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Le temps passait de
manière saccadée. José travaillait au journal l'après-midi
et se consacrait le matin à ses travaux personnels. Il était dessinateur
de formation mais s'était tourné vers le journalisme pour des raisons
économiques, si ses premiers articles publiés avaient créé
en lui une certaine fierté il n'en restait pas moins frustré de
ne pouvoir s'exprimer que sous le contrôle d'un éditeur chef pour
qui, dans le domaine de la politique, la paix et la tranquillité comptaient
infiniment plus que la vérité. Les dessins acerbes qu'il publiait
parfois dans la page Opinion ne le satisfaisaient pas non plus et il avait finit
par décider un jour d'exprimer absolument toutes ses pensées socio-écono-historico-politiques
sous forme de bandes-dessinées proprement ironiques. Louise rigolait
beaucoup et l'aidait parfois à mettre en forme une idée, elle même
ne travaillait pas et se disait de temps en temps que sa vie pourrait être
résumée ainsi "linge sale et courses à faire".
En réalité la petite femme dynamique aux longs cheveux bruns était
une étudiante insatiable, aucun sujet ne lui restait étranger si
elle décidait de le comprendre et peu importait le temps qu'elle y passerait,
de Einstein à Nikki de Saint Phalle elle voulait tout voir, tout savoir
et tout comprendre. Son antre c'était la bibliothèque municipale.
Elle y trouvait tout ce qu'elle voulait et dans le cas contraire une bibliothécaire
bienveillante se faisait fort de le lui procurer en empruntant dans une ville
plus grande. Les bibliothécaires n'avaient pas été faciles
à conquérir, d'après Louise elles étaient d'une race
un peu farouche à qui la culture fait peur, comme si les livres ouverts
étaient indomptables et féroces. Au début le dialogue fut
difficile, plein de "non" et de "désolé", de"ce
n'est pas possible" et de "vous n'y pensez pas !"mais Louise était
une dompteuse née et ni les livres ni leurs gardiennes ne la firent reculer.
Un an après sa première visite, la bibliothécaire en chef
vint elle-même lui apporter, à la table où elle travaillait,
le livre qu'elle avait demandé une semaine auparavant et pour lequel elle
s'était entendue répondre un "je ne crois pas que ça
va être possible" mou et poli. Cette dame d'ordinaire si importante
paraissait tout heureuse de son espièglerie et Louise crut un instant qu'elle
allait lui chanter"Joyeux Anniversaire"! La bibliothèque
était située au centre de la ville dans une rue bordée d'arbres
non loin de l'Alliance Française. C'était un beau bâtiment
moderne dont la façade avait récemment été refaite.
Tous les jours qu'elle venait lire ici, Louise prenait un petit café à
la lanchonete de Cordélio. Ce commerce avait été menacé
de disparaître lorsque la ville avait décidé d'agrandir la
bibliothèque, mais le tenace Cordélio avait usé de persuasion
et les élus s'étaient finalement rendus à l'évidence
: le camion-restaurant était un complément indispensable aux nourritures
de l'esprit ! C'était le bébé de Cordélio, cette
lanchonete. Au bout de dix ans d'armée, ayant épuisé tous
les concours et apaisé sa soif de hiérarchie, Cordélio avait
tout abandonné pour faire des Hot Dogs dans la rue. Il avait d'abord loué
cette baraque devant la bibliothèque puis, découvrant les joies
du contact avec l'humain cultivé et bien nourri, le caporal avait commencé
à rêver que l'endroit fusse à lui, pour pouvoir le nommer
et l'aménager à sa guise. Quand enfin, au bout de cinq ans d'économies
draconiennes, Cordélio fut en mesure d'acheter son paradis, il rencontra
sa future femme, Socorro. Emue par tant d'efforts, elle voulut l'aider dans la
mesure de ses moyens à réaliser son rêve, elle lui offrit
son nom, en version anglaise, pour baptiser le camion. "Hot-Dog da Help"était
depuis ce jour une entreprise familiale fructueuse qui tendait à s'agrandir,
si on en croyait les projets de Cordélio et la taille du ventre de la douce
Socorro. "Ca va bien Dona Socorro ? Pas trop fatiguée ?"demanda
Louise qui pensait sérieusement à avoir un enfant elle aussi.
"Tout va bien merci"répondit la jeune femme en souriant, elle
était occupée à hacher des petits légumes qui viendraient
agrémenter la viande et le pain des "chiens chauds" de ce midi.
"Quelle chaleur, hein ? J'ai l'impression qu'il fait de plus en plus chaud
tous les jours, mais ce n'est pas possible, on finirait par bouillir dans sa douche
!" "Eh oui, c'est comme ça
"répondit Socorro
sans vraiment prêter attention à ces dernières paroles ; elle
préparait maintenant la sauce, une spécialité 'da Help' dont
elle gardait le secret. Louise avait plusieurs fois tenté de lui faire
révéler le nom des ingrédients mais sans succès, Socorro
s'était détournée en chantonnant, faisant mine de n'avoir
pas entendu. Elle n'était pas bavarde. Louise entra dans la bibliothèque,
il n'y avait pas d'air conditionné mais de gros ventilateurs battaient
l'air au plafond de la salle de lecture. Elle attrapa dans la section référence
-la seule en libre accès- les deux dictionnaires dont elle ne savait pas
se passer, une édition en deux volumes du Aurélio et un dictionnaire
étymologique qui lui servait surtout pour les mots grecs, langue qu'elle
n'avait jamais apprise. Puis elle s'en fut demander le livre sur lequel elle travaillait
en ce moment, un traité d'histoire relatant les relations de l'Amérique
du Sud et des Etats-Unis au fil des époques. Elle avait trouvé ce
livre tout à fait par hasard, en parcourant les fiches de la bibliothèque
et son contenu s'était trouvé s'encastrer parfaitement dans sa réflexion
sur le développement des pays pauvres. Ce jour là pourtant l'esprit
de Louise n'était pas aux relations internationales et il commença
à vagabonder, s'attardant sur le magenta de la chemisette d'une lectrice
de romans roses qui, à la table voisine, dévorait la traduction
en portugais d'un Barbara Cartland. Ramenant lentement son regard vers sa propre
table Louise remarqua un peu plus loin une revue en français, c'était
la première fois qu'elle en voyait une dans cette bibliothèque et
rapidement elle envisagea différentes causes à cette apparition
mais sa réflexion s'acheva bientôt car un vieux monsieur assez élégant
et fort maigre saisit le magazine qui, apparemment, lui appartenait. Prise d'un
besoin irrépressible, Louise se leva tout d'un coup : "Bonjour Monsieur"
lui dit-elle en français. | | |