"Dis-moi
Loulou, si tu avais deux mètres carrés, qu'est-ce que tu y mettrais
?"
"Comment ça deux mètres carrés ?"
"Oui, deux mètres carrés en plus, tu vois, si on te disait
'Voilà, Mme Aguiar, à partir d'aujourd'hui vous êtes l'heureuse
propriétaire d'un container de deux mètres carrés, vous pouvez
en faire CE-QUE-VOUS-VOU-LEZ !" fit José en mimant un présentateur
de télévision, repoussant ses cheveux vers l'arrière et tenant
son micro bien haut devant sa bouche.
"Voyons voir", répondit-elle
entrant dans le jeu et prenant de sa main le micro imaginaire qu'il lui tendait,
"je pense que j'en ferai profiter mes enfants et mes petits enfants"
répondit-elle d'une voix chevrotante "je leur donnerai la moitié
de mon gain afin qu'ils puissent y ranger tous leurs vieux jouets
"
José éclata de rire et sans la laisser terminer reprit le micro
pour le passer à une autre candidate fictive "et vous, Maria, que
feriez-vous de ces deux mètres carrés inespérés !?"
"Moi ?" s'exclama Louise sur un ton interrogatif, une main posée
sur la hanche et battant des cils à toute vitesse avec l'air surpris d'une
femme séductrice, "deux mètres carrés ? je ne sais pas,
cher Monsieur, à vrai dire cela me paraît un espace fort réduit
pour y mettre tout ce que je voudrais y mettre !"
"Et de quoi s'agit-il
Madame ?"
"Comtesse de Montracis, s'il vous plaît !"
"Ah, pardon, Comtesse !"
"Je vous en prie, Monsieur le présentateur,
je vous en prie, quelle était donc votre question ?"
"Qu'y
mettriez-vous, dans ce container ?"
Louise allongea le bras pour tracer
un cercle d'un diamètre gigantesque mais indéfini et dit sur un
ton hautain : "Mes chaussures."
"Vos chaussures !" s'esclaffa
José reprenant tout de suite son air sérieux pour ne pas perdre
le fil du jeu.
"Oui, Monsieur, j'ai, voyez-vous, une très belle
collection de chaussures, malheureusement elle me prend plus de place que des
timbres et je ne sais plus comment faire pour la ranger
Figurez-vous que
cela fait, au bas mot, une semaine que j'y réfléchis, j'ai acheté
ma dernière paire chez Battie il y a 7 jours exactement - soit dit en passant
une très belle paire de bottines à lacets à l'ancienne, importée
d'Italie, en superbe cuir de vachette pleine fleur !- enfin bon, c'était
mon dernier espace, mes étagères sont pleines, mes pièces
sont pleines d'étagères
"
"Alors Madame, pardon,
Comtesse, vous allez avoir l'honneur et le privilège d'être mise
en relation avec Vraquédépaux, spécialistes du stockage en
libre accès, qui trouveront une solution PAR-FAITE pour vos chaussures,
et vous pourrez leur rendre visite quand vous voudrez !"
"Oh merci"
dit Louise en exécutant une petite révérence.
José
rit à nouveau et l'embrassa avec tendresse, puis il se dirigea vers la
cuisine pour voir ce qu'il y avait là qu'il pourrait utiliser pour préparer
leur repas dominical. Il aperçut au fond du placard une boîte de
fécule de maïs et décida de tenter un couscous à la
brésilienne. Il n'y avait pas de noix de coco ni de couscoussière
mais il allait improviser le tout avec un peu de beurre demi-sel breton et une
grosse poêle en fonte.
Louise alluma la petite télé, les
programmes ne distrayaient pas, ils donnaient des regrets, le regret de ne pouvoir
accéder à une autre forme de distraction, le regret de ne pas entendre
le bruit des voisins, le regret de ne pas recevoir les visites d'une famille nombreuse
et unie
elle regarda quelques instants le reportage de la deuxième
chaîne sur les mendiants de Calcutta, passa sur la cinquième qui
diffusait un documentaire sur les poissons tropicaux, coupa le son et laissa là
les couleurs se mouvoir dans l'aquarium télévisuel.
