"Alors, qu'est-ce
que tu comptes faire pour l'Alliance Française ?"demanda José
en arrosant son assiette de mayonnaise. "Je ne sais pas"répondit
Louise"je dois leur téléphoner cette semaine pour confirmer
"
"Tu n'as pas pris ta décision ?" "Ce n'est pas ça,
José
"elle jouait avec son couteau et paraissait un peu nerveuse"José,
si nous voulons partir, il va falloir nous organiser, sérieusement, tu
ne te rends pas compte
" "Peut-être effectivement que
je ne me rends pas compte, pour le moment cela me paraît tout à fait
irréel, comme un rêve, une idée folle
mais toi, tu connais
déjà, c'est ton pays d'une certaine manière, tu dois pouvoir
t'orienter." "C'est vrai, c'est mon pays
" "Tu
devrais commencer par prendre contact avec ta famille..." "Mais
José, comment allons-nous acheter les billets ? C'est au-dessus de nos
moyens, on n'arrive même pas à payer les factures !" "Tu
crois que je n'y ai pas pensé ? Allons, ne t'inquiète pas pour ça,
il y a toujours un moyen ici, tu sais bien !" "Et ton travail ?
Tu ne pourras pas travailler immédiatement là-bas, comment va-t-on
faire ?" "Tu renonces déjà ?" "Non,
non, seulement je suis inquiète." "Louise, tout ça
dépend de toi, parce que si tu ne t'en sens pas capable moi je ne peux
rien faire, je ne parle même pas français." "N'exagère
pas, tu parles quand même pas mal français !"José avait
suivi des cours à l'école puis à l'Alliance, il aimait beaucoup
cette langue et parlait parfois français avec elle, il lisait souvent le
Monde sur Internet"et tu connais mieux l'actualité française
que moi !" "En parlant de ça, tu devrais peut-être
commencer tes recherches par Internet, viens au journal avec moi de temps en temps
pour utiliser l'ordinateur."Il se pencha vers elle pour la prendre par le
cou et lui donner un baiser"J'adore quand tu viens au journal avec moi."dit-il
tout bas. "Oui, c'est une bonne idée"elle souriait en lui
rendant son baiser"je pourrais m'informer sur les formalités à
accomplir. Je vais téléphoner au consulat aussi."Louise s'aperçut
qu'elle n'avait encore rien mangé et entama avec entrain sa 'viande de
soleil '. Réveillé en pleine nuit par l'idée de ce nouveau
défi, José qui n'avait pas jusqu'alors pris la possibilité
d'un départ au sérieux, se mit à penser à la France
et au voyage. Il se leva et se servit un verre d'eau fraîche. Accoudé
à la fenêtre du salon, il observa la nuit, de son regard d'explorateur,
un regard acéré par les années passées à éviter
les dangers d'une société sans sécurité. Tout était
calme, la lune dans son premier croissant ressemblait à un il d'or
entrouvert, la nuit était claire et l'on distinguait un cercle ensoleillé
autour de l'astre nocturne. Il tourna son regard vers les Trois Maries, trois
étoiles en enfilade,"de l'autre côté de l'océan
on ne peut pas les voir", pensa José,"une configuration différente
nous attend là-bas". Tout à coup un grincement surgit au loin,
personne en vue, peut-être une grille rouillée, pensa-t-il. Le grincement
continuait et semblait se rapprocher lentement, à droite, de l'autre côté
du mur séparant la résidence voisine du trottoir, une tête
brune surgit, avançant au rythme du grincement. Arrivé à
l'entrée de l'immeuble voisin le bruit cessa et la tête disparut.
Une vague lueur blanche oscilla un moment puis disparut, le grincement reprit.
"Qu'est-ce qu'il se passe ?"demanda Louise qui avait rejoint José
silencieusement, un peu endormie. "Tu vois ?"répondit-il
en lui indiquant du doigt l'entrée de leur propre résidence. Au
dessus des deux grands containers bleus portant l'inscription"lixo",
une vieille femme armée d'une lampe torche examinait le contenu des sacs
plastiques remplis des déchets des habitants de Copa Cabana 9. A son côté,
un gamin qui ne pouvait pas avoir plus de six ans tenait des deux mains l'armature
d'une structure rouillée qui avait dû être un jour une poussette.
Le couple observa un moment les mouvements de cette étrange famille, la
vieille femme sortit quelques morceaux de journal d'un des containers, elle les
passa à l'enfant qui les ajouta aux vieux papiers déjà empilés
sur la poussette rouillée. "Ils vendent au poids."dit José
à qui l'on avait déjà souvent demandé ses vieux journaux
pour cet usage. "Regarde, José, le petit"ajouta Louise à
voix basse, profitant de l'obscurité de l'appartement pour montrer du doigt
ce qu'elle venait de remarquer"il a un couteau, tu vois la lame briller ?"
Effectivement, José vit un éclat de lumière à la ceinture
du gamin. "Ils sont tous armés, tu sais bien." "Tout
le monde sait tous les problèmes de notre société, mais voir
c'est différent, avant de te connaître je vivais sans conscience
de la réalité, comme tout le monde."L'esprit politique de José
avait apporté un changement considérable dans sa façon d'envisager
la vie quotidienne, elle était passée d'une acceptation résignée
à une observation révoltée de cette société
violente et misérable. "Mettre au monde un enfant dans des conditions
pareilles, c'est comme condamner son enfant."José critiquait souvent
le manque de conscience de son peuple, moraliste, il croyait à la responsabilité
individuelle. Louise avait envie d'avoir un enfant, elle se demandait quand
ce serait possible, pas aujourd'hui dans une situation où il lui faudrait
peut-être partir demain pour un autre pays, distant, étrange. Deviendrait
elle un jour une mère voleuse de poubelles ? Elle pensa à sa famille,
ici, au Brésil, une grande famille, beaucoup d'enfants, comme la vie était
facile au sein d'une famille, ce que l'on ne possédait pas on le trouvait
chez sa sur, son oncle, sa grand-mère. Rien ne manquait jamais, personne
n'habitait seul sans savoir ce qu'il allait manger le lendemain. Dans la maison
de famille il y avait deux grands réfrigérateurs toujours pleins,
sa sur Eva se chargeait du déjeuner et son frère Hector du
dîner, du temps de sa mère déjà il y avait toujours
plus que nécessaire pour les cinq enfants, la maman française s'était
vite habituée aux mesures et aux quantités américaines. Elle
avait aussi emporté avec elle un ancien principe de son éducation
chrétienne : elle gardait toujours une place à table. Souvent Louise
avait vu sa mère inviter un vieux voisin qu'elle savait sans famille, un
petit copain des enfants qui n'avait qu'une seule chemise, une voisine un peu
commère qui n'avait pas de quoi acheter de la viande. Elle admirait cette
attitude peu commune mais ne savait pas si elle pourrait un jour la reproduire
ni comment. La vie paraissait de plus en plus dure pour tout le monde, les supermarchés
modernes et luxueux remplaçaient peu à peu les marchés de
quartier, on n'y payait plus qu'à crédit, on ne vivait plus que
sur un argent qu'on ne possédait pas, payant des intérêts
pour pouvoir emprunter à nouveau des sommes qu'on ne rembourserait finalement
jamais. La vieille femme éteignit sa lampe torche et s'éloigna
lentement des poubelles de l'immeuble, précédée par le grincement
et suivie par l'enfant qui poussait la vieille charrette rouillée, chargée
de vieux papiers. |