Dès qu'une société se constitue, on s'y échange
des biens et des services. Il y a toujours, dans toute société,
à tous les stades de son évolution, un ensemble de principes,
de lois, de règles et d'organismes qui en assurent l'application,
qui constituent la structure d'encadrement permettant que les biens soient
produits et que les services soient rendus. Le but bien terre-à-terre
d'une telle structure est de produire et de distribuer le mieux possible
ce que veut la majorité effective de la population. La mise en place
de cette structure constitue l'un des aspects fondateurs d'une société
et en assurer le fonctionnement demeure toujours l'une des fonctions premières
de l'État. La relation entre le citoyen et l'État est largement
déterminée par la façon dont ce dernier s'acquitte
de cette fonction et vice-versa.
La production est toujours en quête d'un optimum: il s'agit toujours
d'avoir plus pour moins. Plus de biens et de services, pour moins de travail
et moins de ressources consommées. Quand on s'écarte de ce
principe, c'est que la structure a été pervertie ou qu'une
nouvelle technologie est apparue à laquelle la structure ne s'est
pas encore adaptée. La structure d'encadrement, en effet, dépend
des besoins et des priorités, mais aussi des technologies disponibles
qui peuvent modifier la façon de satisfaire ces besoins. Quand des
techniques nouvelles apparaissent qui changent significativement la façon
de produire et de s'échanger les biens et services - et donc la nature
même de la société et l'importance relatives des diverses
activités économiques la structure d'encadrement doit
aussi changer.
Quand apparaît une nouvelle technique, les joueurs qui s'activent
dans la structure économique vont tenter d'en intégrer l'impact
à la structure d'encadrement des activités économiques
en place et celle-ci va donc se transformer, dans toute la mesure de la
flexibilité qu'on lui a accordée. Quand plusieurs nouvelles
techniques sont ainsi intégrées, leurs effets se cumulent
et la structure évolue spontanément dans le sens du changement
nécessaire.
Cette évolution spontanée, pourtant, est rarement suffisante
puisque, si l'on n'y avait introduit au départ un élément
rigide à caractère contraignant, cette structure en place
n'aurait jamais rien interdit ni rien encadré. L'État doit
donc répondre aux signaux qu'il reçoit jour après jour
de ses commettants et apporter à la vieille structure des correctifs
qui permettront à chacun d'eux de tirer de son appartenance à
la société tous les nouveaux avantages qu'il peut désormais
y trouver.
Si les innovations technologiques sont importantes, toutefois, les correctifs
à apporter pour encadrer les nouveaux besoins et les nouvelles façons
de les satisfaire sont d'une telle ampleur que la structure en place ne
peut plus s'accommoder des lois et des règles établies ; elle
doit briser son cocon et devenir autre chose. Elle doit accepter une métamorphose.
Dès que la métamorphose est engagée, elle va inéluctablement
vers sa fin. On y va peu à peu, sans trop s'en rendre compte, mais
briser finalement le cocon et s'en extraire est une décision collective
qui exige un consensus social. Il incombe à l'État, en édictant
de nouvelles normes, d'y acquiescer formellement, de proclamer que la chenille
est devenue papillon, que la nature de la société s'est radicalement
transformée et qu'elle est devenu une Nouvelle Société.
L'État, confronté à un nouveau paradigme économique,
doit accepter de modifier la structure et les règles du jeu. Il le
fait de plus ou moins bonne grâce, selon qu'il est plus ou moins sous
la tutelle du groupe dominant au profit desquels les normes en cours ont
été mises en place et dont ces modifications peuvent mettre
en péril la position de force, mais il le fait toujours. S'il n'y
consent pas, c'est l'État lui-même qui est « modifié
», après quoi la métamorphose se poursuit et la société
devient ce qu'elle doit être.
Ainsi, à la fin du XVIII ème siècle, la quête
de l'optimum va prendre le chemin de l'industrialisation et entraîner
l'urbanisation, car la main-d'oeuvre doit être rassemblée pour
produire en industrie. La priorité cesse d'être la sécurité,
désormais acquise, pour devenir l'abondance. La promesse d'abondance
sur cette terre va faire de la liberté civile et du droit de propriété
de nouvelles conditions intransigeantes d'un travail productif. L'industrialisation
exige la fin des privilèges de la noblesse et du clergé -
des normes créées pour encadrer une société
agraire parce que celles-ci biaisent le jeu économique en faveur
de la richesse foncière, alors qu'avec l'utilisation des machines,
la création de richesse va reposer désormais presque tout
entière sur l'industrie.
Il a fallu que quelques têtes soient coupées pour que les
changements soient faits, mais ils l'ont été et rapidement.
En une quinzaine d'années, on a vu non seulement la suppression des
privilèges, mais aussi une réforme administrative et un quadrillage
du territoire par départements, la mise place de nouveaux codes de
loi et, finalement, la création de la Banque de France, dont on peut
dire qu'elle marquait la fin de la transition d'une société
agraire féodale vers la société industrielle capitaliste.
Mission accomplie.
Aujourd'hui, nous sommes à compléter le passage à
une société post-industrielle - donc essentiellement à
une économie d'échange de services plutôt que de biens
industriels et la structure d'encadrement des activités économiques
doit à nouveau se transformer. Elle doit, comme chaque fois qu'une
telle transformation s'impose, tenir compte de la problématique où
elle s'inscrit et se donner pour but de PRODUIRE ET DISTRIBUER LE MIEUX
POSSIBLE CE QUE LA MAJORITE EFFECTIVE DE LA POPULATION VEUT, en tenant compte
des nouvelles technologies disponibles et de leurs conséquences.
Aujourd'hui, les machines ayant apporté l'abondance en produits
manufacturés et tout ce qu'à brève échéance,
elles semblaient pouvoir produire (712), ce que la
majorité effective de la population veut, ce sont des services. La
priorité est passée de l'industrie au secteur tertiaire. C'est
donc avec l'abondance des services en tête qu'il faut construire un
nouveau cadre normatif, organisationnel et logistique dans lequel s'intégreront,
à la place de choix, les activités tertiaires devenues prioritaires.
Quelles sont les nouvelles « conditions intransigeantes » d'un
travail productif ? Il y en a trois (3): la complémentarité,
l'autonomie et un nouveau rôle pour l'État.
D'abord, l'éternelle quête de l'optimum passe désormais
par la COMPLEMENTARITÉ et donc par la spécialisation croissante
des travailleurs. La complémentarité - et la spécialisation
qui lui donne effet - pavent la voie royale qui permet à court terme
la plus grande disponibilité possible de services et, à long
terme, la programmation de tout ce qui peut l'être et donc une abondance
en services enfin comparable à l'abondance en produits que nous a
donnée l'industrialisation. C'est la complémentarité
résultant d'une nouvelle division du travail qui permettra d'avoir
beaucoup plus pour beaucoup moins.
Ensuite, l'AUTONOMIE dans le travail et le respect du travailleur que
sa spécificité rend indispensable. La production et la distribution
de services obéissent à d'autres impératifs que celles
des biens industriels. Le travail, dans une économie de services,
devient le facteur déterminant de la production et le travailleur,
devenu fournisseur de services, tend à devenir irremplaçable
comme INDIVIDU, avec sa personnalité comme sa compétence.
Il en résulte une montée en puissance (empowerment
) du travailleur. Ses motifs sont internalisés et, sa motivation
étant la clef de toute vraie productivité dans le domaine
des services, c'est comme travailleur autonome qu'il est le plus motivé
et le plus efficace.
Enfin, l'économie qu'il faut structurer est celle d'une société
ou, paradoxalement, l'individu devient plus important face à la collectivité
... parce que chacun devient indispensable à la collectivité
... devenue elle-même plus indispensable à tous. Le pouvoir
accru qui échoit au travailleur étant circonstanciel - et
l'opposant à d'autres travailleurs/consommateurs plutôt qu'à
un « capital » présumé antagoniste - ce pouvoir
ne conduit pas à une quelconque « dictature du prolétariat
», mais impose, au contraire, une incessante concertation. C'est d'une
société plus interdépendante et donc plus égalitaire
et plus consensuelle qu'il faut encadrer les activités économiques,
ce qui crée un nouveau rapport entre l'État et les citoyens
et exige que l'on définisse un NOUVEAU ROLE POUR L'ETAT dans l'économie.
Voyons donc d'abord ce que le consommateur veut vraiment, puis ce que
la satisfaction de ses voeux exige de complémentarité, d'autonomie
et, enfin, les nouveaux mandats à confier à l'État.
2.1 LE RÊVE D'ALADIN
2.1.0.1 Le modèle paradoxal
C'est ce que veut la population qui doit déterminer le nouveau
modèle d'encadrement des activités économiques à mettre
en place. On sait déjà qu'elle veut des services - c'est pourquoi
l'économie devient tertiaire - mais l'on doit préciser
cette demande et voir les conditions implicites que la population pose à
ce nouveau modèle.
Après une ère industrielle - qui apparaîtra peut-être
dans l'Histoire comme une brève période de mise à jour
- mettre l'accent sur les services nous ramène au patron fondamental
des millénaires précédents, où ce n'était
pas l'outil, mais la compétence de l'artisan, qui faisait la valeur
du service ou du produit. Cette primauté du facteur travail doit-elle
nous suggérer de créer un modèle d'encadrement qui
s'inspire des modèles de naguère ?
Sur quelques point, oui, et il ne faut pas s'en priver. L'autonomie
du travail en est un exemple, de même que la reconnaissance du particularisme
des travailleurs. De même, l'idée de produire par « projets
» (712) et le concept du travail que l'on fait
à sa propre initiative en parallèle à un autre dont
les paramètres est plus ou moins imposés, qu'on nomme ce dernier
corvée ou emploi (701). De même, surtout,
la notion d'appartenance qui doit renaître pour fonder une Nouvelle
Société (709) et celles d'arbitrage
et d'entrepreneuriat (702B), qui nous rappellent
qu'avant des Rois il y eut des Juges en Israël . Il faut réutiliser
bien des concepts qui antécédent la révolution industrielle,
mais dont celle-ci nous a obnubilé la pertinence.
Il ne faut pas, toutefois, verser dans l'archaïsme. Dans son ensemble,
il est clair que la société qui commence ne s'apparentera
pas à celle d'un pâtre biblique, mais plutôt à
celle de ses rêves les plus fous. On verra une personnalisation du
travail, comme avant la Révolution industrielle, mais dans un contexte
de communications instantanées, de moyens de transport qui offrent
presque l'ubiquité du tapis magique et dans lequel le roi peut vraiment
avoir des yeux partout. Aladin a trouvé la Lampe.
La nouvelle structure des échanges d'une société
de services exige un retour à des principes qui donnent la primauté
a l'individu, mais dans un monde de technologie avancée qui impose
une planification minutieuse et une coopération de tous les instants
. C'est la technologie qui est la lampe, et le monde ne reste « génial
» que si on s'y met tous, que chacun frotte bien où il doit
frotter et comme il doit frotter. Ce que l'on attend d'une structure d'encadrement
des services dans une économie tertiaire présente donc des
exigences opposées, presque contradictoires.
Il y a d'une part, en effet, la nécessité absolue de respecter
la liberté de l'individu. Ceci, dans le contexte d'une économie
tertiaire, n'est pas un voeu pieu, mais une exigence incontournable, puisque
ce sont les individus qui - sans possibilité efficace qu'on les y
contraigne, car leur motivation est essentielle - déterminent finalement
de leur plein gré et selon cette motivation la qualité et
donc la valeur réelle des services rendus. Quand il s'agit de services,
il en va ainsi quelles que soient les structures dans lesquelles on les
intègre.
Il y a, d'autre part, des facteurs comme la complexification de la demande
et l'augmentation constante du ratio du temps d'acquisition d'une expertise
à son temps d'utilisation qui imposent une planification rigoureuse
de l'économie dans son ensemble. Il faut que l'on prévoie
de mieux en mieux les besoins et que l'on transmette et utilise de plus
en plus rationnellement l'expertise disponible. On gère ici la connaissance
- une ressource toujours en carence - et l'abondance ne peut passer que
par la planification. Il semble donc qu'il faille souhaiter une présence
assidue de l'État à la gestion des services.
