Une économie tertiaire se caractérise par la primauté
des services et une économie de services par la primauté du
facteur travail. Pour optimiser la complémentarité des tâches
et mieux satisfaire la demande, la maquette des services doit être
fragmentée et la structure de la main-d'uvre devenir de plus en plus
modulaire. Les systèmes de gestion du travail et du revenu, de l'éducation,
de la formation et de la certification professionnelle d'une Nouvelle Société,
d'ailleurs, sont établis pour tenir compte de cette exigence. (701), (704)
Le travailleur hyper spécialisé d'une structure de production
de services ainsi modularisée devient quasi unique : il constitue
une « offre de service » que la demande tend toujours à
excéder. La satisfaction du client, d'autre part, qui est le but
réel du service rendu, dépend largement d'éléments
inquantifiables, intangibles, voire subjectifs, liés à la
qualité de son travail et dont le travailleur peut subtilement modifier
le dosage. Le travailleur des services est donc en position de force.
Il l'est d'autant plus que sa compétence devient plus pointue
et que le seuil est bientôt atteint au-delà duquel nul ne sait
mieux que lui ce qu'il doit faire. On peut dès lors contrôler
les résultats de son travail, mais non plus son travail lui-même.
On le peut d'autant moins que, indépendamment de sa compétence
technique, les facteurs-clefs de la qualité de son travail que sont
sa créativité, son initiative et son entregent sont conditionnés
par sa motivation. Une motivation qui, si elle est obtenue par la menace,
suscitera sans doute des initiatives, mais pas nécessairement la
créativité la nécessité n'est PAS toujours
la meilleure des mères pour l'invention - et certainement pas les
relations cordiales et sereines nécessaires à la pleine satisfaction
du client.
Quand le travailleur est ainsi en position de force, les seuls motivateurs
auxquels l'on peut vraiment se fier pour qu'il optimise son travail sont
ceux qu'il a internalisés, lesquels ne peuvent se développer
parfaitement qu'en l'absence de contraintes externes, quand le travailleur
est autonome. En parallèle à une évolution vers la
spécialisation et la complémentarité, un nouveau modèle
d'encadrement des activités économiques doit donc aussi gérer
une évolution vers l'autonomie.
Dans le sens étymologique le plus strict, le travailleur autonome
est celui qui établit lui-même ses propres règles. Un
travailleur autonome est celui qui peut définir les paramètres
et les conditions de son travail, à partir de ses objectifs, de sa
propre vision des circonstances et de ses obligations. Autonomie, on l'a
compris, ne signifie donc pas le rejet de toutes directives, mais simplement
la libre acceptation des servitudes que l'on choisit.
Le travailleur d'une économie tertiaire va devenir autonome.
Parce qu'il veut l'être, mais aussi parce que tout le monde veut qu'il
le soit : sa motivation et donc l'efficacité du système passe
par l'autonomie. La marche vers l'autonomie se fait donc en consensus, sans
autre opposition que celle de quelques corps constitués, tels les
syndicats et corporations professionnelles. Ces institutions font un baroud
d'honneur pour le maintien d'un statu quo qui ne sert que leurs seuls intérêts,
mais c'est un combat d'arrière-garde. Elles ont un effet dilatoire,
mais ne peuvent faire barrage. Ces corps, d'ailleurs, ne pourront subsister
dans une économie tertiaire que si leurs objectifs et leurs moyens
d'action sont complètement repensés.
La marche vers l'autonomie se fait au pas des efforts que font les entreprises
pour la promouvoir et de la bonne volonté des travailleurs à
y accéder, laquelle dépend, bien sûr, de la sécurité
de revenu que l'État veut leur consentir. Elle découle assurément
au départ des exigences d'une économie de services, mais il
ne faut pas penser qu'elle sera circonscrite au secteur tertiaire. Parce
que le tertiaire tend à englober presque toute l'économie,
les normes qu'on y applique conditionnent irrésistiblement même
ce qui ne s'y intègre pas et l'espace restructuré par l'autonomie
du travail s'étendra plus loin que les frontières terminologiques,
empiétant sur les secteurs primaire et secondaire.
Le modèle tertiaire s'imposant, tout travail en viendra à
être perçu comme un service et l'autonomie fleurira partout.
L'autonomie du travail reflète bien la transformation en cours d'une
société industrielle mature en une société postindustrielle,
laquelle deviendra elle aussi mature quand, justement, l'autonomie s'y sera
généralisée. Lorsque l'on met en place une nouvelle
structure d'encadrement pour les services, il faut tenir compte de cette
pollinisation de toute l'économie par les concepts du tertiaire.
Cela dit, il y a deux forces qui concourent à transformer les
salariés en travailleurs autonomes. La première, intrinsèquement
bénéfique, pousse les travailleurs vers une autonomie qui
leur est indispensable pour accomplir au mieux les tâches d'une économie
de services qui exigent créativité, initiative et entregent.
Cette force engendre l'autonomie au rythme des avancées technologiques,
répondant au désir des agents économiques de tirer
les avantages qui découlent d'une motivation accrue dont travailleurs
et utilisateurs vont ensemble bénéficier.
Il y a une deuxième force, cependant, beaucoup moins avouable,
qui contribue à la transformation des salariés en travailleurs
autonomes. C'est le désir plus ou moins explicite des employeurs
de se défaire au plus tôt de ces travailleurs salariés
qui, dans une économie de services, détiennent de plus en
plus de pouvoir et sont de moins en moins gérables.
