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Réponse à la critique du CNP présidé par Luc Ferry :
La philosophie envers et contre tout

Le Conseil national des programmes (CNP) a émis un avis défavorable au projet déposé par le GTD Dagognet-Lucien concernant les programmes de philosophie. Il nous apparaît important de répondre aux raisons invoquées par le CNP. Ces raisons reposent sur une critique de l'esprit des programmes.(1)

Le Conseil national des programmes relève trois présupposés dans le projet de programme qui lui a été soumis.

"Auteurs et œuvres sont au service des notions", voilà quel serait le premier présupposé. Le CNP dénonce "une soumission aux notions générales". Les auteurs et les œuvres philosophiques seraient au service des notions parce que la lecture des philosophes serait orientée par l'étude des notions .

Il y a une différence non négligeable entre orienter la lecture et soumettre les auteurs aux notions. Orienter revient à placer le texte dans une disposition questionnante, ou encore, cela revient à diriger l'étude des œuvres vers l'élucidation des problèmes. Cela ne nie pas l'éminence des philosophes ou ne minimise pas leurs œuvres. Le projet du GTD affirmait au contraire l'aspect incontournable de l'étude des œuvres philosophiques. Le programme (...) prescrit l'étude d'œuvres philosophiques. (...)L'enseignement philosophique mobilise la philosophie elle-même et donc aussi les œuvres où elle existe concrètement pour ceux qui philosophent. (....) Il est inconcevable qu'un enseignement philosophique ne s'appuie pas sur la lecture et la méditation des philosophes.

Orienter l'étude d'une œuvre vers l'élucidation de problèmes, c'est tout simplement planter l'œuvre sur son sol, reprendre la question que le philosophe s'est posée. Les œuvres philosophiques ne sont pas des entités abstraites coupées de toute réalité, mais des manifestations du questionnement de leur auteur. Le philosophe n'est pas un écrivain dont l'œuvre est à étudier en elle-même et pour elle-même (démarche propre à l'histoire de la philosophie), mais chemin de la pensée qui s'interroge elle-même. Voilà pourquoi, l'étude d'une œuvre philosophique s'oriente vers un problème qui peut s'énoncer par un titre c'est-à-dire par une notion. Lorsque Rousseau écrit le Contrat Social, il se pose la question de la liberté et de l'Etat. C'est bien pour résoudre le problème de l'existence de la liberté dans un Etat qu'il en vient à penser l'idée d'un pacte social, posé sur des bases distinctes de Locke ou de Hobbes. Si philosopher revient d'abord et toujours à s'interroger, un enseignement philosophique ne peut consister en un cours dressant le catalogue des différentes conceptions du pacte social.

Le professeur enseigne la philosophie, celle-ci se trouve dans les textes, et les textes traduisent les difficultés soulevées par les philosophes.

 

Le deuxième présupposé consiste en ce que "les notions sont au service des problématiques propres des professeurs". Elles le seraient parce que le professeur aurait la responsabilité de la formulation des problèmes. Il apparaît démesuré au CNP que l'analyse des notions soit toujours subordonnée à la formulation des problèmes que la pensée y reconnaît.

Premièrement, posons une question simple : si le professeur n'a pas la responsabilité de la formulation des problèmes, qui l'aura ? Peut-on imaginer qu'un professeur ne soit pas responsable de ce qu'il enseigne à des élèves ? Si le professeur n'était pas responsable alors la liberté dont il jouit serait, non pas de la liberté, mais une puissance arbitraire. Il ne serait non pas un maître, mais un despote. Le CNP veut-il faire des professeurs des despotes ?

Deuxièmement, si l'analyse des notions n'est pas subordonnée à la formulation des problèmes, à quoi servent les notions ? Pourquoi ont-elles leur place dans une liste constituant l'une des faces du programme ? Les notions ne sont pas non plus des îlots formels et abstraits.

Troisièmement, si la pensée du professeur ne reconnaît pas des problèmes en des notions, alors en quoi est-il professeur de philosophie ? Si sa tâche n'est pas de penser, alors qu'elle est-elle ? Mais peut-être le professeur de philosophie devrait-il s'excuser de penser.

 

Le troisième présupposé est énoncé comme suit : "les professeurs sont des philosophes et les élèves des apprentis philosophes".

Le GTD posait le professeur auteur de son cours, le CNP ironise "le professeur est philosophe". Nous pouvons nous demander qui est philosophe pour le CNP mis à part celui qui invente une philosophie ? Le professeur d'université ? Le traducteur ? Mais apparemment pas le professeur de lycée.