Nous faisons face au problème de structurer la production et
la distribution de services et en fait toutes les activités économiques
, en conciliant la montée en puissance de l'individu qui devient
plus riche, plus irremplaçable, de moins en moins contraignable -
et dont le but social ultime est la liberté (709)
- avec notre désir unanime que le monde reste « génial
». Le monde ne restera génial, c'est-à-dire maître
et utilisateur de la technologie, que si nous consentons à la solidarité,
à la gestion de notre interdépendance et donc à une
présence accrue de l'État comme réalisateur de notre
capacité de faire des prodiges quand nous travaillons tous ensemble.
Comment rester libres, mais optimiser la coopération qui est
nécessaire au progrès ? Comment résoudre ce paradoxe
d'encadrer la liberté ? Comment, en se faufilant entre ces contraintes,
donner à l'individu, citoyen, travailleur et consommateur, exactement
ce qu'il veut ?
2.1.0.2 Les prodiges sur mesure
Car c'est de ça qu'il s'agit. Dans une économie industrielle,
la nécessité de produire en masse obligeait le citoyen consommateur
à ajuster ses désirs aux produits qu'on lui offrait, mais
maintenant que la société est « géniale »
et que s'ouvre devant lui une économie de services, où chaque
produit est différent et où la satisfaction s'obtient au cas
par cas, il y voit l'occasion de décider enfin vraiment de sa propre
consommation. Aladin rêve de demander ce qu'il a toujours voulu :
EXACTEMENT ce qu'il veut.
Caprice ? Bien sûr, mais le Génie est là pour ça.
C'est pour ça qu'on a frotté la lampe. Consciente de l'imperfection
un euphémisme - de la condition humaine, une Nouvelle Société
se veut stoïque, mais aussi hédoniste que possible. Le but d'un
nouvel encadrement des activités économiques doit donc être
de remplacer la subordination de la demande à l'offre, propre à
une société essentiellement industrielle, par l'adaptation
de plus en plus précise et de plus en plus satisfaisante de l'offre
à la demande que permet une économie de services.
Dans ce modèle, on ne considère pas que le service rendu
l'a été avec succès si l'on s'est contenté d'en
atteindre les conditions objectives de réussite ; le succès
se mesure ultimement à la satisfaction de celui qui l'a reçu.
Or le client n'est vraiment satisfait que si on lui donne ce qu'il veut.
Il veut tous ses caprices et il a de grandes attentes. Aladin veut d'abord
des services en abondance et il les veut « sur mesure ».
Pas seulement des services, d'ailleurs, car si le consommateur d'une
économie postindustrielle veut des services, il ne renonce pas pour
autant aux produits industriels et il s'attend à ce que la nouvelle
structure universalise cette flexibilité dans toute production, ce
que l'informatique couplée à la cybernétique rend possible.
Ce qui vaut pour les services donc, ne s'y limitera pas. Le nouveau modèle
d'encadrement, créé d'abord pour les travailleurs autonomes
du tertiaire, s'appliquera également aux activités humaines
du secondaire, s'appuyant d'une part sur des machines performantes et versatiles
et d'autre part sur des spécialistes aux tâches inprogrammables.
Le modèle bâti pour le tertiaire va s'imposer partout.
Ces activités seront de deux (2) types. Certaines feront appel
à la créativité et s'assimileront donc à l'art
plutôt qu'à l'industrie : la griffe personnelle prendra de
plus en plus de valeur. D'autres 'autres seront liées à la
prise de décision elle-même, à l'initiative qui demeure
toujours essentielle au sommet de toute entreprise, même du processus
industriel au sens le plus strict.
Les grandes entités industrielles ne disparaîtront donc
pas d'une économie tertiaire. Au contraire, de grandes entités
présentant bien des caractéristiques de l'industrie se créent
déjà pour offrir des services - mais, répondant à
une demande qui veut du « sur mesure » et à une société
où l'individu/personne reprend toute son importance, elles seront
structurées autrement. Comme nous l'avons expliqué au texte
712, ces grandes entités, dans une économie tertiaire, seront
structurées comme des « projets ». Au sein de ces projets,
le succès dépendra des décisions prises par des individus,
des travailleurs à compétence « personnalisée
», dans des espaces de gestion délimités où s'exerceront
leur créativité et leur MOTIVATION.
C'est l'apport de ces individus qui sera déterminant et ce seront
les règles établies pour structurer les services autonomes
du tertiaire qui s'appliqueront à la négociation de leurs
services au sein de ces projets, même les projets relatifs au secteur
secondaire. Y a-t-il activité plus caricaturale de l'Ère industrielle
que la confection ? Pourtant, c'est bien déjà le modèle
« projet - compétences personnalisées - activités
programmées » qui s'applique chez un grand couturier.
Chaque collection est un projet. Le grand couturier doit être
un désigner, un homme d'affaires, un communicateur, un gestionnaire
Tous en un ou, plus probablement, le leader d'une équipe qui réunit
toutes ces compétences, mais une PERSONNE. Évidemment, derrière
le désigner et les autres inprogrammables, il faut encore aujourd'hui,
pour que la confection soit une industrie, une masse de Chinois ou de Sri
lankais anonymes qui filent tissent ou tricotent ; mais, leurs activités
sont programmées et, dans bien peu de temps, derrière quelques
personnes inprogrammables, il n'y aura plus que des machines.
Toute la production industrielle va se calquer sur le modèle
tertiaire et se structurer par projets. Pensez à la production d'un
film -fleuve à budget milliardaire, comme « Star Wars »
le type même de l'entreprise-projet - puis appliquez la même
formule « projet » à la production de la prochaine Cadillac.
On fait les plans, les devis et les tests, on fait la campagne publicitaire
et l'on en vend, livrables «à la sortie », un ou quelques
millions d'unités, puis, alors seulement, on les fabrique. On recycle
l'équipement et l'on crée autre chose (712). Appliquez le
même modèle à toute production.
C'est ça, que veut Aladin. Le rêve d'Aladin n'est pas chimérique,
mais pour satisfaire ces demandes sur mesure dont chacune constitue en quelque
sorte un « projet » - et le faire a la hauteur de tout ce que
la technologie rend possible - il faut pouvoir identifier précisément
en chaque cas et combiner comme il se doit - toutes les expertises complémentaires
indispensables qui, ensemble, peuvent permettre la réalisation de
chacun de ces projets.
Une nouvelle structure d'encadrement des activités économiques
doit relever le défi de diviser d'abord, de recombiner ensuite, pour
en tirer la satisfaction de demandes sur mesure, les connaissances et donc
les compétences inouïes dont nous disposons comme collectivité.
Complexe? Oui, mais est-ce plus complexe que de mettre en scène mille
figurants? Ou que de mettre un homme sur la Lune?
2.2 LA COMPLÉMENTARITÉ
Une quête de l'optimum veut dire chercher la réponse idéale
à chaque situation. Il y a des milliers d'années que nous
cherchons à atteindre l'optimum, à connaître plus et
à faire mieux. Collectivement, nous connaissons la réponse
à de plus en plus de questions et nous disposons désormais
d'un énorme coffre à outils de compétences, ce qui
nous facilite la satisfaction de nos désirs et nous promet un avenir
meilleur. À condition, naturellement, que nous sachions utiliser
ces connaissances.
On ne les utilisera correctement que si on pousse la division des tâches
à un nouveau sommet qui reste à inventer. On ne peut pas mettre
une infinité de connaissances dans un cerveau humain. Il ne faut
pas consacrer des décennies à apprendre et quelques années
à faire. On ne doit pas confier tout le travail à une petite
élite de surdoués. La quête de l'optimum, au stade où
nous en sommes, passe nécessairement par le partage du travail et
par l'exploitation de toutes les possibilités de la complémentarité.
Cela est d'autant plus d'autant plus évident que, depuis l'industrialisation
et l'automation qui a suivi, tout travail humain répétitif
apparaît bien inutile. Pourquoi répéter et refaire,
puisque la machine répète et multiplie, sans autre limite
que celle des ressources disponibles ? Il ne s'agit plus de faire, mais
de créer, de décider et de communiquer. Dites « Sésame
» une seule fois et la caverne s'ouvre : tous les trésors sont
là. Ce qui rend encore plus incontournable la complémentarité.
La conséquence ultime de l'industrialisation, en effet, paraît
bien être que l'on optimiserait la production - et donc la richesse
- SI CHAQUE TRAVAILLEUR SE DIFFERENCIAIT PAR SA COMPETENCE ET DEVENAIT PARFAITEMENT
COMPLEMENTAIRE A TOUS LES AUTRES. C'est ainsi que, non seulement tous ensemble
on en ferait le plus, mais aussi que chacun, étant unique et donc
irremplaçable, disposerait d'un pouvoir égal. Non seulement
serions-nous tous riches, mais l'égalité et l'équité
règneraient sur le monde. Dans une société postindustrielle,
quand le défi de l'industrialisation a été relevé,
que la production en masse est devenue triviale et que seuls importent dorénavant
les facteurs humains de créativité, d'initiative et d'interaction,
la quête de l'optimum devient la recherche de la parfaite complémentarité.
Bien sûr, c'est une vue de l'esprit. C'est un optimum irréalisable,
puisque l'adéquation de chacun a une fonction et une seule exigerait
un ensemble statique, ou du moins parfaitement prévisible, alors
que la réalité est dynamique, que les compétences requises
sont en changement constant avec les progrès de la technologie et
que c'est bien sous l'égide de ce constant progrès que nous
concevons notre avenir économique.
Une vue de l'esprit qui a des airs de cauchemar, d'ailleurs, puisque
si cette complémentarité parfaite entre les travailleurs était
par miracle réalisée, que chaque élément de
la production était unique et qu'aucun n'était superflu, la
défaillance d'un seul élément pourrait signifier l'arrêt
de la production tout entière. (11*)
La parfaite complémentarité est un mirage, mais c'est
un mirage utile car, si elle est inaccessible - et n'est même pas
souhaitable ! - elle n'en constitue pas moins le meilleur but à fixer
pour l'établissement d'une nouvelle structure des services. Une cible
qui n'est pas là pour être atteinte, mais pour montrer la direction,
pour être visée comme on vise l'horizon au lancer du javelot.
Le premier défi d'une économie tertiaire doit être de
poursuivre la marche vers une infinie complémentarité.
Pas pour y parvenir, c'est une dystopie, mais parce que c'est la direction
qui nous conduit à l'abondance que nous cherchons. Nous avons parlé,
au chapitre précédent, de la menace de chantage qui va de
paire avec la montée en puissance des travailleurs qui accompagne
leur spécialisation. C'est un danger bien réel - et il faut
se prémunir contre les effets pervers qui peuvent déjà
s'en faire sentir dès qu'on voit poindre à l'horizon le mirage
de la parfaite complémentarité et donc de la totale interdépendance
- mais ne s'agit surtout pas de reculer devant certains aspects négatifs
d'une division plus fine du travail et de freiner cette évolution,
car la richesse est par là.
Nous sommes encore bien loin de cette parfaite complémentarité
et, pour l'avenir prévisible, chaque pas dans cette direction est
un gain puisque le consommateur a appris du secteur industriel les délices
de la richesse et ne sera satisfait que si une économie tertiaire
peut lui offrir une abondance en services comparable à l'abondance
en produits que lui a donnée l'industrie.
Un objectif qui paraît bien impossible à réaliser,
puisque, la machine n'étant pas là pour les multiplier, il
faut produire les services un à un et il n'y en aura jamais assez.
Vrai, mais qui aurait dit, il y a cent ans, quand les cuisinières
portaient des coiffes, que chaque foyer aurait une jour sa « cuisinière
», devenue électrique, portant sa hotte et rougissant encore
plus vite que les filles de Camaret ? Il n'y aura sans doute jamais assez
de services, mais c'est en scindant et en recombinant les compétences
dont nous disposons que nous apprendrons à programmer une plus large
part des services et à en disposer en abondance.