Elle sortit
son cours de marketing et commença à relire le chapitre de la semaine
passée, tout était calme, on n'entendait que les bruits de la cuisine
où José s'activait, un battement de cuillère en bois contre
le flanc d'une marmite profonde, le chant de la viande sur le grill, ainsi que
l'odeur qui remplissait peu à peu le petit appartement commençaient
à donner faim à la jeune femme. Les cours de ces derniers jours
avaient porté sur le marketing direct, calvaire bien connu des étudiants
peu fortunés qui passaient fréquemment leurs vacances dans un box
meublé uniquement d'une chaise et d'un téléphone à
travers lequel ils devaient convaincre le plus de personnes possible d'acheter
un produit donné. Mme Gride leur avait dicté les chiffres essentiels
concernant cette méthode de vente et leur avait donné des articles
à lire et à commenter. Inutile de dire qu'Aurélie avait narré
son expérience dans le télémarketing à grand renfort
de superlatifs, désirant montrer à son professeur combien elle était
parfaite pour cette formation. Louise était restée perplexe, elle
ne s'imaginait pas comment une méthode aussi intrusive et basique pouvait
réussir à vendre quoi que ce soit. Et pourtant, les chiffres étaient
là, et comme disait José, si c'est là c'est que ça
doit vendre
"Bonjour je voudrais parler à Madame Aguiar"
s'imagina-t-elle
"Oui, c'est moi"
"Bonjour Madame, je suis
Machinette de la société Robindébrouette, pourriez-vous répondre
à quelques questions s'il vous plaît ?"
"Euh, ben,
oui, enfin, de quoi s'agit-il ?"
"Robindébrouette est une
société qui innove en matière de jardinage, tous nos produits
sont écologiques et dans le respect de l'environnement nous créons
un monde meilleur pour nos enfants
"
"Ah
"
"
achetez-vous
des produits de jardinage Mme Aguiar ?"
"Non, pas vraiment"
"Connaissez-vous des personnes qui en achètent ?"
"Oui
"
"Oui ? eh bien nous vous proposons de recevoir notre nouveau catalogue pour
la somme de 10 euros et avec une réduction spéciale de 50% car vous
êtes une nouvelle cliente, une cliente spéciale pour Robindébrouette
!"
"Ah, mais je ne souhaite pas
"
"Mais vos amis
s'y intéressent n'est-ce pas ? alors nous pouvons l'envoyer directement
à leur adresse !"
"Non, non, je vous remercie, euh, désolée,
ça ne m'intéresse pas."
"Bon, au revoir Madame, bonne
journée."
Et là le téléphone allait sonner
chez quelqu'un d'autre, même discours, même client spécial,
même "non merci"
quelle méthode ancienne et dépassée,
à l'heure de l'Internet, à l'heure de l'impression laser, des cartes
de crédit
Louise retourna à ses notes de cours : "Mise
en place dans les années ***, cette méthode de marketing a surtout
été populaire au début de la société de consommation
avec le porte à porte, aujourd'hui encore des sociétés spécialisées
l'utilisent afin de présenter leurs produits directement aux clients existants
ou potentiels (ex. pharmacies, dentistes, machines outils
)".
"José
!" cria-t-elle pour qu'il l'entende à travers le bruit "Il y
a des représentants qui passent dans ton entreprise ?"
"Des
quoi ?"
"Des représentants"
"Oui, il y en a
parfois, pourquoi ?"
"Et ils arrivent à placer leur produit
?"
"Ben, ça dépend ! Ca dépend du produit,
si on en a besoin ou pas."
Le besoin, encore une chose que Louise n'arrivait
pas bien à cerner, cette notion si importante et pourtant si vague ! On
vendait un produit à ceux qui en avaient besoin, mais avait-on besoin de
tout ce qu'on achetait ? De combien de types de stylos une entreprise avait-elle
besoin ? De combien de robes une femme avait-elle besoin ?
Comment allait-elle
faire pour trouver sa voie dans cette jungle commerciale ? Mieux valait sans doute
suivre l'exemple des trois Isabelles
apprendre son cours et répondre
parfaitement aux questions des petits examens et tests hebdomadaires. Pour le
concret il ne lui resterait plus qu'à s'armer de courage et, pour son entrée
sur le marché du travail, à bien choisir son stage.
Le stage
était la partie qui l'intéressait le plus, l'étape la plus
motivante de la formation : c'était le moment où elle allait se
confronter à une entreprise réelle ("de verdade" pensait-elle),
le moment où elle allait devoir faire face à un chef, à des
ordres, à des collègues de travail
enfin toute une ambiance
qu'elle n'avait encore jamais connu, ni en France, ni au Brésil, et qui
l'intriguait énormément. Elle se sentait comme une anthropologue
au bord de la découverte, excitée mais un peu nerveuse. Son année
d'enseignement ne lui avait rappelé que le temps où elle avait elle-même
était élève et ne l'avait pas avancée sur la vie dans
l'entreprise, mais aujourd'hui la profession d'assistante commerciale allait la
jeter directement au milieu des prédateurs qui faisaient tourner notre
monde moderne, quel défi ! Elle souriait en réfléchissant
à l'entreprise qu'elle allait prospecter
celle de José lui
paraissait intéressante, sans doute à cause de toute les histoires
qu'il lui racontait, mais elle n'avait pas envie de travailler dans les mêmes
bureaux que son mari, elle préférait garder pour elle sa vie privée.
"Oh, tu rêves ? j'ai dit à table !"
"J'arrive"