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2. LA METAMORPHOSE

 

 

Dès qu'une société se constitue, on s'y échange des biens et des services. Il y a toujours, dans toute société, à tous les stades de son évolution, un ensemble de principes, de lois, de règles et d'organismes qui en assurent l'application, qui constituent la structure d'encadrement permettant que les biens soient produits et que les services soient rendus. Le but bien terre-à-terre d'une telle structure est de produire et de distribuer le mieux possible ce que veut la majorité effective de la population. La mise en place de cette structure constitue l'un des aspects fondateurs d'une société et en assurer le fonctionnement demeure toujours l'une des fonctions premières de l'État. La relation entre le citoyen et l'État est largement déterminée par la façon dont ce dernier s'acquitte de cette fonction et vice-versa.

La production est toujours en quête d'un optimum: il s'agit toujours d'avoir plus pour moins. Plus de biens et de services, pour moins de travail et moins de ressources consommées. Quand on s'écarte de ce principe, c'est que la structure a été pervertie ou qu'une nouvelle technologie est apparue à laquelle la structure ne s'est pas encore adaptée. La structure d'encadrement, en effet, dépend des besoins et des priorités, mais aussi des technologies disponibles qui peuvent modifier la façon de satisfaire ces besoins. Quand des techniques nouvelles apparaissent qui changent significativement la façon de produire et de s'échanger les biens et services - et donc la nature même de la société et l'importance relatives des diverses activités économiques ­ la structure d'encadrement doit aussi changer.

Quand apparaît une nouvelle technique, les joueurs qui s'activent dans la structure économique vont tenter d'en intégrer l'impact à la structure d'encadrement des activités économiques en place et celle-ci va donc se transformer, dans toute la mesure de la flexibilité qu'on lui a accordée. Quand plusieurs nouvelles techniques sont ainsi intégrées, leurs effets se cumulent et la structure évolue spontanément dans le sens du changement nécessaire.

Cette évolution spontanée, pourtant, est rarement suffisante puisque, si l'on n'y avait introduit au départ un élément rigide à caractère contraignant, cette structure en place n'aurait jamais rien interdit ni rien encadré. L'État doit donc répondre aux signaux qu'il reçoit jour après jour de ses commettants et apporter à la vieille structure des correctifs qui permettront à chacun d'eux de tirer de son appartenance à la société tous les nouveaux avantages qu'il peut désormais y trouver.

Si les innovations technologiques sont importantes, toutefois, les correctifs à apporter pour encadrer les nouveaux besoins et les nouvelles façons de les satisfaire sont d'une telle ampleur que la structure en place ne peut plus s'accommoder des lois et des règles établies ; elle doit briser son cocon et devenir autre chose. Elle doit accepter une métamorphose.

Dès que la métamorphose est engagée, elle va inéluctablement vers sa fin. On y va peu à peu, sans trop s'en rendre compte, mais briser finalement le cocon et s'en extraire est une décision collective qui exige un consensus social. Il incombe à l'État, en édictant de nouvelles normes, d'y acquiescer formellement, de proclamer que la chenille est devenue papillon, que la nature de la société s'est radicalement transformée et qu'elle est devenu une Nouvelle Société.

L'État, confronté à un nouveau paradigme économique, doit accepter de modifier la structure et les règles du jeu. Il le fait de plus ou moins bonne grâce, selon qu'il est plus ou moins sous la tutelle du groupe dominant au profit desquels les normes en cours ont été mises en place et dont ces modifications peuvent mettre en péril la position de force, mais il le fait toujours. S'il n'y consent pas, c'est l'État lui-même qui est « modifié », après quoi la métamorphose se poursuit et la société devient ce qu'elle doit être.

Ainsi, à la fin du XVIII ème siècle, la quête de l'optimum va prendre le chemin de l'industrialisation et entraîner l'urbanisation, car la main-d'oeuvre doit être rassemblée pour produire en industrie. La priorité cesse d'être la sécurité, désormais acquise, pour devenir l'abondance. La promesse d'abondance sur cette terre va faire de la liberté civile et du droit de propriété de nouvelles conditions intransigeantes d'un travail productif. L'industrialisation exige la fin des privilèges de la noblesse et du clergé - des normes créées pour encadrer une société agraire ­ parce que celles-ci biaisent le jeu économique en faveur de la richesse foncière, alors qu'avec l'utilisation des machines, la création de richesse va reposer désormais presque tout entière sur l'industrie.

Il a fallu que quelques têtes soient coupées pour que les changements soient faits, mais ils l'ont été et rapidement. En une quinzaine d'années, on a vu non seulement la suppression des privilèges, mais aussi une réforme administrative et un quadrillage du territoire par départements, la mise place de nouveaux codes de loi et, finalement, la création de la Banque de France, dont on peut dire qu'elle marquait la fin de la transition d'une société agraire féodale vers la société industrielle capitaliste. Mission accomplie.

Aujourd'hui, nous sommes à compléter le passage à une société post-industrielle - donc essentiellement à une économie d'échange de services plutôt que de biens industriels ­ et la structure d'encadrement des activités économiques doit à nouveau se transformer. Elle doit, comme chaque fois qu'une telle transformation s'impose, tenir compte de la problématique où elle s'inscrit et se donner pour but de PRODUIRE ET DISTRIBUER LE MIEUX POSSIBLE CE QUE LA MAJORITE EFFECTIVE DE LA POPULATION VEUT, en tenant compte des nouvelles technologies disponibles et de leurs conséquences.

Aujourd'hui, les machines ayant apporté l'abondance en produits manufacturés et tout ce qu'à brève échéance, elles semblaient pouvoir produire (712), ce que la majorité effective de la population veut, ce sont des services. La priorité est passée de l'industrie au secteur tertiaire. C'est donc avec l'abondance des services en tête qu'il faut construire un nouveau cadre normatif, organisationnel et logistique dans lequel s'intégreront, à la place de choix, les activités tertiaires devenues prioritaires. Quelles sont les nouvelles « conditions intransigeantes » d'un travail productif ? Il y en a trois (3): la complémentarité, l'autonomie et un nouveau rôle pour l'État.

D'abord, l'éternelle quête de l'optimum passe désormais par la COMPLEMENTARITÉ et donc par la spécialisation croissante des travailleurs. La complémentarité - et la spécialisation qui lui donne effet - pavent la voie royale qui permet à court terme la plus grande disponibilité possible de services et, à long terme, la programmation de tout ce qui peut l'être et donc une abondance en services enfin comparable à l'abondance en produits que nous a donnée l'industrialisation. C'est la complémentarité résultant d'une nouvelle division du travail qui permettra d'avoir beaucoup plus pour beaucoup moins.

Ensuite, l'AUTONOMIE dans le travail et le respect du travailleur que sa spécificité rend indispensable. La production et la distribution de services obéissent à d'autres impératifs que celles des biens industriels. Le travail, dans une économie de services, devient le facteur déterminant de la production et le travailleur, devenu fournisseur de services, tend à devenir irremplaçable comme INDIVIDU, avec sa personnalité comme sa compétence. Il en résulte une montée en puissance (empowerment ) du travailleur. Ses motifs sont internalisés et, sa motivation étant la clef de toute vraie productivité dans le domaine des services, c'est comme travailleur autonome qu'il est le plus motivé et le plus efficace.

Enfin, l'économie qu'il faut structurer est celle d'une société ou, paradoxalement, l'individu devient plus important face à la collectivité ... parce que chacun devient indispensable à la collectivité ... devenue elle-même plus indispensable à tous. Le pouvoir accru qui échoit au travailleur étant circonstanciel - et l'opposant à d'autres travailleurs/consommateurs plutôt qu'à un « capital » présumé antagoniste - ce pouvoir ne conduit pas à une quelconque « dictature du prolétariat », mais impose, au contraire, une incessante concertation. C'est d'une société plus interdépendante et donc plus égalitaire et plus consensuelle qu'il faut encadrer les activités économiques, ce qui crée un nouveau rapport entre l'État et les citoyens et exige que l'on définisse un NOUVEAU ROLE POUR L'ETAT dans l'économie.

Voyons donc d'abord ce que le consommateur veut vraiment, puis ce que la satisfaction de ses voeux exige de complémentarité, d'autonomie et, enfin, les nouveaux mandats à confier à l'État.

 

 

2.1 LE RÊVE D'ALADIN

 

2.1.0.1 Le modèle paradoxal

 

C'est ce que veut la population qui doit déterminer le nouveau modèle d'encadrement des activités économiques à mettre en place. On sait déjà qu'elle veut des services - ­ c'est pourquoi l'économie devient tertiaire ­- mais l'on doit préciser cette demande et voir les conditions implicites que la population pose à ce nouveau modèle.

Après une ère industrielle - qui apparaîtra peut-être dans l'Histoire comme une brève période de mise à jour ­- mettre l'accent sur les services nous ramène au patron fondamental des millénaires précédents, où ce n'était pas l'outil, mais la compétence de l'artisan, qui faisait la valeur du service ou du produit. Cette primauté du facteur travail doit-elle nous suggérer de créer un modèle d'encadrement qui s'inspire des modèles de naguère ?

Sur quelques point, oui, et il ne faut pas s'en priver. L'autonomie du travail en est un exemple, de même que la reconnaissance du particularisme des travailleurs. De même, l'idée de produire par « projets » (712) et le concept du travail que l'on fait à sa propre initiative en parallèle à un autre dont les paramètres est plus ou moins imposés, qu'on nomme ce dernier corvée ou emploi (701). De même, surtout, la notion d'appartenance qui doit renaître pour fonder une Nouvelle Société (709) et celles d'arbitrage et d'entrepreneuriat (702B), qui nous rappellent qu'avant des Rois il y eut des Juges en Israël . Il faut réutiliser bien des concepts qui antécédent la révolution industrielle, mais dont celle-ci nous a obnubilé la pertinence.

Il ne faut pas, toutefois, verser dans l'archaïsme. Dans son ensemble, il est clair que la société qui commence ne s'apparentera pas à celle d'un pâtre biblique, mais plutôt à celle de ses rêves les plus fous. On verra une personnalisation du travail, comme avant la Révolution industrielle, mais dans un contexte de communications instantanées, de moyens de transport qui offrent presque l'ubiquité du tapis magique et dans lequel le roi peut vraiment avoir des yeux partout. Aladin a trouvé la Lampe.

La nouvelle structure des échanges d'une société de services exige un retour à des principes qui donnent la primauté a l'individu, mais dans un monde de technologie avancée qui impose une planification minutieuse et une coopération de tous les instants . C'est la technologie qui est la lampe, et le monde ne reste « génial » que si on s'y met tous, que chacun frotte bien où il doit frotter et comme il doit frotter. Ce que l'on attend d'une structure d'encadrement des services dans une économie tertiaire présente donc des exigences opposées, presque contradictoires.

Il y a d'une part, en effet, la nécessité absolue de respecter la liberté de l'individu. Ceci, dans le contexte d'une économie tertiaire, n'est pas un voeu pieu, mais une exigence incontournable, puisque ce sont les individus qui - sans possibilité efficace qu'on les y contraigne, car leur motivation est essentielle - déterminent finalement de leur plein gré et selon cette motivation la qualité et donc la valeur réelle des services rendus. Quand il s'agit de services, il en va ainsi quelles que soient les structures dans lesquelles on les intègre.

Il y a, d'autre part, des facteurs comme la complexification de la demande et l'augmentation constante du ratio du temps d'acquisition d'une expertise à son temps d'utilisation qui imposent une planification rigoureuse de l'économie dans son ensemble. Il faut que l'on prévoie de mieux en mieux les besoins et que l'on transmette et utilise de plus en plus rationnellement l'expertise disponible. On gère ici la connaissance - une ressource toujours en carence - et l'abondance ne peut passer que par la planification. Il semble donc qu'il faille souhaiter une présence assidue de l'État à la gestion des services.

