"Demat
dit !"
"De quoi ?" rétorqua Aurélie à
Soizic les yeux encore plus ronds que d'habitude.
"Bonjour, je te disais
'bonjour' en breton."
"Tu parles breton ? c'est dingue !"
"Ben oui, je parle breton, je suis bretonne."
"Mais j'y suis
déjà allée en Bretagne, tout le monde parle français
là-bas, c'est une langue morte le breton, non ?"
"Pas si
morte que ça ! depuis qu'on a le droit de l'apprendre à l'école
elle est redevenue une langue régionale importante."
"Avant
c'était interdit ?"
"Oui, tu as déjà entendu
parler de François 1er ?"
L'heure du cours approchait et les stagiaires
venaient un à un remplir les places de la salle de cours. Louise entra
avec un "hello" souriant, c'était l'heure du cours d'anglais.
"Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi dit Aurélie en riant" les
langues étrangères n'étaient pas son point fort et, malgré
les encouragements du professeur, elle évitait de se faire remarquer pendant
les leçons afin de ne pas avoir à répondre aux questions
qui l'auraient forcée à montrer son accent pitoyable.
"Comment
?" demanda Louise en tournant la tête vers Soizic, l'interrogeant des
yeux pour savoir de quoi il s'agissait.
"J'initie Aurélie à
la culture bretonne !"
"Ah bon, c'est intéressant, tu parles
breton ?"
"Oui, c'est une langue celte, complètement différente
du français."
"Comment dit-on "bonjour" en breton
?"
"Demat dit"
"Comment ? s'écria Aurélie
qui, bien que l'entendant pour la seconde fois, n'avait toujours pas réussi
à reconnaître une seule syllabe de la salutation de Soizic.
"Tu
peux aussi dire "Salud" si ça te paraît plus facile"
fit Soizic en souriant devant les grimaces de sa camarade.
"Mâ-â-di
?" c'est ça ?" tenta Louise toujours désireuse d'apprendre
des choses nouvelles.
"Démââd-dit."
"Démââd-dit."
"Voilà !" approuva Soizic tendant un doigt rondouillard et diaphane
vers sa nouvelle élève.
"Ah, c'est marrant comme langue
et comment dit-on "ça va ?" continua Louise.
"On dit
'Mat traou ganit' littéralement ça donne à peu près
'bien les choses avec toi ?'".
"C'est trop marrant" s'esclaffa
Aurélie "c'est tout à l'envers !"
"Exactement"
fit Soizic "nous les bretons on est contrariant" dit-elle en riant.
"Ca a l'air très difficile comme langue" dit Louise sérieusement.
"C'est ce qu'on dit, oui, pour moi c'est naturel, ma grand-mère le
parle encore tous les jours".
L'entrée du professeur d'anglais
les força à interrompre cette intéressante conversation,
plusieurs minutes se passèrent pourtant avant que Louise ne prête
attention au cours. Ses pensées étaient occupées par ce que
venait de dire Soizic. Soudain la France lui parut être une mosaïque
sonore et linguistique.
Elle ne s'était jamais intéressée
aux langues régionales, sa mère et toute sa famille française,
du moins tous ceux qu'elle connaissait, venaient de la région parisienne,
certains évoquaient parfois des racines en Limousin et des ancêtres
parlant en langue d'Oc, mais cela avait toujours retenti comme une légende
aux oreilles de Louise. Elle était née dans un pays immense et jeune,
elle avait appris à l'école que des milliers de tribus d'indiens
de l'Amazonie parlaient des milliers de langues ou dialectes différents,
qu'ils étaient en voie de disparition, menacés. Jamais elle n'avait
pensé que le "premier monde" comme on disait là-bas, possédait
aussi ses tribus, ses langues et ses dialectes. La France, si petite comparée
au Brésil, prenait aujourd'hui pour elle des allures de constellation culturelle
infinie ou chaque jour une étoile risquait aussi de s'éteindre.