Il est sans doute plus pertinent de revenir à l'origine du terme de philosophe, l'ami du savoir. Dès lors, la question devient le professeur de lycée est-il l'ami du savoir ? Il est clair que le professeur qui fait découvrir aux élèves les œuvres des philosophes et les amène à s'interroger, bref à exercer leur aptitude à penser, est au premier chef l'ami du savoir et par conséquent, philosophe. Peut-on en dire autant de celui qui se réfugie dans l'enseignement de l'histoire de la philosophie et qui n'a qu'une approche antiquaire de la philosophie ? Qui est l'ami du savoir, celui qui aime la philosophie comme questionnement ou celui qui ne voit dans l'histoire de la philosophie qu'une histoire des idées ?

 

Le rejet du projet déposé par le GTD, suite à la critique qu'il a suscitée, repose en fait sur trois présupposés du CNP que nous tenons à discuter ici.

 

Le premier présupposé est l'hétéronomie invoquée comme principe guidant l'élaboration d'un futur programme de philosophie de l'enseignement secondaire.

" Par sa forme et sa tonalité, le commentaire s'adresse exclusivement aux professeurs de philosophie et renforce l'impression générale d'indétermination du programme. Il n'explicite en aucune manière les choix qui ont été retenus et sa signification n'apparaît ni intelligible ni évidente pour un non-spécialiste : on pense évidemment aux élèves et à leurs parents mais aussi aux collègues des autres disciplines enseignant dans la même classe."

Ainsi pour le CNP, le programme s'adresse à l'extérieur (élèves, parents, collègues des autres disciplines), il doit être compris par d'autres au point d'être déterminé par une extériorité non-philosophante. Aurait-on cette même attitude vis&endash;à-vis des mathématiques ? Demanderait-on de la même façon aux parents et autres collègues de comprendre le programme de mathématiques ? Certainement pas. Ce qui est à l'œuvre ici, c'est ce vieux préjugé que dénonçait Hegel, tout le monde prétend savoir philosopher puisque chacun "possède pour cela la mesure dans sa raison naturelle". Ce qui est ici inquiétant ce n'est pas tant que cette croyance existe toujours, mais qu'elle soit reprise par quelqu'un qui se nomme philosophe ! En appeler au jugement de la communauté non-philosophique relève de ce que Kant appelait l'hétéronomie. Il est nécessaire d'affirmer que seuls les philosophants peuvent se donner à eux-mêmes leur programme. Bref que le principe qui doit gouverner l'élaboration de tout programme de philosophie repose sur l'autonomie.

Est-il intolérable d'affirmer que le programme de philosophie reste l'affaire exclusive de la communauté philosophante (professeurs et inspecteurs) ? Est-ce une prétention aristocratique que de s'élever contre l'ingérence doxique ? La question qu'il faudrait plutôt se poser s'énonce comme suit : la démagogie est-elle démocratique ? Prendre pour critère la compréhension que pourrait avoir l'extériorité (élèves, parents, collègues des autres disciplines) du programme de philosophie est un non-sens. Que les élèves ne comprennent pas le programme de philosophie avant d'avoir commencé l'enseignement de la philosophie est attendu. Celui qui n'a jamais voyagé sait-il ce qu'est un voyage ? Que les parents, qui ne sont pas les destinataires de cet enseignement et qui ne seront jamais en cours, constatent que ce programme leur est étranger, est évident. Que les collègues des autres disciplines ne comprennent pas le programme de philosophie, atteste qu'ils ne sont pas des professeurs de philosophie et que la philosophie n'est pas enseignable par tout un chacun. Faire croire qu'il y a dans cette triple situation une anomalie, relève de l'imposture intellectuelle et de la démagogie. Il n'y a pas d'honneur à caresser l'opinion dans le sens du poil, à aller dans le sens de l'ignorance des parents, à renforcer la peur non fondée des élèves, causée par les préjugés des adultes au sujet de la philosophie, et à prétexter la non-connaissance légitime des autres collègues.