En attendant que leur programmation progressive nous les offre avec
la même munificence que le secteur industriel ses produits, c'est
aussi en poussant plus loin la division du travail et en faisant usage de
toutes les astuces organisationnelles qui permettent de tirer le meilleur
parti des ressources que nous avons que nous retirerons de celles-ci le
plus de services et de satisfaction,
Dans cette section, nous verrons comment poursuivre efficacement cette
quête de la complémentarité. Comment la compétence
doit nécessairement être d'abord fragmentée puis remontée,
comme ces outils fragiles que l'on n'assemble qu'au moment de s'en servir.
Ensuite, nous verrons qu'il y a un précédent à cette
approche et qu'il ne faudrait pas négliger de s'en rappeler les leçons,
même si l'on a fait a` ce modèle une bien mauvaise réputation.
2.2.1 DIVISER POUR RÉGNER
« On ne peut pas mettre une infinité de connaissances dans
un cerveau humain. Il ne faut pas consacrer des décennies à
apprendre et quelques années à faire. On ne doit pas confier
tout le travail à une petite élite de surdoués.. »
Il faut se partager les tâches...
2.2.1.1 Le cerveau Cro-magnon
Les amateurs d'Asimov connaissent bien les contraintes d'un cerveau
positronique, lesquelles le maintiennent commodément dans l'obéissance
et l'abnégation. Pour celui des humains, c'est moins clair, mais
il ne semble pas que celles-ci aient changé depuis quelques millénaires.
Le cerveau humain est limité. Il y a des cerveaux où l'on
peut en mettre plus, mais c'est là une variable sur laquelle, pour
l'instant du moins, la science ne peut pas agir et dont la manipulation,
même si elle était possible, soulèverait des questions
et des débats dans lesquels je ne voudrais sous aucun prétexte
m'immiscer. Disons seulement qu'aucun cerveau humain n'est illimité,
ce qui ne prête pas à controverse.
Cela dit, il est évident que le pourcentage de ceux, au sein
d'une population, qui sont capables de faire en tête la synthèse
d'un nombre quelconque d'éléments est une variable qu'il faut
connaître et dont il faut tenir compte. Il le faut bien, même
si on souhaiterait ne pas avoir à le savoir, puisque c'est cette
capacité de stockage et de synthèse des connaissances qui
nous permet d'acquérir les uns et les autres les compétences
requises pour que nous puissions nous répartir les tâches,
produire ce que nous voulons produire et faire fonctionner la société.
Cette capacité stockage et de synthèse des connaissances
est une donnée technique, une contrainte regrettable avec laquelle
il faut composer, car on ne peut pas faire dépendre la disponibilité
des services dont la société a besoin d'apprentissages que
leur complexité rend inaccessibles à une partie si importante
de la population qu'on ne puisse espérer trouver en nombre suffisant
ceux capables de les assimiler et de rendre ces services.
Cette capacité du cerveau humaine ne peut pas être augmentée,
dans l'état actuel de la science, mais elle peut être mieux
utilisée. Si on accepte, par exemple, que le système d'éducation
n'exige plus que les étudiants mémorisent toutes les données
nécessaires pour résoudre un problème, mais seulement
les procédures permettant d'avoir accès en mémoire
externe à ces données, (sur Internet, par exemple) et les
algorithmes (ou, à la limite, un index des algorithmes) permettant
de combiner efficacement ces données. Ce changement de l'objet même
des apprentissages est indispensable et il est clair que tôt ou tard
on le fera.
L'éducation doit viser à externaliser ainsi la mémoire,
mais ce grand bond en avant au palier de l'apprentissage, même s'il
peut en retarder l'échéance, ne règle pas le problème
d'une saturation progressive de la capacité du cerveau des experts
de toute nature sur lesquels nous comptons, d'apprendre et de retenir toutes
ces connaissances qui se multiplient et donc chacune devient indispensable.
Il va falloir aussi externaliser la synthèse des compétences,
au palier de leur application. Faire à plusieurs ce qu'auparavant
l'on faisait seul.
Quand les petits protozoaires grossissent, le rapport de leur surface
à leur volume devient insuffisant pour qu'ils puissent se nourrir
par osmose. Ils comprennent que leur nécessaire interface avec le
milieu ambiant n'est optimisée que s'ils restent raisonnablement
petits et ils se scindent alors en deux. De la même façon,
mais en inversant le flux, quand la masse des connaissances d'un individu
augmente, non seulement atteint-il un seuil où il ne peut en absorber
davantage, mais sa bonne volonté à en faire bénéficier
la société reste limitée par sa capacité de
communiquer, laquelle n'augmente pas au même rythme que ses connaissances.
C'est l'heure de s'inspirer des amibes et de recourir à la scissiparité.
Il y a un avantage évident à fragmenter les connaissances
et à disposer de deux spécialistes complémentaires
plutôt que d'un seul qui, pour compétent qu'il soit, ne pourra
toujours, au contraire d'un ordinateur, que traiter en séquence les
problèmes auxquels il est confronté, mais la question n'est
pas là. Avantageux ou non, il n'est simplement pas possible de ne
pas les fragmenter. Ce n'est qu'en réunissant des spécialistes
dont chacun possèdera toute la compétence possible qu'on peut
encore espérer qu'ensemble ils posséderont toute les compétences
disponibles pour optimiser le résultat cherché. Ce n'est que
par cette scissiparité que l'on peut espérer gérer
la complexité de l'avenir.
Quelle serait la taille idéale des spécialités
dans une économie qui accepte de pousser plus loin la division du
travail ? Je n'ai pas de réponse à cette question, puisqu'il
existe une combinaison idéale de connaissances à acquérir
pour chaque type de services à rendre. On peut, sur le plan pédagogique,
regrouper les connaissances en modules selon les accès qu'ils permettent
au marché du travail (704), mais ceci ne répond
pas à la question du nombre idéal de modules qui optimiserait
le travail de l'expert. La seule façon correcte de le déterminer
est de façon empirique. (*12)
Il faudra du temps pour obtenir une validation empirique des hypothèses
de division du travail que l'on pourrait poser. En attendant cette validation
empirique, toutefois, il n'en faut pas moins procéder à une
scission IMMÉDIATE des professions existantes en spécialités
moins complexes. Il faut se hâter de le faire à partir des
données dont nous disposons, sous réserve de l'améliorer
par la suite. En effet, en sus de cette réalité technique
que la capacité d'apprentissage a des limites inconnues bien réelles
- que l'on pourrait et que l'on devrait connaître et mettre à
profit - il y a deux autres arguments dont il faut tenir compte et qui doivent
nous convaincre d'aller vers une spécialisation plus pointue, le
premier est économique et l'autre d'ordre social.
2.2.1.2 Le ratio formation /application
Économiquement parlant, le ratio du temps de formation au temps
d'utilisation de cette formation en détermine la rentabilité.
Il est clair qu'il est plus productif de mettre 6 mois à apprendre
ce que l'on utilisera pendant 6 ans que l'inverse. Or, pour la majorité
des formations, ce ratio se détériore et va contimuer a se
détériorer. Non seulement parce que le simple volume cognitif
à acquérir pour chaque profession va sans cesse augmenter
- à moins que la science ne cesse ses recherches ou que la société
renonce à en tirer profit, ce qui serait inattendu et bien décevant
mais parce que la période d'utilité d'une connaissance
professionnelle spécifique, avant que celle-ci e ne devienne désuète,
ne peut elle-même que diminuer au rythme où s'accélère
le progrès technologique.
Considérant que les temps et les coûts de la formation
vont augmenter - et que pendant que les étudiants sont en formation,
ils sont un « capital fixe » en devenir et ne produisent pas
- il est de plus en plus rentable, lorsque l'étudiant a acquis une
compétence utilisable, de le mettre sur le marché du travail
au plus tôt, afin qu'il l'applique avant qu'elle ne devienne désuète.
Cela sous réserve de le ramener en formation de façon périodique,
au plus tard, quand sa compétence acquise ne trouve plus preneur.
Rien ici de bien surprenant : ce sont les arguments traditionnels au
soutien de l'éducation permanente et de la formation continue. Ces
arguments et les principes qu'ils défendent ne sont pas nouveaux,
il y a des décennies qu'on en discute, mais on n'en a jamais tiré
les conclusions logiques et l'on n'en a donc jamais tenu compte pour la
préparation de la maquette des programmes. On en est maintenant arrivé
au seuil de complexité - et à une augmentation incontrôlable
des coûts de formation - qui imposent qu'on le fasse.
Dans une économie de haute technicité, les connaissances
générales ne servent que de prérequis et de discriminants
culturels. Elles sont essentielles, mais concrètement ce sont les
connaissances pointues, spécifiques, qui seules sont utilisées
et leur pertinence est de plus en plus éphémère. Il
n'est donc plus rentable d'imposer au travailleur une longue et unique période
d'apprentissage, suivie d'une longue période d'application. Au contraire,
au-delà d'un tronc commun réduit à son strict essentiel,
la compétence doit être acquise par petites unités modulaires,
préférablement intercalées dans le système de
production lui-même, et le coût cette formation doit être
amorti par une mise en application rapide.
Ce critère économique suggère des temps de formation
plus courts et des spécialités reconnues par certification
dont le champ soit beaucoup plus restreint que celui des professions que
nous reconnaissons aujourd'hui, ne correspondant plus qu'à une partie
des corpus professionnels actuels dont on les aura extraits. (Un exemple
de cette approche est discuté au Texte 705).
Cette exigence milite en faveur de maximiser non seulement l'externalisation
de la mémoire au palier de l'éducation, mais aussi l'externalisation,
au palier de la production même, de la synthèse qui doit être
faite des compétences acquises. C'est d'une équipe de spécialistes
complémentaires - et non plus d'un seul expert présumé
omniscient qu'on doit désormais exiger la somme des compétences
requises pour résoudre les problèmes complexes que pose un
monde de haute technicité.
Comme Pic de la Mirandole a céd`é la place a` des Pasteur
et des Einstein dont l'un n'aurait pu remplacer l'autre, ceux qui suivront
ces derniers seront légion, si nombreux qu'ils en deviendront anonymes
et si pointus qu'on ne les jugera que sur leurs résultats. Au Moyen-âge,
Pic de la Mirandole prétendait tout savoir; aujourd'hui, il ne saurait
rien. Le Moyen-âge est fini.
2.2.1.3 Une place à la roue
Sur le plan social, rappelons que le premier article de foi de ce site
est qu'il faut ramener tout le monde au travail, sans quoi le phénomène
de l'exclusion fera une majorité effective (402)
de ceux qui veulent détruire la société et ils y parviendront.
Ceci ne découle pas de considérations de justice et d'éthique,
mais est une fatalité qui résulte d'un simple rapport de force.
Il existe aujourd'hui des pays entiers dont l'apport au reste de la
planète est nul et où la valeur produite par le travail qui
y est accompli n'atteint pas la valeur, au prix du marché international,
des biens de simple subsistance qui y sont consommés. Il y a, même
dans les pays développés, un pourcentage de 20 à 25%
des « travailleurs » qui ne travaillent pas. Il est absurde
qu'il n'y ait pas de travail pour tout le monde, dans une société
globale où tous les besoins et les désirs que l'on pourrait
satisfaire ne sont pas satisfaits.
Il est scandaleux et extrêmement dangereux - que l'on maintienne
une situation où, sur le plan de la production, les trois-quarts
des gens ne peuvent RIEN apporter à l'autre quart qui lui a tout,
incluant les machines et les connaissances. Tout le monde dans une société
doit pousser à la roue. Tout le monde doit être utile. Tout
le monde doit donc POUVOIR être utile.
Pour favoriser une réinsertion au travail, sans laquelle la société
va se désagréger, le défi n'est pas de créer
plus des postes de travail qui exigent une formation de cinq, dix ans ou
vingt ans, mais de privilégier, dans toute la mesure du possible,
un partage du marché du travail en spécialités et en
tâches plus simples, dont chacune puisse être confiée
à un plus grand nombre de travailleurs. Il faut qu'il y en ait pour
tout le monde.
