C'était
un pays sans saisons. Un pays où tous les jours on se réveillait
en disant il fait
chaud et tous les soirs on s'endormait en sueur. Le ciel semblait contenir
une quantité infinie de bleu, de bleus de toutes nuances et de toutes
densités, on était tenté de dire " des bleus de
toutes les couleurs ", parfois si clairs que les rayons jaunes les transperçaient
presque entièrement, parfois si profonds que la mer s'y mélangeait.
Tous les jours des nuages flottaient sur ce bleu, poussés par un petit
vent doux qui venait vous soulager de son souffle bienfaisant. Ils passaient
bien au-delà de la cime des cocotiers dont la partie basse de l'horizon
du quartier des Banquiers était remplie. La partie haute était
verte aussi, mais il y poussait des gratte-ciel à l'architecture plus
que moderne, leur hauteur sentait une autre amérique. Les nuages voyaient
tout du littoral et, à la saison des pluies, se gonflaient et se vidaient
comme des bombes à eau aux mains des enfants espiègles, seules
les montagnes les arrêtaient aux portes d'un climat quasi désertique,
malgré les prières des gens de l'intérieur qui, peau
tannée comme le cuir de leurs chapeaux, scrutaient le ciel à la
recherche d'un signe d'eau. Il venait de l'intérieur, sans chapeau
mais avec le regard profond des hommes qui ont grandi sur une terre difficile.
Elle venait de la mer, toute l'eau du monde coulait dans ses yeux clairs,
de ses mains naissaient toutes les plantes bercées et nourries par
le soleil et la pluie. |
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"Tu ne trouves
pas que la mer est fascinante ? Elle est pleine de tons et de couleurs différentes,
si on devait la peindre on ne saurait pas quelle teinte choisir
"ainsi
parlait il, pieds nus dans le sable chaud, sa main sur l'épaule de sa compagne.
Elle, les yeux dans l'océan et les cheveux emmêlés par le
vent, pensait que le monde est couvert d'eau, l'eau du ciel aussi lui semblait
impossible à représenter. Comment attribuer une couleur seule à
ces nuages immatériels qui semblent changer de forme et de luminosité
chaque fois qu'on croit les avoir saisis ? Ils marchaient ce jour là
sur la plage comme deux vacanciers inoccupés. Pourtant ce moment n'était
qu'une trêve dans une vie pleine de contraintes. Sa tête à
lui était rongée par ce quotidien difficile, par cette lutte incessante
contre le manque d'argent et le désir d'exploitation des patrons. Tout
le pays lui semblait dominé par des milliers de petits et de grands patrons
dont le seul plaisir était le pouvoir. La veille encore il avait dû
participer à l'assemblée des copropriétaires de sa résidence.
Expérience passionnante s'il en fut
Le président du syndic
avait affiché au préalable dans toutes les cages d'escalier une
liste des"modifications au règlement interne"qui se résumait
en vérité à une dizaine d'interdictions plus ou moins raisonnables
:"il est interdit de laisser la grille ouverte","il est interdit
de fumer dans l'escalier","il est interdit de laver sa voiture dans
la cour","il est interdit d'avoir un oiseau ou un animal domestique"
de ces additions à un règlement dit 'collectif' voté, comme
le président le rappela officiellement durant l'assemblée nocturne
en question, par le syndic au complet (M. Le Président, Mme et deux ou
trois voisins de palier), José avait retenu le point suivant : son chat
était désormais un habitant indésirable de la résidence
Copa Cabana, un squatter, un intrus, pire qu'un cafard, rien de plus qu'un rat
à chasser d'urgence ! N'étant pas lui-même propriétaire,
José se demandait comment résoudre ce problème félin
; sa femme ne semblait pas vouloir contempler l'idée d'une séparation
d'avec cet animal doux et exagérément plaintif qui se traînait
sur le sol en miaulant pour attirer son attention et exprimer son désir
intense de sortir rejoindre ses petits camarades de rue, là-bas, près
des poubelles. Pôxa, c'était son nom, à la petite chatte
siamoise qu'ils avaient ramenée de Natal, n'était pas très
raisonnable et Louise pensait qu'elle faisait trop de bruit, elle se demandait
comment l'empêcher de miauler, les voisins allaient s'énerver, pensait
elle, tout le monde allait savoir qu'une hors-la-loi se cachait dans l'appartement
204 du bloc B. Déjà, leurs sorties nocturnes avec Pôxa en
laisse n'avaient pas dû passer inaperçues ! José envisageait
déjà de la ramener chez sa mère, et imaginait avec angoisse
comment se passerait le voyage retour. L'aller avait été épique
! Pour commencer l'animal n'avait pas du tout apprécié que l'on
referme la caisse sur elle et s'était à moitié arraché
la gueule en voulant déchirer avec les dents le carton épais pour