Nous faisons face au problème de structurer la production et la distribution de services et en fait toutes les activités économiques , en conciliant la montée en puissance de l'individu qui devient plus riche, plus irremplaçable, de moins en moins contraignable - et dont le but social ultime est la liberté (709) - avec notre désir unanime que le monde reste « génial ». Le monde ne restera génial, c'est-à-dire maître et utilisateur de la technologie, que si nous consentons à la solidarité, à la gestion de notre interdépendance et donc à une présence accrue de l'État comme réalisateur de notre capacité de faire des prodiges quand nous travaillons tous ensemble.

Comment rester libres, mais optimiser la coopération qui est nécessaire au progrès ? Comment résoudre ce paradoxe d'encadrer la liberté ? Comment, en se faufilant entre ces contraintes, donner à l'individu, citoyen, travailleur et consommateur, exactement ce qu'il veut ?

 

2.1.0.2 Les prodiges sur mesure

 

Car c'est de ça qu'il s'agit. Dans une économie industrielle, la nécessité de produire en masse obligeait le citoyen consommateur à ajuster ses désirs aux produits qu'on lui offrait, mais maintenant que la société est « géniale » et que s'ouvre devant lui une économie de services, où chaque produit est différent et où la satisfaction s'obtient au cas par cas, il y voit l'occasion de décider enfin vraiment de sa propre consommation. Aladin rêve de demander ce qu'il a toujours voulu : EXACTEMENT ce qu'il veut.

Caprice ? Bien sûr, mais le Génie est là pour ça. C'est pour ça qu'on a frotté la lampe. Consciente de l'imperfection ­ un euphémisme - de la condition humaine, une Nouvelle Société se veut stoïque, mais aussi hédoniste que possible. Le but d'un nouvel encadrement des activités économiques doit donc être de remplacer la subordination de la demande à l'offre, propre à une société essentiellement industrielle, par l'adaptation de plus en plus précise et de plus en plus satisfaisante de l'offre à la demande que permet une économie de services.

Dans ce modèle, on ne considère pas que le service rendu l'a été avec succès si l'on s'est contenté d'en atteindre les conditions objectives de réussite ; le succès se mesure ultimement à la satisfaction de celui qui l'a reçu. Or le client n'est vraiment satisfait que si on lui donne ce qu'il veut. Il veut tous ses caprices et il a de grandes attentes. Aladin veut d'abord des services en abondance et il les veut « sur mesure ».

Pas seulement des services, d'ailleurs, car si le consommateur d'une économie postindustrielle veut des services, il ne renonce pas pour autant aux produits industriels et il s'attend à ce que la nouvelle structure universalise cette flexibilité dans toute production, ce que l'informatique couplée à la cybernétique rend possible. Ce qui vaut pour les services donc, ne s'y limitera pas. Le nouveau modèle d'encadrement, créé d'abord pour les travailleurs autonomes du tertiaire, s'appliquera également aux activités humaines du secondaire, s'appuyant d'une part sur des machines performantes et versatiles et d'autre part sur des spécialistes aux tâches inprogrammables. Le modèle bâti pour le tertiaire va s'imposer partout.

Ces activités seront de deux (2) types. Certaines feront appel à la créativité et s'assimileront donc à l'art plutôt qu'à l'industrie : la griffe personnelle prendra de plus en plus de valeur. D'autres 'autres seront liées à la prise de décision elle-même, à l'initiative qui demeure toujours essentielle au sommet de toute entreprise, même du processus industriel au sens le plus strict.

Les grandes entités industrielles ne disparaîtront donc pas d'une économie tertiaire. Au contraire, de grandes entités présentant bien des caractéristiques de l'industrie se créent déjà pour offrir des services - mais, répondant à une demande qui veut du « sur mesure » et à une société où l'individu/personne reprend toute son importance, elles seront structurées autrement. Comme nous l'avons expliqué au texte 712, ces grandes entités, dans une économie tertiaire, seront structurées comme des « projets ». Au sein de ces projets, le succès dépendra des décisions prises par des individus, des travailleurs à compétence « personnalisée », dans des espaces de gestion délimités où s'exerceront leur créativité et leur MOTIVATION.

C'est l'apport de ces individus qui sera déterminant et ce seront les règles établies pour structurer les services autonomes du tertiaire qui s'appliqueront à la négociation de leurs services au sein de ces projets, même les projets relatifs au secteur secondaire. Y a-t-il activité plus caricaturale de l'Ère industrielle que la confection ? Pourtant, c'est bien déjà le modèle « projet - compétences personnalisées -­ activités programmées » qui s'applique chez un grand couturier.

Chaque collection est un projet. Le grand couturier doit être un désigner, un homme d'affaires, un communicateur, un gestionnaire Tous en un ou, plus probablement, le leader d'une équipe qui réunit toutes ces compétences, mais une PERSONNE. Évidemment, derrière le désigner et les autres inprogrammables, il faut encore aujourd'hui, pour que la confection soit une industrie, une masse de Chinois ou de Sri lankais anonymes qui filent tissent ou tricotent ; mais, leurs activités sont programmées et, dans bien peu de temps, derrière quelques personnes inprogrammables, il n'y aura plus que des machines.

Toute la production industrielle va se calquer sur le modèle tertiaire et se structurer par projets. Pensez à la production d'un film -fleuve à budget milliardaire, comme « Star Wars » ­ le type même de l'entreprise-projet - puis appliquez la même formule « projet » à la production de la prochaine Cadillac. On fait les plans, les devis et les tests, on fait la campagne publicitaire et l'on en vend, livrables «à la sortie », un ou quelques millions d'unités, puis, alors seulement, on les fabrique. On recycle l'équipement et l'on crée autre chose (712). Appliquez le même modèle à toute production.

C'est ça, que veut Aladin. Le rêve d'Aladin n'est pas chimérique, mais pour satisfaire ces demandes sur mesure dont chacune constitue en quelque sorte un « projet » - et le faire a la hauteur de tout ce que la technologie rend possible - il faut pouvoir identifier précisément en chaque cas et combiner comme il se doit - toutes les expertises complémentaires indispensables qui, ensemble, peuvent permettre la réalisation de chacun de ces projets.

Une nouvelle structure d'encadrement des activités économiques doit relever le défi de diviser d'abord, de recombiner ensuite, pour en tirer la satisfaction de demandes sur mesure, les connaissances et donc les compétences inouïes dont nous disposons comme collectivité. Complexe? Oui, mais est-ce plus complexe que de mettre en scène mille figurants? Ou que de mettre un homme sur la Lune?

 

2.2 LA COMPLÉMENTARITÉ

 

Une quête de l'optimum veut dire chercher la réponse idéale à chaque situation. Il y a des milliers d'années que nous cherchons à atteindre l'optimum, à connaître plus et à faire mieux. Collectivement, nous connaissons la réponse à de plus en plus de questions et nous disposons désormais d'un énorme coffre à outils de compétences, ce qui nous facilite la satisfaction de nos désirs et nous promet un avenir meilleur. À condition, naturellement, que nous sachions utiliser ces connaissances.

On ne les utilisera correctement que si on pousse la division des tâches à un nouveau sommet qui reste à inventer. On ne peut pas mettre une infinité de connaissances dans un cerveau humain. Il ne faut pas consacrer des décennies à apprendre et quelques années à faire. On ne doit pas confier tout le travail à une petite élite de surdoués. La quête de l'optimum, au stade où nous en sommes, passe nécessairement par le partage du travail et par l'exploitation de toutes les possibilités de la complémentarité.

Cela est d'autant plus d'autant plus évident que, depuis l'industrialisation et l'automation qui a suivi, tout travail humain répétitif apparaît bien inutile. Pourquoi répéter et refaire, puisque la machine répète et multiplie, sans autre limite que celle des ressources disponibles ? Il ne s'agit plus de faire, mais de créer, de décider et de communiquer. Dites « Sésame » une seule fois et la caverne s'ouvre : tous les trésors sont là. Ce qui rend encore plus incontournable la complémentarité.

La conséquence ultime de l'industrialisation, en effet, paraît bien être que l'on optimiserait la production - et donc la richesse - SI CHAQUE TRAVAILLEUR SE DIFFERENCIAIT PAR SA COMPETENCE ET DEVENAIT PARFAITEMENT COMPLEMENTAIRE A TOUS LES AUTRES. C'est ainsi que, non seulement tous ensemble on en ferait le plus, mais aussi que chacun, étant unique et donc irremplaçable, disposerait d'un pouvoir égal. Non seulement serions-nous tous riches, mais l'égalité et l'équité règneraient sur le monde. Dans une société postindustrielle, quand le défi de l'industrialisation a été relevé, que la production en masse est devenue triviale et que seuls importent dorénavant les facteurs humains de créativité, d'initiative et d'interaction, la quête de l'optimum devient la recherche de la parfaite complémentarité.

Bien sûr, c'est une vue de l'esprit. C'est un optimum irréalisable, puisque l'adéquation de chacun a une fonction et une seule exigerait un ensemble statique, ou du moins parfaitement prévisible, alors que la réalité est dynamique, que les compétences requises sont en changement constant avec les progrès de la technologie et que c'est bien sous l'égide de ce constant progrès que nous concevons notre avenir économique.

Une vue de l'esprit qui a des airs de cauchemar, d'ailleurs, puisque si cette complémentarité parfaite entre les travailleurs était par miracle réalisée, que chaque élément de la production était unique et qu'aucun n'était superflu, la défaillance d'un seul élément pourrait signifier l'arrêt de la production tout entière. (11*)

La parfaite complémentarité est un mirage, mais c'est un mirage utile car, si elle est inaccessible - et n'est même pas souhaitable ! - elle n'en constitue pas moins le meilleur but à fixer pour l'établissement d'une nouvelle structure des services. Une cible qui n'est pas là pour être atteinte, mais pour montrer la direction, pour être visée comme on vise l'horizon au lancer du javelot. Le premier défi d'une économie tertiaire doit être de poursuivre la marche vers une infinie complémentarité.

Pas pour y parvenir, c'est une dystopie, mais parce que c'est la direction qui nous conduit à l'abondance que nous cherchons. Nous avons parlé, au chapitre précédent, de la menace de chantage qui va de paire avec la montée en puissance des travailleurs qui accompagne leur spécialisation. C'est un danger bien réel - et il faut se prémunir contre les effets pervers qui peuvent déjà s'en faire sentir dès qu'on voit poindre à l'horizon le mirage de la parfaite complémentarité et donc de la totale interdépendance - mais ne s'agit surtout pas de reculer devant certains aspects négatifs d'une division plus fine du travail et de freiner cette évolution, car la richesse est par là.

Nous sommes encore bien loin de cette parfaite complémentarité et, pour l'avenir prévisible, chaque pas dans cette direction est un gain puisque le consommateur a appris du secteur industriel les délices de la richesse et ne sera satisfait que si une économie tertiaire peut lui offrir une abondance en services comparable à l'abondance en produits que lui a donnée l'industrie.

Un objectif qui paraît bien impossible à réaliser, puisque, la machine n'étant pas là pour les multiplier, il faut produire les services un à un et il n'y en aura jamais assez. Vrai, mais qui aurait dit, il y a cent ans, quand les cuisinières portaient des coiffes, que chaque foyer aurait une jour sa « cuisinière », devenue électrique, portant sa hotte et rougissant encore plus vite que les filles de Camaret ? Il n'y aura sans doute jamais assez de services, mais c'est en scindant et en recombinant les compétences dont nous disposons que nous apprendrons à programmer une plus large part des services et à en disposer en abondance.

