Louise
prenait tous les jours le train de banlieue de 9 heures 23 qui la menait en un
peu moins de 25 minutes de Maisons-Laffitte à la gare Saint Lazare. A côté
d'elle, un homme d'une quarantaine d'années lisait son magazine de "business"
comme on disait dans le jargon commercial et il n'était pas rare qu'il
attire quelques regards amusés car Henri, le businessman, le coude appuyé
au rebord de la fenêtre, le menton sur sa main ouverte, les yeux baissés
vers son journal posé sur ses genoux, bercé par le balancement de
l'omnibus matinal, dormait souvent jusqu'au terminus, ouvrant parfois un il
à l'occasion d'un coup de frein ou d'un ronflement un peu plus bruyant.
Ce matin là, ce fut Louise qui le réveilla d'un petit coup de coude
alors qu'elle allait descendre dans le gris de la grande gare, avec ses allures
d'années 1900 St Lazare rappelait les romans de Zola que Louise avait découverts
lors de ses études à Paris.
Elle s'étonna que le monsieur
n'ait pas l'air pressé de descendre et pensa que c'était sans doute
parce qu'il était encore tout endormi.
Ici tout le monde était
pressé. Des masses compacts descendaient les 27 quais de la gare de Paris
Ouest disparaissant comme des fourmis à l'intérieur des couloirs
sous-terrain.
Pour arriver jusqu'à son école il fallait encore
que Louise emprunte deux lignes de métro différentes. Les premiers
temps cela paraissait long et pénible, et puis on s'habituait, on marchait
vite, on doublait par la gauche, on se faufilait par la droite, on avançait
les yeux rivés sur les indications murales, répondant comme un animal
entraîné à tous les sigles et signaux mis en place à
cet effet : panneau bleu foncé aux lettres blanches, sortie ; ligne rouge
encerclant une lettre capitale, RER A ; M1, ligne de métro qui traverse
la capitale à l'horizontale, c'est la "touristique", qui couvre
la plupart des centres de loisirs le Louvre, les Halles, la place de la Concorde,
les Champs Elysées
; M13 et M7, les "Universitaires" qui
coupent Paris à la verticale de St Denis à Censier, en passant par
Jussieu, Tolbiac et jusqu'à Malakoff.
Bientôt il y aurait une
ligne desservant toutes les gares, les mailles de la toile se resserraient, Paris
était déjà un gruyère, un fromage creusé de
galeries innombrables sur trois ou quatre niveaux de profondeur et pourtant, les
travaux continuaient dans la tentative aveugle de véhiculer toujours plus
de gens du travail à la maison, de la maison au travail, du centre à
la périphérie, de la banlieue à la capitale.
Louise émergea
par l'escalier roulant de la station Place d'Italie.
Le ciel était
gris, presque blanc, quelques gouttes de pluie annonçaient la fin d'une
averse automnale à laquelle elle venait d'échapper. Sur la place
les voitures tournaient à la recherche de la rue à suivre. Louise
s'avança pour traverser et recula agacée par les projections d'eau
boueuse des pneus passant à vive allure sur le béton parisien.
Le
lycée où avait lieu la formation était semblable à
la plupart des autres écoles de la ville. Un vieux bâtiment aux longs
couloirs dont les galeries longeaient des cours fermées plantées
de quelques marronniers où, à chaque pause, déambulaient
de petits groupes d'adolescents qui parlaient un langage étrange et étaient
presque tous mal habillés.
" Salut Louise ! "
La jeune
femme qui arrivait derrière elle était assez blonde, elle avait
de grands yeux d'un brun profond qui oscillaient comme deux billes de verre toujours
en mouvement.
"Ca va ?" demanda Louise en guise de réponse,
continuant à avancer le long du couloir interminable, "Ouais, ça
va" répondit Aurélie son éternel sourire tirait en direction
des pommettes ses grosses lèvres roses.
Comme Louise ne disait rien
Aurélie reprit, toujours joviale, tentant de trouver un sujet qui encouragerait
sa nouvelle camarade à bavarder.
"Alors, tu les as faits les exercices
de comptabilité ? C'est vachement dur la compta, j'ai horreur de ça"
"Hmm, à mon avis tu n'es pas la seule
" Louise gardait pour
elle ses impressions des différents professeurs qui avaient été
choisis pour assurer la formation "Assistanat Commercial" où
l'ANPE l'avait inscrite quasiment de force lorsqu'elle avait dit qu'elle venait
du Brésil, qu'elle était bilingue et n'avait jusqu'à présent
enseigné que peu de temps et, comble du malheur, pas en France
Entre les mains de la fonctionnaire conseillère en formation, Louise avait
bien dû se rendre à l'évidence : elle n'était pas "qualifiée",
elle n'avait aucune "formation" qui intéresse les entreprises,
son "expérience" était inexistante au regard des "exigences"
des patrons.
Qu'allait-elle donc faire pour pallier toutes ces erreurs de
parcours ? Une maîtrise de géographie, ça ne servait à
rien, ce n'était un secret pour personne. Comment comptait-elle trouver
un emploi si elle ne voulait pas apprendre ?