"Could someone please read the text for us?"
Le silence qui suivit
la question du professeur réveilla Louise de son songe culturel, à
côté d'elle Soizic tournait les pages de son livre avec une attention
fabriquée, de l'autre côté Aurélie avait la tête
si basse que ses cheveux blonds balayaient légèrement la page où
se trouvait le fameux texte que personne ne voulait lire.
Enfin une main se
leva, c'était Josiane, la plus âgée, pour elle les cours de
langue étaient une bénédiction qui allaient lui donner la
possibilité d'utiliser ses dix ans d'expérience dans le commerce
sur des marchés plus internationaux. Pour Louise Josiane était une
courageuse, une femme que rien n'arrête, car à quarante-cinq ans
il devait être bien difficile de reprendre une formation avec des jeunes
plutôt arrogantes et sans aucune expérience.
Josiane en était
arrivée au milieu du texte quand le professeur l'arrêta.
"Un
instant" dit-il en anglais, "pas si vite, avez-vous bien compris cette
première partie ?"
"No", dit Josiane visiblement embêtée.
"Alors nous allons reprendre ensemble, s'il-vous plaît."
"Ok"
dit Josiane soulagée.
"Et puisque tout le monde a du mal à
lire, nous allons lire tous ensemble, phrase par phrase, je sais que ce n'est
pas une chanson des Beatles mais essayez quand même de sentir le rythme
de la phrase, ça monte, ça descend, il y a des syllabes fortes et
d'autres qu'on n'entend presque pas, voyez-vous ?"
Quand le professeur
Dixon, qui voulait qu'on l'appelle Vaughan mais que tout le monde appelait quand
même M. Dixon en raison de la difficulté que représentait
le "g" muet au milieu de son prénom, lisait le texte tiré
du Financial Times de la veille, il était en effet évident que cette
langue avait un rythme et tout ce qu'il avait dit, répéter après
lui se révélait parfois plus difficile, mais c'était lire
seul qui posait bien entendu les plus grandes difficultés, tant pour Josiane
que pour un bon nombre d'autres élèves de la formation "assistanat
au commerce international". Certains devaient avoir l'oreille plus musicale
et lisaient avec plaisir, partageant leur bel accent avec leurs camarades plus
dépourvus : un texte bien lu aidait infiniment à la compréhension
du contenu économique. Aujourd'hui il s'agissait de décisions prises
à Bruxelles concernant les aides à l'agriculture dans l'Union Européenne
et une fois que tout le monde eut lu et répété en cur,
Vaughan Dixon ouvrit le débat qui constituait généralement
50 % de son cours et auquel seule Aurélie ne participerait vraisemblablement
pas, par une question, "les fruits et légumes sont-ils trop chers
ou pas assez chers ?".
C'était un problème que Soizic connaissait
bien, son visage blanc de petite fille d'agriculteur breton, se tourna vers le
professeur avec une moue renfrognée "Mr. Dixon" commença-t-elle
"Vau'n" interrompit le professeur avec un petit geste de simplicité
"Vau'n" reprit Soizic prête à toutes les concessions linguistiques
pour pouvoir revendiquer les droits de ses ancêtres "I think fruits
and légumes are cheaps, they must be more expensive".
"Ok,
and why is that ?" interrogea le professeur sans relever le fait que "fruit"
en anglais ne prend jamais de "s", que légumes se dit "vegetables",
que cheap ne s'accorde pas et que "devraient" se dit "should"
et non "must", il était manifestement intéressé
par la véhémence de son élève.
Le débat
qui s'en suivit sur le prix des denrées alimentaires, les revenus des agriculteurs,
les aides gouvernementales, les abus des intermédiaires, l'import et l'export
et les supermarchés ne se termina que lorsque la fin du cours sonna sur
la promesse expresse que l'on reprendrait la prochaine fois là où
l'on en était resté.