En attendant que leur programmation progressive nous les offre avec la même munificence que le secteur industriel ses produits, c'est aussi en poussant plus loin la division du travail et en faisant usage de toutes les astuces organisationnelles qui permettent de tirer le meilleur parti des ressources que nous avons que nous retirerons de celles-ci le plus de services et de satisfaction,

Dans cette section, nous verrons comment poursuivre efficacement cette quête de la complémentarité. Comment la compétence doit nécessairement être d'abord fragmentée puis remontée, comme ces outils fragiles que l'on n'assemble qu'au moment de s'en servir. Ensuite, nous verrons qu'il y a un précédent à cette approche et qu'il ne faudrait pas négliger de s'en rappeler les leçons, même si l'on a fait a` ce modèle une bien mauvaise réputation.

 

2.2.1 DIVISER POUR RÉGNER

 

« On ne peut pas mettre une infinité de connaissances dans un cerveau humain. Il ne faut pas consacrer des décennies à apprendre et quelques années à faire. On ne doit pas confier tout le travail à une petite élite de surdoués.. » Il faut se partager les tâches...

 

2.2.1.1 Le cerveau Cro-magnon

Les amateurs d'Asimov connaissent bien les contraintes d'un cerveau positronique, lesquelles le maintiennent commodément dans l'obéissance et l'abnégation. Pour celui des humains, c'est moins clair, mais il ne semble pas que celles-ci aient changé depuis quelques millénaires. Le cerveau humain est limité. Il y a des cerveaux où l'on peut en mettre plus, mais c'est là une variable sur laquelle, pour l'instant du moins, la science ne peut pas agir et dont la manipulation, même si elle était possible, soulèverait des questions et des débats dans lesquels je ne voudrais sous aucun prétexte m'immiscer. Disons seulement qu'aucun cerveau humain n'est illimité, ce qui ne prête pas à controverse.

Cela dit, il est évident que le pourcentage de ceux, au sein d'une population, qui sont capables de faire en tête la synthèse d'un nombre quelconque d'éléments est une variable qu'il faut connaître et dont il faut tenir compte. Il le faut bien, même si on souhaiterait ne pas avoir à le savoir, puisque c'est cette capacité de stockage et de synthèse des connaissances qui nous permet d'acquérir les uns et les autres les compétences requises pour que nous puissions nous répartir les tâches, produire ce que nous voulons produire et faire fonctionner la société.

Cette capacité stockage et de synthèse des connaissances est une donnée technique, une contrainte regrettable avec laquelle il faut composer, car on ne peut pas faire dépendre la disponibilité des services dont la société a besoin d'apprentissages que leur complexité rend inaccessibles à une partie si importante de la population qu'on ne puisse espérer trouver en nombre suffisant ceux capables de les assimiler et de rendre ces services.

Cette capacité du cerveau humaine ne peut pas être augmentée, dans l'état actuel de la science, mais elle peut être mieux utilisée. Si on accepte, par exemple, que le système d'éducation n'exige plus que les étudiants mémorisent toutes les données nécessaires pour résoudre un problème, mais seulement les procédures permettant d'avoir accès en mémoire externe à ces données, (sur Internet, par exemple) et les algorithmes (ou, à la limite, un index des algorithmes) permettant de combiner efficacement ces données. Ce changement de l'objet même des apprentissages est indispensable et il est clair que tôt ou tard on le fera.

L'éducation doit viser à externaliser ainsi la mémoire, mais ce grand bond en avant au palier de l'apprentissage, même s'il peut en retarder l'échéance, ne règle pas le problème d'une saturation progressive de la capacité du cerveau des experts de toute nature sur lesquels nous comptons, d'apprendre et de retenir toutes ces connaissances qui se multiplient et donc chacune devient indispensable. Il va falloir aussi externaliser la synthèse des compétences, au palier de leur application. Faire à plusieurs ce qu'auparavant l'on faisait seul.

Quand les petits protozoaires grossissent, le rapport de leur surface à leur volume devient insuffisant pour qu'ils puissent se nourrir par osmose. Ils comprennent que leur nécessaire interface avec le milieu ambiant n'est optimisée que s'ils restent raisonnablement petits et ils se scindent alors en deux. De la même façon, mais en inversant le flux, quand la masse des connaissances d'un individu augmente, non seulement atteint-il un seuil où il ne peut en absorber davantage, mais sa bonne volonté à en faire bénéficier la société reste limitée par sa capacité de communiquer, laquelle n'augmente pas au même rythme que ses connaissances. C'est l'heure de s'inspirer des amibes et de recourir à la scissiparité.

Il y a un avantage évident à fragmenter les connaissances et à disposer de deux spécialistes complémentaires plutôt que d'un seul qui, pour compétent qu'il soit, ne pourra toujours, au contraire d'un ordinateur, que traiter en séquence les problèmes auxquels il est confronté, mais la question n'est pas là. Avantageux ou non, il n'est simplement pas possible de ne pas les fragmenter. Ce n'est qu'en réunissant des spécialistes dont chacun possèdera toute la compétence possible qu'on peut encore espérer qu'ensemble ils posséderont toute les compétences disponibles pour optimiser le résultat cherché. Ce n'est que par cette scissiparité que l'on peut espérer gérer la complexité de l'avenir.

Quelle serait la taille idéale des spécialités dans une économie qui accepte de pousser plus loin la division du travail ? Je n'ai pas de réponse à cette question, puisqu'il existe une combinaison idéale de connaissances à acquérir pour chaque type de services à rendre. On peut, sur le plan pédagogique, regrouper les connaissances en modules selon les accès qu'ils permettent au marché du travail (704), mais ceci ne répond pas à la question du nombre idéal de modules qui optimiserait le travail de l'expert. La seule façon correcte de le déterminer est de façon empirique. (*12)

Il faudra du temps pour obtenir une validation empirique des hypothèses de division du travail que l'on pourrait poser. En attendant cette validation empirique, toutefois, il n'en faut pas moins procéder à une scission IMMÉDIATE des professions existantes en spécialités moins complexes. Il faut se hâter de le faire à partir des données dont nous disposons, sous réserve de l'améliorer par la suite. En effet, en sus de cette réalité technique que la capacité d'apprentissage a des limites inconnues bien réelles - que l'on pourrait et que l'on devrait connaître et mettre à profit - il y a deux autres arguments dont il faut tenir compte et qui doivent nous convaincre d'aller vers une spécialisation plus pointue, le premier est économique et l'autre d'ordre social.

 

2.2.1.2 Le ratio formation /application

 

Économiquement parlant, le ratio du temps de formation au temps d'utilisation de cette formation en détermine la rentabilité. Il est clair qu'il est plus productif de mettre 6 mois à apprendre ce que l'on utilisera pendant 6 ans que l'inverse. Or, pour la majorité des formations, ce ratio se détériore et va contimuer a se détériorer. Non seulement parce que le simple volume cognitif à acquérir pour chaque profession va sans cesse augmenter - à moins que la science ne cesse ses recherches ou que la société renonce à en tirer profit, ce qui serait inattendu et bien décevant ­ mais parce que la période d'utilité d'une connaissance professionnelle spécifique, avant que celle-ci e ne devienne désuète, ne peut elle-même que diminuer au rythme où s'accélère le progrès technologique.

Considérant que les temps et les coûts de la formation vont augmenter - et que pendant que les étudiants sont en formation, ils sont un « capital fixe » en devenir et ne produisent pas - il est de plus en plus rentable, lorsque l'étudiant a acquis une compétence utilisable, de le mettre sur le marché du travail au plus tôt, afin qu'il l'applique avant qu'elle ne devienne désuète. Cela sous réserve de le ramener en formation de façon périodique, au plus tard, quand sa compétence acquise ne trouve plus preneur.

Rien ici de bien surprenant : ce sont les arguments traditionnels au soutien de l'éducation permanente et de la formation continue. Ces arguments et les principes qu'ils défendent ne sont pas nouveaux, il y a des décennies qu'on en discute, mais on n'en a jamais tiré les conclusions logiques et l'on n'en a donc jamais tenu compte pour la préparation de la maquette des programmes. On en est maintenant arrivé au seuil de complexité - et à une augmentation incontrôlable des coûts de formation - qui imposent qu'on le fasse.

Dans une économie de haute technicité, les connaissances générales ne servent que de prérequis et de discriminants culturels. Elles sont essentielles, mais concrètement ce sont les connaissances pointues, spécifiques, qui seules sont utilisées et leur pertinence est de plus en plus éphémère. Il n'est donc plus rentable d'imposer au travailleur une longue et unique période d'apprentissage, suivie d'une longue période d'application. Au contraire, au-delà d'un tronc commun réduit à son strict essentiel, la compétence doit être acquise par petites unités modulaires, préférablement intercalées dans le système de production lui-même, et le coût cette formation doit être amorti par une mise en application rapide.

Ce critère économique suggère des temps de formation plus courts et des spécialités reconnues par certification dont le champ soit beaucoup plus restreint que celui des professions que nous reconnaissons aujourd'hui, ne correspondant plus qu'à une partie des corpus professionnels actuels dont on les aura extraits. (Un exemple de cette approche est discuté au Texte 705).

Cette exigence milite en faveur de maximiser non seulement l'externalisation de la mémoire au palier de l'éducation, mais aussi l'externalisation, au palier de la production même, de la synthèse qui doit être faite des compétences acquises. C'est d'une équipe de spécialistes complémentaires - et non plus d'un seul expert présumé omniscient ­ qu'on doit désormais exiger la somme des compétences requises pour résoudre les problèmes complexes que pose un monde de haute technicité.

Comme Pic de la Mirandole a céd`é la place a` des Pasteur et des Einstein dont l'un n'aurait pu remplacer l'autre, ceux qui suivront ces derniers seront légion, si nombreux qu'ils en deviendront anonymes et si pointus qu'on ne les jugera que sur leurs résultats. Au Moyen-âge, Pic de la Mirandole prétendait tout savoir; aujourd'hui, il ne saurait rien. Le Moyen-âge est fini.

 

2.2.1.3 Une place à la roue

 

Sur le plan social, rappelons que le premier article de foi de ce site est qu'il faut ramener tout le monde au travail, sans quoi le phénomène de l'exclusion fera une majorité effective (402) de ceux qui veulent détruire la société et ils y parviendront. Ceci ne découle pas de considérations de justice et d'éthique, mais est une fatalité qui résulte d'un simple rapport de force.

Il existe aujourd'hui des pays entiers dont l'apport au reste de la planète est nul et où la valeur produite par le travail qui y est accompli n'atteint pas la valeur, au prix du marché international, des biens de simple subsistance qui y sont consommés. Il y a, même dans les pays développés, un pourcentage de 20 à 25% des « travailleurs » qui ne travaillent pas. Il est absurde qu'il n'y ait pas de travail pour tout le monde, dans une société globale où tous les besoins et les désirs que l'on pourrait satisfaire ne sont pas satisfaits.

Il est scandaleux ­ et extrêmement dangereux - que l'on maintienne une situation où, sur le plan de la production, les trois-quarts des gens ne peuvent RIEN apporter à l'autre quart qui lui a tout, incluant les machines et les connaissances. Tout le monde dans une société doit pousser à la roue. Tout le monde doit être utile. Tout le monde doit donc POUVOIR être utile.

Pour favoriser une réinsertion au travail, sans laquelle la société va se désagréger, le défi n'est pas de créer plus des postes de travail qui exigent une formation de cinq, dix ans ou vingt ans, mais de privilégier, dans toute la mesure du possible, un partage du marché du travail en spécialités et en tâches plus simples, dont chacune puisse être confiée à un plus grand nombre de travailleurs. Il faut qu'il y en ait pour tout le monde.