Pour ces seules considérations économiques et sociales,
il ne faut donc pas hésiter, en attendant le moment où le
découpage des professions pourra s'appuyer sur des critères
psychométriques et des analyses expérimentales rigoureuses,
choisir d'errer dans le sens d'un fractionnement abusif plutôt que
trop timide des professions actuelles. Nous avons vu au texte 704 comment
mettre en place une éducation et une formation modulaires. Nous avons
vu au texte 701 et réitéré dans le premier chapitre
du présent texte 713 les principes d'une certification professionnelle
qui vise aussi à une fragmentation des professions existantes en
modules dont chacun fait foi d'une compétence beaucoup moins large
qu'aujourd'hui, mais tout aussi pointue que l'exige le nouveau marché
du travail. C'est l'approche que choisira une Nouvelle Société.
La complexification de l'économie exige une spécialisation
croissante et le paysage d'une économie tertiaire apparaît
comme une offre de services fragmentée de façon de plus en
plus raffinée, face à une demande de services qui elle, bien
sûr, demeure collée aux besoins humains - et donc à
la perception globalisante et simpliste qu'en ont les consommateurs.
Sur la base de quels critères doit-on scinder empiriquement les
professions en spécialités reconnues par une certification?
Jusqu'à quel niveau doit-on diviser et subdiviser les compétences
? C'est notre capacité d'en faire subséquemment la synthèse
pour répondre aux besoins tels qu'ils sont exprimés qui est
la seule façon raisonnable de déterminer cette limite à
la division des tâches.
2.2.2 LA SYNTHESE
Il faut chaque jour posséder de plus en plus de connaissances
pour pouvoir apporter la meilleure réponse possible à chaque
problème qui est posé : le coffre à outils est profond
et son agencement complexe. Pour tenir compte de cette réalité
et des contraintes biologiques, économiques et sociales que nous
venons de décrire, l'offre de services ne peut tendre vers un optimum
que si elle est de plus en plus fragmentée.
Face à cette offre de services fragmentée, pourtant, la
demande globale de services ne consiste toujours qu'en demandes ponctuelles
qui correspondent à des désirs humains, lesquels apparaissent
tout simples à celui qui les formule, peu importe qu'ils semblent
complexes à celui qui doit y répondre et qui doit les analyser
s'il veut y répondre au mieux. Une demande d'un consommateur constitue
un tout et n'est satisfaite que si le résultat correspond à
ses attentes. Ce qui se passe dans la « boîte noire »
du système pendant que la réponse adéquate est concoctée
ne l'intéresse pas.
Il formule ses demandes en termes qui lui apparaissent simples : «
Je veux vivre longtemps et en bonne santé », « Je veux
une abondance de tout, mais sans que nul ne soit privé de rien »,
mais chaque demande qu'il présente comme toute simple exige qu'on
y apporte une réponse infiniment complexe, si on veut la satisfaire
en tirant pleinement partie des progrès de la technologie. D'autant
plus que ses demandes, qui se veulent simples, maquillent son vrai désir
qui, nous l'avons dit, a toujours été et demeure d'obtenir
un service « sur mesure » pour la parfaite satisfaction d'un
désir qui lui est unique.
La compétence que peut offrir un seul expert peut de moins en
moins à elle seule répondre a une demande ; elle ne peut apporter
qu'une partie de la réponse. Pour couvrir tout l'univers des connaissances,
il faut des travailleurs de plus en plus spécialisés, mais
pour donner des réponses adéquates il faut organiser la complémentarité
implicite qui justifie cette spécialisation.
Il faut qu'une synthèse externe des apports des spécialistes
mobilisés pour répondre à une demande complexe, quelle
qu'elle soit, remplace la synthèse interne qui aurait eu lieu dans
l'esprit d'un généraliste possédant à lui seul
la somme des compétences requises pour le faire. Le corollaire de
la spécialisation plus fine qui est devenue nécessaire est
la nécessité de faire la synthèse de ce que les spécialités
peuvent apporter. Il faut regrouper les spécialistes. Il faut travailler
par équipes.
2.2.2.1 Le travail en équipes
Le développement exponentiel des connaissances nous fournit l'occasion
d'un contrôle croissant sur la nature et sur les problèmes
auxquels elle nous confronte, mais ces connaissances ne peuvent être
mises à profit pour nous apporter plus de bonheur que si l'on accepte
l'obligation d'en scinder l'apprentissage entre plusieurs experts, puis
d'en faire la synthèse au moment de les appliquer. Dès qu'un
problème est quelque peu complexe, ce ne seront plus des individus
mais des ÉQUIPES qui seront seules en mesure d'y apporter la meilleure
solution.
Appeler à la rescousse une équipe plutôt qu'un seul
expert - pour autant que les compétences des équipiers soient
complémentaires et que chacun reconnaisse bien quelles sont les siennes
- permet évidemment d'appliquer plus facilement à la solution
des problèmes à résoudre la gamme complète des
compétences dont nous disposons. C'est dans cette voie que s'oriente
la satisfaction des besoins et il n'y a pas de voie alternative. À
chaque problème simple, un spécialiste, mais à chaque
problème complexe, une équipe de spécialistes
Des équipes dont la taille doit s'ajuster à chaque besoin,
car il y a dans chaque cas d'espèce une taille idéale. La
taille idéale est celle qui permet la créativité, l'initiative,
la relation à échelle humaine, tout en facilitant le financement
de l'équipement et la diffusion de son image de marque, en étalant
et donc en rationalisant les coûts du risque que l'équipe doit
supporter et en permettant des économies d'échelle sur le
soutien à la gestion, le secrétariat, la recherche, etc.
Le principe du module de travail/expertise de taille correcte est déjà
bien connu: toute production industrielle est une synthèse externe
de multiples compétences qui convergent vers un objectif, lequel,
dans le cas d'une entreprise industrielle, est la fabrication et la vente
du produit. Ce qui change, dans une économie tertiaire, c'est la
taille optimale des équipes et leur fluidité.
La taille de l'équipe optimaler diminue, dans une /conomie tertiaire,
parce que la motivation devenant le premier facteur de productivité
et les apports « humains » (créativité initiative
interaction) y prenant plus de place, il se crée, entre tous et chacun
des membres d'une équipe efficace, une relation directe à
laquelle nul n'est alors superflu. La complexité des interactions
qui en résulte augmente donc comme la factorielle (!) du nombre des
équipiers, rendant ingérables les équipes où
l'on voudrait réunir trop de participants actifs.
La fluidité des équipes augmente, parce que le propre
des services est justement qu'ils constituent des « produits »
uniques répondant à une demande spécifique et dont
chacun n'est vraiment tiré qu'à un seul exemplaire. Il y
a des similitudes entre les demandes sans quoi l'équipe n'aurait
aucune permanence, un cas que nous verrons plus loin - mais elle est toujours
un groupe ouvert, auquel on peut faire des ajouts ou dont on peut n'utiliser
qu'une partie des ressources/compétences.
Cela posé, les équipes à constituer pour réaliser
la synthèse externe des compétences ont néanmoins un
modèle bien banal à suivre - l'entreprise actuelle dont
elles doivent s'écarter sur le plan de leur gestion interne, mais
dont les activités de synthèse même sont similaires.
Comment constituer ces équipes ?
Dans l'industrie, on peut s'en remettre largement aux entreprises pour
qu'ils mettent au monde les équipes de la taille qui convient. Nous
en avons vu le mécanisme au texte 712. L'équipe peut être
la scission par paliers des entités déjà existantes,
mais les nouvelles entités qui se créeront obéiront
dès le départ aux mêmes règles, s'ajustant par
essais successifs à la taille et à la forme qui seront les
plus efficaces. Cette création d'équipes en allant du grand
vers le petit a pour elle d'aller dans le sens de l'autonomie ; dès
que l'efficacité en est prouvée, elle rencontre donc peu d'obstacles.
Dans le secteur industriel d'une économie tertiaire, il suffit de
les laisser naître
Mais qu'en est-il des équipes qui doivent aussi se créer
au coeur du tertiaire lui-même, par regroupements de travailleurs
déjà autonomes ? Car c'est ici que la spécialisation
sera le plus rapide et qu'une synthèse sera vraiment indispensable....
Il faut s'attendre ici à une certaine réticence, car chaque
travailleur autonome, même de plus en plus spécialisé,
tend à se voir en « généraliste » et a`
se vouloir et àomniscient. Comme les Chinois du Moyen-âge,
il voit son empire au milieu, les autres spécialités lui apparaissent
comme marginales, auxilliaires et donc à subordonner Le cas caricatural
et pathétique de cette vision biais/e est celui de la médecine,
où l'obstination du médecin à prétendre tout
savoir nous empêche d'avoir les spécialistes en nombre suffisant
pour utiliser parfaitement tous les outils que la science médicale
nous offre. (705)
Est-ce qu'on peut aussi s'en remettre ici au bon sens et « laisser
naître » naturellement dans le tertiaire, entre travailleurs
autonomes, les regroupements nécessaires de sur-spécialistes
? Oui. si la société parturiente a d'abord été
correctement engrossée. Ce qui signifie qu'au palier de la formation
les connaissances spécifiques ont été correctement
identifiées et transmises et que la certification professionnelle
est accordée par modules qui reflètent ce qui devrait être
la composition d'une équipe.
Si l'on pose ces gestes qui tendent à créer une situation
ou` seul un travail en collaboration peut résoudre les problèmes,
on peut prendre pour hypothèse générale que le bon
sens prévaudra et que les spécialiste acquiesceront de facto
aux synthèses que réclame une division plus poussée
du travail. Ainsi, depuis que l'on n'ampute plus à la scie après
avoir donné un litre de whisky au patient, personne ne conteste qu'il
faille une équipe dans un bloc opératoire et qu'il serait
inacceptable que le chirurgien qui opère doive simultanément
surveiller l'anesthésie.
Le chirurgien, l'anesthésiste et les autres avec eux doivent
travailler en collaboration. Ils ont un projet à réaliser
ensemble. Ils doivent constituer une équipe. Dans le cas du bloc
opératoire, le bon sens a eu le meilleur des égoïsmes
particuliers. C'est le modèle à suivre.
2.2.2.2 Equipes et projets
Une intervention chirurgicale est un projet. Un projet précis,
limité dans le temps et qui exige une simultanéité
des interventions. Si la simultanéité est essentielle - c'est
la situation du bloc opératoire - il n'y a pas de solution de rechange
à la constitution d'une équipe qui réunit, hic et nunc,
toutes les compétences requises. Si, sans que tout doive être
fait en même temps, le but visé est néanmoins clairement
identifié et les délais pour y parvenir si courts qu'il est
bien improbable que ce but soit modifié en cour d'exécution,
réunir une équipe est aussi la meilleure solution. Mais il
y a un autre scénario
Si la demande du consommateur n'est ni immuable ni rigide, mais peut
changer selon les événements, ou ne se définit que
comme une direction où chaque « bien » obtenu révèle
un « mieux » à obtenir - et si les temps d'exécutions
restent eux aussi ouverts, on a une situation bien différente. L'intervention
d'un groupe de spécialistes est toujours incontournable, mais puisque
l'on ne connaît pas avec certitude au départ ni sans
doute à aucun moment par la suite - toutes les compétences
qui seront requises, l'équipe dont on a besoin n'est plus une réalité
identifiable dans l'instant présent, mais une équipe idéale
qui n'existe pas et qu'il s'agit d'assembler.
La meilleure solution en ce cas - et c'est le cas quand le consommateur
veut un service « sur mesure » et n'est pas pressé par
le temps c'est d'établir un plan qui permettra d'atteindre
le but fixé. Le plan d'un « projet », avec son échéancier
peu ou prou contraignant et la liste des ressources spécialisées
qu'on souhaite y affecter, puis de faire intervenir en séquence et
en bon ordre les spécialistes aptes à mener par étapes
ce projet à bonne fin. Le regroupement de compétences est
toujours incontournable, mais l'équipe est devenue virtuelle et n'exige
plus le regroupement des spécialistes eux-mêmes.
Ce deuxième scénario exige, tout comme le premier, une
fragmentation des professions et la gestion de leur complémentarité,
mais la distinction est fondamentale car, dans le premier cas, le consommateur
de services a comme interlocutrice l'équipe, une entité qui
se gère, se coordonne et qui se répartit les tâches.
