Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13

 

 
Roman "Des Gens qui Marchent" Tome I "Nord-Est"
C'était un pays sans saisons. Un pays où tous les jours on se
réveillait en disant il
fait chaud et tous les soirs on s'endormait
en sueur. Le ciel semblait contenir une quantité infinie de bleu,
de bleus de toutes nuances et de toutes densités, on était tenté
de dire " des bleus de toutes les couleurs ", parfois si clairs que
les rayons jaunes les transperçaient presque entièrement,
parfois si profonds que la mer s'y mélangeait. Tous les jours
des nuages flottaient sur ce bleu, poussés par un petit vent
doux qui venait vous soulager de son souffle bienfaisant. Ils
passaient bien au-delà de la cime des cocotiers dont la partie
basse de l'horizon du quartier des Banquiers était remplie.
La partie haute était verte aussi, mais il y poussait des
gratte-ciel à l'architecture plus que moderne, leur hauteur
sentait une autre amérique. Les nuages voyaient tout du littoral
et, à la saison des pluies, se gonflaient et se vidaient comme
des bombes à eau aux mains des enfants espiègles, seules les
montagnes les arrêtaient aux portes d'un climat quasi
désertique, malgré les prières des gens de l'intérieur qui, peau
tannée comme le cuir de leurs chapeaux, scrutaient le ciel à la
recherche d'un signe d'eau. Il venait de l'intérieur, sans
chapeau mais avec le regard profond des hommes qui ont
grandi sur une terre difficile. Elle venait de la mer, toute l'eau
du monde coulait dans ses yeux clairs, de ses mains naissaient
toutes les plantes bercées et nourries par le soleil et la pluie.
"Tu ne trouves pas que la mer est fascinante ? Elle est pleine de tons et de couleurs différentes, si on devait la peindre on ne saurait pas quelle teinte choisir…"ainsi parlait il, pieds nus dans le sable chaud, sa main sur l'épaule de sa compagne. Elle, les yeux dans l'océan et les cheveux emmêlés par le vent, pensait que le monde est couvert d'eau, l'eau du ciel aussi lui semblait impossible à représenter. Comment attribuer une couleur seule à ces nuages immatériels qui semblent changer de forme et de luminosité chaque fois qu'on croit les avoir saisis ?
Ils marchaient ce jour là sur la plage comme deux vacanciers inoccupés. Pourtant ce moment n'était qu'une trêve dans une vie pleine de contraintes. Sa tête à lui était rongée par ce quotidien difficile, par cette lutte incessante contre le manque d'argent et le désir d'exploitation des patrons. Tout le pays lui semblait dominé par des milliers de petits et de grands patrons dont le seul plaisir était le pouvoir. La veille encore il avait dû participer à l'assemblée des copropriétaires de sa résidence. Expérience passionnante s'il en fut…
Le président du syndic avait affiché au préalable dans toutes les cages d'escalier une liste des"modifications au règlement interne"qui se résumait en vérité à une dizaine d'interdictions plus ou moins raisonnables :"il est interdit de laisser la grille ouverte","il est interdit de fumer dans l'escalier","il est interdit de laver sa voiture dans la cour","il est interdit d'avoir un oiseau ou un animal domestique"… de ces additions à un règlement dit 'collectif' voté, comme le président le rappela officiellement durant l'assemblée nocturne en question, par le syndic au complet (M. Le Président, Mme et deux ou trois voisins de palier), José avait retenu le point suivant : son chat était désormais un habitant indésirable de la résidence Copa Cabana, un squatter, un intrus, pire qu'un cafard, rien de plus qu'un rat à chasser d'urgence !
N'étant pas lui-même propriétaire, José se demandait comment résoudre ce problème félin ; sa femme ne semblait pas vouloir contempler l'idée d'une séparation d'avec cet animal doux et exagérément plaintif qui se traînait sur le sol en miaulant pour attirer son attention et exprimer son désir intense de sortir rejoindre ses petits camarades de rue, là-bas, près des poubelles.
Pôxa, c'était son nom, à la petite chatte siamoise qu'ils avaient ramenée de Natal, n'était pas très raisonnable et Louise pensait qu'elle faisait trop de bruit, elle se demandait comment l'empêcher de miauler, les voisins allaient s'énerver, pensait elle, tout le monde allait savoir qu'une hors-la-loi se cachait dans l'appartement 204 du bloc B. Déjà, leurs sorties nocturnes avec Pôxa en laisse n'avaient pas dû passer inaperçues !