Pour ces seules considérations économiques et sociales, il ne faut donc pas hésiter, en attendant le moment où le découpage des professions pourra s'appuyer sur des critères psychométriques et des analyses expérimentales rigoureuses, choisir d'errer dans le sens d'un fractionnement abusif plutôt que trop timide des professions actuelles. Nous avons vu au texte 704 comment mettre en place une éducation et une formation modulaires. Nous avons vu au texte 701 ­ et réitéré dans le premier chapitre du présent texte 713 ­ les principes d'une certification professionnelle qui vise aussi à une fragmentation des professions existantes en modules dont chacun fait foi d'une compétence beaucoup moins large qu'aujourd'hui, mais tout aussi pointue que l'exige le nouveau marché du travail. C'est l'approche que choisira une Nouvelle Société.

La complexification de l'économie exige une spécialisation croissante et le paysage d'une économie tertiaire apparaît comme une offre de services fragmentée de façon de plus en plus raffinée, face à une demande de services qui elle, bien sûr, demeure collée aux besoins humains - et donc à la perception globalisante et simpliste qu'en ont les consommateurs.

Sur la base de quels critères doit-on scinder empiriquement les professions en spécialités reconnues par une certification? Jusqu'à quel niveau doit-on diviser et subdiviser les compétences ? C'est notre capacité d'en faire subséquemment la synthèse pour répondre aux besoins tels qu'ils sont exprimés qui est la seule façon raisonnable de déterminer cette limite à la division des tâches.

 

2.2.2 LA SYNTHESE

 

Il faut chaque jour posséder de plus en plus de connaissances pour pouvoir apporter la meilleure réponse possible à chaque problème qui est posé : le coffre à outils est profond et son agencement complexe. Pour tenir compte de cette réalité et des contraintes biologiques, économiques et sociales que nous venons de décrire, l'offre de services ne peut tendre vers un optimum que si elle est de plus en plus fragmentée.

Face à cette offre de services fragmentée, pourtant, la demande globale de services ne consiste toujours qu'en demandes ponctuelles qui correspondent à des désirs humains, lesquels apparaissent tout simples à celui qui les formule, peu importe qu'ils semblent complexes à celui qui doit y répondre et qui doit les analyser s'il veut y répondre au mieux. Une demande d'un consommateur constitue un tout et n'est satisfaite que si le résultat correspond à ses attentes. Ce qui se passe dans la « boîte noire » du système pendant que la réponse adéquate est concoctée ne l'intéresse pas.

Il formule ses demandes en termes qui lui apparaissent simples : « Je veux vivre longtemps et en bonne santé », « Je veux une abondance de tout, mais sans que nul ne soit privé de rien », mais chaque demande qu'il présente comme toute simple exige qu'on y apporte une réponse infiniment complexe, si on veut la satisfaire en tirant pleinement partie des progrès de la technologie. D'autant plus que ses demandes, qui se veulent simples, maquillent son vrai désir qui, nous l'avons dit, a toujours été et demeure d'obtenir un service « sur mesure » pour la parfaite satisfaction d'un désir qui lui est unique.

La compétence que peut offrir un seul expert peut de moins en moins à elle seule répondre a une demande ; elle ne peut apporter qu'une partie de la réponse. Pour couvrir tout l'univers des connaissances, il faut des travailleurs de plus en plus spécialisés, mais pour donner des réponses adéquates il faut organiser la complémentarité implicite qui justifie cette spécialisation.

Il faut qu'une synthèse externe des apports des spécialistes mobilisés pour répondre à une demande complexe, quelle qu'elle soit, remplace la synthèse interne qui aurait eu lieu dans l'esprit d'un généraliste possédant à lui seul la somme des compétences requises pour le faire. Le corollaire de la spécialisation plus fine qui est devenue nécessaire est la nécessité de faire la synthèse de ce que les spécialités peuvent apporter. Il faut regrouper les spécialistes. Il faut travailler par équipes.

 

2.2.2.1 Le travail en équipes

 

Le développement exponentiel des connaissances nous fournit l'occasion d'un contrôle croissant sur la nature et sur les problèmes auxquels elle nous confronte, mais ces connaissances ne peuvent être mises à profit pour nous apporter plus de bonheur que si l'on accepte l'obligation d'en scinder l'apprentissage entre plusieurs experts, puis d'en faire la synthèse au moment de les appliquer. Dès qu'un problème est quelque peu complexe, ce ne seront plus des individus mais des ÉQUIPES qui seront seules en mesure d'y apporter la meilleure solution.

Appeler à la rescousse une équipe plutôt qu'un seul expert - pour autant que les compétences des équipiers soient complémentaires et que chacun reconnaisse bien quelles sont les siennes - permet évidemment d'appliquer plus facilement à la solution des problèmes à résoudre la gamme complète des compétences dont nous disposons. C'est dans cette voie que s'oriente la satisfaction des besoins et il n'y a pas de voie alternative. À chaque problème simple, un spécialiste, mais à chaque problème complexe, une équipe de spécialistes

Des équipes dont la taille doit s'ajuster à chaque besoin, car il y a dans chaque cas d'espèce une taille idéale. La taille idéale est celle qui permet la créativité, l'initiative, la relation à échelle humaine, tout en facilitant le financement de l'équipement et la diffusion de son image de marque, en étalant et donc en rationalisant les coûts du risque que l'équipe doit supporter et en permettant des économies d'échelle sur le soutien à la gestion, le secrétariat, la recherche, etc.

Le principe du module de travail/expertise de taille correcte est déjà bien connu: toute production industrielle est une synthèse externe de multiples compétences qui convergent vers un objectif, lequel, dans le cas d'une entreprise industrielle, est la fabrication et la vente du produit. Ce qui change, dans une économie tertiaire, c'est la taille optimale des équipes et leur fluidité.

La taille de l'équipe optimaler diminue, dans une /conomie tertiaire, parce que la motivation devenant le premier facteur de productivité et les apports « humains » (créativité initiative interaction) y prenant plus de place, il se crée, entre tous et chacun des membres d'une équipe efficace, une relation directe à laquelle nul n'est alors superflu. La complexité des interactions qui en résulte augmente donc comme la factorielle (!) du nombre des équipiers, rendant ingérables les équipes où l'on voudrait réunir trop de participants actifs.

La fluidité des équipes augmente, parce que le propre des services est justement qu'ils constituent des « produits » uniques répondant à une demande spécifique et dont chacun n'est vraiment tiré qu'à un seul exemplaire. Il y a des similitudes entre les demandes ­ sans quoi l'équipe n'aurait aucune permanence, un cas que nous verrons plus loin - mais elle est toujours un groupe ouvert, auquel on peut faire des ajouts ou dont on peut n'utiliser qu'une partie des ressources/compétences.

Cela posé, les équipes à constituer pour réaliser la synthèse externe des compétences ont néanmoins un modèle bien banal à suivre - l'entreprise actuelle ­ dont elles doivent s'écarter sur le plan de leur gestion interne, mais dont les activités de synthèse même sont similaires. Comment constituer ces équipes ?

Dans l'industrie, on peut s'en remettre largement aux entreprises pour qu'ils mettent au monde les équipes de la taille qui convient. Nous en avons vu le mécanisme au texte 712. L'équipe peut être la scission par paliers des entités déjà existantes, mais les nouvelles entités qui se créeront obéiront dès le départ aux mêmes règles, s'ajustant par essais successifs à la taille et à la forme qui seront les plus efficaces. Cette création d'équipes en allant du grand vers le petit a pour elle d'aller dans le sens de l'autonomie ; dès que l'efficacité en est prouvée, elle rencontre donc peu d'obstacles. Dans le secteur industriel d'une économie tertiaire, il suffit de les laisser naître

Mais qu'en est-il des équipes qui doivent aussi se créer au coeur du tertiaire lui-même, par regroupements de travailleurs déjà autonomes ? Car c'est ici que la spécialisation sera le plus rapide et qu'une synthèse sera vraiment indispensable.... Il faut s'attendre ici à une certaine réticence, car chaque travailleur autonome, même de plus en plus spécialisé, tend à se voir en « généraliste » et a` se vouloir et àomniscient. Comme les Chinois du Moyen-âge, il voit son empire au milieu, les autres spécialités lui apparaissent comme marginales, auxilliaires et donc à subordonner Le cas caricatural et pathétique de cette vision biais/e est celui de la médecine, où l'obstination du médecin à prétendre tout savoir nous empêche d'avoir les spécialistes en nombre suffisant pour utiliser parfaitement tous les outils que la science médicale nous offre. (705)

Est-ce qu'on peut aussi s'en remettre ici au bon sens et « laisser naître » naturellement dans le tertiaire, entre travailleurs autonomes, les regroupements nécessaires de sur-spécialistes ? Oui. si la société parturiente a d'abord été correctement engrossée. Ce qui signifie qu'au palier de la formation les connaissances spécifiques ont été correctement identifiées et transmises et que la certification professionnelle est accordée par modules qui reflètent ce qui devrait être la composition d'une équipe.

Si l'on pose ces gestes qui tendent à créer une situation ou` seul un travail en collaboration peut résoudre les problèmes, on peut prendre pour hypothèse générale que le bon sens prévaudra et que les spécialiste acquiesceront de facto aux synthèses que réclame une division plus poussée du travail. Ainsi, depuis que l'on n'ampute plus à la scie après avoir donné un litre de whisky au patient, personne ne conteste qu'il faille une équipe dans un bloc opératoire et qu'il serait inacceptable que le chirurgien qui opère doive simultanément surveiller l'anesthésie.

Le chirurgien, l'anesthésiste et les autres avec eux doivent travailler en collaboration. Ils ont un projet à réaliser ensemble. Ils doivent constituer une équipe. Dans le cas du bloc opératoire, le bon sens a eu le meilleur des égoïsmes particuliers. C'est le modèle à suivre.

 

2.2.2.2 Equipes et projets

 

Une intervention chirurgicale est un projet. Un projet précis, limité dans le temps et qui exige une simultanéité des interventions. Si la simultanéité est essentielle - c'est la situation du bloc opératoire - il n'y a pas de solution de rechange à la constitution d'une équipe qui réunit, hic et nunc, toutes les compétences requises. Si, sans que tout doive être fait en même temps, le but visé est néanmoins clairement identifié et les délais pour y parvenir si courts qu'il est bien improbable que ce but soit modifié en cour d'exécution, réunir une équipe est aussi la meilleure solution. Mais il y a un autre scénario

Si la demande du consommateur n'est ni immuable ni rigide, mais peut changer selon les événements, ou ne se définit que comme une direction ­ où chaque « bien » obtenu révèle un « mieux » à obtenir - et si les temps d'exécutions restent eux aussi ouverts, on a une situation bien différente. L'intervention d'un groupe de spécialistes est toujours incontournable, mais puisque l'on ne connaît pas avec certitude au départ ­ ni sans doute à aucun moment par la suite - toutes les compétences qui seront requises, l'équipe dont on a besoin n'est plus une réalité identifiable dans l'instant présent, mais une équipe idéale qui n'existe pas et qu'il s'agit d'assembler.

La meilleure solution en ce cas - et c'est le cas quand le consommateur veut un service « sur mesure » et n'est pas pressé par le temps ­ c'est d'établir un plan qui permettra d'atteindre le but fixé. Le plan d'un « projet », avec son échéancier peu ou prou contraignant et la liste des ressources spécialisées qu'on souhaite y affecter, puis de faire intervenir en séquence et en bon ordre les spécialistes aptes à mener par étapes ce projet à bonne fin. Le regroupement de compétences est toujours incontournable, mais l'équipe est devenue virtuelle et n'exige plus le regroupement des spécialistes eux-mêmes.

