Arrivé
le 11 septembre à l'aéroport Charles de Gaulle, José avait
vécu en quelques semaines plus d'événements inimaginables
qu'il n'en avait jamais rêvé. Déjà, traverser l'océan
d'une traite à l'intérieur d'un engin motorisé n'avait pas
été une mince affaire. C'était la première fois que
José voyageait autrement que dans ses articles et ses dessins. Il avait
survolé des dizaines de villes brésiliennes, peut-être même
des milliers, il avait vu de près les nuages, de haut la mer et les petits
champs colorés du Portugal et de l'Espagne. Il avait vu auparavant la ville
de Sao Paulo, géante au milieu du ciel
comme les villes d'Europe
paraissaient minuscules à côté de ce monstre rampant dont
on ne voyait jamais la fin, dont on ne se rappelait pas avoir vu le début.
L'aéroport ils l'avaient traversé au pas de charge, visant un autre
avion qui attendait, grâce aux communications radios, les passagers de leur
vol en retard. Le policier fédéral chargé de contrôler
les documents les avait laissés passer l'air morne et blasé, ne
jetant qu'un vague coup d'il à leurs passeports verts. Une dizaine
d'heures plus tard José observa que sortir était bien plus facile
qu'entrer lorsqu'il vit la file de personnes fatiguées d'un long voyage
sans confort attendant la bonne volonté du douanier français, unique
dans sa guérite, prêt pour accueillir tous les passagers du vol Sao
Paulo-Paris qui venait d'atterrir. Chacun avait le droit à un "Bonjour"
suivi de "Monsieur", "Madame" ou "Mademoiselle",
selon les cas. José demanda tout haut pourquoi ils avaient l'air de
parler à tout le monde et Louise lui expliqua qu'à son avis c'était
une manière de vérifier que les gens qui entraient avec un passeport
français étaient bien ce qu'ils disaient être. Effectivement,
quand arriva le tour de Louise de montrer, cette fois, son autre passeport de
couleur bordeaux, le "Bonjour" du douanier retentit suivit de "vous
êtes ensemble ?" car José s'était présenté
contrairement aux usages aéroportuaires, en même temps que sa femme
Louise devant la moustache du petit monsieur à lunettes. "Oui,
c'est mon mari, nous allons rendre visite à ma famille." Sans
plus de questions, le moustachu les laissa passer après avoir orné
la page prévue à cet effet d'un tampon d'entrée daté
du jour. Quelques couloirs plus loin ils attendaient leurs bagages près
des "chenilles" qui faisaient surgir à chaque demi-heure d'une
manière inexpliquée, les bagages des arrivants. Au dessus du
bruit des bagages sur les tapis roulants, du bruit des conversations des voyageurs
satisfaits d'être arrivés là où ils voulaient, un autre
bruit commença à courir entre les murs des salles de l'aéroport
Charles de Gaulle, un murmure amplifié par l'écho qu'en faisait
chaque bouche, une rumeur qui finit par atteindre l'oreille de Louise dans la
langue de sa mère : "Attentat", "drame", "Etats-Unis".
"Qu'est-ce qu'il se passe ?" demanda José voyant que sa femme
était attentive aux conversations qui montaient en volume tout autour d'eux.
"Je ne sais pas. Il paraît qu'il y a eu un attentat aux Etats-Unis."
"Ah bon, où ça ? Que s'est-il passé ?" "On
ne va pas tarder à le savoir
" Les bagages de leur vol avaient
commencé à apparaître sous les jupes de caoutchouc anthracite
des chenilles et les voyageurs s'en approchaient avec une précipitation
accentuée par le défilé des hommes en uniforme de police
qui avançaient d'un pas cadencé en direction des départs
le long de la paroi vitrée séparant les voyageurs de la sortie.
Distrait par les allées et venues, José ne vit pas arriver leurs
deux valises et ce fut sa femme qui s'approcha du tapis roulant pour les attraper.