José envisageait déjà de la ramener chez sa mère, et imaginait avec angoisse comment se passerait le voyage retour. L'aller avait été épique ! Pour commencer l'animal n'avait pas du tout apprécié que l'on referme la caisse sur elle et s'était à moitié arraché la gueule en voulant déchirer avec les dents le carton épais pour pouvoir passer la tête par les trous d'aération que le pauvre Manolo avait eu le malheur de faire un peu trop grands -pensant sans doute qu'elle pourrait ainsi mieux respirer ! Après l'ajout d'une seconde boite en carton pour contenir le fauve, ils se mirent en route pour rentrer chez eux, le chat mordant sa caisse avec toute la force de ses quatre mois miaulait sans cesse et d'une voix désespérée. Arrivés au car, un nouveau problème se posa, pas d'animal autorisé en cabine… après moult discussions ils avaient obtenu de la faire voyager dans un des coffres à bagages du car qui miraculeusement ce jour là était vide. Et pendant tout le trajet Louise ne cessa d'imaginer la pauvre chatte suffoquant ou brinquebalant ou mourant de soif ou ou… Mais à l'ouverture du coffre la bête sauvage était couchée tranquillement à côté de sa boîte dont elle était sortie, profitant sans doute d'une secousse opportune.
Au bout d'une semaine d'angoisse, modérée toutefois par l'idée que la résidence était de toute façon et de manière irréversible envahie par des félins de tous gabarits, le portier Ednaldo vint annoncer le début de la session extraordinaire tant attendue. Ednaldo était lui-même plein d'angoisse quant au nouveau règlement car, bien que n'habitant pas la résidence, l'infortuné avait eu la faiblesse de recueillir un minuscule chaton noir et blanc abandonné derrière un pilier un jour de pluie et l'élevait depuis aux vus et aux sus du président et de sa court.
L'heure de savoir si les petits résidents poilus devraient trouver refuge ailleurs était enfin arrivée et le jeune couple s'en était allé rejoindre les copropriétaires en question dans la salle des fêtes, une petite maisonnette ouverte située au fond de la cour. Pour la première fois ils voyaient leurs voisins de près, la vie d'immeuble a ceci d'étrange qu'elle concentre les habitations tout en rendant les gens distants les uns des autres, comme si l'on voulait se protéger de cette promiscuité forcée en ignorant ses compagnons de cellule. L'assistance était variée, chacun souhaitait donner voix à ses frustrations. Certains disaient,"il y en a qui laissent le portail ouvert !", on imaginait un mécanisme parfait qui, télécommandé de manière électronique, permettrait d'éviter d'avoir à penser à fermer soi-même et garantirait une sécurité mille fois supérieure, on discutait du prix de cet équipement formidable, il se trouvait même une dame fort élégante qui vendait justement l'appareil merveilleux à un prix d'ami parfaitement imbattable, on réalisait soudain que si le portail lui-même devenait sans reproche, les murs n'en resteraient pas moins trop bas pour empêcher qu'on les saute… et comment allait on payer tout ça finalement ?
Pour certains le problème principal n'était pas de fer forgé ou de parpaing mais d'ordures, car, comme l'avait annoncée la circulaire affichée sur tous les murs de tous les étages de toutes les cages d'escalier de tous les immeubles de la résidence Copa Cabana 9, il était formellement interdit de laisser ses poubelles devant la porte. Hors, certaines personnes - que l'on ne nommerait pas mais qui habitaient indubitablement au rez-de-chaussée de l'immeuble A - avaient pêché durant la semaine sainte en jetant le produit de leur pêche - ou ses arêtes - dans les plates-bandes sous leurs fenêtres générant ainsi une abominable odeur de morue pourrie. Mais les nombreux chats des alentours avaient sans doute effectué un nettoyage rapide des prémices car personne ne s'était plaint d'avoir dû ramasser sous les fenêtres malodorantes. D'ailleurs, quand vint le tour d'interdire plumes et poils, le président annonça au soulagement de José et Louise que, bien sûr, il n'était pas question d'interdire les petits oiseaux ou les matous, d'ailleurs son amie du 106 avait elle-même un petit chat fort sympathique, non, seulement la copropriété ne voulait pas de grands chiens bruyants qui pourraient créer du désordre en son seing. Apparemment personne n'avait d'ami canin dans l'assistance et ce nouvel article amendé du règlement ne souleva aucun commentaire.
Bientôt la fin de la réunion arriva, la fille du président dormait déjà depuis longtemps par terre sur son lapin en peluche, le président désirait que chacun lui laissât son numéro de téléphone, malheureusement il n'avait pas amené de stylo ni de papier et cela compliquait considérablement l'opération. Chacun s'en retourna chez soi.
A la maison Pôxa les accueillit d'un miaulement réprobateur et José annonça à l'animal parfaitement indifférent qu'elle avait désormais un visa permanent.
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