Ce deuxième scénario exige, tout comme le premier, une fragmentation des professions et la gestion de leur complémentarité, mais la distinction est fondamentale car, dans le premier cas, le consommateur de services a comme interlocutrice l'équipe, une entité qui se gère, se coordonne et qui se répartit les tâches. À elle de se donner un maître d'oeuvre. Dans le second, c'est l'utilisateur qui doit être le maître d'oeuvre. Et c'est là que le rêve d'Aladin peut devenir un cauchemar

Une offre atomisée ne peut répondre à la demande que si on en fait une multitude de combinaisons et de synthèse. Dans une structure industrielle, ces combinaisons et ces synthèses sont faites au niveau de l'offre, parce que c'est le capital qui sert de ciment. Le produit offert est déjà une synthèse. Le producteur produit, gère ses stocks et pousse férocement par la publicité à la consommation de ce qu'il peut offrir. Aladin doit alors prendre ce qu'on lui donne et cette soumission de la demande à l'offre est LE vice majeur de notre économie industrielle (712).

C'est cette inversion du rapport des forces et des rôles qui devraient être ceux de l'offre et de la demande qui amplifie la pauvreté artificielle que crée le système actuel et qui entraîne le gaspillage éhonté des ressources dans une boulimie de production/consommation qui nous conduit à un épuisement de certaines de ces ressources et une autre pauvreté, bien « naturelle » celle-là. Une Nouvelle Société veut que ce soit le consommateur qui détermine l'offre par ses vrais besoins/désirs et non l'inverse.

Nous avons vu au texte 712 comment le rétablissement du rapport normal entre l'offre et la demande peut avoir lieu pour les biens industriels. Il peut être plus facile encore de passer le pouvoir au consommateur quand il s'agit des services, puisque l'on n'a pas ici l'opposition systématique d'un producteur qui a des stocks accumulés et un investissement commis dans un type de production plutôt qu'un autre (*13), mais encore faut-il que le consommateur ait les moyens de ses prétentions.

Comme nous l'avons vu au premier chapitre, une Nouvelle Société peut donner le pouvoir au consommateur du secteur tertiaire en maintenant l'offre surabondante. Il peut alors frotter la lampe et demander ce qu'il veut sans etre menacé d'un chantage incessant. Cela dit, dans une économie où les connaissances se multiplient, le consommateur de services qui présente une demande un peu complexe ne peut recevoir une réponse optimale à sa requête que si interviennent divers spécialistes. Répondre à sa demande peut être assimilé a un projet.

Certains projets sont longs et exigent d'importantes ressources, d'autres non, mais l'appellation « projet » reflète toujours la réalité de la satisfaction d'un service auquel interviennent plusieurs spécialistes et le concept d'un maître d'oeuvre qui coordonne ce projet et le mène à bonne fin est utile dans tous les cas. Par défaut, c'est le consommateur lui-même qui va se retrouver maître d'oeuvre de tous ces projets que sont ses demandes de service. Est-il capable d'exercer cette fonction ?

Est-ce qu'on peut s'attendre du citoyen consommateur de services, dans une économie tertiaire et un secteur des services devenu infiniment plus complexe, à ce qu'il puisse gérer tous ces projets, identifiant lui-même ses besoins en termes des multiples expertises auxquelles il devra faire appel pour les satisfaire ? Bien invraisemblable...

Mais s'il ne le peut pas, qui identifiera les experts qui doivent intervenir? Qui leur dira dans quel ordre ils doivent entrer en scène? Qui déterminers les objectifs intermédiaires qu'on doit fixer à chacun ? Si ce n'est pas le demandeur de service qui n'y connaît rien - ou l'un des spécialistes impliqués qui, par définition, n'en connaît que ce que lui en montre sa vision limitée et y rame`ne tout - qui fera la synthèse des moyens a` mettre en oeuvre ? Qui va faire l'interface entre des consommateurs relativement de plus en plus ignares et des spécialistes de plus en plus pointus et donc ignorants du plan d'ensemble du projet du consommateur ?

 

2.2.2.3 Ali Baba et les 40 experts

 

Le consommateur qui arrive dans une économie tertiaire en rêvant d'une satisfaction sur mesure dont l'a privé une structure de production industrielle ne renoncera pas facilement à gérer ses propres demandes. Il ne s'adressera à des équipes que dans les cas où il n'aura pas d'autre choix. Dans toute la mesure du possible, Aladin ­ devenu Ali Baba ­ entrera seul, témérairement, dans la caverne aux trésors d'une économie de services. Il y trouvera bien plus de quarante voleurs

Nous n'en sommes encore qu'au tout début de la fragmentation annoncée des compétences et la complexité d'une économie de services commence à peine à se manifester. La caverne est profonde et nous n'en sommes qu'au seuil, mais le consommateur a déja` de bonne raisons de désirer ardemment que quelqu'un le prenne par la main et le guide. Entre lui et chaque trésor d'un désir satisfait, il y a bien des dangers qui le guettent.

Vous voulez acheter une maison ? Il vous faudra certainement traiter avec un notaire pour les titres et, si tout n'est pas parfaitement clair, peut-être aussi avec un avocat. Avec une institution financière, aussi, pour l'hypothèque, dont les taux comme les conditions sont variés, représentant parfois plus que le prix d'achat lui-meme. Avec un arpenteur, qui confirmera que le terrain est bien ce qu'on en dit. Avec un ingénieur, ou un expert assimilé, qui pourra vous garantir la bonne condition de l'immeuble. Avec un agent ou courtier, qui identifiera le bassin des maisons dans lequel vous devez chercher celle qui correspond à votre demande et. Avec le même agent ­ ou parfois un autre ­ qui vous conseillera sur le prix correct à payer et sur l'art de négocier en semblables matières.

L'expertise dont vous avez besoin ici est déjà fragmentée, il faut faire une synthèse. En pratique vous choisissez un agent d'immeuble et c'est lui qui devient votre « maître d'oeuvre », identifiant, mettant en mouvement et surveillant les autres spécialistes intervenants. Bravo. Le problème, c'est qu'il n'est pas VOTRE maître d'oeuvre. Il travaille pour SES intérêts. Il travaille pour une commission qui varie selon le prix que vous allez payer au vendeur. Ses intérêts sont à l'opposé des vôtres.

Il peut travailler pour vous de bonne foi, en respectant toutes les règles de l'éthique, mais il demeure qu'en définitive vous ne l'utilisez pas ; c'est lui qui vous utilise. Un système qui repose sur un conflit d'intérêt permanent entre le mandant et le mandataire - et dont on compte uniquement sur l'honnêteté de ce dernier pour qu'il n'en sorte aucun mal pour le premier - n'est pas un système raisonnable.

Mais laissons de côté les agents d'immeuble. Vous avez un différend avec votre voisin et vous pensez en obtenir la solution en intentant une action en justice ? Il y a bien des avenues qui s'ouvrent à vous et il n'y a que l'embarras du choix, mais c'est un gros embarras. Vous consultez votre avocat, c'est lui qui vous conseillera. L'une de ces avenues consiste à ester en justice, une autre à demander un arbitrage, une autre à négocier un accord à l'amiable, une autre de renoncer à un droit qui n'est pas clair et où vous risquer de perdre plus que vous ne pourriez gagner, une autre a simplement oublier toute cette affaire qui n'en vaut pas la chandelle...

Toutes ces avenuesont leur mérite et leur coût, lequel varie de bien peu à beaucoup trop. Mais votre intérêt est de limiter vos coûts, alors que celui de votre avocat est de les augmenter. Il peut être impeccablement honnête et ne penser qu'à vous, mais il demeure qu'un système qui repose sur un conflit d'intérêt permanent entre le mandant et le mandataire... Faut-il continuer ?

Vous ne vous sentez pas bien ? Que vous recommandera un médecin qui est payé à l'acte médical ? Ne supposons même pas l'horreur des interventions inutiles ou bâclées, mais est-ce qu'une visite de plus peut vous faire du mal ? Quand c'est l'État qui assume le coût des services, au problème du conflit d'intérêt, qui demeure entier, vient s'ajouter celui de la connivence implicite. Le patient ET le médecin ont tous deux intérêt à une visite supplémentaire, mais il y a quelque part un tiers qui doit faire les frais des visites inutiles : l'État. La collectivité. VOUS. Un système qui repose uniquement sur une grande délicatesse des parties pour que la société ne sorte pas lésée de chaque demande satisfaite n'est pas un système raisonnable.

Faire réparer votre vieille bagnole ? Vous avez le choix du « maître d'oeuvre ». Qui peut vous conseiller ? Celui qui vous vend les pièces - pie`ces dont vous ne savez ni le nom, ni a quoi elle servent - et aussi le travail, dont vous savez encore moins s'il est utile ou même s'il a été exécuté ? Ou préférez-vous c comme conseiller eelui qui veut vous vendre une autre bagnole et dont vous savez qu'il ne voit pas du tout les choses du même angle que le premier, mais qu'il ne les voit pas non plus du tout en ne pensant qu'à vous ?

À qui vous fier ? Tout le monde a son objectif à lui, qui n'est pas le vôtre, et vous n'y connaissez rien. Un système qui repose sur la totale ignorance de l'une des parties à une transaction - alors que l'autre partie en connaît tous les aspects ­ et qui compte uniquement sur l'honnêteté de celui qui sait pour qu'il n'en sorte aucun mal pour celui qui ne sait pas n'est pas un système raisonnable.

Enlevez « bagnole » et mettez téléviseur, cellulaire, ordinateur. Vous ne pouvez pas gérer votre demande et personne aujourd'hui ne peut gérer vos projets de consommation qui n'ait ses intérêts bien a lui qui ne sont pas les vôtres. Or, en médecine comme en droit, en mécanique, en informatique ­ (où réparateurs de« Hardware » et vendeurs de « Software » se renvoient sans vergogne le blame des avaries et l'ascenseur des profits!) - vous ne savez même plus quel spécialiste est le bon pour un problème donné. Le cauchemar d'Aladin est commencé et ce sera pire. Bien pire.

Dans les cas où il n'y a pas d'alternative, la synthèse des spécialités requises pour satisfaire les demandes du consommateur sera faite par des équipes, comme nous l'avons vu aux sections précédentes, lui assurant une certaine protection, mais cette approche ne permet pas les regroupements ad hoc nécessaires pour optimiser une demande sur mesure. S'il a le choix, le consommateur préfère choisir ses spécialistes un à un. Il ne veut pas acheter ses services dans un magasin du type Samaritaine ou BHV qui vend de tout; il veut un shopping centre avec des boutiquiers entrepreneurs indépendants. Il veut un Grand Souk des services.

Il y a droit. La demande doit s'imposer à l'offre et non l'inverse et, pour que ce ne soit pas un voeu pieu, le consommateur DOIT pouvoir gérer lui-même sa demande de consommation sans être filouté. Mais Il faut que quelqu'un aide le consommateur à gérer ses projets. La seule solution raisonnable semble être qu'apparaisse un « généraliste » qui travaille POUR le consommateur, qui agisse comme architecte et maître d'oeuvre des projets de ce dernier et qui fasse l'aiguillage, vers les divers spécialistes, des tâches qui peuvent être confiées à chacun d'entre eux.

 

2.2.2.4 Maîtres d'oeuvre et conseillers

 

Plutôt que de le soumettre à une tyrannie de la compétence qui remplacera celle du capital, il faut aider le consommateur à gérer ses demandes en mettant à sa disposition une expertise qui n'ait pas d'autres intérêts que les siens. Une Nouvelle Société obtiendra de l'État qu'un service sur Internet fournisse, à quiconque veut se renseigner, toute l'information sur les produits et services à consommer (708), mais cette mesure, nécessaire, est cependant bien insuffisante.

QUI VA FAIRE LA SYNTHESE ? Le consommateur a besoin de quelqu'un qui travaille pour lui. Idéalement, un Passepartout ou un Figaro ingénieux qui connaisse tout et fasse tout pour lui, mais, ceci n'étant pas possible, une batterie de conseillers ayant chacun leur domaine de compétence et auxquels il peut d'adresser avec l'assurance d'être servi loyalement.

