Tome II
Chapitre 1
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 13
Tome I

 

 

Roman "Des Gens qui Marchent" Tome II "Bords de Seine"
 

Arrivé le 11 septembre à l'aéroport Charles de Gaulle, José avait vécu en quelques semaines plus d'événements inimaginables qu'il n'en avait jamais rêvé. Déjà, traverser l'océan d'une traite à l'intérieur d'un engin motorisé n'avait pas été une mince affaire. C'était la première fois que José voyageait autrement que dans ses articles et ses dessins. Il avait survolé des dizaines de villes brésiliennes, peut-être même des milliers, il avait vu de près les nuages, de haut la mer et les petits champs colorés du Portugal et de l'Espagne. Il avait vu auparavant la ville de Sao Paulo, géante au milieu du ciel… comme les villes d'Europe paraissaient minuscules à côté de ce monstre rampant dont on ne voyait jamais la fin, dont on ne se rappelait pas avoir vu le début.
L'aéroport ils l'avaient traversé au pas de charge, visant un autre avion qui attendait, grâce aux communications radios, les passagers de leur vol en retard.
Le policier fédéral chargé de contrôler les documents les avait laissés passer l'air morne et blasé, ne jetant qu'un vague coup d'œil à leurs passeports verts.
Une dizaine d'heures plus tard José observa que sortir était bien plus facile qu'entrer lorsqu'il vit la file de personnes fatiguées d'un long voyage sans confort attendant la bonne volonté du douanier français, unique dans sa guérite, prêt pour accueillir tous les passagers du vol Sao Paulo-Paris qui venait d'atterrir. Chacun avait le droit à un "Bonjour" suivi de "Monsieur", "Madame" ou "Mademoiselle", selon les cas.
José demanda tout haut pourquoi ils avaient l'air de parler à tout le monde et Louise lui expliqua qu'à son avis c'était une manière de vérifier que les gens qui entraient avec un passeport français étaient bien ce qu'ils disaient être.
Effectivement, quand arriva le tour de Louise de montrer, cette fois, son autre passeport de couleur bordeaux, le "Bonjour" du douanier retentit suivit de "vous êtes ensemble ?" car José s'était présenté contrairement aux usages aéroportuaires, en même temps que sa femme Louise devant la moustache du petit monsieur à lunettes.
"Oui, c'est mon mari, nous allons rendre visite à ma famille."
Sans plus de questions, le moustachu les laissa passer après avoir orné la page prévue à cet effet d'un tampon d'entrée daté du jour. Quelques couloirs plus loin ils attendaient leurs bagages près des "chenilles" qui faisaient surgir à chaque demi-heure d'une manière inexpliquée, les bagages des arrivants.
Au dessus du bruit des bagages sur les tapis roulants, du bruit des conversations des voyageurs satisfaits d'être arrivés là où ils voulaient, un autre bruit commença à courir entre les murs des salles de l'aéroport Charles de Gaulle, un murmure amplifié par l'écho qu'en faisait chaque bouche, une rumeur qui finit par atteindre l'oreille de Louise dans la langue de sa mère : "Attentat", "drame", "Etats-Unis".
"Qu'est-ce qu'il se passe ?" demanda José voyant que sa femme était attentive aux conversations qui montaient en volume tout autour d'eux.
"Je ne sais pas. Il paraît qu'il y a eu un attentat aux Etats-Unis."
"Ah bon, où ça ? Que s'est-il passé ?"
"On ne va pas tarder à le savoir…"
Les bagages de leur vol avaient commencé à apparaître sous les jupes de caoutchouc anthracite des chenilles et les voyageurs s'en approchaient avec une précipitation accentuée par le défilé des hommes en uniforme de police qui avançaient d'un pas cadencé en direction des départs le long de la paroi vitrée séparant les voyageurs de la sortie.
Distrait par les allées et venues, José ne vit pas arriver leurs deux valises et ce fut sa femme qui s'approcha du tapis roulant pour les attraper. Quand il se retourna Louise avait déjà posé les bagages sur le chariot, ils portaient des étiquettes "contrôle de sécurité" rédigées en anglais, "la langue de la mondialisation" pensa-t-il.
Derrière les portes automatiques de verre blanc, des dizaines de personnes attendaient. C'était tout à fait comme à leur départ de Récife, sauf que les gens étaient un peu plus chaudement vêtus et parlaient en majorité le français. La petite tête grise de la tante Jeanne bondissait au dessus de l'épaule du grand monsieur en costume qui brandissait une pancarte "Aluizo Edilson", il avait l'air d'un homme d'affaires, d'un cadre supérieur ou peut-être d'un patron venu accueillir un client très important.
"C'est elle ?" demanda José en montrant à Louise du menton la petite dame à moitié cachée.
Louise se tourna et vit sa tante qui au même moment la reconnut et se mit à lui faire de grands signes en criant "Bonjour !" . Poussant un peu tout le monde, elle se fraya un passage jusqu'à sa nièce et son neveu avant même qu'ils soient sortis du sas. Elle embrassa Louise et posa ses deux mains fines et courtes sur les joues de la jeune-femme.
"Tu as l'air en forme !" dit-elle "Bonjour José, ça va bien, le voyage s'est bien passé ? Vous devez être exténué, non ?"
Jeanne avait parlé aussi vite que si elle s'était adressée à un compatriote et José lui sourit avant d'interroger du regard Louise pour savoir ce qu'il devait répondre.
"Non, ça va, Tati, on a réussi à dormir un peu dans l'avion."
"Il y a un problème ?" demanda José impatient de savoir ce qu'il s'était passé pendant ces longues heures de vol, un jour entier totalement coupé des informations qui faisaient son quotidien à la rédaction de "Verde".
"Comment ça ?"
"Ben, les gens ne parlent que d'attentat depuis qu'on…"
"Oh, c'est vrai" gronda Jeanne sans laisser sa nièce terminer, elle faisait des yeux ronds qui leur donna l'impression qu'elle venait de se souvenir de quelque chose de vraiment terrible. Elle tourna la tête de droite et de gauche comme si elle cherchait quelque chose et les entraîna vers le café qui se trouvait juste là près des Arrivées.

