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Cordélio était
en grande activité ce matin là quand Louise arriva à la bibliothèque.
Il déchargeait d'un camion Chevrolet rouge à motifs peints une dizaine
de chaises en plastique blanc sous la supervision de Socorro, elle était
sortie du camion et se tenait debout la main sur les tables neuves qui étaient
déjà empilées devant la lanchonete. "Et alors, Cordélio"lança
Louise,"on s'agrandit ?" Jusqu'alors le couple n'avait possédé
que quatre tabourets de bar qui permettaient tout de même de manger son
Hot-Dog assis. "Eh oui Dona Louise, les affaires sont les affaires"dit-il
en arborant un grand sourire. "Vous avez obtenu l'autorisation finalement
?"demanda-t-elle encore. Cordélio continua à décharger
ses chaises en souriant, frappé d'une soudaine crise de surdité.
Louise resta un instant à le regarder, surprise encore une fois de sa naïveté
face aux méthodes de son pays ; de la bibliothèque quelqu'un les
observait et elle réalisa que le petit commerçant n'était
pas assez bête pour compter sur le silence des gens, il avait dû trouver
un moyen d'obtenir quelque chose qui ressemblait d'assez près à
une autorisation avant d'investir le trottoir. "Vous allez servir à
midi ?"demanda encore Louise s'adressant cette fois à Socorro.
"Oui, on a terminé notre cours de cuisine internationale, Cordélio
adore ça, alors on va s'y mettre."répondit Socorro l'air rêveur.
"Quel sera le menu ?" "Oh, je ne sais pas encore, il y aura
sûrement des lasagnes, des tartes salées, des omelettes aux légumes,
vous voyez, des choses comme ça
"Socorro faisait des gestes en
direction de son mari qui indiquaient de plus en plus clairement qu'elle ne s'y
connaissait pas vraiment en cuisine internationale. "Hmm, ça donne
faim ! Vous commencez quand ?" "D'ici une semaine, j'espère."
"Je repasserai pour l'ouverture, n'oubliez pas de me prévenir !"dit
Louise en faisant un geste d'au-revoir à la jeune-femme, elle se dirigeait
vers la porte de la bibliothèque sans regarder devant elle et se cogna
dans un obstacle qu'elle n'avait pas remarqué : un panneau de bois qui
portait une affiche annonçant une exposition de photos,"Souvenirs
d'Amazonie" par Edmundo. Les murs du hall étaient couverts de
panneaux sombres parsemés de dizaines de photographies noir et blanc aux
personnages en couleurs pastels, Louise s'approcha d'une série où
l'on voyait des explorateurs fiers de leur proie : là, un boa de plusieurs
mètres dont la tête était portée à bout de bras
par un énergumène aux joues cramoisies, ici un alligator terrassé
sous le pied gracile d'une jeune dame farouche en culotte et casque colonial,
plus loin encore une panthère onça coloriée en jaune canari
dormait sur une branche d'arbre sans se douter de son statut de proie potentielle.
Peu convaincue, la jeune-femme se dirigea vers un autre panneau où s'étalaient
des cartes postales tout aussi peinturlurées. Il s'agissait d'oiseaux,
la plupart étaient des perroquets et des oiseaux-mouches, il y avait aussi
des gaviãos immenses que l'on avait photographiés portant leur proie
entre leurs serres, ce qui rendait les proportions encore plus impressionnantes.
Un autre panneau surmonté d'une étiquette plus ou moins blanche
portant l'inscription 'Indiens' attira le regard de Louise. Elle s'avança
et vit soudain le vieux monsieur qu'elle avait rencontré peu de temps auparavant,
il était occupé à recoller une reproduction qui allait se
détacher. "Edmundo ?" "Oh, bonjour, oui, enfin,
c'est Edmond bien sûr, mais ici tout le monde m'a toujours appelé
Edmundo, alors
" "Vous êtes collectionneur Monsieur ?