Nous avons déjà suggéré la création d'un corps professionnel de « cicérones » (708), réduisant d'autant le nombre des fonctionnaires et ayant pour mission de défendre les intérêts des administrés leurs clients, dans tous les rapports de ceux-ci avec l'État et autres organes de gouvernance. Payés par capitation, les cicérones maximisent leur revenu s'ils augmentent le nombre de leurs clients, ce qu'ils peuvent faire en leur donnant satisfaction.

Le propre du cicérone, c'est qu'il a la compétence d'un fonctionnaire, mais n'est pas une fonctionnaire. Il n'offre pas d'autres services que l'accès aux services que fournissent les fonctionnaires. Il n'est responsable d'aucune ineptie administrative qu'il doive camoufler, mais est, au contraire, bien prompt à les dénoncer. Il n'a personne à satisfaire que ses clients.

Pour tous les services essentiels, ceux dont l'État assurera le paiement dans une Nouvelle Société, chaque citoyen aura droit à un conseiller dont le rôle, tout à fait semblable à celui du cicérone, ne consistera pas à rendre ces services, mais à guider le citoyen consommateur pour que celui-ci puisse décider en pleine connaissance de cause des services qu'il veut recevoir. Que celui-ci puisse, aussi, choisir entre les spécialistes dont il peut les obtenir et définir les cheminements qui lui permettront d'obtenir, de synthèse en synthèse, la satisfaction de ses demandes plus complexes que nous avons assimilées à des projets.

L'exemple type de ce conseiller, dans une Nouvelle Société, est le médecin de famille dont nous avons décrit les fonctions au Texte 705. Il apporte le diagnostic ­ et donc l'aiguillage vers les spécialistes traitant s­ et aussi la prévention et la compassion. Il est payé par capitation et n'a pas d'autres revenus professionnels que ceux qu'il touche à ce titre. Il ne prend pas de ristourne des spécialistes, pas plus que le médecin, aujourd'hui, n'est censé toucher une commission des pharmaciens. Il s'occupe de son patient, qui est aussi son client, et il n'a pas d'autres intérêts que les intérêts de ce dernier. Il est le maître d'oeuvre de celui-ci, dans le domaine de la santé.

Même chose dans le domaine juridique. Dans une Nouvelle Société, le juriste qui sert de conseiller à chaque citoyen n'a plus le moindre intérêt dans les procédures intentées, mais a au contraire, tout comme son client, le plus grand intérêt à ce que les choses se règlent sans conflit et avec célérité (702B). Même chose pour les conseillers en orientation qui vont guider le travailleur dans sa formation et son cheminement sur le marché du travail. Même chose dans tous les cas où il y a une décision à prendre quant à la quantité des services qui seront acquis. C'est le consommateur qui prend la décision et qui choisit le regroupement des services dont il a besoin, mais ses conseillers le conseillent, font les démarches pour lui ou lui expliquent comment les faire.

Cette structure est possible dès que la fonction de conseil est nettement séparée de la fonction qui consiste à rendre le service lui-même et qu'on s'assure qu'il n'y a pas collusion qui permettrait que celui qui conseille bénéficie du travail de celui qui exécute. Ceci n'est pas une trouvaille, mais la simple application à une situation où elle peut bien servir, d'un principe de gestion financière qui est universellement accepté depuis des lustres : il faut distinguer entre celui qui donne l'ordre de paiement et celui qui effectue le paiement.

Quand il s'agit de services essentiels, c'est l'État qui rémunère le conseiller, par capitation, mais c'est toujours le consommateur qui choisit ses conseillers et qui demeure libre de suivre ou de ne pas suivre leurs conseils. Quand il ne s'agit pas de services essentiels, c'est au consommateur de payer les services d'un conseiller, mais il le fait selon le barème établi pour chaque profession, par un corps professionnel réunissant les spécialistes de cette profession qui choisissent de vendre leurs services à titre de conseiller, ce qui leur interdit alors d'agir simultanément comme fournisseurs de ces services mêmes.

Ces conseillers sont rémunérés à l'acte ou pour leur disponibilité durant une période de temps donnée, selon le barème établi par l'État, en collaboration avec leur corps professionnel et sujet a` l'accord final de la structure interprofessionnle d'arbitrage des revenus (102). Ce bare`me exclut toute forme de paiement lié à l'importance de la transaction recommandée, que le client décide ou non d'y donner suite car on ne peut espérer un avis impartial d'un expert, quel qu'il soit, si l'une des alternatives entre lesquelles il doit choisir en donnant son avis lui procure un avantage supplémentaire.

Le conseiller doit avoir en main une liste complète des vendeurs de chaque service dont il peut recommander l'utilisation et il peut, pour juste cause, déconseiller à son client d'utiliser les services de certains d'entre eux, libre a` ceux-ci de lui réclamer des dommages s'ils jugent son conseil malfaisant, mais sans que jamais ceci ne restreigne la liste des fournisseurs au point ou` le libre choix du client serait mis en péril. D'autre part, il est interdit a` un conseiller de recommander spécifiquement un fournisseur de servics et le faire crée une présomption de collusion, un crime ici assimilable à la corruption.

Aidé de ses conseillers, le consommateur moyen peut faire les choix nécessaires pour obtenir ce qu'il veut meme d'un marché où l'offre de service est fragmentée entre un nombre considérable de spécialistes. Ceci permet d'optimiser la complémentarité et de faire les synthèses nécessaires, tout en laissant chaque spécialiste autonome à l'intérieur des regroupements auquel il participe. Ce marché de spécialistes autonomes, toutefois, requiert une interaction forte. Les éléments sont libres, chacun dans sa fonction, mais la structure d'encadrement des activités doit devenir elle-même une machine. Elle est une MACHINE A RENDRE DES SERVICES et il faut la traiter comme telle.

 

2.2.3 LA TAYLORISATION DES SERVICES

 

C'est un axiome que nous avons déjà posé (701), que l'une des premières raisons qui justifie la constitution d'une société est le désir de ses membres d'avoir plus par une division du travail et donc de s'enrichir, Avec l'aide de la science et de la technologie, on peut tirer de plus en plus d'une société, mais, la complexité augmentant, il faut qu'augmente aussi la complémentarité et que la division du travail se raffine. On se spécialise.

Avec la spécialisation croît le besoin de faire la synthèse des compétences, selon divers patrons qui correspondent à la multitude des désirs des consommateurs. L'industrialisation a permis ces synthèses pour les produits manufacturés, en confiant la responsabilité aux producteurs, soutenus par le capital ; la synthèse, dans une société industrielle, s'est donc faite au palier de l'offre. La synthèse des services est plus exigeante, parce que les services ne sont pas standardisés comme le sont, par définition, les produits industriels. Le consommateur veut avoir, des services « sur mesure ».

Comme nous venons de le voir, on peut, en faisant les synthèses appropriées., satisfaire la demande du consommateur pour les services meme à partit d'une offre morcelée en spécialités fines. On y parvient d'abord en favorisant la synthèse des compétences au sein d'équipes professionnelles permanentes,pour les besoins que l'on peut aisément définir et, ensuite, pour des services sur mesure, en donnant au consommateur l'accès à des experts qui lui servent de guides et de maîtres d'oeuvre pour la réalisation de ses projets. Il faut seulement que l'on sépare de façon étanche, d'une part les fonctions professionnelles visant l'identification des besoins et des moyens de les satisfaire, des fonctions d'autre part visant à la satisfaction elle-même de ces besoins

En utilisant de façon complémentaire ces deux approches, on peut répondre au défi de la synthèse des compétences au niveau de leur utilisation et la spécialisation peut faire un grand bond en avant sans dommage pour l'usager. Elle est présentement à faire ce bond qui est la voie de la richesse, malgré le freinage qu'y opposent des corporatismes divers, dont au premier chef celui des guildes professionnelles et des syndicats. Le pouvoir de ces groupes diminue, cependant, à mesure que la population se rend compte de ce dont elle se prive en ne reportant pas sa solidarité sur l'ensemble du corps social plutôt que sur les groupes antagonistes qui s'y sont créés pour régler des problèmes circonstanciels.

La mise en place de procédés de synthèse adéquats rend possible la spécialisation, laquelle permet une meilleure efficacité du travail en le fractionnant en éléments plus simples, réduisant les temps de formation et augmentant donc le nombre de ceux qui peuvent bénéficier de cette formation et rendre le service requis. Cette fragmentation et les raisons pour la faire rappellent une démarche d'organisation du travail que l'on a déjà bien connue. C'est ce que voulait réussir le taylorisme, ce que l'on a appelé péjorativement le « travail en miette » .

 

2.2.3.1 Le travail en miettes

 

Pour réaliser quoi que ce soit, préparer le déjeuner ou envoyer une fusée dans l'espace, il faut poser une séquence de gestes. Chaque geste est un choix entre tous les gestes qui peuvent alors être posés, comme pour aller porter une lettre, du point A au point B, il faut normalement virer quelques fois et donc faire des choix. Marcher est facile, mais il faut savoir où tourner. Pour aller quelque part, pour y porter un courrier, par exemple, il faut connaître le chemin qui y mène.

Un être humain qui veut aller quelque part apprend le chemin qui y mène. Parfois, LES chemins, car il peut y en avoir plusieurs et le meilleur, qui varie selon les circonstances, n'est pas toujours évident. On peut mémoriser le plan, mais tout le monde n'est pas doué pour le rallye et, si on a des milliers de lettres à aller porter au même endroit et qu'on est pressé, il vaut mieux établir des relais. Chacun fait son bout de chemin, tend l'enveloppe au suivant puis revient. C'est ainsi que Cyrus, César et Napoléon faisaient livrer leur courrier. Moins de décisions à prendre, seulement marcher

Seulement marcher, mais, depuis la révolution industrielle, connaître le chemin permet, en principe, de programmer toute activité dont on « connaît le chemin » et d 'en confier l'exécution à une machine. Au début du XX ème siècle, on pouvait déjà, avec les machines dont on disposait, programmer des pans entiers de la production. Pas toute la production, cependant, car s'il n'y a pas de problème à programmer la marche vers un résultat quand il s'agit d'aller droit devant, il n'en va pas nécessairement ainsi si, en cours de route, il y a un carrefour. À chaque bifurcation, il faut prendre une décision.

Une décision simple, ou complexe. Quand les conséquences d'une décision sont claires, la décision est facile: la meilleure direction apparaît clairement au vu du résultat cherché, comme pour aller du point A au point B, dans une ville américaine dont les rues se coupent a angle droit, il suffit de tourner successivement à gauche ou à droite un certain nombre de fois. On peut vite programmer les processus qui n'impliquent que ce genre de décisions. Mais si les conséquences d'un choix ne sont pas parfaitement connues et ne peuvent même pas être prévues avec une probabilité convaincante, le choix devient complexe. Pour aller de la Place du Tertre à la Place de la Contrescarpe, il ne suffit pas de choisir entre virer à gauche ou à droite...

On peut toujours programmer un peu à l'aveugle, en se disant que l'on est « presque » certain du résultat, mais celui qui choisit son chemin mécaniquement, sans bien connaître les repères, peut bien confondre le dôme des Invalides avec celui du Panthéon et se retrouver loin de son but. Dans un processus mécanisé, les incertitudes, aussi minimes qu'elles soient, se multiplient et l'on peut se retrouver vite hors de la marge acceptable de tolérance. Quand les décisions sont complexes, il y a un seuil à partir duquel il vaut mieux s'en remettre à un contrôle humain.

Quand l'intelligence de la machine est encore rudimentaire, on peut donc programmer les lignes droites, mais on doit garder une intervention humaine pour négocier les virages ambigus. On programme d'une décision complexe à l'autre - en gardant un humain aux virages difficiles - et le processus de production devient une marqueterie de tâches, programmées et non programmées.