Quand il se retourna Louise avait déjà posé les bagages sur
le chariot, ils portaient des étiquettes "contrôle de sécurité"
rédigées en anglais, "la langue de la mondialisation"
pensa-t-il. Derrière les portes automatiques de verre blanc, des dizaines
de personnes attendaient. C'était tout à fait comme à leur
départ de Récife, sauf que les gens étaient un peu plus chaudement
vêtus et parlaient en majorité le français. La petite tête
grise de la tante Jeanne bondissait au dessus de l'épaule du grand monsieur
en costume qui brandissait une pancarte "Aluizo Edilson", il avait l'air
d'un homme d'affaires, d'un cadre supérieur ou peut-être d'un patron
venu accueillir un client très important. "C'est elle ?"
demanda José en montrant à Louise du menton la petite dame à
moitié cachée. Louise se tourna et vit sa tante qui au même
moment la reconnut et se mit à lui faire de grands signes en criant "Bonjour
!" . Poussant un peu tout le monde, elle se fraya un passage jusqu'à
sa nièce et son neveu avant même qu'ils soient sortis du sas. Elle
embrassa Louise et posa ses deux mains fines et courtes sur les joues de la jeune-femme.
"Tu as l'air en forme !" dit-elle "Bonjour José, ça
va bien, le voyage s'est bien passé ? Vous devez être exténué,
non ?" Jeanne avait parlé aussi vite que si elle s'était
adressée à un compatriote et José lui sourit avant d'interroger
du regard Louise pour savoir ce qu'il devait répondre. "Non, ça
va, Tati, on a réussi à dormir un peu dans l'avion." "Il
y a un problème ?" demanda José impatient de savoir ce qu'il
s'était passé pendant ces longues heures de vol, un jour entier
totalement coupé des informations qui faisaient son quotidien à
la rédaction de "Verde". "Comment ça ?"
"Ben, les gens ne parlent que d'attentat depuis qu'on
" "Oh,
c'est vrai" gronda Jeanne sans laisser sa nièce terminer, elle faisait
des yeux ronds qui leur donna l'impression qu'elle venait de se souvenir de quelque
chose de vraiment terrible. Elle tourna la tête de droite et de gauche comme
si elle cherchait quelque chose et les entraîna vers le café qui
se trouvait juste là près des Arrivées. On
avait poussé les ufs durs en farandole dans leur manège d'aluminium,
les sucriers, les cendriers, les verres pour poser sur le bar un poste de télévision.
Louise et José, sans comprendre, suivirent leur guide jusque là,
il n'y avait aucune place libre, ni au bar, ni aux tables, pourtant elle se planta
près du poste et commença à leur expliquer les événements
tout en fixant l'écran. "Il y a eu un attentat, le 'World Trade
Centre', les deux tours, vous savez, on a vu les images, un avion s'est écrasé
dans la première tour, c'était incroyable, on n'y croyait pas, on
aurait dit un film américain, et puis un autre, la deuxième tour,
et tout s'est écroulé, oh, c'était terrible, vous allez voir,
ils vont le montrer, tout le monde est mort, mon Dieu." Elle ne les regardait
pas mais continuait à parler en fixant l'écran où il n'y
avait pourtant que des publicités pour le moment. José écoutait
très attentivement tout cela, au choc généré par une
nouvelle inhumaine se mêlait l'excitation de la nouveauté extraordinaire.
La tristesse et la compassion que pouvaient inspirer les milliers d'employés
des différentes entreprises logées dans les tours du "centre
du commerce mondial" n'arrivaient pas à effacer le caractère
incroyable d'un tel défi. Qui avait bien pu réussir à forcer
les barrages de la sécurité américaine ? qui avait rendu
le pentagone totalement aveugle ? qui avait atteint le cur du commerce international,
le noyau dur de la puissance quasi-impériale du billet vert ? Le symbole
était détruit, les deux gratte-ciel jumeaux qui s'élevaient
fièrement dans le ciel de New-York étaient maintenant un nuage de
poussière au-dessus d'un tas de gravas. José se rappela un instant
que la presse aimait à comparer le centre du commerce mondial à
une tour de Babel. *** Bientôt
le flash d'information commença. C'était comme Jeanne l'avait décrit
: au premier avion on pouvait encore penser à un accident, l'appareil avait
foncé dans la tour comme s'il s'agissait de la paroi d'une montagne inévitable
; au deuxième avion on était convaincu qu'il s'agissait bien d'un
acte délibéré, une déclaration de guerre. Des hommes
minuscules apparaissaient, sur les images grises des caméras amateurs,
aux fenêtres des étages les plus élevés, des individus
désespérés sautaient dans le vide plutôt que de mourir
asphyxiés par la fumée ou écrasés dans les décombres.