Elles doivent être rares toutes ces photos, non ?" "Je suis
collectionneur, en effet, et vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point
il est difficile de trouver des pièces aussi anciennes. Ici, à Canto,
je procède par petites annonces, les gens répondent parce que je
promets de payer comptant !"dit-il en riant doucement"La plupart des
familles ont une ou deux cartes postales des années cinquante ou des photos
dans leurs albums, parfois même plus anciennes, elles ne sont pas toutes
colorisées, là j'ai réuni toutes celles qui le sont, qu'en
pensez-vous ? Elles font de l'effet, non ?" "C'est impressionnant,
oui" répondit Louise qui cherchait vainement un compliment à
faire sur l'esthétique postale d'après-guerre. "Savez-vous
qu'il y a en Amazonie plus de trois milles types d'oiseaux différents ?
C'est ce qui m'a toujours fasciné au Brésil, la richesse de la nature.
Mais la société de consommation ne respecte rien, elle écrase,
coupe et détruit, elle emballe tout dans ses ignobles sacs plastiques !"
Louise se mit à sourire, elle pensait à José qui aimait tant
revenir du supermarché avec toute une collection de sacs de bonne taille
-il s'en servait comme sacs poubelles- qu''il entassait dans un placard en une
motte blanche et molle qui semblait ne jamais devoir décroître.
"Alors vous voyagez pour trouver vos cartes ?"reprit-elle. "Eh
bien ça ne m'arrive plus beaucoup Madame, voyez-vous, je suis un peu âgé
maintenant pour ce genre d'expéditions
"il avait pris un air
contrarié comme un enfant puni."mais avant, oui, vous auriez dû
voir ça, toutes mes vacances étaient dédiées à
la chasse aux images, je suis allé jusqu'à Sainte Catherine en bus
pour en trouver !" "Sainte Catherine ? Santa Catarina ? Vraiment
? Mais c'est un voyage interminable !" "C'est vrai, quand j'y repense,
c'était une grande expédition ! Ma femme était bien courageuse
"
il baissa les yeux un instant et Louise se sentit un peu gênée de
lui avoir rappelé des souvenirs tristes. Edmond eut à nouveau ce
petit rire doux, il leva vers elle ses yeux bleus un peu humides et dit à
la grande surprise de sa jeune amie"c'est bon de parler du passé,
c'est bon de se souvenir de tous ces moments heureux. Tenez, venez voir ici, c'est
une photo de ma femme avant notre mariage." Louise observa la photographie
que lui montrait Edmond, une jeune femme se tenait debout devant la porte d'une
maisonnette sans étage. Elle portait une robe légère de couleur
claire qui accentuait la teint de sa peau et ses cheveux noirs en désordre.
Il semblait y avoir un peu de vent et beaucoup de soleil. Sur la photo on voyait
aussi un petit garçon aux cheveux blonds sur un vieux tricycle rouillé
et par l'entrebâillement de la porte, on pouvait encore distinguer quatre
hamacs accrochés les uns au dessus des autres." Elle venait d'une
grande famille votre femme ?" "Grande par la taille, mais une famille
extrêmement pauvre, vous voyez sur la photo comme la maison était
petite, toute la famille habitait là avant que je ne l'épouse, elle
était l'aînée de sept enfants et la grand-mère vivait
avec eux aussi !"s'exclama-t-il"c'est moi qui ai pris cette photo, et
comme c'était à la mode à l'époque, je l'ai faite
coloriser pour lui offrir, ce fut un événement à la maison
!". Louise observa que seuls les vêtements et les murs de la maison
avaient été légèrement colorés, comme si on
avait voulu passer de la betterave sur les joues d'un enfant malade. Le thème
de ce panneau était le"sertão", l'intérieur des
terres de la région Nord dont venait aussi José. "Mais
ce n'est pas en Amazonie ça ?"demanda Louise surprise. "Effectivement,
de nos jours personne ne pense ainsi, mais le Brésil entier c'était
l'Amazonie ! C'est l'homme qui a tout détruit avec son désir de
domination
" Edmond s'excusa pour aller parler à un vieux
couple qui venait d'entrer dans la bibliothèque et Louise se mit à
observer plus précisément le panneau "sertão".
Sa première pensée fut que la région n'avait pas beaucoup
changé, on voyait encore les mêmes chapeaux à bords retournés
à l'avant et à l'arrière ornés d'une étoile,
les mêmes vêtements de cuir couvrant et protégeant des mains
aux pieds de ces hommes meneurs de troupeau et 'terrasseurs' de vaches. Les peaux
étaient brûlées par le soleil implacable. Les yeux plissés
semblaient scruter un horizon interminablement vide de nuages. |
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