Au départ, les tâches confiées aux travailleurs sont les plus importantes et les machines essaient de les imiter. Peu a peu, toutefois, la machine apprend à prendre la plupart des virages et c'est le travail mécanisé qui devient la norme. L'importance relative du travail-homme et du travail-machine s'inverse et, au lieu d'une production faite par des hommes dans laquelle interviennent quelques machines, on se retrouve avec une production faite par des machines, dans laquelle les humains n'occupent que les postes que les machines ne peuvent pas encore faire - ce qui est fort bien - et les postes qu'il est encore trop coûteux de programmer, ce qui l'est beaucoup moins.

Dans le premier cas, en effet, le travail humain apporte avec lui la créativité, l'initiative, l'entregent que la machine ne peut pas offrir. Dans le second, le processus général de production est établi en fonction du travail-machine et, au lieu de machines qui imitent les hommes, ce sont les travailleurs qui doivent imiter les machines. C'est la machine qui est le modèle et le travailleur idéal agit comme une machine. Dans ce cas, il apparaît rentable de diviser le travail humain en ses composantes simples et d'agencer ces composantes de la même façon que sont agencés les divers éléments d'une machine.

Son travail est plus efficace s'il n'a qu'un minimum de décisions à prendre. Comme le marcheur qui n'à qu'à marcher. Plus la tâche humaine se rapproche du simple geste, plus l'interface homme/machine s'ajuste à la machine et plus le couple travailleur/machine est présumé performant. Cette approche est généralement associée à Frederick Winslow Taylor, qui l'a décrite dans The Principles of Scientific Management, un livre publié en 1911 et qui a eu beaucoup de succès.

Confrontés à la mécanisation croissante qui seule garantissait l'efficacité, une baisse des coûts de fabrication compatibles avec une expansion indéfinie de la production et l'enrichissement de la société, les entrepreneurs d'une économie industrielle , Henry Ford en tete, en sont vite venus à voir chaque usine comme une vaste machine dont les travailleurs n'étaient que les rouages les moins prévisibles et les plus coûteux. Dans cette vision mécaniste du rôle du travail, la taylorisation a trois (3) grands mérites pour l'entreprise.

D'abord, elle facilite l'intégration du travailleur à la machine, permettant une organisation scientifique du travail et une meilleure efficacité objective. Ensuite, elle permet l'utilisation des ressources humaines sans que celles-ci aient à recevoir une longue formation, augmentant le bassin potentiel de travailleurs pour chaque tâche. Enfin, la même analyse des temps et des mouvements qui permet de scinder le processus en tâches simples, montre du même coup le fonctionnement qu'on attend de la machine qui les remplacera. La taylorisation apparaît ainsi comme une simple transition. Une quasi-mécanisation des tâches qui sont encore trop complexes pour une machine, en attendant que ces tâches puissent être totalement programmées.

Des tâches trop complexes pour une machine, cependant, peuvent etre encore mais trop simples pour un être humain et donc devenir fastidieuses. On se souvient peut-être moins, aujourd'hui, du taylorisme lui-même que du film de Chaplin « Les temps modernes » et du « Travail en miettes », livre publié en 1958 par Georges Friedmann et décrivant l'effet déshumanisant de ces tâches conçues pour des machines, mais exécutées par des êtres humains. Aujourd'hui, on a presque oublié le taylorisme, mais avant de disparaître le taylorisme a eu le temps de se faire détester.

Un peu injustement, d'ailleurs, car si Friedmann avait indéniablement raison dans sa charge contre le travail en miettes, il venait dire du mal de la bouffe après qu'on eut mangé. En 1958, les tâches taylorisées avaient, en effet, de moins en moins de raison d'être dans un processus industriel qui terminait sa programmation et une économie qui devenait tertiaire : quand la programmation est possible, les tâches taylorisées, évidemment, doivent disparaître : aujourd'hui, il n'en reste presque plus. Qu'on y ait mis fin, toutefois, ne prouve pas que la taylorisation n'ait jamais été utile. N'est-ce pas grâce à la taylorisation que les tâches fastidieuses, à quelques vestiges près, sont maintenant exécutées par des machines et des automates programmables ?

Sous les critiques qu'on adresse au taylorisme, il faut voir si ne se cache pasm uniquement le rejet parfaitement justifié d'une situation d'exploitation que la taylorisation rendait plus facile. Parce que le taylorisme rend inutile de former les travailleurs, il les rend interchangeables et les prive de pouvoir. Il permet donc à qui les emploie de prétendre que si les travailleurs ne sont pas formés, c'est qu'ils ne peuvent pas l'être, de les traiter de haut et d'en abuser. Cette morgue de l'employeur qui a tout le pouvoir envers ceux qui n'en ont aucun est un vice, cependant, qui ne découle pas du partage efficace des tâches qu'apporte le taylorisme ; elle découle d'un rapport de force entre l'offre et la demande. (*14)

Entre le moment où l'on commence à vouloir programmer un processus et le moment où l'on y parvient, il y a une zone grise durant laquelle on ne le connaît pas assez pour le mécaniser entièrement, mais où l'on peut en mécaniser de larges pans, en effectuant simplement des contrôles dans les « virages ». C'est la zone où les incertitudes qui se multiplient peuvent faire sortir de la marge de tolérance le résultat des opérations mécanisées et où il ne faut donc pas que les chaînes de décision soient trop longues sans qu'un contrôle humain n'intervienne.

Ces controles sonrt nécessaires, mais l'intervention humaine alors requise est plus efficace si elle se fonde sans heurts dans le processus mécanisé et donc si ces contrôles n'exigent que des simples et donc des connaissance limitées et bien pointues . Dans cette zone on gagne à tayloriser les tâches. Le taylorisme apparaît donc et a un rôle utile à jouer

Or, C'est exactement la situation que nous vivons présentement au secteur tertiaire. Il nous faut donc réviser notre jugement sur la taylorisation.

 

2.2.3. 2 La structure-machine

 

Le taylorisme a été utilisé jadis pour obtenir des travailleurs du secteur industriel une efficacité de machines en attendant que des machines les remplacent. Il visait des tâches fondamentalement programmables, exécutées pour des entreprises privées, par des salariés interchangeables. N'est-il pas contradictoire de vouloir en tirer des leçons pour la gestion d'un secteur tertiaire dont les activités-clefs sont inprogrammables, seront exécutées dans un cadre de travail autonome, par des travailleurs hautement spécialisés et de plus en plus différents les uns des autres ?

Pour comprendre que le taylorisme peut nous éclairer sur les exigences de la situation actuelle, il faut voir que les différences entre travailleurs hautement spécialisés d'une économie tertiaire ne sont pas discrétionnaires. Elles ne sont pas simplement l'expression de leur liberté individuelle, mais doivent, au contraire, correspondre avec précision aux besoins identifiés de la société et constituent une contrainte. Elles DOIVENT être complémentaires. Dans l'optique de la collectivité, on ne peut voir les travailleurs du tertiaire que comme les rouages d'une structure globale qui constitue une énorme machine. Une machine à rendre des services.

En fixant à la structure des services le rôle ambitieux de répondre de façon optimale à toutes les demandes exprimées que l'état de la technologie et notre richesse collective nous permettent de satisfaire, on fait de cette structure un cadre tout aussi contraignant, pour chaque travailleur individuel, que pouvait l'etre une entreprise capitaliste dont le travailleur de l'industrie devait autrefois satisfaire les exigences.

Ce sont les exigences globales de cette « machine à rendre des services », que se veut une société postindustrielle, qui déterminent le nombre des spécialistes dans chaque niche de compétence, ainsi que les modalités de leurs interventions et leur interface avec les autres spécialistes, seuls ou dans le cadre d'une synthèse. Le travailleur hautement spécialisé doit aujourd'hui se soumettre au rôle que lui impose la structure-machine d'une économie tertiaire, exactement comme le travailleur de jadis devait obéir aux modèles de travail qui convenaient à l'usine-machine de l'époque industrielle.

Les travailleurs d'une économie tertiaire sont parfaitement libres, mais ils ne peuvent exercer cette liberté sans dommage qu'à l'intérieur du cadre de la fonction à laquelle les confine leur spécialité. S'ils ne s'acquittent pas des fonctions qui leur sont ainsi dévolues et qui découlent de leur spécialité, leur utilité sociale diminue et devient celle de quiconque n'a pas de spécialité. C'est un choix qui leur appartient, mais dont les conséquences sur leur revenu et leur statut peuvent être brutales.

Un médecin qui ne fait pas un travail de médecin, ou un avocat qui ne fait pas un travail d'avocat, peut bien faire tout ce que son talent lui permet de faire. Il est libre et il n'a pas de patron. S'il se prévaut de cette liberté, toutefois, il ne possède plus alors de compétences professionnelles qui le démarquent et, hormis le prestige qui se rattache à sa formation et dont il peut se réclamer auprès des naïfs, il se retrouve, dévetu de sa compétence speecifique, simple quidam non qualifié et relativement vulnérable.

Celui qui veut échapper à son rôle professionnel, défini par sa certification, peut réussir dans tout ce qui n'exige pas de certification ­ et c'est un beau risque - mais, s'il trébuche et ne veut pas revenir à sa compétence reconnue, il est condamné à se replier sur le statut qui correspond à un autre des modules de formation qui ont marqué les étapes de son cheminement. C'est un statut qui peut être bien moins gratifiant que celui dont il jouissait quand il jouait le jeu. Cette servitude qu'impose la formation acquise n'est pas une spéculation basée sur l'extrapolation d'une tendance, ni sur l'avenir anticipé d'une économie tertiaire en gestation; c'est la situation actuelle.

 

2.2.3.3 Le pour et le contre

 

La structure globale des services de l'économie actuelle doit répondre au défi de la multiplication des connaissances en fragmentant les professions en unités plus petites. Elle ne le fait plus, cependant, comme au temps du taylorisme première mouture, pour éviter de former adéquatement les travailleurs. Elle le fait, au contraire, parce qu'on se bute maintenant aux limites concrètes de ce qu'il est psychologiquement possible et économiquement rentable de leur enseigner. La motivation est différente, mais le parallélisme avec le taylorisme n'en est pas moins évident.

Il faut noter aussi que, même si les horizons sont différents, parce que les défis à surmonter sont plus grands, il ne fait pas de doute que la stratégie à long terme de la société d'économie tertiaire est d'en arriver à la programmation de toutes les activités qui peuvent l'être, exactement comme la stratégie des entreprises industrielles étaient de programmer au maximum leurs processus de production. L'utilisation des ressources humaines est donc en mutation et en transition vers un autre équilibre, comme elle l'était à l'époque de Taylor et de Ford.

Ce que l'on est à faire dans le secteur tertiaire, en fragmentant les professions pour optimiser la complémentarité des ressources humaines, est une taylorisation des services. Avec les avantages, mais aussi avec le risque des inconvénients d'une taylorisation. Il y a trois (3) avantages principaux à une taylorisation des services, laquelle recèle aussi deux (2) grandes menaces.

En ce qui a trait aux avantages, il y a d'abord celui d'une meilleure utilisation des connaissances qui se multiplient de façon exponentielle, permettant que soient raccourcis les délais entre une découverte scientifique ou une avancée technologique et son application. Ensuite, celui de chaînes de formation plus courtes, évitant ainsi que l'on n'acquière à grands frais des compétences qui deviendront désuètes avant que le coût de leur enseignement n'ait été correctement amorti. Enfin, la fragmentation des fonctions ouvre la possibilité de faire participer activement à la production des services une plus grande partie de la population.

Ce dernier point est crucial, car il faut mettre fin à cette horreur, que nous vivons déjà et qui ne peut qu'évoluer pour le pire si nous n'y réagissons pas, d'un marché du travail où il semble que seule une élite puisse apporter une contribution valable à la société et aux autres, une majorité des travailleurs apparaissant inutiles et constituant même plutôt une charge embarrassante.

