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Comme il n'était
pas question de partir pour la France du jour au lendemain sans penser à
rien, le jeune couple se mit à réfléchir aux implications
d'un tel départ. Bien que citoyenne française, Louise n'avait
jamais jusqu'alors envisagé la possibilité de s'installer là-bas,
peut-être parce que sa mère n'avait jamais exprimé le désir
de retourner dans son pays d'origine, peut-être parce qu'elle avait eu peur
de ne pas s'adapter à un pays si différent. Quoi qu'il en soit elle
ne s'était jamais renseignée pour savoir quels étaient ses
droits dans ce domaine et mille questions lui venaient auxquelles elle ne savait
pas répondre : son mari pourrait-il travailler ? lui fallait-il un visa
? aurait-elle droit à la sécurité sociale immédiatement
? et le marché du travail, comment était-il en ce moment en Europe
? arriveraient-ils à trouver un emploi tous les deux ? Toutes ces questions
s'entrechoquaient dans sa tête avec les souvenirs de son adolescence, l'université,
les copains qui travaillaient comme caissiers pour payer leurs études,
les places de cinéma à prix exorbitant, la culture télévisuelle,
l'omniprésence de l'art, les promenades sur les quais entre les voitures
dans l'air pollué, le froid et la pluie des jours d'hiver si courts, la
chaleur pénible du soleil d'été accentué par le béton
et le goudron des belles rues parisiennes, les maisons de campagne des citadins
les vacances à la mer aussi. Louise était sortie marcher dans
la vieille ville. Entre les maisons de style colonial, les églises baroques
surchargées de peintures et de dorures, elle avançait en regardant
les petits magasins de hamacs et de sucreries. Au long des pavés inégaux,
les souvenirs lui revenaient par vagues : son arrivée à l'aéroport
Charles de Gaulle, seule, avec seulement une valise de vêtements, les plus
chauds qu'elle avait pu trouver dans sa ville à température constante,
comment sa tante Jeanne l'avait accueillie et emmenée immédiatement
chez elle en voiture, comment elle avait senti le gris de Paris l'envahir et le
Brésil disparaître dans la voix de sa tante, ces mots français
qui filaient comme des perles le long d'un fil invisible."Tu as fait bon
voyage Louise ? Tu dois être drôlement fatiguée, non ? Ca fait
plaisir de se revoir, cela fait longtemps, hein ? Comment va ta mère ?
Est-ce qu'elle va venir te rejoindre ici pendant l'année ? C'est vraiment
dommage qu'on ne puisse pas se voir plus souvent, moi j'ai bien envie d'aller
au Brésil pour vous rendre visite mais il y a toujours quelque chose, tu
sais, c'est difficile de trouver le temps avec le travail et tout ça et
puis il faut avouer que c'est quand même assez cher."Louise écoutait
à peine, elle regardait par la vitre se dérouler le périphérique
parisien qui l'emmenait chez sa tante, dans le 16ème arrondissement. Jeanne
avait un certain don pour les affaires et elle avait acheté cet appartement
en viager une dizaine d'années auparavant, elle y habitait maintenant avec
son mari et ses deux enfants. Comme de coutume avec ces appartements bourgeois,
une chambre de bonne sous les toits faisait partie du lot, c'était là
que Louise avait habité pendant cette année d'études, une
chambre minuscule mais ensoleillée d'où l'on avait une vue magnifique
sur la tour Eiffel. La jeune-femme était arrivée au port en
suivant les petites rues aux maisons colorées. Sur la place où l'on
faisait parfois des spectacles, elle observa une grande fresque murale qui devait
être nouvelle car elle ne l'avait jamais remarquée auparavant, elle
se dirigea vers un café de l'autre côté de la place et y entra.
Il faisait très sombre à l'intérieur, du plafond pendaient
les drapeaux de tous les bateaux qui passaient au port de Canto, elle remarqua
la Hollande, la Suède, le Japon
il y en avait une quantité
importante qu'elle ne connaissait pas, des yeux elle chercha vaguement le drapeau
français mais fut interrompue par la petite serveuse noire aux longs cheveux
maintenus par une pince en plastique orange qui lui apportait la carte. "Vous
avez du café ?"lui demanda Louise. "Oui, c'est tout ce que
vous voulez ?" "Donnez moi aussi une part de roulé."
La serveuse disparut entre les bancs de bois dans les profondeurs obscures de
la grande salle vide. Accoudée à sa table, Louise observait
les inscriptions gravées dans le bois sombre, la plupart parlait d'amour,
comme les chansons qui passaient en boucle à la radio locale. Tout Brésilien
se devait d'avoir un grand amour dans sa vie, un amour présent, passé
ou futur, peu importait, mais un grand amour, et ce n'était pas réservé
à la Samba ou à la Bossa-Nova, tous les Forró du Nord-Est
chantaient aussi l'amour."Tião et Zita"disait un cur maladroit
devant elle,"quand l'amour s'en va"citait un autre amoureux puisant
son inspiration chez Roberto Carlos. Bientôt le café et le gâteau
furent posés sur la table et Louise oublia que des milliers d'amoureux
avaient été assis à sa place avant elle. Elle pensa à
son mari qui à cette heure devait être devant son ordinateur avec,
s'il avait de la chance, un petit café à côté de lui.
Leur amour était quelque chose de si présent dans sa vie qu'elle
ne savait pas comment le mettre en mots, José était en quelque sorte
son alter-ego, cet autre que l'on cherche depuis que l'on est petit, cette moitié
dont on sent l'absence dès l'enfance. Elle aimait parfois sortir seule
pour penser à lui, à eux, à leur vie ensemble, mais aujourd'hui
son esprit était occupé par leur nouveau projet et retournait sans
cesse du côté de cette chambre de bonne parisienne. Un jour elle
lui montrerait peut-être le grand immeuble Haussmannien avec ses portes
en verre et fer forgé, avec son entrée gigantesque, l'énorme
escalier au tapis rouge couvrant de longues marches de marbre blanc lissé
par les ans et les chaussures en tous genres, elle lui montrerait aussi, à
droite de cette entrée principale, l'entrée de service, une porte
du même style mais bien plus petite et effacée, par où passaient
les employés qui, à l'issu d'un couloir sombre, traversaient la
cour pour disparaître à nouveau derrière des portes à
code dénommées A et B. Soudain elle se souvint de tout, l'ascenseur
minuscule où l'on tenait à peine à deux le nez collé
contre la paroi enduite de chewing-gum, le sixième et demi où elle
descendait pour monter encore un demi-étage à pied et longer le
couloir obscur où s'entrouvraient des dizaines de portes derrière
lesquelles vivaient autant d'employées de maison, traversant les cris d'enfants
et les odeurs de cuisine aussi. Encore un demi-étage et sa porte était
là, éclairée par une grande fenêtre qui donnait sur
les toits. A son niveau le parquet était toujours légèrement
humide, une vieille espagnole qui ne sortait qu'avec ses béquilles occupait
toutes ses matinées à passer la serpillière d'un bout à
l'autre du couloir, peut-être tentait-elle ainsi de se débarrasser
de l'odeur que laissait le Yorkshire du vieil homme à l'autre bout lorsqu'il
se soulageait au coin des portes, ne pouvant plus attendre l'heure à laquelle
son maître descendrait au bar du coin. La serveuse reparut, elle emporta
la tasse vide et la petite assiette blanche, Louise avait à peine sentit
le goût de son café. | | |