"Enfin
le week-end !" dit José en s'affalant dans le petit canapé
convertible qui leur servait aussi de lit.
Leur intérieur était
tout simple, plutôt estudiantin, ils possédaient en tout et pour
tout : une table en sapin vernis et trois chaises pliantes, deux tasses à
café, quatre tasses à thé et des verres petits et grands,
une petite télé que la famille de Louise leur avait donné,
un grand nombre d'assiettes de teintes variées achetées au poids
dans une braderie de banlieue avec un lot de couverts inox en parfait état,
un petit tapis en laine que José utilisait comme descente de lit ("je
ne vais quand même pas mettre les pieds directement sur le sol tout froid
!" disait-il) et, bien sûr, une petite cafetière "à
l'italienne".
A la maison ils parlaient toujours portugais, un portugais
bien de chez eux, teinté d'expressions nordestines, mais quand ils sortaient
José insistait pour que l'on ne parle que français : "tu n'es
plus au consulat brésilien" disait-il à Louise "tu peux
parler français !". Il n'aimait pas beaucoup les regards des passagers
curieux face aux locuteurs étrangers.
Ce samedi là, le temps
d'une douche et d'un repas rapide, les deux amoureux décidèrent
de partir découvrir un nouvel endroit propice à la promenade.
Le ciel bleu les avait attirés jusque dans les sous-bois et les forêts
des anciennes demeures royales où les familles en pique-nique et les sportifs
amateurs avaient depuis longtemps remplacé les courtisans et autres aristocrates
en carrosse. Les arbres européens ne lassaient pas de les fasciner, ils
n'étaient pas aussi grands et massifs que les essences américaines
mais la douceur de leurs teintes et la finesse de leurs branches créaient
des ombres découpées sous lesquelles il faisait bon s'aventurer.
Parfois un sentier sans sortie ou un sous-bois trop dense les faisait reculer
vers un chemin plus aménagé. Les orties et les ronces ne passaient
pas au travers de leurs jeans épais mais ils ne se sentaient pas vraiment
de taille à affronter cette nature sauvage et encore mal connue.
José
respirait et se délectait du parfum de bois et de terre, Louise cueillait
des herbes folles dans lesquelles elle soufflait parfois, les maintenant de ses
deux pouces.
Les brindilles craquaient sous leurs pas au long du chemin, ils
étaient silencieux.
Louise se pencha pour arracher une nouvelle herbe,
José lui attrapa le bras et dit :
"Arrête avec ces feuilles
!"
"Pourquoi ? dit-elle étonnée"
"Ca
fait une heure qu'on marche et tu ne dis rien, tout ce que tu fais c'est du bruit
avec des herbes !"
"Et alors ? fit Louise. Qui est-ce que ça
dérange ?"
"Moi ! rétorqua José, moi ça
me dérange, vois-tu ! Depuis qu'on est en France tu es devenue
comment
dire
silencieuse ! absente quoi !"
"Tu exagères !"
dit Louise fâchée, elle avait l'habitude des grands mots de son mari
mais se sentait tout de même triste qu'il transforme cette balade en forêt
en dispute conjugale.
"On ne se voit pas de la semaine et le week-end
tu n'as rien à dire, tu ne dis rien, tu ne racontes rien."
"Oh,
arrête, ça va ! Tu sais très bien que si je ne dis rien c'est
parce que je suis comme ça, j'apprécie la nature et notre promenade,
toi tu es plus bavard, c'est tout. On ne va pas revenir là-dessus, non
? Ca fait déjà plusieurs années qu'on est mariés tu
devrais être habitué !" Louise était maintenant vraiment
énervée, chaque fois que José avait un problème à
résoudre il commençait par s'en prendre à sa femme, comme
si l'attaque allait l'aider à se défendre. "Tous les soirs
je te raconte ce qu'il y a eu pendant la journée continua-t-elle "tu
ne veux pas non plus que je te fasse un résumé de toute la semaine
le week-end, non ?" dit encore Louise du fond de sa sensibilité.
"Je ne sais pas comment je vais faire pour écrire mes articles. L'ambiance
ici ne m'aide pas ! A Canto je voyais des journalistes tous les jours, je travaillais
avec une équipe ça me stimulait. Ici je fais les corvées
d'une bande d'énergumènes qui se prennent pour des génies
et quand je sors je suis crevé
"
"Et c'est de ma faute
peut-être ? explosa Louise, tu vas bientôt dire que si tu es ici c'est
uniquement à cause de moi "pour me faire plaisir" comme on dit
en français !"
"Non, bien sûr que non
" José
reprenait peu à peu son calme, "bien sûr c'est une décision
qu'on a prise ensemble et je sais bien que ce n'est pas facile pour toi non plus
"
"Tu préférerais rentrer ? tu as des regrets ?"