 

Pour le CNP, un programme a à être déterminé au vu de sa conclusion : " (...). Le CNP ne peut accepter en l'état l'excessive indétermination du projet qui lui est soumis." Outre que cette position montre une totale ignorance de ce que doit être un programme, elle constitue le second présupposé. Un programme est un principe régulateur de l'enseignement, non un principe déterminant. Voilà pourquoi faire le procès du programme en vigueur ou rejeter tout projet de programme sur la base de la structure de l'ancien, en avançant sa prétendue indétermination, relève d'une incongruité dans la mesure où un programme n'a pas à être déterminé, mais doit réguler les pratiques différentes des professeurs. Pour cette unique raison, le projet déposé par le GTD Dagognet-Lucien n'était pas indéterminé.

Le programme se compose de deux volets, les auteurs et les notions. Ces deux listes précisent le programme de classes terminales. Elles sont les limites du cours composé par le professeur qui est l'auteur de celui-ci. Que le professeur soit l'auteur de son cours est une nécessité pour que l'élève accède à une pensée vivante qui se constitue devant lui. Que la philosophie se fasse en cours est la marque non seulement d'une pensée en acte et originale, mais d'une pensée libre au sens de l'indépendance.

Cependant toute liberté comporte des limites. Ces frontières sont à la fois les auteurs et les notions. La liste des auteurs sert à délimiter à la fois le choix des philosophes dont les textes seront présentés à l'oral et les auteurs dont les œuvres peuvent devenir texte d'examen à l'écrit. L'élève ne peut donc être interrogé sur un auteur qui ne figure pas sur cette liste. L'existence de cette liste assure une harmonisation nationale de l'examen sans toutefois l'uniformiser. La liste des notions permet d'indiquer les jalons qui constitueront la réflexion de l'année sans l'enfermer dans une pensée unique : questions problématisées et parcours déterminé de manière nationale, conclusion connue d'avance. Un programme d'enseignement n'est pas un carcan, il régule une pratique commune du philosopher dans l'enseignement secondaire.

C'est ici que les trois questions posées par le CNP trouvent leurs réponses :

- comment concilier la liberté du professeur et la nécessité de formuler un programme national ?

- comment concilier la singularité du cours à laquelle les professeurs sont incités et la nécessité d'acquérir des connaissances communes ?

- comment concilier la spécificité de l'enseignement de la philosophie et le fait qu'elle est une matière d'examen ?

La liberté du professeur n'est nullement antinomique avec le programme national dès lors que la liberté n'est pas confondue avec l'arbitraire et le programme national avec un cours unique. La singularité de chaque cours professé s'inscrit dans une pratique commune puisque tous les professeurs amènent les élèves à penser par eux-mêmes en pensant eux-mêmes par eux-mêmes. Que l'enseignement de la philosophie ne pose pas de difficulté pour être matière d'examen est manifeste à double titre. Premièrement parce qu'il a été matière d'examen et, deuxièmement parce qu'il s'examine à travers un exercice qui lui est adapté : la dissertation. Celle-ci est la forme par laquelle la pensée de l'élève peut manifester son aptitude à s'interroger, à analyser, à comprendre et non à réciter ce qu'il a appris. Ce que l'examen en philosophie évalue n'est nullement une somme de connaissances acquises par l'effort de la mémorisation, mais une mise en œuvre du philosopher. Il faut bien reconnaître que seule la philosophie élève l'élève à la dignité d'être pensant bien qu'elle soit matière d'examen, mais sans renoncer à ce que l'examen soit philosophique.

 

Le troisième présupposé repose sur cette pétition de principe : "Le public n'est pas le même qu'en 1925, démocratisation, lycée de masses".

Démocratisation et massification se distinguent nettement. La première ne saurait s'accommoder de l'abaissement des exigences, elle pose au contraire celles-ci comme fin de tous. La démocratisation, c'est donner à tous ce qui était jusque-là réservé à quelques-uns. L'effective démocratisation est la conservation du programme suivant l'esprit de 1925.

La massification justifie la destruction du savoir, en cela il s'agit d'une entreprise anti-démocratique.

Affirmer que le public n'est pas le même, c'est se baser sur un critère social. L'enseignement ne doit pas être une affaire sociale ou il devient dès lors le lieu où les inégalités sociales s'expriment, miroir de la société civile. L'enseignement relève du pouvoir régalien de l'Etat et donc centre l'enseignement sur le fondement de l'égalité. Pour que le lycéen soit l'égal de l'autre, la perspective doit être politique. Le lycéen est un futur citoyen. Le lycée est un lieu d'instruction, de formation du jugement. En cela, le lycéen de naguère est le même que celui d'aujourd'hui, car instaurer une différence serait créer une inégalité qui n'a pas lieu d'être. C'est aussi admettre sans avoir le courage de le proclamer que les lycéens d'aujourd'hui sont intellectuellement incapables d'apprendre ce que leurs aînés ont appris. Le lycéen d'aujourd'hui est le même que celui d'hier, c'est un principe républicain. L'Etat lui doit le même savoir et ne peut, sans infamie, prétendre lui donner l'aumône en matière d'enseignement.

