José
travaillait depuis plusieurs semaines dans les locaux de Peterson, une entreprise
multinationale qui avait installé ses bureaux parisiens dans les beaux
quartiers.
C'était un travail sans intérêt mais ce n'était
pas uniquement pour l'argent qu'il avait voulu le prendre. Désireux de
s'introduire dans "l'âme" du français il avait cherché
le moyen le plus efficace d'entrer en contact avec une multitude de personnes
et la profession s'était imposée d'elle-même, tout le monde
cherchait des gens sans qualifications particulières pour aider à
faire des photocopies, à déplacer des meubles, à ranger des
fournitures
José n'avait pas eu de mal à se faire passer
pour un ignorant, un immigré était un analphabète présumé
et les employeurs se moquaient bien de savoir la vérité sur ses
qualifications.
Les premiers jours avaient été fatigants, bien
que sportif dans son adolescence, José n'avait jamais fait ce type de métier
et était plus habitué à manier l'information que les cartons
de papier machine.
Au bout d'une semaine ou deux il commençait à
parler un peu avec le personnel, découvrant rancurs et déboires
de bureaux à la française. Ce ne fut qu'au bout de quelques mois
que les jours commencèrent à lui paraître interminables.
Il y avait de longues heures d'attente entre les moments d'empressement, il y
avait même parfois des jours entiers à ne rien faire. On pensait
au départ que c'était un repos bien mérité pour tous
ces jours où on avait travaillé double, où on n'avait pas
arrêté une seconde, tous ces moments de stress où les urgences
se succédaient au rythme des appels avec un degré d'importance toujours
plus grand et des priorités qui se chevauchaient, chaque chef cherchant
à faire passer son travail avant celui des autres.
Mais les moments
vides devenaient vite pénibles, ils pouvaient même atteindre l'insupportable
pour qui savait que là, dehors, une vie attend. Des dizaines, des centaines
de sujets de reportages surgissaient là dehors à chaque minute devant
les yeux de celui qui savait regarder. Et pendant que José se retrouvait
prisonnier d'un siège à roulettes, attendant qu'enfin un ordre vienne,
les articles qu'il devait envoyer à Verde ne s'écrivaient pas. Son
éditeur-chef, Ricardo, lui envoyait régulièrement de courtes
lignes assassines par courrier électronique mettant en doute le fait même
qu'il soit bien en France, sous-entendant qu'il essayait de tromper ses collègues,
ses "pauvres" collègues, comme il disait, lui rappelant que Verde
avait investi dans son hypothétique voyage en France et que, s'il n'avait
pas revendu les billets d'avion pour s'acheter une maison dans son village natal,
il allait bien falloir qu'il se décide à envoyer ses articles !
Peu à peu, à force de tourner en rond, des toilettes au bureau,
du bureau à la machine à café, de la machine à café
aux toilettes et des toilettes à sa chaise à roulettes, ayant épuisé
les charmes de la conversation de bureau et les idées de blagues brésiliennes
qu'il ne manquait pas d'aller raconter à son collègue le coursier
portugais pour attiser gentiment ses préférences raciales, à
force et enfin, José avait fini par trouver la sortie.
Il n'était
pas difficile d'aller et venir, d'autant plus pour un "office-boy" comme
on disait, qui était amené fréquemment à se déplacer
entre les deux bâtiments qui abritaient l'entreprise en forte croissance.
Sortir n'était pas un problème, ce qu'il fallait c'était
gérer le temps. Un bon sens de l'observation servit rapidement José
dans son entreprise d'extension territoriale et temporelle. Il y avait principalement
deux types de personnes à convaincre : les secrétaires et le portier.
Le portier ne relevait pas de la direction de l'entreprise, il était donc
a priori moins important que les secrétaires, mais en y regardant de plus
près on pouvait se demander si cela n'était pas une erreur de jugement.
En effet, ce petit monsieur aux cheveux noirs et gras organisés en mèches
autour de son front brun avait probablement derrière son bureau-guichet
en marbre rouge (qui rappelait beaucoup les administrations d'antan) un petit
écran de contrôle et une ligne directe lui permettant d'informer
le Directeur des faits et gestes de chacune des personnes qui traversaient le
hall d'entrée. Même si ce n'était pas le cas José ne
le saurait jamais et sa stratégie était basée sur cette prudente
maxime qu'il avait fait sienne : Dieu seul sait jusqu'où va l'imagination
des hommes.
Ainsi José avait-il développé sa stratégie
des "trois passages".
Pourquoi trois ? Le triple passage du hall
était une technique qui avait fait ses preuves. Au premier passage le regard
du petit homme fumeux se levait presque systématiquement pour voir qui
passait - après tout un portier est là pour garder les portes !
Le deuxième passage consistait à rentrer l'air pressé, au
maximum cinq minutes après avoir fait le signe de tête réglementaire
lors du premier passage. Etre vu lors du deuxième passage n'avait pas autant
d'importance, car deux minutes plus tard il fallait faire la grande sortie, toujours
pressé, en grommelant de préférence, José repassait
devant le guichet du petit noiraud qui, en général, ne se donnait
même plus la peine de lever les yeux, fatigué de ces allées
et venues.
Le tour était joué, de là il pouvait passer
une heure, voire deux à l'extérieur des bâtiments de Peterson
sans que personne ne sache avec certitude s'il était entre deux bâtiments,
parti faire une course, ou simplement en pause déjeuner. La technique marchait
aussi avec les secrétaires, seulement parfois il fallait y ajouter quelques
discours, car bon nombre d'entre elles étaient déjà des "triplesortistes"
aguerries et un certain pourcentage se serait en plus facilement classé
tête de série aux championnats internationaux de commérages
de bureaux.