À ces trois (3) avantages du taylorisme lui-même, il faut en ajouter un autre qui ne lui est pas intrinsèque mais est relié à son application. La taylorisation est une quasi-programmation et, mettant en évidence la logique d'exécution des tâches, elle montre la voie vers la mécanisation de chacune d'entre elles et donc vers une vraie programmation éventuelle, dans la limite du possible, du processus presque tout entier.

Le taylorisme fragmente un processus pour le rendre plus simple, afin que plus de gens puissent le faire et, à la limite, on en arrive au point où il est si simple qu'une machine peut le faire. Au bout de la taylorisation des services, il y a donc normalement une programmation (mécanisation) des services. Quand c'est la structure économique globale qui est la machine, il est clair qu'il ne s'agit pas de tout programmer ; mais la taylorisation des services permet d'identifier les composantes qui peuvent l'être et de n'affecter ainsi le travail humain qu'à ce qui est inprogrammable. Cette programmation croissante est la voie de l'abondance.

Qu'en est-il des deux (2) « menaces » de la taylorisation ? Quand on y regarde de près, on constate que l'on aurait tort d'y attacher une trop grande importance, car, dans une économie tertiaire, elles ne peuvent plus vraiment exercer leur malfaisance .

La première de ces menaces, le grand crime historique du taylorisme, celui pour lequel Chaplin puis Friedmann lui ont fait un procès, était de niveler les différences, de rendre les travailleurs globalement interchangeables et donc de les rendre exploitables à merci. Sur ce point, un néo-taylorisme dans le secteur des services ne peut pas être relapse, quelle que soit la malice de ceux qui voudraient en profiter. Une spécialisation plus poussée des travailleurs des services, en effet, ne les rend pas évidemment pas interchangeables, mais, au contraire, de plus en plus différents et indispensables, leur conférant en fait une telle position de force que l'on devra faire des efforts constants pour s'assurer qu'ils soient surabondants à l'intérieur de chaque catégorie qu'on aura définie! Sur ce point, nous sommes bien à l'abri du mal que portait en germe le taylorisme traditionnel.

La deuxième menace du taylorisme, plus insidieuse, est que son aspect contraignant fait du travail de chacun une inexorable fatalité et conduit à une perte de motivation. Cette menace, elle, est bien présente et ne peut disparaître, puisqu'elle est l'inévitable revers de cette organisation scientifique du travail qui confère au taylorisme son efficacité. Cette menace est d'autant plus grave que nous avons dit, vingt fois plutôt qu'une, que la motivation est le premier facteur de la productivité du travailleur dans une économie de services. À quoi bon accorder a` celui-ci l'autonomieà face à un employeur, s'il doit deveni totalement déterminé par les contraintes du rôle de plus en plus précis auquel sa compétence l'astreint ?

Cette contrainte de la formation spécialisée acquise qui, taylorisation aidant, devient pour le travailleur la fatalité d'une fonction professionnelle et d'une seule est bien réelle. Peut-on y remédier ? NON. Peut-on échapper a` la perte de motivation qui s'y rattachait dans le taylorisme original ? OUI. On peut garder une impeccable motivation dans une structure des services taylorisée. Il suffit de comprendre et d'accepter que l'on doit désormais travailler en quatre (4) dimensions.

 

2.2.3.4 Le travail en quatre dimensions

 

On ne veut pas revivre le « travail en miettes » et la nature des services, au demeurant, ne tolèrerait pas une baisse de la motivation des travailleurs. Pourtant, il faut scinder le processus de la machine à rendre des services en petites unités complémentaires dont l'ensemble structuré réponde aux besoins. Il faut tayloriser les services, C'est la condition sine qua non d'une exploitation efficace de nos connaissances qui augmentent sans cesse et une étape incontournable vers la programmation qui nous donnera la richesse en services que nous voulons. Est-ce un dilemme insoluble ? Pas du tout, car la taylorisation des services ne conduira pas à une perte de motivation. Pourquoi ?

Parce qu'il y a une différence fondamentale entre la production d'un bien et celle d'un service. D'où venait la perte de motivation du travailleur taylorisé dans une structure industrielle ? D'une limitation forcée de son potentiel. Pour que le travailleur industriel taylorisé reste dans la zone de productivité optimale, il fallait restreindre son action à ce qu'il connaissait parfaitement et donc lui interdire toute incursion hors de son connu. Son poste de travail devait être totalement fermé. Comme ce que l'on connaît parfaitement ne représente plus un défi et devient donc vite sans intérêt, il en découlait inévitablement une perte d'intérêt, une perte de motivation, une diminution de la diligence et de l'attention, des accidents, de l'absentéisme, etc.

Quand il est question de services, au contraire, non seulement l'espace de productivité maximale n'est pas borné, mais il est NÉCESSAIREMENT ouvert. Il est ouvert, parce que, comme nous l'avons dit précédemment, au contraire d'un produit dont toute la valeur réside dans ce qu'il est, la valeur d'un service tient pour beaucoup à la façon dont il nous est rendu et donc à la personnalité de qui nous le rend. Pour beaucoup, aussi, aux circonstances et à la perception qu'a celui qui le reçoit de son propre besoin comme des gestes qui sont posés pour y répondre.

Derrière le but explicite objectif que l'on fixe à un service, se profile donc toujours son but réel implicite qui est la satisfaction qu'il apporte. Une satisfaction qui ne tient pas seulement au but objectif atteint, mais au rapport entre ce but et le besoin/désir de celui qui le reçoit et aussi à une foule de facteurs inquantifiables, intangibles et largement subjectifs. Le résultat concret du service rendu est normalement une condition nécessaire de la satisfaction de celui qui en bénéficie, mais en est rarement la condition suffisante. Pour en arriver à une satisfaction optimale de la demande de services, il faut qu'au résultat objectif le travailleur qui le rend ajoute un apport individuel.

Ce qui change tout, car dans le contexte du travail industriel, un travailleur sur une chaîne de montage ne peut se motiver par sa créativité, son initiative ou les aspects relationnels du poste qu'il occupe, puisque s'il sort de la dimension programmée il rompt le processus et ce qu'il y ajoute n'apporte rien de plus au produit ni a` celui qui l'acquiert. Quand il s'agit de services, au contraire, ce que le travailleur apporte par sa créativité, son initiative ou son entregent est essentiel au service, puisque ces apports sont une contribution notable à la satisfaction de celui qui le recoit et qui est la finalité cherchée.

Le fournisseur de service, comme individu, peut contribuer de façon déterminante a` la satisfaction optimale de celui qui reçoit le service, car ce dernier veut toujours avoir PLUS que ce qu'il demandait, l'avoir parce qu'il est lui-même une PERSONNE qui mérite d'avoir « plus », parce qu'il est qui il est, qu'on l'apprécie et qu'on l'aime. La gratification de l'utilisateur de services, même des services les plus triviaux, augmente s'il a l'impression que celui qui le lui rend a LIBREMENT choisi de lui donner plus, ne serait-ce qu'un emballage plus joli ou un bonbon à la sortie, quoi que ce soit qui le distingue, lui, des autres clients et qui lui manifeste qu'on l'aime

Or, cet apport personnel indispensable du fournisseur de services au service est inprogrammable. Ce « plus » librement consenti, qui complète la satisfaction de celui qui reçoit le service, ne peut, par définition, être programmé. Il tient tout entier au comportement de celui qui rend le service. À sa créativité quand il identifie ce « plus », à son initiative quand il choisit librement de l'ajouter, à sa délicatesse et à son empathie qui se manifestent ndans la manie`re de l'ajouter.

C'est parce que cette composante « apport personnel » est inprogrammable que l'on peut tayloriser les services sans que le travailleur y perde sa motivation. En effet, en taylorisant ou éventuellement en programmant la fourniture du service, c'est son résultat objectif et rien d'autre que l'on peut atteindre par la synthèse des compétences requises, Quoi qu'on en programme, la satisfaction ­ qui est le but réel implicite du service demandé et obtenu ­ reste dépendante de l'apport personnel du travailleur et il lui appartient, de façon DISCRETIONNAIRE, de faire ou de ne pas faire tout ce qu'il faut pour qu'elle puisse être maximisée

C'est cet apport humain discrétionnaire qui restera toujours l'essence du service, car la technologie peut changer continuellement à la hausse les paramètres de la valeur objective du service rendu, mais la satisfaction « parfaite » recule alors toujours pour rester inaccessible et va se blottir au niveau de ce PLUS que seul le travailleur humain peut ajouter. C'est pour cette raison que, malgré les laparos et les machines à diagnostics (704), il restera toujours l'éternelle nécessité d'un médecin qui compatit. C'est pour la même raison,qu'est assurée la pérennité des garçons de cafés et des cafés et restaurants eux-mêmes, malgré les distributrices de café à haute performance et les cafétérias self-service.

Le fournisseur de services doit donc constamment travailler en quatre (4) dimensions. Une première dimension, d'abord, qui assure la production du service objectif, tel que défini par ses paramètres quantifiables. C'est cette dimension qui exige une synthèse croissante des compétences et un arrimage optimal des taches; c'est elle qui doit être taylorisée et éventuellement programmée. Il existe cependant toujours trois (3) autres dimensions \ la fourniture de services - CRÉATIVITÉ INITIATIVE, ENTREGENT - qui ne le seront jamais et qui sont celles que le client va considérer comme les dimensions les plus importantes, dans la mesure même ou la partie objective du service pourra de plus en plus être tenue pour acquise. Comme la qualité des repas sur unpaquebot est devenue plus importante quand il est devenu raisonnablement improbable que le navire fasse naufrage.

Programmer la seule dimension d'interface entre les participants en vue du résultat objectif ne détruit pas la motivation du travailleur des services, car l'essence du résultat cherché n'est pas là. Par-delà la partie du service qui peut être programmée, l'essentiel qui détermine la satisfaction et qui en est le but réel ne peut pas l'être. Dans le domaine des services, la satisfaction parfaite du client exige un apport humain et la tâche du fournisseur de service n'est donc jamais fermée.

Chaque tâche est ouverte, non seulement parce que ses aspects inprogrammables sont essentiels a la satisfaction du client, mais aussi parce que ces aspects inprogrammables en rendent l'exécution indéfiniment perfectible. Le travailleur des services peut réinventer constamment son job et seul lui peut le faire efficacement. Il faut donc tayloriser - et éventuellement programmer hardiment - tout ce qui peut l'être du secteur des services, car, tandis que le résultat objectif est optimisé par cette programmation, les trois autres dimensions sont toujours là pour permettre au travailleur de s'épanouir.

Le travailleur des services doit nécessairement occuper une position précise dans la machine à rendre des services, en être un rouage efficace et s'assurer qu'il ne contrevient pas aux exigences objectives de la tâche que sa compétence lui assigne, mais ce carcan ne l'enserre que dans une seule dimension. Il n'en est jamais prisonnier, car il n'a jamais à être limité dans les dimensions de sa créativité, de son initiative et de ses relations avec les autres,

Pas plus que l'oiseau n'est prisonnier des barrières posées sur le sol. Il faut fixer les limites de chaque tâche/compétence pour qu'elle s'ajuste aux autres tâches qui lui servent d'intrants et d'extrants et s'assurer que l'ensemble recouvre bien tout le territoire des exigences de cette tâche, exigences, mais il faut que demeurent ouvertes les dimensions de créativité, d'initiative et de relation avec les autres. Il faut tracer un plan et l'on peut mettre des barrières, mais il ne faut pas bâtir de cages au travailleur. Le défi de l'économie tertiaire est de permettre l'autonomie et de laisser l'oiseau voler.

 

 

Pierre JC Allard


La metamorphose 2 (Autonomie)

 

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