On avait poussé les œufs durs en farandole dans leur manège d'aluminium, les sucriers, les cendriers, les verres pour poser sur le bar un poste de télévision.
Louise et José, sans comprendre, suivirent leur guide jusque là, il n'y avait aucune place libre, ni au bar, ni aux tables, pourtant elle se planta près du poste et commença à leur expliquer les événements tout en fixant l'écran.
"Il y a eu un attentat, le 'World Trade Centre', les deux tours, vous savez, on a vu les images, un avion s'est écrasé dans la première tour, c'était incroyable, on n'y croyait pas, on aurait dit un film américain, et puis un autre, la deuxième tour, et tout s'est écroulé, oh, c'était terrible, vous allez voir, ils vont le montrer, tout le monde est mort, mon Dieu."
Elle ne les regardait pas mais continuait à parler en fixant l'écran où il n'y avait pourtant que des publicités pour le moment.
José écoutait très attentivement tout cela, au choc généré par une nouvelle inhumaine se mêlait l'excitation de la nouveauté extraordinaire. La tristesse et la compassion que pouvaient inspirer les milliers d'employés des différentes entreprises logées dans les tours du "centre du commerce mondial" n'arrivaient pas à effacer le caractère incroyable d'un tel défi. Qui avait bien pu réussir à forcer les barrages de la sécurité américaine ? qui avait rendu le pentagone totalement aveugle ? qui avait atteint le cœur du commerce international, le noyau dur de la puissance quasi-impériale du billet vert ?
Le symbole était détruit, les deux gratte-ciel jumeaux qui s'élevaient fièrement dans le ciel de New-York étaient maintenant un nuage de poussière au-dessus d'un tas de gravas. José se rappela un instant que la presse aimait à comparer le centre du commerce mondial à une tour de Babel.