À elle de se donner un maître d'oeuvre. Dans le second, c'est
l'utilisateur qui doit être le maître d'oeuvre. Et c'est là
que le rêve d'Aladin peut devenir un cauchemar
Une offre atomisée ne peut répondre à la demande
que si on en fait une multitude de combinaisons et de synthèse. Dans
une structure industrielle, ces combinaisons et ces synthèses sont
faites au niveau de l'offre, parce que c'est le capital qui sert de ciment.
Le produit offert est déjà une synthèse. Le producteur
produit, gère ses stocks et pousse férocement par la publicité
à la consommation de ce qu'il peut offrir. Aladin doit alors prendre
ce qu'on lui donne et cette soumission de la demande à l'offre est
LE vice majeur de notre économie industrielle (712).
C'est cette inversion du rapport des forces et des rôles qui devraient
être ceux de l'offre et de la demande qui amplifie la pauvreté
artificielle que crée le système actuel et qui entraîne
le gaspillage éhonté des ressources dans une boulimie de production/consommation
qui nous conduit à un épuisement de certaines de ces ressources
et une autre pauvreté, bien « naturelle » celle-là.
Une Nouvelle Société veut que ce soit le consommateur qui
détermine l'offre par ses vrais besoins/désirs et non l'inverse.
Nous avons vu au texte 712 comment le rétablissement du rapport
normal entre l'offre et la demande peut avoir lieu pour les biens industriels.
Il peut être plus facile encore de passer le pouvoir au consommateur
quand il s'agit des services, puisque l'on n'a pas ici l'opposition systématique
d'un producteur qui a des stocks accumulés et un investissement commis
dans un type de production plutôt qu'un autre (*13),
mais encore faut-il que le consommateur ait les moyens de ses prétentions.
Comme nous l'avons vu au premier chapitre, une Nouvelle Société
peut donner le pouvoir au consommateur du secteur tertiaire en maintenant
l'offre surabondante. Il peut alors frotter la lampe et demander ce qu'il
veut sans etre menacé d'un chantage incessant. Cela dit, dans une
économie où les connaissances se multiplient, le consommateur
de services qui présente une demande un peu complexe ne peut recevoir
une réponse optimale à sa requête que si interviennent
divers spécialistes. Répondre à sa demande peut être
assimilé a un projet.
Certains projets sont longs et exigent d'importantes ressources, d'autres
non, mais l'appellation « projet » reflète toujours la
réalité de la satisfaction d'un service auquel interviennent
plusieurs spécialistes et le concept d'un maître d'oeuvre qui
coordonne ce projet et le mène à bonne fin est utile dans
tous les cas. Par défaut, c'est le consommateur lui-même qui
va se retrouver maître d'oeuvre de tous ces projets que sont ses demandes
de service. Est-il capable d'exercer cette fonction ?
Est-ce qu'on peut s'attendre du citoyen consommateur de services, dans
une économie tertiaire et un secteur des services devenu infiniment
plus complexe, à ce qu'il puisse gérer tous ces projets, identifiant
lui-même ses besoins en termes des multiples expertises auxquelles
il devra faire appel pour les satisfaire ? Bien invraisemblable...
Mais s'il ne le peut pas, qui identifiera les experts qui doivent intervenir?
Qui leur dira dans quel ordre ils doivent entrer en scène? Qui déterminers
les objectifs intermédiaires qu'on doit fixer à chacun ?
Si ce n'est pas le demandeur de service qui n'y connaît rien - ou
l'un des spécialistes impliqués qui, par définition,
n'en connaît que ce que lui en montre sa vision limitée et
y rame`ne tout - qui fera la synthèse des moyens a` mettre en oeuvre
? Qui va faire l'interface entre des consommateurs relativement de plus
en plus ignares et des spécialistes de plus en plus pointus et donc
ignorants du plan d'ensemble du projet du consommateur ?
2.2.2.3 Ali Baba et les 40 experts
Le consommateur qui arrive dans une économie tertiaire en rêvant
d'une satisfaction sur mesure dont l'a privé une structure de production
industrielle ne renoncera pas facilement à gérer ses propres
demandes. Il ne s'adressera à des équipes que dans les cas
où il n'aura pas d'autre choix. Dans toute la mesure du possible,
Aladin devenu Ali Baba entrera seul, témérairement,
dans la caverne aux trésors d'une économie de services. Il
y trouvera bien plus de quarante voleurs
Nous n'en sommes encore qu'au tout début de la fragmentation
annoncée des compétences et la complexité d'une économie
de services commence à peine à se manifester. La caverne est
profonde et nous n'en sommes qu'au seuil, mais le consommateur a déja`
de bonne raisons de désirer ardemment que quelqu'un le prenne par
la main et le guide. Entre lui et chaque trésor d'un désir
satisfait, il y a bien des dangers qui le guettent.
Vous voulez acheter une maison ? Il vous faudra certainement traiter
avec un notaire pour les titres et, si tout n'est pas parfaitement clair,
peut-être aussi avec un avocat. Avec une institution financière,
aussi, pour l'hypothèque, dont les taux comme les conditions sont
variés, représentant parfois plus que le prix d'achat lui-meme.
Avec un arpenteur, qui confirmera que le terrain est bien ce qu'on en dit.
Avec un ingénieur, ou un expert assimilé, qui pourra vous
garantir la bonne condition de l'immeuble. Avec un agent ou courtier, qui
identifiera le bassin des maisons dans lequel vous devez chercher celle
qui correspond à votre demande et. Avec le même agent
ou parfois un autre qui vous conseillera sur le prix correct à
payer et sur l'art de négocier en semblables matières.
L'expertise dont vous avez besoin ici est déjà fragmentée,
il faut faire une synthèse. En pratique vous choisissez un agent
d'immeuble et c'est lui qui devient votre « maître d'oeuvre
», identifiant, mettant en mouvement et surveillant les autres spécialistes
intervenants. Bravo. Le problème, c'est qu'il n'est pas VOTRE maître
d'oeuvre. Il travaille pour SES intérêts. Il travaille pour
une commission qui varie selon le prix que vous allez payer au vendeur.
Ses intérêts sont à l'opposé des vôtres.
Il peut travailler pour vous de bonne foi, en respectant toutes les
règles de l'éthique, mais il demeure qu'en définitive
vous ne l'utilisez pas ; c'est lui qui vous utilise. Un système qui
repose sur un conflit d'intérêt permanent entre le mandant
et le mandataire - et dont on compte uniquement sur l'honnêteté
de ce dernier pour qu'il n'en sorte aucun mal pour le premier - n'est pas
un système raisonnable.
Mais laissons de côté les agents d'immeuble. Vous avez
un différend avec votre voisin et vous pensez en obtenir la solution
en intentant une action en justice ? Il y a bien des avenues qui s'ouvrent
à vous et il n'y a que l'embarras du choix, mais c'est un gros embarras.
Vous consultez votre avocat, c'est lui qui vous conseillera. L'une de ces
avenues consiste à ester en justice, une autre à demander
un arbitrage, une autre à négocier un accord à l'amiable,
une autre de renoncer à un droit qui n'est pas clair et où
vous risquer de perdre plus que vous ne pourriez gagner, une autre a simplement
oublier toute cette affaire qui n'en vaut pas la chandelle...
Toutes ces avenuesont leur mérite et leur coût, lequel
varie de bien peu à beaucoup trop. Mais votre intérêt
est de limiter vos coûts, alors que celui de votre avocat est de les
augmenter. Il peut être impeccablement honnête et ne penser
qu'à vous, mais il demeure qu'un système qui repose sur un
conflit d'intérêt permanent entre le mandant et le mandataire...
Faut-il continuer ?
Vous ne vous sentez pas bien ? Que vous recommandera un médecin
qui est payé à l'acte médical ? Ne supposons même
pas l'horreur des interventions inutiles ou bâclées, mais est-ce
qu'une visite de plus peut vous faire du mal ? Quand c'est l'État
qui assume le coût des services, au problème du conflit d'intérêt,
qui demeure entier, vient s'ajouter celui de la connivence implicite. Le
patient ET le médecin ont tous deux intérêt à
une visite supplémentaire, mais il y a quelque part un tiers qui
doit faire les frais des visites inutiles : l'État. La collectivité.
VOUS. Un système qui repose uniquement sur une grande délicatesse
des parties pour que la société ne sorte pas lésée
de chaque demande satisfaite n'est pas un système raisonnable.
Faire réparer votre vieille bagnole ? Vous avez le choix du «
maître d'oeuvre ». Qui peut vous conseiller ? Celui qui vous
vend les pièces - pie`ces dont vous ne savez ni le nom, ni a quoi
elle servent - et aussi le travail, dont vous savez encore moins s'il est
utile ou même s'il a été exécuté ? Ou
préférez-vous c comme conseiller eelui qui veut vous vendre
une autre bagnole et dont vous savez qu'il ne voit pas du tout les choses
du même angle que le premier, mais qu'il ne les voit pas non plus
du tout en ne pensant qu'à vous ?
À qui vous fier ? Tout le monde a son objectif à lui,
qui n'est pas le vôtre, et vous n'y connaissez rien. Un système
qui repose sur la totale ignorance de l'une des parties à une transaction
- alors que l'autre partie en connaît tous les aspects et qui
compte uniquement sur l'honnêteté de celui qui sait pour qu'il
n'en sorte aucun mal pour celui qui ne sait pas n'est pas un système
raisonnable.
Enlevez « bagnole » et mettez téléviseur,
cellulaire, ordinateur. Vous ne pouvez pas gérer votre demande et
personne aujourd'hui ne peut gérer vos projets de consommation qui
n'ait ses intérêts bien a lui qui ne sont pas les vôtres.
Or, en médecine comme en droit, en mécanique, en informatique
(où réparateurs de« Hardware » et vendeurs
de « Software » se renvoient sans vergogne le blame des avaries
et l'ascenseur des profits!) - vous ne savez même plus quel spécialiste
est le bon pour un problème donné. Le cauchemar d'Aladin est
commencé et ce sera pire. Bien pire.
Dans les cas où il n'y a pas d'alternative, la synthèse
des spécialités requises pour satisfaire les demandes du consommateur
sera faite par des équipes, comme nous l'avons vu aux sections précédentes,
lui assurant une certaine protection, mais cette approche ne permet pas
les regroupements ad hoc nécessaires pour optimiser une demande sur
mesure. S'il a le choix, le consommateur préfère choisir ses
spécialistes un à un. Il ne veut pas acheter ses services
dans un magasin du type Samaritaine ou BHV qui vend de tout; il veut un
shopping centre avec des boutiquiers entrepreneurs indépendants.
Il veut un Grand Souk des services.
Il y a droit. La demande doit s'imposer à l'offre et non l'inverse
et, pour que ce ne soit pas un voeu pieu, le consommateur DOIT pouvoir gérer
lui-même sa demande de consommation sans être filouté.
Mais Il faut que quelqu'un aide le consommateur à gérer ses
projets. La seule solution raisonnable semble être qu'apparaisse un
« généraliste » qui travaille POUR le consommateur,
qui agisse comme architecte et maître d'oeuvre des projets de ce dernier
et qui fasse l'aiguillage, vers les divers spécialistes, des tâches
qui peuvent être confiées à chacun d'entre eux.
2.2.2.4 Maîtres d'oeuvre et conseillers
Plutôt que de le soumettre à une tyrannie de la compétence
qui remplacera celle du capital, il faut aider le consommateur à
gérer ses demandes en mettant à sa disposition une expertise
qui n'ait pas d'autres intérêts que les siens. Une Nouvelle
Société obtiendra de l'État qu'un service sur Internet
fournisse, à quiconque veut se renseigner, toute l'information sur
les produits et services à consommer (708),
mais cette mesure, nécessaire, est cependant bien insuffisante.
QUI VA FAIRE LA SYNTHESE ? Le consommateur a besoin de quelqu'un qui
travaille pour lui. Idéalement, un Passepartout ou un Figaro ingénieux
qui connaisse tout et fasse tout pour lui, mais, ceci n'étant pas
possible, une batterie de conseillers ayant chacun leur domaine de compétence
et auxquels il peut d'adresser avec l'assurance d'être servi loyalement.