Effectivement, sous cet angle,
Louise ne vit pas d'autre solution que la "formation qualifiante".
"Ca vous fera le plus grand bien !" lança la conseillère
en tailleur-pantalon. "C'est un stage rémunéré, enfin,
si votre dossier est accepté et, cela va sans dire, si vous assistez régulièrement
à tous les cours."
"Et combien reçoit-on ?" demanda
Louise curieuse de savoir à combien serait estimé son effort pour
ne pas faire augmenter le taux de chômage national.
"Deux mille
francs" annonça la conseillère sur un ton satisfait "par
mois !" ajouta-t-elle en voyant l'air peu enthousiaste de sa chômeuse.
Comme
le catalogue rose regroupant les métiers du tourisme et de l'administration
se trouvait justement là dans les papiers qu'avait amenés avec elle
cette femme si sèche mais si désireuse d'aider la pauvre jeune-femme
semi-étrangère dans sa recherche d'une place dans la jungle commerciale
française, comme, de plus, la plupart des formations étaient passées,
à venir ou déjà pleines, Louise fut sommée de choisir
entre "Secrétaire Comptable", "Agent de Réservation"
et "Assistante Commerciale". Un silence dubitatif s'installa dans la
salle vide et incolore. Louise gardait les yeux fixés sur les lignes décrivant
le contenu des cours sans réussir à imaginer où tout cela
le mènerait. Une partie de son esprit essayait de se souvenir d'une personne
qu'elle connaissait qui aurait exercé l'une des professions en question.
En vain.
La fonctionnaire finit par ouvrir un autre livret -
également de couleur rose pale - et, passant en revue la table des matières,
finit par ajouter "ou 'Assistante Maternelle', ça commence lundi et
il reste une place !"
C'est comme au cinéma, pensa Louise il y
a toujours des films pour lesquels il reste des places
"Jeanne"
se rappela-t-elle soudain "ma tante fait du commerce, elle connaît
bien ce monde là, elle pourra m'orienter".
C'était ainsi
que Louise avait accepté de s'enrôler pour une formation d'Assistante
Commerciale au grand soulagement de la dame au sourire froid qui avait mis un
petit signe incompréhensible sur sa liste, tout près du nom de Louise.
***
Arrivées
en haut des marches du quatrième étage du lycée parisien,
Louise et Aurélie entrèrent dans le hall du "couloir de formation",
la partie du lycée où ne pénétraient que les "stagiaires
en formation". Les enfants et les professeurs du lycée n'y étaient
pas les bienvenus, ce petit espace haut perché leur était réservé.
Là se trouvait le "secrétariat de formation" ainsi que
la plupart des "salles de formation". Bref, tout avait rapport avec
eux, un univers miniature où il y avait même une bibliothèque
équipée en ordinateurs et audio-vidéo pour les cours de langue.
Aurélie s'avança vers le pôle d'attraction principal du couloir,
une machine à café qui, pour 2 F 50, crachait un liquide amer et
chaud au fond d'une tasse en plastique blanc.
"Tu veux quelque chose
?" lança-t-elle à Louise qui était restée près
de l'entrée à feuilleter une revue d'actualité en anglais.
"Non merci, pas maintenant."
Aurélie appuya sur le bouton
"plus sucré" avant de choisir sa boisson, son traditionnel 'capuccino',
mélange de chocolat en poudre et de café instantané qui n'avait
d'italien que le nom.
L'heure du cours arrivait, toutes les femmes plus ou
moins jeunes participant à la formation "Assistanat Commercial"
étaient arrivées et la plupart avait déjà pris place
derrière les petites tables en aggloméré. Louise entra suivie
de près par Aurélie, tasse en plastique à la main, qui adorait
s'asseoir à côté de quelqu'un, aujourd'hui ce serait à
côté d'elle
Les tables étaient toujours disposées
en U sûrement pour donner aux stagiaires l'impression qu'il ne s'agissait
pas tant d'un cours que d'une réunion informelle à laquelle chacun
pourrait se sentir libre de participer. Les tables ne disaient pas si les stagiaires
pouvaient aussi se sentir libre de ne pas participer mais il était clair
que l'absence de qui que ce soit se remarquait sur le U d'aggloméré
comme une dent en moins dans un grand sourire, d'ailleurs on les avait bien prévenues
: pas de présence, pas d'argent. Les Assedic étaient mauvais payeurs,
il ne leur suffisait pas de ne délivrer l'argent du premier mois qu'au
bout du quatrième, ils comptaient aussi les jours, voire même les
heures, auxquelles vous n'aviez pas assisté
Ainsi parlaient les trois
Isabelles - qui s'étaient tout de suite senties en famille à l'annonce
de leur homonymie - lorsque le professeur de commerce fit son entrée dans
la salle de cours.
Comme d'habitude il était enveloppé d'un
nuage de tabac froid. On voulut ouvrir les fenêtres, les fumeurs n'avaient
pas chaud et montrèrent une certaine résistance mais les non-fumeurs
(étant en majorité) finirent par gagner le droit à un peu
d'air parisien sinon pur tout au moins inodore.