pouvoir passer la tête par les trous d'aération que le pauvre Manolo
avait eu le malheur de faire un peu trop grands -pensant sans doute qu'elle pourrait
ainsi mieux respirer ! Après l'ajout d'une seconde boite en carton pour
contenir le fauve, ils se mirent en route pour rentrer chez eux, le chat mordant
sa caisse avec toute la force de ses quatre mois miaulait sans cesse et d'une
voix désespérée. Arrivés au car, un nouveau problème
se posa, pas d'animal autorisé en cabine
après moult discussions
ils avaient obtenu de la faire voyager dans un des coffres à bagages du
car qui miraculeusement ce jour là était vide. Et pendant tout le
trajet Louise ne cessa d'imaginer la pauvre chatte suffoquant ou brinquebalant
ou mourant de soif ou ou
Mais à l'ouverture du coffre la bête
sauvage était couchée tranquillement à côté
de sa boîte dont elle était sortie, profitant sans doute d'une secousse
opportune. Au bout d'une semaine d'angoisse, modérée toutefois
par l'idée que la résidence était de toute façon et
de manière irréversible envahie par des félins de tous gabarits,
le portier Ednaldo vint annoncer le début de la session extraordinaire
tant attendue. Ednaldo était lui-même plein d'angoisse quant au nouveau
règlement car, bien que n'habitant pas la résidence, l'infortuné
avait eu la faiblesse de recueillir un minuscule chaton noir et blanc abandonné
derrière un pilier un jour de pluie et l'élevait depuis aux vus
et aux sus du président et de sa court. L'heure de savoir si les petits
résidents poilus devraient trouver refuge ailleurs était enfin arrivée
et le jeune couple s'en était allé rejoindre les copropriétaires
en question dans la salle des fêtes, une petite maisonnette ouverte située
au fond de la cour. Pour la première fois ils voyaient leurs voisins de
près, la vie d'immeuble a ceci d'étrange qu'elle concentre les habitations
tout en rendant les gens distants les uns des autres, comme si l'on voulait se
protéger de cette promiscuité forcée en ignorant ses compagnons
de cellule. L'assistance était variée, chacun souhaitait donner
voix à ses frustrations. Certains disaient,"il y en a qui laissent
le portail ouvert !", on imaginait un mécanisme parfait qui, télécommandé
de manière électronique, permettrait d'éviter d'avoir à
penser à fermer soi-même et garantirait une sécurité
mille fois supérieure, on discutait du prix de cet équipement formidable,
il se trouvait même une dame fort élégante qui vendait justement
l'appareil merveilleux à un prix d'ami parfaitement imbattable, on réalisait
soudain que si le portail lui-même devenait sans reproche, les murs n'en
resteraient pas moins trop bas pour empêcher qu'on les saute
et comment
allait on payer tout ça finalement ? Pour certains le problème
principal n'était pas de fer forgé ou de parpaing mais d'ordures,
car, comme l'avait annoncée la circulaire affichée sur tous les
murs de tous les étages de toutes les cages d'escalier de tous les immeubles
de la résidence Copa Cabana 9, il était formellement interdit de
laisser ses poubelles devant la porte. Hors, certaines personnes - que l'on ne
nommerait pas mais qui habitaient indubitablement au rez-de-chaussée de
l'immeuble A - avaient pêché durant la semaine sainte en jetant le
produit de leur pêche - ou ses arêtes - dans les plates-bandes sous
leurs fenêtres générant ainsi une abominable odeur de morue
pourrie. Mais les nombreux chats des alentours avaient sans doute effectué
un nettoyage rapide des prémices car personne ne s'était plaint
d'avoir dû ramasser sous les fenêtres malodorantes. D'ailleurs, quand
vint le tour d'interdire plumes et poils, le président annonça au
soulagement de José et Louise que, bien sûr, il n'était pas
question d'interdire les petits oiseaux ou les matous, d'ailleurs son amie du
106 avait elle-même un petit chat fort sympathique, non, seulement la copropriété
ne voulait pas de grands chiens bruyants qui pourraient créer du désordre
en son seing. Apparemment personne n'avait d'ami canin dans l'assistance et ce
nouvel article amendé du règlement ne souleva aucun commentaire.
Bientôt la fin de la réunion arriva, la fille du président
dormait déjà depuis longtemps par terre sur son lapin en peluche,
le président désirait que chacun lui laissât son numéro
de téléphone, malheureusement il n'avait pas amené de stylo
ni de papier et cela compliquait considérablement l'opération. Chacun
s'en retourna chez soi. A la maison Pôxa les accueillit d'un miaulement
réprobateur et José annonça à l'animal parfaitement
indifférent qu'elle avait désormais un visa permanent. |
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