Nous avons déjà suggéré la création
d'un corps professionnel de « cicérones » (708),
réduisant d'autant le nombre des fonctionnaires et ayant pour mission
de défendre les intérêts des administrés leurs
clients, dans tous les rapports de ceux-ci avec l'État et autres
organes de gouvernance. Payés par capitation, les cicérones
maximisent leur revenu s'ils augmentent le nombre de leurs clients, ce qu'ils
peuvent faire en leur donnant satisfaction.
Le propre du cicérone, c'est qu'il a la compétence d'un
fonctionnaire, mais n'est pas une fonctionnaire. Il n'offre pas d'autres
services que l'accès aux services que fournissent les fonctionnaires.
Il n'est responsable d'aucune ineptie administrative qu'il doive camoufler,
mais est, au contraire, bien prompt à les dénoncer. Il n'a
personne à satisfaire que ses clients.
Pour tous les services essentiels, ceux dont l'État assurera
le paiement dans une Nouvelle Société, chaque citoyen aura
droit à un conseiller dont le rôle, tout à fait semblable
à celui du cicérone, ne consistera pas à rendre ces
services, mais à guider le citoyen consommateur pour que celui-ci
puisse décider en pleine connaissance de cause des services qu'il
veut recevoir. Que celui-ci puisse, aussi, choisir entre les spécialistes
dont il peut les obtenir et définir les cheminements qui lui permettront
d'obtenir, de synthèse en synthèse, la satisfaction de ses
demandes plus complexes que nous avons assimilées à des projets.
L'exemple type de ce conseiller, dans une Nouvelle Société,
est le médecin de famille dont nous avons décrit les fonctions
au Texte 705. Il apporte le diagnostic et donc l'aiguillage vers les
spécialistes traitant s et aussi la prévention et la
compassion. Il est payé par capitation et n'a pas d'autres revenus
professionnels que ceux qu'il touche à ce titre. Il ne prend pas
de ristourne des spécialistes, pas plus que le médecin, aujourd'hui,
n'est censé toucher une commission des pharmaciens. Il s'occupe de
son patient, qui est aussi son client, et il n'a pas d'autres intérêts
que les intérêts de ce dernier. Il est le maître d'oeuvre
de celui-ci, dans le domaine de la santé.
Même chose dans le domaine juridique. Dans une Nouvelle Société,
le juriste qui sert de conseiller à chaque citoyen n'a plus le moindre
intérêt dans les procédures intentées, mais a
au contraire, tout comme son client, le plus grand intérêt
à ce que les choses se règlent sans conflit et avec célérité
(702B). Même chose pour les conseillers en
orientation qui vont guider le travailleur dans sa formation et son cheminement
sur le marché du travail. Même chose dans tous les cas où
il y a une décision à prendre quant à la quantité
des services qui seront acquis. C'est le consommateur qui prend la décision
et qui choisit le regroupement des services dont il a besoin, mais ses conseillers
le conseillent, font les démarches pour lui ou lui expliquent comment
les faire.
Cette structure est possible dès que la fonction de conseil est
nettement séparée de la fonction qui consiste à rendre
le service lui-même et qu'on s'assure qu'il n'y a pas collusion qui
permettrait que celui qui conseille bénéficie du travail de
celui qui exécute. Ceci n'est pas une trouvaille, mais la simple
application à une situation où elle peut bien servir, d'un
principe de gestion financière qui est universellement accepté
depuis des lustres : il faut distinguer entre celui qui donne l'ordre de
paiement et celui qui effectue le paiement.
Quand il s'agit de services essentiels, c'est l'État qui rémunère
le conseiller, par capitation, mais c'est toujours le consommateur qui choisit
ses conseillers et qui demeure libre de suivre ou de ne pas suivre leurs
conseils. Quand il ne s'agit pas de services essentiels, c'est au consommateur
de payer les services d'un conseiller, mais il le fait selon le barème
établi pour chaque profession, par un corps professionnel réunissant
les spécialistes de cette profession qui choisissent de vendre leurs
services à titre de conseiller, ce qui leur interdit alors d'agir
simultanément comme fournisseurs de ces services mêmes.
Ces conseillers sont rémunérés à l'acte
ou pour leur disponibilité durant une période de temps donnée,
selon le barème établi par l'État, en collaboration
avec leur corps professionnel et sujet a` l'accord final de la structure
interprofessionnle d'arbitrage des revenus (102). Ce bare`me exclut toute
forme de paiement lié à l'importance de la transaction recommandée,
que le client décide ou non d'y donner suite car on ne peut espérer
un avis impartial d'un expert, quel qu'il soit, si l'une des alternatives
entre lesquelles il doit choisir en donnant son avis lui procure un avantage
supplémentaire.
Le conseiller doit avoir en main une liste complète des vendeurs
de chaque service dont il peut recommander l'utilisation et il peut, pour
juste cause, déconseiller à son client d'utiliser les services
de certains d'entre eux, libre a` ceux-ci de lui réclamer des dommages
s'ils jugent son conseil malfaisant, mais sans que jamais ceci ne restreigne
la liste des fournisseurs au point ou` le libre choix du client serait mis
en péril. D'autre part, il est interdit a` un conseiller de recommander
spécifiquement un fournisseur de servics et le faire crée
une présomption de collusion, un crime ici assimilable à
la corruption.
Aidé de ses conseillers, le consommateur moyen peut faire les
choix nécessaires pour obtenir ce qu'il veut meme d'un marché
où l'offre de service est fragmentée entre un nombre considérable
de spécialistes. Ceci permet d'optimiser la complémentarité
et de faire les synthèses nécessaires, tout en laissant chaque
spécialiste autonome à l'intérieur des regroupements
auquel il participe. Ce marché de spécialistes autonomes,
toutefois, requiert une interaction forte. Les éléments sont
libres, chacun dans sa fonction, mais la structure d'encadrement des activités
doit devenir elle-même une machine. Elle est une MACHINE A RENDRE
DES SERVICES et il faut la traiter comme telle.
2.2.3 LA TAYLORISATION DES SERVICES
C'est un axiome que nous avons déjà posé (701), que l'une des premières raisons qui justifie
la constitution d'une société est le désir de ses membres
d'avoir plus par une division du travail et donc de s'enrichir, Avec l'aide
de la science et de la technologie, on peut tirer de plus en plus d'une
société, mais, la complexité augmentant, il faut qu'augmente
aussi la complémentarité et que la division du travail se
raffine. On se spécialise.
Avec la spécialisation croît le besoin de faire la synthèse
des compétences, selon divers patrons qui correspondent à
la multitude des désirs des consommateurs. L'industrialisation a
permis ces synthèses pour les produits manufacturés, en confiant
la responsabilité aux producteurs, soutenus par le capital ; la synthèse,
dans une société industrielle, s'est donc faite au palier
de l'offre. La synthèse des services est plus exigeante, parce que
les services ne sont pas standardisés comme le sont, par définition,
les produits industriels. Le consommateur veut avoir, des services «
sur mesure ».
Comme nous venons de le voir, on peut, en faisant les synthèses
appropriées., satisfaire la demande du consommateur pour les services
meme à partit d'une offre morcelée en spécialités
fines. On y parvient d'abord en favorisant la synthèse des compétences
au sein d'équipes professionnelles permanentes,pour les besoins que
l'on peut aisément définir et, ensuite, pour des services
sur mesure, en donnant au consommateur l'accès à des experts
qui lui servent de guides et de maîtres d'oeuvre pour la réalisation
de ses projets. Il faut seulement que l'on sépare de façon
étanche, d'une part les fonctions professionnelles visant l'identification
des besoins et des moyens de les satisfaire, des fonctions d'autre part
visant à la satisfaction elle-même de ces besoins
En utilisant de façon complémentaire ces deux approches,
on peut répondre au défi de la synthèse des compétences
au niveau de leur utilisation et la spécialisation peut faire un
grand bond en avant sans dommage pour l'usager. Elle est présentement
à faire ce bond qui est la voie de la richesse, malgré le
freinage qu'y opposent des corporatismes divers, dont au premier chef celui
des guildes professionnelles et des syndicats. Le pouvoir de ces groupes
diminue, cependant, à mesure que la population se rend compte de
ce dont elle se prive en ne reportant pas sa solidarité sur l'ensemble
du corps social plutôt que sur les groupes antagonistes qui s'y sont
créés pour régler des problèmes circonstanciels.
La mise en place de procédés de synthèse adéquats
rend possible la spécialisation, laquelle permet une meilleure efficacité
du travail en le fractionnant en éléments plus simples, réduisant
les temps de formation et augmentant donc le nombre de ceux qui peuvent
bénéficier de cette formation et rendre le service requis.
Cette fragmentation et les raisons pour la faire rappellent une démarche
d'organisation du travail que l'on a déjà bien connue. C'est
ce que voulait réussir le taylorisme, ce que l'on a appelé
péjorativement le « travail en miette » .
2.2.3.1 Le travail en miettes
Pour réaliser quoi que ce soit, préparer le déjeuner
ou envoyer une fusée dans l'espace, il faut poser une séquence
de gestes. Chaque geste est un choix entre tous les gestes qui peuvent alors
être posés, comme pour aller porter une lettre, du point A
au point B, il faut normalement virer quelques fois et donc faire des choix.
Marcher est facile, mais il faut savoir où tourner. Pour aller quelque
part, pour y porter un courrier, par exemple, il faut connaître le
chemin qui y mène.
Un être humain qui veut aller quelque part apprend le chemin qui
y mène. Parfois, LES chemins, car il peut y en avoir plusieurs et
le meilleur, qui varie selon les circonstances, n'est pas toujours évident.
On peut mémoriser le plan, mais tout le monde n'est pas doué
pour le rallye et, si on a des milliers de lettres à aller porter
au même endroit et qu'on est pressé, il vaut mieux établir
des relais. Chacun fait son bout de chemin, tend l'enveloppe au suivant
puis revient. C'est ainsi que Cyrus, César et Napoléon faisaient
livrer leur courrier. Moins de décisions à prendre, seulement
marcher
Seulement marcher, mais, depuis la révolution industrielle, connaître
le chemin permet, en principe, de programmer toute activité dont
on « connaît le chemin » et d 'en confier l'exécution
à une machine. Au début du XX ème siècle, on
pouvait déjà, avec les machines dont on disposait, programmer
des pans entiers de la production. Pas toute la production, cependant, car
s'il n'y a pas de problème à programmer la marche vers un
résultat quand il s'agit d'aller droit devant, il n'en va pas nécessairement
ainsi si, en cours de route, il y a un carrefour. À chaque bifurcation,
il faut prendre une décision.
Une décision simple, ou complexe. Quand les conséquences
d'une décision sont claires, la décision est facile: la meilleure
direction apparaît clairement au vu du résultat cherché,
comme pour aller du point A au point B, dans une ville américaine
dont les rues se coupent a angle droit, il suffit de tourner successivement
à gauche ou à droite un certain nombre de fois. On peut vite
programmer les processus qui n'impliquent que ce genre de décisions.
Mais si les conséquences d'un choix ne sont pas parfaitement connues
et ne peuvent même pas être prévues avec une probabilité
convaincante, le choix devient complexe. Pour aller de la Place du Tertre
à la Place de la Contrescarpe, il ne suffit pas de choisir entre
virer à gauche ou à droite...
On peut toujours programmer un peu à l'aveugle, en se disant
que l'on est « presque » certain du résultat, mais celui
qui choisit son chemin mécaniquement, sans bien connaître les
repères, peut bien confondre le dôme des Invalides avec celui
du Panthéon et se retrouver loin de son but. Dans un processus mécanisé,
les incertitudes, aussi minimes qu'elles soient, se multiplient et l'on
peut se retrouver vite hors de la marge acceptable de tolérance.
Quand les décisions sont complexes, il y a un seuil à partir
duquel il vaut mieux s'en remettre à un contrôle humain.
Quand l'intelligence de la machine est encore rudimentaire, on peut
donc programmer les lignes droites, mais on doit garder une intervention
humaine pour négocier les virages ambigus. On programme d'une décision
complexe à l'autre - en gardant un humain aux virages difficiles
- et le processus de production devient une marqueterie de tâches,
programmées et non programmées.