Affirmer que le public n'est pas le même, manifeste une confusion entre ce qui est en droit et ce qui est en fait. En droit, nous venons de l'exposer le lycéen est le même que celui de 1925. L'est-il en fait ? Évidemment non. Mais un constat sur le plan des faits n'autorise en rien une argumentation qui pose ce qui est en droit. Cela un lecteur de Kant le sait. Rechercher les raisons d'une telle différence rendrait service à l'enseignement en général et à l'enseignement de la philosophie dans le secondaire en particulier. Déterminer ce que le lycéen d'autrefois apprenait reviendrait à rechercher les conditions de possibilité pour que le lycéen d'aujourd'hui ressemble en fait à celui de naguère. L'enseignement philosophique est le couronnement de l'enseignement secondaire, mais comment la philosophie peut-elle couronner ce qui n'existe plus ou ce qui est insuffisamment su ? Au lieu de faire le procès du programme de philosophie et de la notation des épreuves au baccalauréat, la vérité exigerait que l'on pose la question de ce qui doit être enseigné au lycée pour que le slogan " 80% d'une classe d'âge au niveau bac" ne soit pas une imposture. Quel savoir le lycée dispense-t-il ? Quels savoirs le lycéen doit-il apprendre pour passer le baccalauréat, pour lui-même et pour devenir un citoyen ? Cela revient à déterminer l'idée du lycéen comme celui qui apprend à penser en apprenant des savoirs. Or, penser, c'est juger. Cela Kant l'a déclaré avant nous. Dès lors la question devient : comment forme-t-on la capacité à juger ? Juger s'apprend en pensant c'est-à-dire en apprenant à philosopher par l'étude des œuvres philosophiques, ou encore en se mettant à l'école des philosophes.

De ceci il faut conclure que le programme de philosophie, structuré autour d'auteurs et d'œuvres, correspond à l'idéal républicain.

Le fondement sur lequel reposent ces trois présupposés est la méconnaissance de ce qu'est la philosophie et par suite de son enseignement.

 

Il convient à présent d'exposer ce qu'est la philosophie et par suite ce que doit être tout enseignement s'il veut être philosophique.

Les professeurs de lycée sont des philosophes et non pas des professeurs comme les autres.

Poser que les professeurs de philosophie sont des philosophes apparaît au CNP comme une vaine prétention de leur part. La preuve en est, écrit le CNP, que les autres professeurs du lycée ne se prennent pas pour autre chose que des professeurs. Le professeur d'histoire ne se prend pas pour un historien, pas plus que le professeur de mathématiques, ne se prend pour un mathématicien. Quelle est donc cette arrogance du professeur de philosophie qui refuse d'être un simple professeur ? Là aussi, il convient de retourner la question : quel est donc ce mépris à l'encontre des professeurs enseignant la philosophie à qui on refuserait le rang de philosophe ? Où se trouveraient alors les véritables philosophes ? Serait-il possible qu'ils soient précisément là où on n'enseigne pas ? Est-ce la pensée secrète du CNP &endash; de ce CNP qui pourtant préconise l'introduction de l'histoire des idées et qui est à ce point ignorant de l'histoire des philosophes pour ne pas savoir que tous les grands philosophes ont enseigné et ce depuis la naissance de la philosophie, de Platon jusqu'à Heidegger ?

Les professeurs de philosophie ne sont pas des professeurs comme les autres, tout comme l'enseignement de la philosophie ne ressemble en rien à l'enseignement des autres disciplines. Il pourrait cependant être objecté que les professeurs de mathématiques sont des mathématiciens en tant qu'ils démontrent et les professeurs d'histoire des historiens en tant qu'ils enseignent la méthode d'analyse critique des documents et des sources. Oui mais, les élèves en cours de mathématique ne lisent pas du Riemann, du Dedekind, du Peano ... Les élèves en cours d'histoire n'étudient pas davantage Thucydide, Guizot, Braudel, Duby. Les élèves en classe de philosophie lisent les philosophes : Aristote, Spinoza, Nietzsche ... Que font alors les professeurs de philosophie ? Ils philosophent. Ils s'interrogent, ils interprètent un texte, ils exposent en chair et en os non pas la philosophie, mais le philosopher. Ils donnent à voir à leurs élèves l'expérience de la pensée et la font avec eux comme une invitation au voyage. Les élèves ne sont donc pas de simples spectateurs, mais des acteurs du cours.