***

Bientôt le flash d'information commença. C'était comme Jeanne l'avait décrit : au premier avion on pouvait encore penser à un accident, l'appareil avait foncé dans la tour comme s'il s'agissait de la paroi d'une montagne inévitable ; au deuxième avion on était convaincu qu'il s'agissait bien d'un acte délibéré, une déclaration de guerre. Des hommes minuscules apparaissaient, sur les images grises des caméras amateurs, aux fenêtres des étages les plus élevés, des individus désespérés sautaient dans le vide plutôt que de mourir asphyxiés par la fumée ou écrasés dans les décombres.
Le flash d'information terminé ils prirent tous les trois un café au bar. Tous les trois se répétaient que c'était terrible ce qui s'était passé là-bas, les clients du café se demandaient si les vols allaient continuer normalement, s'ils allaient pouvoir partir ou non. Pour certains c'était un voyage d'affaires important, pour d'autres 'les vacances de leur vie', quelques familles ne voulaient plus partir, on entendait des accents angoissés prononcés en diverses langues étrangères, pour d'autres encore c'était un être cher qu'ils n'avaient pas revu depuis longtemps et qu'ils attendaient avec impatience. Jeanne leur dit qu'elle avait bien cru qu'ils n'arriveraient pas aujourd'hui et conta son soulagement lorsque leur vol avait été annoncé !
Les tasses étaient de porcelaine compacte marron à l'extérieur et blanche à l'intérieur, le café, "expresso" comme ils disaient, était épais et mousseux. Il sentait bon et après y avoir ajouté deux sucres, José le but avec des "ah" de délectation qui firent sourire la tante de Louise. Jeanne hochait sa petite tête aux cheveux gris coupés courts. Elle avait cinquante-cinq ans et des rides autour des yeux comme si elle avait toujours trop ri.
"On y va ?" leur dit-elle bientôt.
Jeanne récupéra le chariot à bagages qu'ils avaient laissé vide en dehors du café et José y posa les deux valises.
"Je prends ça ?" dit-il en montrant le chariot à Jeanne.
"Jusqu'à la voiture, oui, c'est plus pratique."
José poussa donc le chariot et suivit Jeanne et Louise qui bavardaient gaiement en français. En 'français' pensa-t-il, décidément, comme c'était étrange un pays où tout le monde parlait une langue étrangère, enfin, qui lui était étrangère. Passant près d'un magasin de journaux dans l'aéroport, il fit un petit 'pfft' à Louise pour qu'elle s'arrête.
"On peut entrer ?" lui demanda-t-il en portugais.
Comme personne n'était vraiment très pressé, Jeanne avait libéré sa journée pour accueillir sa nièce, le petit groupe se dirigea vers les présentoirs à journaux poussant le chariot dans les couloirs spacieux ménagés pour les passagers chargés.
Les nouvelles du jour étaient particulièrement inhabituelles mais José savait qu'il allait devoir attendre le lendemain pour pouvoir acheter un ou deux journaux historiques. Il observa toutefois la couverture de quelques quotidiens français de tailles variées. Certains paraissaient très sérieux avec leurs premières pages faites d'articles, d'autres par contre avaient l'air beaucoup plus populaires, un grand titre s'ouvrait sur une photo occupant entièrement la couverture, une caricature de canard illustrant le nom d'un autre quotidien attira aussi son attention.
Ils partirent bientôt en direction du garage. Louise et sa tante bavardaient toujours, José restait silencieux, perdu dans des réflexions journalistiques nouvelles. Finalement, vu de l'extérieur, qu'est-ce qu'un journal ? Qu'est-ce que toutes ces personnes qui s'agitent et qui courent pour faire paraître des nouvelles qui seront dépassées demain ?
José se rappelait les gros titres des quotidiens français qu'il venait de voir, rien n'annonçait encore la crise d'aujourd'hui… personne n'avait prévu un drame pour le lendemain, le monde paraissait calme sur les couvertures d'hier comme une photo de ciel bleu un jour de pluie.

 
   
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