Au départ, les tâches confiées aux travailleurs
sont les plus importantes et les machines essaient de les imiter. Peu a
peu, toutefois, la machine apprend à prendre la plupart des virages
et c'est le travail mécanisé qui devient la norme. L'importance
relative du travail-homme et du travail-machine s'inverse et, au lieu d'une
production faite par des hommes dans laquelle interviennent quelques machines,
on se retrouve avec une production faite par des machines, dans laquelle
les humains n'occupent que les postes que les machines ne peuvent pas encore
faire - ce qui est fort bien - et les postes qu'il est encore trop coûteux
de programmer, ce qui l'est beaucoup moins.
Dans le premier cas, en effet, le travail humain apporte avec lui la
créativité, l'initiative, l'entregent que la machine ne peut
pas offrir. Dans le second, le processus général de production
est établi en fonction du travail-machine et, au lieu de machines
qui imitent les hommes, ce sont les travailleurs qui doivent imiter les
machines. C'est la machine qui est le modèle et le travailleur idéal
agit comme une machine. Dans ce cas, il apparaît rentable de diviser
le travail humain en ses composantes simples et d'agencer ces composantes
de la même façon que sont agencés les divers éléments
d'une machine.
Son travail est plus efficace s'il n'a qu'un minimum de décisions
à prendre. Comme le marcheur qui n'à qu'à marcher.
Plus la tâche humaine se rapproche du simple geste, plus l'interface
homme/machine s'ajuste à la machine et plus le couple travailleur/machine
est présumé performant. Cette approche est généralement
associée à Frederick Winslow Taylor, qui l'a décrite
dans The Principles of Scientific Management, un livrepublié
en 1911 et qui a eu beaucoup de succès.
Confrontés à la mécanisation croissante qui seule
garantissait l'efficacité, une baisse des coûts de fabrication
compatibles avec une expansion indéfinie de la production et l'enrichissement
de la société, les entrepreneurs d'une économie industrielle
, Henry Ford en tete, en sont vite venus à voir chaque usine comme
une vaste machine dont les travailleurs n'étaient que les rouages
les moins prévisibles et les plus coûteux. Dans cette vision
mécaniste du rôle du travail, la taylorisation a trois (3)
grands mérites pour l'entreprise.
D'abord, elle facilite l'intégration du travailleur à
la machine, permettant une organisation scientifique du travail et une meilleure
efficacité objective. Ensuite, elle permet l'utilisation des ressources
humaines sans que celles-ci aient à recevoir une longue formation,
augmentant le bassin potentiel de travailleurs pour chaque tâche.
Enfin, la même analyse des temps et des mouvements qui permet de scinder
le processus en tâches simples, montre du même coup le fonctionnement
qu'on attend de la machine qui les remplacera. La taylorisation apparaît
ainsi comme une simple transition. Une quasi-mécanisation des tâches
qui sont encore trop complexes pour une machine, en attendant que ces tâches
puissent être totalement programmées.
Des tâches trop complexes pour une machine, cependant, peuvent
etre encore mais trop simples pour un être humain et donc devenir
fastidieuses. On se souvient peut-être moins, aujourd'hui, du taylorisme
lui-même que du film de Chaplin « Les temps modernes »
et du « Travail en miettes », livre publié en 1958 par
Georges Friedmann et décrivant l'effet déshumanisant de ces
tâches conçues pour des machines, mais exécutées
par des êtres humains. Aujourd'hui, on a presque oublié le
taylorisme, mais avant de disparaître le taylorisme a eu le temps
de se faire détester.
Un peu injustement, d'ailleurs, car si Friedmann avait indéniablement
raison dans sa charge contre le travail en miettes, il venait dire du mal
de la bouffe après qu'on eut mangé. En 1958, les tâches
taylorisées avaient, en effet, de moins en moins de raison d'être
dans un processus industriel qui terminait sa programmation et une économie
qui devenait tertiaire : quand la programmation est possible, les tâches
taylorisées, évidemment, doivent disparaître : aujourd'hui,
il n'en reste presque plus. Qu'on y ait mis fin, toutefois, ne prouve pas
que la taylorisation n'ait jamais été utile. N'est-ce pas
grâce à la taylorisation que les tâches fastidieuses,
à quelques vestiges près, sont maintenant exécutées
par des machines et des automates programmables ?
Sous les critiques qu'on adresse au taylorisme, il faut voir si ne se
cache pasm uniquement le rejet parfaitement justifié d'une situation
d'exploitation que la taylorisation rendait plus facile. Parce que le taylorisme
rend inutile de former les travailleurs, il les rend interchangeables et
les prive de pouvoir. Il permet donc à qui les emploie de prétendre
que si les travailleurs ne sont pas formés, c'est qu'ils ne peuvent
pas l'être, de les traiter de haut et d'en abuser. Cette morgue de
l'employeur qui a tout le pouvoir envers ceux qui n'en ont aucun est un
vice, cependant, qui ne découle pas du partage efficace des tâches
qu'apporte le taylorisme ; elle découle d'un rapport de force entre
l'offre et la demande. (*14)
Entre le moment où l'on commence à vouloir programmer
un processus et le moment où l'on y parvient, il y a une zone grise
durant laquelle on ne le connaît pas assez pour le mécaniser
entièrement, mais où l'on peut en mécaniser de larges
pans, en effectuant simplement des contrôles dans les « virages
». C'est la zone où les incertitudes qui se multiplient peuvent
faire sortir de la marge de tolérance le résultat des opérations
mécanisées et où il ne faut donc pas que les chaînes
de décision soient trop longues sans qu'un contrôle humain
n'intervienne.
Ces controles sonrt nécessaires, mais l'intervention humaine
alors requise est plus efficace si elle se fonde sans heurts dans le processus
mécanisé et donc si ces contrôles n'exigent que des
simples et donc des connaissance limitées et bien pointues . Dans
cette zone on gagne à tayloriser les tâches. Le taylorisme
apparaît donc et a un rôle utile à jouer
Or, C'est exactement la situation que nous vivons présentement
au secteur tertiaire. Il nous faut donc réviser notre jugement sur
la taylorisation.
2.2.3. 2 La structure-machine
Le taylorisme a été utilisé jadis pour obtenir
des travailleurs du secteur industriel une efficacité de machines
en attendant que des machines les remplacent. Il visait des tâches
fondamentalement programmables, exécutées pour des entreprises
privées, par des salariés interchangeables. N'est-il pas contradictoire
de vouloir en tirer des leçons pour la gestion d'un secteur tertiaire
dont les activités-clefs sont inprogrammables, seront exécutées
dans un cadre de travail autonome, par des travailleurs hautement spécialisés
et de plus en plus différents les uns des autres ?
Pour comprendre que le taylorisme peut nous éclairer sur les
exigences de la situation actuelle, il faut voir que les différences
entre travailleurs hautement spécialisés d'une économie
tertiaire ne sont pas discrétionnaires. Elles ne sont pas simplement
l'expression de leur liberté individuelle, mais doivent, au contraire,
correspondre avec précision aux besoins identifiés de la société
et constituent une contrainte. Elles DOIVENT être complémentaires.
Dans l'optique de la collectivité, on ne peut voir les travailleurs
du tertiaire que comme les rouages d'une structure globale qui constitue
une énorme machine. Une machine à rendre des services.
En fixant à la structure des services le rôle ambitieux
de répondre de façon optimale à toutes les demandes
exprimées que l'état de la technologie et notre richesse collective
nous permettent de satisfaire, on fait de cette structure un cadre tout
aussi contraignant, pour chaque travailleur individuel, que pouvait l'etre
une entreprise capitaliste dont le travailleur de l'industrie devait autrefois
satisfaire les exigences.
Ce sont les exigences globales de cette « machine à rendre
des services », que se veut une société postindustrielle,
qui déterminent le nombre des spécialistes dans chaque niche
de compétence, ainsi que les modalités de leurs interventions
et leur interface avec les autres spécialistes, seuls ou dans le
cadre d'une synthèse. Le travailleur hautement spécialisé
doit aujourd'hui se soumettre au rôle que lui impose la structure-machine
d'une économie tertiaire, exactement comme le travailleur de jadis
devait obéir aux modèles de travail qui convenaient à
l'usine-machine de l'époque industrielle.
Les travailleurs d'une économie tertiaire sont parfaitement libres,
mais ils ne peuvent exercer cette liberté sans dommage qu'à
l'intérieur du cadre de la fonction à laquelle les confine
leur spécialité. S'ils ne s'acquittent pas des fonctions qui
leur sont ainsi dévolues et qui découlent de leur spécialité,
leur utilité sociale diminue et devient celle de quiconque n'a pas
de spécialité. C'est un choix qui leur appartient, mais dont
les conséquences sur leur revenu et leur statut peuvent être
brutales.
Un médecin qui ne fait pas un travail de médecin, ou un
avocat qui ne fait pas un travail d'avocat, peut bien faire tout ce que
son talent lui permet de faire. Il est libre et il n'a pas de patron. S'il
se prévaut de cette liberté, toutefois, il ne possède
plus alors de compétences professionnelles qui le démarquent
et, hormis le prestige qui se rattache à sa formation et dont il
peut se réclamer auprès des naïfs, il se retrouve, dévetu
de sa compétence speecifique, simple quidam non qualifié et
relativement vulnérable.
Celui qui veut échapper à son rôle professionnel,
défini par sa certification, peut réussir dans tout ce qui
n'exige pas de certification et c'est un beau risque - mais, s'il
trébuche et ne veut pas revenir à sa compétence reconnue,
il est condamné à se replier sur le statut qui correspond
à un autre des modules de formation qui ont marqué les étapes
de son cheminement. C'est un statut qui peut être bien moins gratifiant
que celui dont il jouissait quand il jouait le jeu. Cette servitude qu'impose
la formation acquise n'est pas une spéculation basée sur l'extrapolation
d'une tendance, ni sur l'avenir anticipé d'une économie tertiaire
en gestation; c'est la situation actuelle.
2.2.3.3 Le pour et le contre
La structure globale des services de l'économie actuelle doit
répondre au défi de la multiplication des connaissances en
fragmentant les professions en unités plus petites. Elle ne le fait
plus, cependant, comme au temps du taylorisme première mouture, pour
éviter de former adéquatement les travailleurs. Elle le fait,
au contraire, parce qu'on se bute maintenant aux limites concrètes
de ce qu'il est psychologiquement possible et économiquement rentable
de leur enseigner. La motivation est différente, mais le parallélisme
avec le taylorisme n'en est pas moins évident.
Il faut noter aussi que, même si les horizons sont différents,
parce que les défis à surmonter sont plus grands, il ne fait
pas de doute que la stratégie à long terme de la société
d'économie tertiaire est d'en arriver à la programmation de
toutes les activités qui peuvent l'être, exactement comme la
stratégie des entreprises industrielles étaient de programmer
au maximum leurs processus de production. L'utilisation des ressources humaines
est donc en mutation et en transition vers un autre équilibre, comme
elle l'était à l'époque de Taylor et de Ford.
Ce que l'on est à faire dans le secteur tertiaire, en fragmentant
les professions pour optimiser la complémentarité des ressources
humaines, est une taylorisation des services. Avec les avantages, mais aussi
avec le risque des inconvénients d'une taylorisation. Il y a trois
(3) avantages principaux à une taylorisation des services, laquelle
recèle aussi deux (2) grandes menaces.
En ce qui a trait aux avantages, il y a d'abord celui d'une meilleure
utilisation des connaissances qui se multiplient de façon exponentielle,
permettant que soient raccourcis les délais entre une découverte
scientifique ou une avancée technologique et son application. Ensuite,
celui de chaînes de formation plus courtes, évitant ainsi que
l'on n'acquière à grands frais des compétences qui
deviendront désuètes avant que le coût de leur enseignement
n'ait été correctement amorti. Enfin, la fragmentation des
fonctions ouvre la possibilité de faire participer activement à
la production des services une plus grande partie de la population.
Ce dernier point est crucial, car il faut mettre fin à cette
horreur, que nous vivons déjà et qui ne peut qu'évoluer
pour le pire si nous n'y réagissons pas, d'un marché du travail
où il semble que seule une élite puisse apporter une contribution
valable à la société et aux autres, une majorité
des travailleurs apparaissant inutiles et constituant même plutôt
une charge embarrassante.