"Je
ne sais pas. La France est tellement différente de ce que j'imaginais."
Le ciel s'était obscurci, la nuit tombait bien vite en ce mois de décembre
et à mesure que le calme revenait entre eux le soleil était descendu
derrière les arbres nus. Louise et José s'en étaient retournés
à vive allure vers la station de RER, il faisait très froid maintenant
qu'il n'y avait plus de soleil.
***
"Tu
rentres bien tard ce soir, José, je me suis inquiétée
"
Louise attendait depuis sept heures du soir d'entendre le pas de son mari dans
l'escalier de l'immeuble. Il était neuf heures et cette absence ne lui
ressemblait pas.
"C'est la grève, ça a commencé
plus tôt que prévu, quand je suis arrivé à Saint Lazare
il n'y avait aucun train, j'ai fini par aller à la Défense pour
prendre un bus, j'aurais bien voulu t'appeler mais je n'avais plus de crédit
sur ma carte
je suis désolé ma puce" dit-il en l'embrassant
sur le front.
"C'est pas grave
tu as l'air content, qu'est-ce qu'il
se passe d'autre ? tu as eu une augmentation ou quoi ?"
"Non, pas
du tout, enfin oui je suis content parce que je viens de trouver un premier thème
d'article pour Verde, je vais couvrir la grève, écoute, j'ai déjà
rédigé un brouillon
" il sortit de sa poche une feuille
quadrillée totalement froissée où il avait inscrit au stylo
bille quelques lignes serrées "Paris." commença-t-il,
"Gare Saint-Lazare, la plus ancienne gare de grandes lignes en France, chaque
jour des millions de voyageur y arrivent et en partent à destination de
villes aussi proches que Pont Cardinet et aussi lointaines que Le Havre, grand
port français. Aujourd'hui comme chaque jour les dix millions d'habitants
de Paris et sa banlieue se réveillent et se lèvent pour se rendre
à leur travail, situé parfois à plus de deux heures de route
de chez eux. Le système ferroviaire français est développé
et il est souvent plus rapide de se rendre au travail en train, en RER ou en métro
qu'en voiture, souvent, mais pas aujourd'hui, car aujourd'hui c'est la grève.
Demandez à un parisien et il vous le dira, les services publics prennent
en otage les voyageurs, pendant que certains font la grève d'autres sont
obligés de se lever à cinq heures du matin, voire même de
prendre des journées de congés forcées pour ne pas avoir
à faire face aux trains bondés. L'avis de grève a été
lancé hier et ce soir, à la gare Saint Lazare, le panneau d'affichage
est à moitié vide, un train sur six sur certaines destinations,
aucun train sur d'autres, à sept heures du soir le hall grouille de travailleurs
fatigués qui ne s'attendaient pas à ne pas pouvoir rentrer chez
eux ce soir. Une grève est toujours une mauvaise surprise, même annoncée,
même limitée dans le temps. Faut-il asphyxier entre deux épaules
ou la tête coincée contre la vitre ? Vaut-il mieux prendre sa voiture
et s'attaquer aux embouteillages massifs qui emplissent la capitale ? Personne
n'a encore trouvé de remède miracle, tous les ans c'est la même
chose, demandez à un parisien, il vous le dira !"
"Hmm, pas
mal du tout ! tu as écrit ça dans le train ?"
"Non,
j'ai pris le bus, j'ai écrit ça sur mon genou en attendant que le
bus arrive, c'est bon ? qu'est-ce que tu en penses ?"
"Tu sais moi,
je ne suis pas journaliste, crois-tu que cela intéressera le journal ?"
"J'espère, enfin nous verrons bien, je vais taper ça et leur
envoyer tout de suite"
"José, tu n'as même pas dîné
et il est tard, à chaque jour suffit sa peine
"
"Tu
ne te rends pas compte de ce que tu dis, demain je n'aurai plus l'exclusivité,
c'est aujourd'hui ou jamais !"
"Une grève ce n'est pas si
grave que cela
"
"Il faut encore que j'en analyse les aspects
politiques, j'ai encore beaucoup de travail ce soir, allez je m'y mets !"
Louise savait qu'il n'y avait rien à ajouter : José ne décollerai
pas de son ordinateur avant d'avoir envoyé l'article. "Tête
de mule !" pensa-t-elle en souriant.
"Louise !"
"Oui
mon cur ?" elle savait déjà ce qui allait suivre
"Il reste encore de la soupe d'hier ?"
"Oui, tu veux que je
t'en apporte ?"
"Je veux bien merci, cela me gagnera du temps
"
Alors la jeune femme armée d'une grande louche plongea au fond du faitout
et en ramena à la surface de belles carottes ainsi que quelques morceaux
de poireaux qu'elle plaça dans un bol en céramique blanc.