 

Vouloir que la liberté préside à la conception de l'enseignement philosophique à la manière des instructions de 1925 est un bien. L' expérience partagée du philosopher n'est possible que par la liberté, liberté du professeur et liberté des élèves.

La liberté du professeur qui effraie tant le CNP ne s'explique que par une confusion surprenante, celle de la liberté et de l'arbitraire. Cette liberté accordée au professeur n'est pas seulement un bien pour lui, mais aussi un bien pour les élèves. Si le professeur est libre d'exposer sa réflexion propre sur une notion ou un extrait de texte cela donne accès à l'élève à un exemple de pensée autonome. Il voit concrètement se constituer sous ses yeux une pensée vivante et non pas une récitation scolastique par un maître. Le professeur de philosophie est philosophe et l'élève apprenti philosophe. Afin que l'élève ne répète pas des doctrines, il faut que le professeur n'ait pas à débiter un cours dont le contenu et la méthode seraient déterminés. Ce qui est bien plutôt à l'œuvre en classe de philosophie, c'est une pensée en exercice. Cette présentation du philosopher garantit la liberté de penser et empêche la substitution de l'idéologie à la philosophie ou ce qu'en d'autres temps, il a été nommé philosophie officielle. Étrange signe de la modernité ou encore de ces nouveaux philosophes qui veulent changer les choses en revenant à un morne passé où Victor Cousin se targuait de dire : "Si un seul professeur de philosophie s'écartait un seul instant du respect profond et sincère qu'on doit à la religion catholique, il y serait énergiquement rappelé". Cette liberté acquise parallèlement au développement de la république est un héritage pour tout professeur de philosophie, même s'il n'est précédé d'aucun testament.

Ce qu'il est impératif de saisir, c'est que la liberté accordée au professeur garantit la liberté de l'élève et à cette condition seulement. La liberté de comprendre et non pas à avoir à apprendre, à répéter, à réciter, ne peut exister que si le cours est une construction autonome au fil du cours et non un parcours obligé. L'élève n'est libre que si le professeur est l'auteur de son cours. Déterminer un programme revient à instaurer une philosophie officielle, et par suite une copie d'examen officiel.

C'est pourquoi, là où il n'y a pas de liberté, il ne peut y avoir d'enseignement philosophique.

Le CNP clôt son propos en proposant qu'un débat soit engagé. Il souhaiterait que la liste de notions soit "combinée avec une liste restreinte d'histoire de la philosophie, présentées de manière à faire comprendre l'apport irremplaçable de certains concepts ou doctrines à notre compréhension du monde."

Que peut bien signifier une liste d'histoire de la philosophie ? Elle n'est certes pas une liste de philosophes étant donné que cette liste existe. La conclusion du CNP nous éclaire à ce sujet. "Au minimum il (CNP) demande, d'une part que les notions soient explicitées (...), d'autre part que les références communes en matière d'histoire des idées soient définies. Ce dernier point suppose un choix clair et une vraie réflexion sur quelques notions historiques et problèmes-clefs." Autrement dit, par liste d'histoire de la philosophie, le CNP entend histoire des idées.

Cependant l'histoire de la philosophie est-elle la même chose que l'histoire des idées ? Sans attribuer le sens particulier que Hegel donne à l'expression "histoire de la philosophie", il apparaît nettement qu'il existe une différence essentielle. L'histoire de la philosophie est la philosophie exposée en son développement. L'exposition des différentes philosophies doit conduire à leur étude compréhensive. L'histoire de la philosophie s'adresse aux étudiants de philosophie. Connaître l'histoire de la philosophie est nécessaire au philosopher. Mais cette tâche relève de l'enseignement supérieur. Rien ne serait plus faux que de plaquer ce qui vaut pour l'enseignement supérieur à l'enseignement secondaire qui consiste en un enseignement élémentaire de la philosophie. Par "histoire des idées", il n'est nullement question d'histoire de la philosophie. Si la philosophie a évidemment une histoire (Geschichte), si cette histoire est philosophique, l'histoire des idées par contre, ne l'est pas. L'histoire des idées est de l'histoire (Historie) comme son nom l'indique et non pas de la philosophie. Elle consiste à croire que l'on peut accéder à l'intelligibilité des idées en les immergeant dans le cours factuel des choses. L'histoire des idées est un historicisme au rabais. Comme si les faits empiriques pouvaient éclairer les idées ! La critique qu'en fait Husserl est tellement éclairante et définitive que nous n'y reviendrons pas. L'histoire des idées repose sur une conception du monde. Elle est collection et exposition d'idées et non pas manifestation en acte d'idées. Ces idées sont mortes, provenant d'un souci antiquaire. La philosophie n'est pas une théorie de la raison historisante. L'histoire des idées est un faux-débat parce qu'elle est contraire à la philosophie. Son introduction dans le programme de philosophie dénaturerait par suite l'enseignement philosophique.