À ces trois (3) avantages du taylorisme lui-même, il faut
en ajouter un autre qui ne lui est pas intrinsèque mais est relié
à son application. La taylorisation est une quasi-programmation et,
mettant en évidence la logique d'exécution des tâches,
elle montre la voie vers la mécanisation de chacune d'entre elles
et donc vers une vraie programmation éventuelle, dans la limite du
possible, du processus presque tout entier.
Le taylorisme fragmente un processus pour le rendre plus simple, afin
que plus de gens puissent le faire et, à la limite, on en arrive
au point où il est si simple qu'une machine peut le faire. Au bout
de la taylorisation des services, il y a donc normalement une programmation
(mécanisation) des services. Quand c'est la structure économique
globale qui est la machine, il est clair qu'il ne s'agit pas de tout programmer
; mais la taylorisation des services permet d'identifier les composantes
qui peuvent l'être et de n'affecter ainsi le travail humain qu'à
ce qui est inprogrammable. Cette programmation croissante est la voie de
l'abondance.
Qu'en est-il des deux (2) « menaces » de la taylorisation
? Quand on y regarde de près, on constate que l'on aurait tort d'y
attacher une trop grande importance, car, dans une économie tertiaire,
elles ne peuvent plus vraiment exercer leur malfaisance .
La première de ces menaces, le grand crime historique du taylorisme,
celui pour lequel Chaplin puis Friedmann lui ont fait un procès,
était de niveler les différences, de rendre les travailleurs
globalement interchangeables et donc de les rendre exploitables à
merci. Sur ce point, un néo-taylorisme dans le secteur des services
ne peut pas être relapse, quelle que soit la malice de ceux qui voudraient
en profiter. Une spécialisation plus poussée des travailleurs
des services, en effet, ne les rend pas évidemment pas interchangeables,
mais, au contraire, de plus en plus différents et indispensables,
leur conférant en fait une telle position de force que l'on devra
faire des efforts constants pour s'assurer qu'ils soient surabondants à
l'intérieur de chaque catégorie qu'on aura définie!
Sur ce point, nous sommes bien à l'abri du mal que portait en germe
le taylorisme traditionnel.
La deuxième menace du taylorisme, plus insidieuse, est que son
aspect contraignant fait du travail de chacun une inexorable fatalité
et conduit à une perte de motivation. Cette menace, elle, est bien
présente et ne peut disparaître, puisqu'elle est l'inévitable
revers de cette organisation scientifique du travail qui confère
au taylorisme son efficacité. Cette menace est d'autant plus grave
que nous avons dit, vingt fois plutôt qu'une, que la motivation est
le premier facteur de la productivité du travailleur dans une économie
de services. À quoi bon accorder a` celui-ci l'autonomieà
face à un employeur, s'il doit deveni totalement déterminé
par les contraintes du rôle de plus en plus précis auquel sa
compétence l'astreint ?
Cette contrainte de la formation spécialisée acquise qui,
taylorisation aidant, devient pour le travailleur la fatalité d'une
fonction professionnelle et d'une seule est bien réelle. Peut-on
y remédier ? NON. Peut-on échapper a` la perte de motivation
qui s'y rattachait dans le taylorisme original ? OUI. On peut garder une
impeccable motivation dans une structure des services taylorisée.
Il suffit de comprendre et d'accepter que l'on doit désormais travailler
en quatre (4) dimensions.
2.2.3.4 Le travail en quatre dimensions
On ne veut pas revivre le « travail en miettes » et la nature
des services, au demeurant, ne tolèrerait pas une baisse de la motivation
des travailleurs. Pourtant, il faut scinder le processus de la machine à
rendre des services en petites unités complémentaires dont
l'ensemble structuré réponde aux besoins. Il faut tayloriser
les services, C'est la condition sine qua non d'une exploitation efficace
de nos connaissances qui augmentent sans cesse et une étape incontournable
vers la programmation qui nous donnera la richesse en services que nous
voulons. Est-ce un dilemme insoluble ? Pas du tout, car la taylorisation
des services ne conduira pas à une perte de motivation. Pourquoi
?
Parce qu'il y a une différence fondamentale entre la production
d'un bien et celle d'un service. D'où venait la perte de motivation
du travailleur taylorisé dans une structure industrielle ? D'une
limitation forcée de son potentiel. Pour que le travailleur industriel
taylorisé reste dans la zone de productivité optimale, il
fallait restreindre son action à ce qu'il connaissait parfaitement
et donc lui interdire toute incursion hors de son connu. Son poste de travail
devait être totalement fermé. Comme ce que l'on connaît
parfaitement ne représente plus un défi et devient donc vite
sans intérêt, il en découlait inévitablement
une perte d'intérêt, une perte de motivation, une diminution
de la diligence et de l'attention, des accidents, de l'absentéisme,
etc.
Quand il est question de services, au contraire, non seulement l'espace
de productivité maximale n'est pas borné, mais il est NÉCESSAIREMENT
ouvert. Il est ouvert, parce que, comme nous l'avons dit précédemment,
au contraire d'un produit dont toute la valeur réside dans ce qu'il
est, la valeur d'un service tient pour beaucoup à la façon
dont il nous est rendu et donc à la personnalité de qui nous
le rend. Pour beaucoup, aussi, aux circonstances et à la perception
qu'a celui qui le reçoit de son propre besoin comme des gestes qui
sont posés pour y répondre.
Derrière le but explicite objectif que l'on fixe à un
service, se profile donc toujours son but réel implicite qui est
la satisfaction qu'il apporte. Une satisfaction qui ne tient pas seulement
au but objectif atteint, mais au rapport entre ce but et le besoin/désir
de celui qui le reçoit et aussi à une foule de facteurs inquantifiables,
intangibles et largement subjectifs. Le résultat concret du service
rendu est normalement une condition nécessaire de la satisfaction
de celui qui en bénéficie, mais en est rarement la condition
suffisante. Pour en arriver à une satisfaction optimale de la demande
de services, il faut qu'au résultat objectif le travailleur qui le
rend ajoute un apport individuel.
Ce qui change tout, car dans le contexte du travail industriel, un travailleur
sur une chaîne de montage ne peut se motiver par sa créativité,
son initiative ou les aspects relationnels du poste qu'il occupe, puisque
s'il sort de la dimension programmée il rompt le processus et ce
qu'il y ajoute n'apporte rien de plus au produit ni a` celui qui l'acquiert.
Quand il s'agit de services, au contraire, ce que le travailleur apporte
par sa créativité, son initiative ou son entregent est essentiel
au service, puisque ces apports sont une contribution notable à la
satisfaction de celui qui le recoit et qui est la finalité cherchée.
Le fournisseur de service, comme individu, peut contribuer de façon
déterminante a` la satisfaction optimale de celui qui reçoit
le service, car ce dernier veut toujours avoir PLUS que ce qu'il demandait,
l'avoir parce qu'il est lui-même une PERSONNE qui mérite d'avoir
« plus », parce qu'il est qui il est, qu'on l'apprécie
et qu'on l'aime. La gratification de l'utilisateur de services, même
des services les plus triviaux, augmente s'il a l'impression que celui qui
le lui rend a LIBREMENT choisi de lui donner plus, ne serait-ce qu'un emballage
plus joli ou un bonbon à la sortie, quoi que ce soit qui le distingue,
lui, des autres clients et qui lui manifeste qu'on l'aime
Or, cet apport personnel indispensable du fournisseur de services au
service est inprogrammable. Ce « plus » librement consenti,
qui complète la satisfaction de celui qui reçoit le service,
ne peut, par définition, être programmé. Il tient tout
entier au comportement de celui qui rend le service. À sa créativité
quand il identifie ce « plus », à son initiative quand
il choisit librement de l'ajouter, à sa délicatesse et à
son empathie qui se manifestent ndans la manie`re de l'ajouter.
C'est parce que cette composante « apport personnel » est
inprogrammable que l'on peut tayloriser les services sans que le travailleur
y perde sa motivation. En effet, en taylorisant ou éventuellement
en programmant la fourniture du service, c'est son résultat objectif
et rien d'autre que l'on peut atteindre par la synthèse des compétences
requises, Quoi qu'on en programme, la satisfaction qui est le but
réel implicite du service demandé et obtenu reste dépendante
de l'apport personnel du travailleur et il lui appartient, de façon
DISCRETIONNAIRE, de faire ou de ne pas faire tout ce qu'il faut pour qu'elle
puisse être maximisée
C'est cet apport humain discrétionnaire qui restera toujours
l'essence du service, car la technologie peut changer continuellement à
la hausse les paramètres de la valeur objective du service rendu,
mais la satisfaction « parfaite » recule alors toujours pour
rester inaccessible et va se blottir au niveau de ce PLUS que seul le travailleur
humain peut ajouter. C'est pour cette raison que, malgré les laparos
et les machines à diagnostics (704), il restera
toujours l'éternelle nécessité d'un médecin
qui compatit. C'est pour la même raison,qu'est assurée la pérennité
des garçons de cafés et des cafés et restaurants eux-mêmes,
malgré les distributrices de café à haute performance
et les cafétérias self-service.
Le fournisseur de services doit donc constamment travailler en quatre
(4) dimensions. Une première dimension, d'abord, qui assure la production
du service objectif, tel que défini par ses paramètres quantifiables.
C'est cette dimension qui exige une synthèse croissante des compétences
et un arrimage optimal des taches; c'est elle qui doit être taylorisée
et éventuellement programmée. Il existe cependant toujours
trois (3) autres dimensions \ la fourniture de services - CRÉATIVITÉ
INITIATIVE, ENTREGENT - qui ne le seront jamais et qui sont celles que le
client va considérer comme les dimensions les plus importantes, dans
la mesure même ou la partie objective du service pourra de plus en
plus être tenue pour acquise. Comme la qualité des repas sur
unpaquebot est devenue plus importante quand il est devenu raisonnablement
improbable que le navire fasse naufrage.
Programmer la seule dimension d'interface entre les participants en
vue du résultat objectif ne détruit pas la motivation du travailleur
des services, car l'essence du résultat cherché n'est pas
là. Par-delà la partie du service qui peut être programmée,
l'essentiel qui détermine la satisfaction et qui en est le but réel
ne peut pas l'être. Dans le domaine des services, la satisfaction
parfaite du client exige un apport humain et la tâche du fournisseur
de service n'est donc jamais fermée.
Chaque tâche est ouverte, non seulement parce que ses aspects
inprogrammables sont essentiels a la satisfaction du client, mais aussi
parce que ces aspects inprogrammables en rendent l'exécution indéfiniment
perfectible. Le travailleur des services peut réinventer constamment
son job et seul lui peut le faire efficacement. Il faut donc tayloriser
- et éventuellement programmer hardiment - tout ce qui peut l'être
du secteur des services, car, tandis que le résultat objectif est
optimisé par cette programmation, les trois autres dimensions sont
toujours là pour permettre au travailleur de s'épanouir.
Le travailleur des services doit nécessairement occuper une position
précise dans la machine à rendre des services, en être
un rouage efficace et s'assurer qu'il ne contrevient pas aux exigences objectives
de la tâche que sa compétence lui assigne, mais ce carcan ne
l'enserre que dans une seule dimension. Il n'en est jamais prisonnier, car
il n'a jamais à être limité dans les dimensions de sa
créativité, de son initiative et de ses relations avec les
autres,
Pas plus que l'oiseau n'est prisonnier des barrières posées
sur le sol. Il faut fixer les limites de chaque tâche/compétence
pour qu'elle s'ajuste aux autres tâches qui lui servent d'intrants
et d'extrants et s'assurer que l'ensemble recouvre bien tout le territoire
des exigences de cette tâche, exigences, mais il faut que demeurent
ouvertes les dimensions de créativité, d'initiative et de
relation avec les autres. Il faut tracer un plan et l'on peut mettre des
barrières, mais il ne faut pas bâtir de cages au travailleur.
Le défi de l'économie tertiaire est de permettre l'autonomie
et de laisser l'oiseau voler.