne des studios Naché.
Au détour
d'un couloir un peu plus long que les autres, les deux jeunes hommes arrivèrent
à l'endroit où se tournait au même instant une scène
de film en costume. A l'intérieur de la moitié d'un wagon SNCF des
années cinquante, se trouvait un couple de vieux acteurs, l'homme en feutre
gris, la femme portant un chapeau noir orné d'une fleur rouge, un panier
entre leurs pieds contenant une grande oie blanche, vivace et tonitruante. Le
metteur en scène se tenait devant eux et leur expliquait d'une voix forte
comment ils devaient regarder le jeune homme qui allait entrer dans le wagon,
puis il se tourna vers l'acteur principal dont l'habilleuse tirait encore la veste
pour ajuster son costume avant la scène.
"Il est content, tu vois
? heureux, tu comprends ça ? heureux, tu me la joues HEU-REUX parce que
là, je te sens, bon, je vais pas dire triste, mais je te sens comme "moyen",
"ni chaud ni froid", "bon j'ai réussi mais après
tout ma vie n'en est pas changée !" Eh bien si ! Justement, ta vie
va changer ! N'oublie pas que ce type il a étudié à la force
du poignet, il n'avait pas papa-maman derrière lui pour payer ses études,
il a bossé à l'usine comme ses parents et là tu vois, la
vie noire, l'esclavage moderne, tout ça, il voit tout ça s'envoler
parce qu'il a réussi son examen, tu comprends ??"
"Oui, oui,
c'est bon Arny je la sens cette scène, on se la fait maintenant, je la
sens !"
"ON TOURNE !!"
Le clapet indiquant le numéro
de la scène retentit et l'étudiant en costume élimé
entra dans le wagon qui se trémoussait maintenant comme une vieille deux
chevaux, il n'y avait pas de paysage mais seulement des rails et des pierres sous
les roues du train. L'homme avançait avec un sourire immense du fond du
wagon en direction de la caméra, arrivé au niveau du couple âgé
il s'arrêta et regarda vers les sièges en face d'eux, tournant alors
la tête vers l'homme au feutre gris, il lui demanda :" Je peux m'asseoir,
c'est libre ?"
"Oui, oui, bien sûr Monsieur, allez-y je vous
en prie !"
L'oie se mit alors à crier et l'étudiant à
rire de bon cur, le metteur en scène ne disant rien, la scène
pouvait continuer, et là l'étudiant pris par un fou rire plus fort
que les indications scéniques mit sa mallette sur ses genoux, en sortit
ses papiers, tous ses cours écris à l'encre noire d'une toute petite
écriture et regardant le couple de voyageurs dit :
"Vous voyez
tout cela ? J'ai réussi ! Oui Monsieur ! J'ai réussi mes examens
! Vous me croyez Madame ? Un fils d'ouvrier va devenir médecin, j'ai tout
fait, tout ! j'ai travaillé plus dur que dix fils de bourgeois réunis,
j'ai tout sacrifié, pas de famille, pas d'ami, pas de distraction, pas
de vie privée, juste un but : réussir ! et j'ai réussi, j'ai
réussi !!" cria-t-il en jetant d'un grand geste tous ses cours par
la fenêtre ouverte.
"COUPEZ !"
"Superbe, bravo Nino,
c'est la bonne, allez on remballe". Les petites mains se précipitèrent
dans le décor, qui attrapant l'oie, qui rassemblant les accessoires, quatre
gros bras commençaient déjà à démonter le wagon
pour libérer la place à un nouveau décor.
José,
pendant qu'ils se préparaient à partir, resta à observer
les feuilles éparpillées sur les voies comme les mille pages d'un
manuscrit perdu.
***
En ressortant de la salle
Brian avait attrapé sur la table roulante qui s'approchait du Studio 21
un sandwich club emballé dans du plastique alimentaire.
"Oh !"
fit la jeune femme qui poussait la desserte "rends-moi ça !"
mais Brian avait déjà tourné au coin et disparu dans un autre
couloir, José à sa suite. Arrivés dans l'entrepôt où
l'on gardait tous les accessoires, il voulut partager son repas avec son nouvel
ami mais celui-ci avait des scrupules à manger une nourriture qui ne leur
était pas destinée.
"Mais non !" rigola Brian "je
mange ici tous les jours, ça fait partie de mon contrat, le sandwich du
midi
" dit-il en retirant la pellicule de plastique "je t'invite
!"
Alors José ne pouvait plus refuser et le remercia pour cette
nourriture inespérée, il était plus de 13h30 et il n'avait
rien mangé.
"Il faut que j'y aille" dit-il à Brian
"on va me chercher partout."
"Bon, ben, à une prochaine"
répondit le jeune office boy tout en plaçant les courriers arrivés
dans la matinée à l'intérieur des pochettes de son chariot.
"D'accord Brian" fit José en lui tendant une main amicale"
à une prochaine fois. Je te remercie pour la visite."
"Oh,
de rien, c'était marrant."
"Oui, et instructif ! Salut !"
"Salut !"
José se dirigea au pas de course vers les doubles
portes de l'entrepôt et se retrouva dans une courette pavée au cur
du bâtiment en pierre de taille, aveuglé par la lumière du
dehors il mit quelques secondes à repérer la porte et le couloir
qui donnaient sur la rue. Poussant enfin l'énorme porte cochère
de l'immeuble il retrouva les bruits et le mouvement de la rue, et s'élança
en direction de Peterson avec la ferme intention de ne pas arriver assez en retard
pour que qui que ce soit le remarque.
Les trottoirs étaient encombrés
d'une clientèle huppée qui se promenait sans hâte d'une boutique
de luxe à une autre, José doublait adroitement les costumes trois
pièces et les manteaux de vison, sans regarder derrière lui les
visages de ces passants endimanchés. C'était dans ces rues qu'il
avait le plus de chance de croiser la star qu'il n'avait pas rencontré
dans les studios de cinéma, peut-être verrait-il un jour Philippe
Noiret et d'autres acteurs français ou même américains dont
il connaissait bien le visage, allant acheter leur caviar, leurs stylos en or
ou leurs montres suisses
Ainsi travaillait son esprit journalistique au
fil des rues élyséennes. Il n'était pas treize heures quarante
cinq lorsqu'il passa la grosse horloge digitale qui surplombait le guichet du
concierge. Il n'y avait personne dans l'entrée, tout était calme.
L'ascenseur semblait attendre José au rez-de-chaussée, il le prit
donc et monta jusqu'au troisième où il retrouva sa chaise à
roulettes à temps pour voir entrer sa responsable chargée d'un gros
classeur gris foncé et d'une pochette de photos fraîchement tirées.
"Tou prends et mets les photos dans les pochettes s'il vous plaît."
"Pas de problème Madame, je le fais tout de suite." Helen sortit
satisfaite en se dandinant un petit peu, ses chaussures d'école catholique
rappelaient vaguement à José les palmes d'une oie.