Le flash d'information terminé ils prirent tous les trois un café
au bar. Tous les trois se répétaient que c'était terrible
ce qui s'était passé là-bas, les clients du café se
demandaient si les vols allaient continuer normalement, s'ils allaient pouvoir
partir ou non. Pour certains c'était un voyage d'affaires important, pour
d'autres 'les vacances de leur vie', quelques familles ne voulaient plus partir,
on entendait des accents angoissés prononcés en diverses langues
étrangères, pour d'autres encore c'était un être cher
qu'ils n'avaient pas revu depuis longtemps et qu'ils attendaient avec impatience.
Jeanne leur dit qu'elle avait bien cru qu'ils n'arriveraient pas aujourd'hui et
conta son soulagement lorsque leur vol avait été annoncé
! Les tasses étaient de porcelaine compacte marron à l'extérieur
et blanche à l'intérieur, le café, "expresso" comme
ils disaient, était épais et mousseux. Il sentait bon et après
y avoir ajouté deux sucres, José le but avec des "ah"
de délectation qui firent sourire la tante de Louise. Jeanne hochait sa
petite tête aux cheveux gris coupés courts. Elle avait cinquante-cinq
ans et des rides autour des yeux comme si elle avait toujours trop ri. "On
y va ?" leur dit-elle bientôt. Jeanne récupéra le
chariot à bagages qu'ils avaient laissé vide en dehors du café
et José y posa les deux valises. "Je prends ça ?"
dit-il en montrant le chariot à Jeanne. "Jusqu'à la voiture,
oui, c'est plus pratique." José poussa donc le chariot et suivit
Jeanne et Louise qui bavardaient gaiement en français. En 'français'
pensa-t-il, décidément, comme c'était étrange un pays
où tout le monde parlait une langue étrangère, enfin, qui
lui était étrangère. Passant près d'un magasin de
journaux dans l'aéroport, il fit un petit 'pfft' à Louise pour qu'elle
s'arrête. "On peut entrer ?" lui demanda-t-il en portugais.
Comme personne n'était vraiment très pressé, Jeanne avait
libéré sa journée pour accueillir sa nièce, le petit
groupe se dirigea vers les présentoirs à journaux poussant le chariot
dans les couloirs spacieux ménagés pour les passagers chargés.
Les nouvelles du jour étaient particulièrement inhabituelles mais
José savait qu'il allait devoir attendre le lendemain pour pouvoir acheter
un ou deux journaux historiques. Il observa toutefois la couverture de quelques
quotidiens français de tailles variées. Certains paraissaient très
sérieux avec leurs premières pages faites d'articles, d'autres par
contre avaient l'air beaucoup plus populaires, un grand titre s'ouvrait sur une
photo occupant entièrement la couverture, une caricature de canard illustrant
le nom d'un autre quotidien attira aussi son attention. Ils partirent bientôt
en direction du garage. Louise et sa tante bavardaient toujours, José restait
silencieux, perdu dans des réflexions journalistiques nouvelles. Finalement,
vu de l'extérieur, qu'est-ce qu'un journal ? Qu'est-ce que toutes ces personnes
qui s'agitent et qui courent pour faire paraître des nouvelles qui seront
dépassées demain ? José se rappelait les gros titres
des quotidiens français qu'il venait de voir, rien n'annonçait encore
la crise d'aujourd'hui
personne n'avait prévu un drame pour le lendemain,
le monde paraissait calme sur les couvertures d'hier comme une photo de ciel bleu
un jour de pluie. |