Ce
matin dans le train de 9 heures 23 qui menait Louise à la gare Saint Lazare
tous les jours, Henri s'était à nouveau endormi sur son magazine
de business
Louise l'observa et commença à s'imaginer quelle
pouvait bien être la vie de cet homme, un homme d'affaires manifestement,
mais de quelles affaires ? importateur de matières premières ou
exportateur de parfums de marque ? actionnaire d'une société d'immobilier
internationale ou armateur de navires ?
D'un petit coup de coude Louise le
réveilla, les yeux écarquillés il chercha à voir le
nom de la station par la fenêtre, on n'était pas en gare et il fronça
les sourcils en regardant en direction de Louise qui lui fit son plus beau sourire.
"Excusez-moi, Monsieur" lui dit-elle "vous êtes homme d'affaires
?"
"Mais oui !" répondit Henri encore endormi sans comprendre
comment elle pouvait savoir cela.
"Excusez-moi encore mais dans quelle
branche exactement travaillez-vous ?"
"Hmm" Henri reprenait
son air officiel lentement, cette personne voulait manifestement quelque chose
de lui, il ne savait pas encore quoi mais il se méfiait déjà.
"A qui ai-je l'honneur ?"
"Je suis Louise, Monsieur, Louise
Aguiar, étudiante en assistanat commercial."
"Ah, et que
voulez-vous savoir ?"
"Eh bien, je vous demande dans quelle branche
vous travaillez car je cherche à faire un stage, dans un domaine international"
"Oui, vous avez un CV ?"
"Bon, avant de vous donner mon CV
j'aimerais quand même savoir dans quelle branche vous travaillez, si cela
est possible."
"Ah oui, je suis importateur de fruits exotiques
!"
"Très bien, Monsieur
comment vous appelez-vous au
fait ?"
"Henri Martin"
"Parfait, Monsieur Martin,
voici mon CV" dit Louise en sortant une enveloppe kraft de son sac. Elle
accompagna ce geste par une présentation plus complète, "je
suis française et brésilienne, je connais très bien le marché
du fruit car ma région a une production et une exportation importante de
ces matières premières, je pourrai vous être utile pour la
recherche de partenaires et la négociation car je suis bilingue. Pour le
moment je ne souhaite qu'un stage d'un mois avec convention mais je suis disponible
par la suite pour un contrat en CDI si toutefois vous appréciez mon travail
et, cela va sans dire, si vos conditions me conviennent."
"Oui,
euh
" pris de court M. Henri Martin ne savait plus quoi dire, l'enveloppe
à la main il cherchait encore comment lui répondre lorsque le train
s'arrêta en gare de St Lazare.
"Je vous souhaite une bonne journée,
et à bientôt j'espère !" sourit la jeune femme en se
levant de son siège.
***
"Tante
Jeanne !" appela Louise à travers son téléphone portable.
"Oui, c'est toi ma petite Louise ?"
"C'est moi, tu vas bien
?"
"Ca va, et toi ? tu as l'air très contente !"
"Oui, je viens de faire un truc impensable ! tu ne t'imagines pas !"
"Et quoi donc, raconte moi."
"J'ai réveillé un
homme d'affaires dans le train pour lui donner mon CV !!"
"Ah ?
Et si tu venais me voir pour me raconter tout ça, cela fait longtemps qu'on
ne s'est pas vu, viens ce soir dîner avec moi, je serai seule, les enfants
vont au cinéma."
"D'accord, je passerai après mes
cours, vers 6 heures, tu seras là ?"
"Oui, à ce soir
Loulou."
"A ce soir Tati."
***
Contrairement
à ce que pensaient certaines de ses camarades, Louise n'aimait pas particulièrement
qu'on la remarque, elle avait juste un certain don pour les études "un
don de Dieu" disait-elle humblement. Aussi quand elle arriva dans le couloir
de formation elle avait déjà laissé de côté
son aventure du matin et s'était remise à réviser mentalement
ses conjugaisons espagnoles, un exercice qu'elle jugeait particulièrement
périlleux : l'espagnol ressemblait au portugais comme un frère jumeau,
mais alors comme un faux jumeau seulement parce qu'il ne fallait pas se laisser
aller à compter sur ses connaissances en portugais pour s'en sortir, la
prononciation annonçait déjà la couleur, l'orthographe prenait
la suite et la grammaire venait conclure sur les particularités de cette
autre langue latine.
La conjugaison du verbe "donner" fut soudain
interrompue par la voix de la secrétaire venant de la petite salle qui
lui servait de bureau. Tous les mardis à quinze heures et quinze minutes
exactement on entendait la voix de Simone répondre avec la même patience
agacée :
"Non Monsieur, il n'y a pas de Mme Crapaud ici, c'est
une erreur."
"Mais puisque je vous dis qu'elle habite ici"
répondait la voix au bout du fil.
"Monsieur, je vous ai déjà
dit que personne n'habite ici, ce sont des bureaux".
Mais si, vous devez
faire erreur, 01.42
c'est bien le numéro qu'elle m'a donné,
Crapaud, Suzanne Crapaud, oh, cela fait longtemps que je n'ai plus de nouvelles,
ça serait bien gentil de votre part ma p'tite dame de lui dire que j'ai
"
"Monsieur, Monsieur" s'énervait d'une voix contrôlée
la secrétaire de formation qui connaissait déjà par cur
la rengaine "personne de ce nom ni d'un autre n'habite ici !"
Louise
reprit la conjugaison du verbe "dar" au prétérit, évitant
le regard des nouvelles recrues qui s'esclaffaient en imaginant la tête
de cette Mme Crapaud dont elles entendaient parler pour la première fois.