Lors
de ses sorties quotidiennes José avait appris à connaître
le quartier, ses commerçants et ses plaques derrière lesquelles
il imaginait des vies de bureau à la française où retentissaient
les "bonjours", "s'il vous plaît" et "merci"
auxquels il avait eu quelques difficultés à s'habituer à
son arrivée en France.
Il achetait le Monde et s'installait parfois
à la vitrine du Macdô qui faisait le café filtre à
un euro, un prix très abordable comparé à celui des bars
de l'avenue des Champs Elysées.
Les touristes passaient en rangs serrés,
l'appareil photo à la main, une jeune femme au teint scandinave s'était
arrêtée en plein milieu de l'avenue pour prendre un cliché
de ses deux enfants blonds devant l'arc de triomphe d'un côté puis
l'obélisque de la place de la Concorde de l'autre. Un groupe de Japonaises
bavardait près de lui, en route pour les magasins Vuitton et Hermès.
Parfois quelqu'un lui demandait un renseignement et il se sentait alors presque
français, il indiquait avec une froideur toute parisienne l'office de tourisme
qui se trouvait juste en face et continuait son chemin.
Ainsi vivaient les
natifs de la capitale, formels et pressés, ils ne se détendaient
que pour les connaissances de longue date et le client régulier à
qui ils offraient un "comme d'habitude" plein de cordialité.
Mais la bonne humeur de José lui avait déjà ouvert quelques
portes et notamment celle des studios Naché où le va et vient permanent
l'avait un jour attiré.
"C'est quoi ces studios ?" avait-il
demandé à un groupe de jeunes vêtus de sweat-shirts publicitaires
qui étaient sortis prendre leur pause. L'un d'entre eux mangeait un pain
au chocolat, un autre fumait une cigarette, celui qui avait la bouche vide répondit
avec fierté "cinéma". José n'était pas surpris
mais le félicita stratégiquement "C'est cool, vous faites du
cinéma alors ?"
"Ouais, enfin moi je suis coursier, eux ils
sont figurants, tu vois."
"Ah oui, mois je suis office-boy là-bas
chez Peterson" répondit José.
"Connais pas."
"C'est à deux rues d'ici."
L'homme à la cigarette
expira une fumée malodorante et dit : "C'est quoi office-boy ?"
"Ben, c'est comme coursier quoi
" dit José en toussant
" enfin on fait des services comme les petites réparations, les photocopies,
les déménagements et tout ça."
"Ah ok
comment tu t'appelles ?"
"José et toi ?"
"Patrice"
"Moi c'est Richard" dit le mangeur de pain au chocolat qui avait fini
son goûter, tout souriant il offrit sa main un peu grasse à José
qui n'osa pas refuser de la serrer. Suivit alors une série de poignées
de mains, le coursier s'appelait Brian, il avait les cheveux courts et dressés
sur la tête avec du gel, ses petits yeux noirs lui donnaient un air un peu
oriental, il demanda bientôt à José s'il était français,
annonçant déjà avec fierté qu'il était lui-même
marocain. José provoqua l'admiration en révélant ses origines
brésiliennes, "ouah ! la classe", "ah, c'est chouette le
Brésil", "Ronaldinho ! Romario ! génial !".
Cela
faisait bien longtemps qu'il avait arrêté de lutter contre ce genre
de stéréotypes, il ne faisait plus que rire aux exclamations de
ses admirateurs, laissant de côté ses opinions politiques et vues
sociales, sa connaissance d'une réalité contrastée.
Tout
le monde continua donc à rire en se rappelant la dernière victoire
du Brésil en coupe du monde et il fut rapidement convenu qu'on se reverrait
pour déjeuner le lendemain afin d'approfondir cette conversation passionnante.
Pas fâché de s'être fait de nouvelles connaissances dans ces
rues aux hautes façades de pierre, José s'en retourna à sa
chaise à cinq roues et à son ordinateur.
Ce qui l'attendait
là était du jamais vu dans ces quelques mois de travail parisien,
outre un mot de Louise, il y avait sur sa boîte vocale deux messages : le
premier expliquait un travail qui impliquait quelques milliers de photocopies
à faire de toute urgence pour une affaire cruciale. L'autre était
du collègue office-boy criant dans l'écouteur de son portugais du
Portugal qui faisait sourire José "Et alors, t'es où mec !?
Putain, c'est pas vrai, le plafond s'est effondré, qu'est-ce que tu fous
on t'attend au cinquième !"
José monta quatre à
quatre les deux étages qui le séparaient du cinquième et
découvrit la scène la plus grotesque qu'il ait encore vue chez Peterson
: deux directeurs de département tentaient d'éponger leurs bureaux
avec des serpillières pendant que leur secrétaire allait et venait
avec la bassine à la main.
Mario était là avec la chef
du personnel, supervisant les opérations les mains sur les hanches dans
l'attente des plombiers et autres réparateurs qu'ils avaient déjà
appelés en urgence.
Le faux-plafond s'était en effet effondré,
des dalles de polystyrène pendouillaient laissant voir les poutres et des
gouttes tombaient toujours sur les bureaux déjà trempés du
directeur marketing pied nu dans les flaques et du directeur communication dont
les centaines de carton d'invitation avaient épongé une partie de
l'inondation.
"Mes invitations !" se lamentait-il "Merde, merde,
merde !! Jeannine, vite, retrouvez-moi mon agenda." Sans la regarder, il
agitait sa main au bout d'un bras nerveusement tendu vers la jeune-femme aux yeux
écarquillés qui se tenait un peu en retrait.
"Tout de suite
Monsieur Reverdi" répondit-elle en passant la porte.
"Mario
! Débrouillez-vous pour que mon bureau soit sec quand je reparaîtrais"
hurla-t-il en lui balançant dans les bras la bassine que Jeannine avait
abandonnée sur sa table.
Le DG Marketing avait cessé lui-aussi
la lutte contre les eaux et rendait grâce au ciel que son agenda électronique
n'ait pas été atteint par les gouttes.
Helen, la chef du personnel,
était catastrophée, avec son air de prendre tout le monde pour des
enfants un peu difficiles elle ne cessait de répéter "Oh, dear,
dear, dear !" grande femme sèche aux dents remarquablement avancées,
elle était en effet d'origine anglaise et n'avait pas perdu au cours de
toutes ses années de vie en France, les exclamations typiquement britanniques
qui faisaient son charme et sa réputation.
José essayait de
s'empêcher de sourire quand il sentit tous les yeux se tourner vers lui
avec la ferme intention de trouver un coupable à ce regrettable incident
humide et plutôt malodorant.
"Qu'est-ce qu'il s'est passé
?" demanda-t-il sérieux à Mario.
"Je sais pas, une
fuite sûrement".
"Oh, c'est terrible" dit Helen "il
faut que j'appelle le propriétaire !" et elle sortit sur ce, de son
petit pas pressé.
Le DG Marketing en profita pour s'éclipser
à sa suite, son précieux agenda électronique en main, laissant
les deux lusophones face au désastre.
"Bon ben, c'est parti"
fit Mario résigné. Rien ne disait dans la définition de l'"Office
Boy" qu'on devait nettoyer par terre après les catastrophes naturelles,
mais enfin, rien ne disait non plus dans le contrat de José qu'il pouvait
refuser d'exécuter une tâche qui lui paraissait plutôt faire
partie des attributions des pompiers amateurs