Exclure l'histoire des idées et l'histoire de la philosophie de l'enseignement philosophique au lycée n'entraîne pas pour autant la croyance en l'existence d'une philosophia perennis. Cela ne revient pas à se couper de la réalité. Mais c'est aussi se souvenir que ce sont les idées qui font la réalité, et que par conséquent les idées ne s'expliquent pas par la réalité historique, mais l'histoire se comprend par l'intelligence des idées. Cela ne consiste pas davantage à oublier que la philosophie a une histoire, mais c'est penser que la philosophie est historiale. C'est cette histoire de l'être que l'enseignement philosophique dispense, sans le savoir pour certains à la manière de Monsieur Jourdain. Philosopher au lycée ne consiste pas à devenir un historien de la philosophie, mais un être qui s'interroge parce qu'il a le souci de penser son être-au-monde. C'est dans ce contexte que la phrase du GTD prend tout son sens : l'étude des œuvres est dirigée vers l'élucidation des problèmes. Ces questions que la pensée du professeur et de l'élève reconnaissent sont les leurs, car questionner est un s'interroger. En philosophant, professeurs et élèves font l'expérience de la pensée ou de l'histoire de l'être, mais jamais celle de l'histoire des idées.

Si le CNP a proposé cependant cette piste pour l'élaboration d'un futur programme, c'est sans doute pour pallier la prétendue indétermination du projet de programme déposé par le GTD Dagognet-Lucien. Nous avons montré en quoi celui-ci n'était pas indéterminé et nous avons exposé la raison pour laquelle l'histoire des idées est anti-philosophique. Il nous reste en revanche à examiner ce à quoi donnerait lieu l'introduction de l'histoire des idées en classes terminales.

Luc Ferry en donne quelques exemples : la cosmologie antique, les Lumières. Qu'attendrait-on de l'élève ? Une récitation fidèle de ce qu'il aurait appris pendant un cours y compris sans comprendre le moindre mot. Cela même un perroquet est capable de le réaliser. Les professeurs se font une autre idée de leurs élèves. Ils leur montrent non pas quoi penser ni comment penser, mais à penser. Ils ne transmettent ni un contenu tout fait, rigide, dogmatique de pensée, ni une méthode à penser. L'enseignement philosophique n'est ni un prêt-à-penser ni une coquille vide. L'enseignement philosophique a pour devise " pense par toi-même ". Réciter n'est pas penser par soi-même. Réciter c'est se trouver sous la tutelle des questions inscrites dans le programme histoire des idées. Le cours de philosophie est un dialogue au sens de Platon c'est-à-dire une recherche en commun. Le professeur instaure un dialogue entre lui, l'élève et le philosophe-auteur. Les œuvres philosophiques sont des modèles. En étudiant une œuvre, l'élève pense avec l'auteur, il est à son école, sans jamais cependant, abdiquer de sa faculté de juger.

 

Nous avons vu que les prétendus présupposés du GTD, relevés par le CNP, n'en étaient pas. Son rejet du projet appert arbitraire. Par contre, la critique du CNP repose sur trois présupposés : l'hétéronomie, la nécessité de la détermination du programme et la massification comme prétexte au renoncement aux exigences de l'enseignement philosophique. Nous avons voulu montrer en quoi l'enseignement de la philosophie au lycée passait par une auto-affirmation de l'acte de philosopher qui pose le professeur philosophe et l'élève apprenti philosophe, par le vouloir de l'idée de liberté comme principe de l'enseignement, et par le rejet de l'histoire des idées.


(1): Citations du CNP entre guillemets, citations du GTD en vert

Francesca Ferré
juin 1999

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