La clochette du
revendeur de gaz tinta plusieurs fois en bas de l'immeuble. Louise vit par la
fenêtre deux ou trois voisins descendre leur bouteille vide pour l'échanger
contre une pleine. Elle pensa à toutes les choses qui arrivaient sous sa
fenêtre sans qu'elle en ait même fait la demande : les glaces à
8 boules pour 1 réal où il fallait amener son récipient,
les esquimaux faits maison dont la chanson s'adressait plus particulièrement
aux enfants du quartier"J'arrive, j'arrive, j'arrive ! Petit-garçon
et petite-fille, c'est un délice cet esquimau ! Oooooooouh !"; les
bouteilles d'eau de cinq litres indispensables, les produits fermiers venus direct
de l'intérieur des terres et annoncés par un haut-parleur diffusant
un forró de Louis Gonzaga
Il y avait aussi toutes les denrées
qu'on pouvait faire venir à soi par téléphone : la nourriture
d'abord, cantines toutes chaudes, pizzas diverses et même hot-dogs aux mille
saveurs, les médicaments ensuite : de petites motos portaient une boîte
jaune matelassée au nom de la pharmacie, dans laquelle elles transportaient
les commandes de la population malade. En vérité, quelle était
l'objet qu'on ne pouvait pas recevoir directement dans son salon si on en avait
les moyens ? Le sofa serait livré en camion, la coiffeuse viendrait à
domicile, quelqu'un pourrait faire votre blanchisserie directement chez vous,
si vous manquiez de lecture il serait aussi facile de contacter une librairie
ou un kiosque à journaux pour vous procurer de la nourriture intellectuelle
Louise sourit, la vie de riche qu'elle imaginait se transformait en une prison
dorée, il ne manquait plus au tableau que la voiture mythique pour ne plus
avoir à marcher du tout. Elle pensa à tous ces gens qu'elle croisait
vers quatre heures du soir sur la route du shopping, vêtus de T-shirts et
shorts de sport, chaussés de baskets neuves pour aller faire leur exercice
quotidien. "Le brésilien ne marche pas assez"avait un jour
dit le professeur Fulandetal à la télévision"beaucoup
d'entre nous ont des problèmes de cur, de poids, de stress
"avait-il
continué incluant d'une seule phrase, comme une cartomancienne, l'ensemble
de la population du pays"il faudrait sortir marcher, par exemple en fin d'après-midi,
faire un ou deux kilomètres
"Cette réflexion n'était
pas tombée dans l'oreille d'un sourd, dès les jours suivants les
ventes de chaussures de sport augmentèrent et, de manière proportionnelle,
la quantité de piétons sur les routes après quatre heures
trente décupla. Ainsi on pouvait voir que, vraiment, le brésilien
ne marchait pas beaucoup. Etait-ce lié à l'insécurité
? la peur d'être volé, attaqué ? était-ce lié
au confort ? au désir d'être servi comme un maître ? était-ce
la peur de paraître pauvre si on ne prenait pas le bus pour faire deux stations,
si on n'avait pas de voiture pour ramener ses petites courses du supermarché
? Ou était-ce seulement de la paresse ? Pour Louise en tous cas marcher
était un état naturel. Tout ce qu'elle pouvait faire à pieds
elle le faisait, observant les arbres, les gens, les routes, les animaux, la nature
si elle avait pu, elle aurait marché jusqu'au bout du monde, marché
d'une ville à une autre, d'une région à une autre, parcourant
peu à peu tout un pays, puis tout un continent ! Mais tout cela n'était
qu'un rêve, et le plus probable était qu'elle partirait en avion,
comme tout le monde, vers son continent d'origine. Un habitant du dernier
étage de Copa Cabana 7 - dont l'immeuble se trouvait positionné
justement à la perpendiculaire de celui de Louise - venait de recevoir
son canapé neuf, malheureusement la taille de l'objet et sa forme incommode,
rendaient difficiles un passage par la porte, au moment où Louise l'aperçut,
le canapé, suspendu dans le vide, tentait désespérément
d'entrer par la fenêtre du quatrième. Comme la porte, la fenêtre
paraissait trop petite pour laisser entrer la bête en dépit des efforts
du propriétaire qui en avait déjà retiré tous les
battants. Le canapé montait et descendait se balançant de manière
extraordinaire sur fond de ciel bleu. Les montants en alu pliaient sous la pression.
De temps à autre une tête se montrait à une fenêtre
pour voir où en était l'exercice. Louise regarda un moment puis
s'en retourna à ses occupations, depuis quelques jours elle téléphonait
aux agences de voyage pour comparer les différents tarifs des vols pour
la France. Tout lui paraissait hors de prix, comment réunir tout cet argent
? Utilisant la petite calculatrice qu'elle avait reçue lors d'une campagne
publicitaire, elle recalculait tous les jours le prix en réals à
partir des prix en dollars que lui avaient donné les agences de voyage.
Rien n'y faisait, les résultats ne bougeaient pas, si le dollar montait
les prix baissaient un peu mais dès que le cour du dollar commençait
à montrer une faiblesse les promotions disparaissaient. Louise en était
à sa quatrième conversion lorsqu'elle entendit un déchirement
résonner à travers la cour vide, elle tourna la tête et n'eut
le temps que de voir le canapé disparaître à l'intérieur.
Louise soupira, parfois c'est l'entêtement qui détruit ce que
la vanité construit
pensa-t-elle. "Louise !" "Ca
va ? tu es où ?"José n'avait pas pris le temps de dire 'c'est
moi' tant les mots qu'il avait à dire lui brûlaient les lèvres.
"Au journal. Ecoute, on n'a plus de boulot mais on a les billets !"
"Comment ça ? on a les billets ? tu t'es fait renvoyé ?"
"Non, non, non, écoute
j'ai parlé à Ricardo, il
peut nous avoir les billets, le problème c'est qu'il ne peut pas me prendre
comme correspondant
" "Et pourquoi voudrait-il payer les billets
si tu ne travailles plus pour lui ?" "Il ne paye pas, c'est un échange,
il nous obtient les billets en échange d'articles sur Paris, tu comprends
?" "C'est une bonne affaire ça ?" "Oui, enfin,
qu'est-ce que tu en penses ?" "Eh bien, je ne sais pas, on va en
parler ce soir non ?" "Bien sûr, oui, excuse-moi, je pensais
que ça te ferait plaisir comme nouvelle !" "Oui, c'est plutôt
une bonne nouvelle
alors à ce soir mon cur." |