Les deux forces vont dans la même direction, mais si on veut suivre
le phénomène et trouver la meilleure façon de faciliter
le passage sans heurts à l'autonomie, il importe de percevoir clairement
ce que chacune de ces deux forces contribue aux changements concrets qui
interviennent dans le statut des travailleurs.
Enfin, quels que soient les avantages de l'autonomie et de l'entreprenariat
qui l'accompagne, il faut poser des limites à ne pas dépasser
au-delà desquelles l'autonomie n'est plus une vertu et où
l'entreprenariat peut même devenir, non seulement un inconvénient,
mais un crime.
2.3.1 L' AUTONOMIE NÉCESSAIRE
Si la main-d'oeuvre va devenir autonome, c'est avant tout parce que
la nature du travail inprogrammable l'exige. Une tâche est, de par
sa nature, programmable ou inprogrammable, mais une activité, réunissant
diverses tâches en un tout orienté vers un objectif, est un
ensemble où se mêlent ce qui peut être programmé
et ce qui ne peut pas l'être. C'est est prenant conscience de ce qui
peut en être programmé qu'on découvre par étapes
successives, dans tout travail, la part qui en est inprogrammable. Ainsi,
comme le disait Rodin, qu'on fait une statue, en « enlevant ce qu'il
y a de trop ».
Les activités, selon la nature de leurs composantes et l'importance
de chacune de celles-ci, peuvent être classées de l'inprogrammable,
au taylorisable, au programmable. Il y a donc des degrés dans l'autonomie
qu'elles exigent. Des degrés dans la liberté plus ou moins
totale que chacune doit permettre, mais des degrés aussi dans la
nécessité de la leur l'accorder.
En accordant à toute activité de services l'autonomie
que l'efficacité suggère, on peut mieux orienter la production
(formation) des ressources humaines qu'elles nécessitent et faire
le choix le plus judicieux des modes de distribution des services qu'elles
ont pour but d'offrir. On peut, du même coup, prévoir l'évolution
de ces services et intervenir pour faciliter le cheminement vers la spécialisation
dont dépend l'enrichissement progressif de la société.
Certaines activités exigent une plus grande autonomie. Quel que
soit le degré d'autonomie qu'exige aujourd'hui une activité,
toutefois, on peut être certain que, si cette autonomie n'est pas
totale. elle tendra à augmenter . Cette tendance est irréversible.
L'autonomie requise pour l'exécution optimale de chaque activité
de la maquette de production des services augmentera au rythme des progrès
de la technologie qui permettront la programmation de ses divers aspects
encore non-programmés.
La programmation de ces aspects, en effet, donnera naturellement naissance,
d'une part, à de nouvelles activités essentiellement programmées
dans lesquelles n'interviendront que minimalement des travailleurs taylorisés,
en attendant que l'automation permette de s'en dispenser. Il en ressortira
aussi, d'autre part, une activité radicalement transformée
qui sera l'activité de départ libérée de ses
aspects désormais programmés. Cette nouvelle activité,
par construction, apparaîtra inprogrammable, reposera davantage sur
des facteurs exclusivement humains et sera en manque d'une plus grande autonomie.
La marche des travailleurs vers l'autonomie suit donc avant tout le
rythme de la programmation successive de certains des aspects des activités
non programmées actuelles. Plus apparaissent de machines, plus apparaît
inprogrammable le reliquat non-programmé des activités et
plus se manifeste le besoin d'autonomie de ceux qui font ce que les machines
ne font pas.
Pour l'avenir prévisible, ce phénomène crée
une rétroaction positive. Toute programmation, en effet, crée
une nouvelle donne elle-même en mouvance vers plus d'autonomie, puisque
la nouvelle activité que constitue le reliquat inprogrammable ainsi
épuré peut aller plus loin dans la créativité,
l'initiative et les aspects relationnels qu'elle implique et qui répondent
à ses objectifs fondamentaux. Plus loin, jusqu'à ce qu'elle
se bute à de nouvelles limites découlant de la croissance
exponentielle des connaissances et tende alors à se scinder à
son tour, pour que chaque nouvelle « spécialité-fille
» puisse approfondir une partie seulement des connaissances encore
plus pointues que sa libération des éléments programmés
a permis à la « spécialité-mère »
d'absorber.
On peut ramener ici l'image des petits protozoaires scissipares, mais
on peut aussi simplement constater que c'est bien ainsi que la science évolue
depuis des siècles, de filiations en filiations, au rythme des instruments
qu'on lui donne et de la croissance des effectifs et des temps de formation
qu'on y consacre, mais en s'appuyant, surtout, sur le corpus grandissant
qui lui sert de base et dont l'expansion se ramifie.
On ne peut rationaliser notre quête incessante de la connaissance
et rentabiliser nos découvertes, que si on encourage une même
scissiparité au palier de l'application de ce qui a été
découvert. Dans la mesure où on le fait, on dégage
la composante inprogrammable de chaque activité de sa gangue de tâches
répétitives que la machine prend en charge ; on crée
une situation où augmente ce besoin d'une plus grande autonomie que
requièrent la créativité, l'initiative et une insistance
croissante sur les aspects relationnels de chaque fonction.
L'autonomie est au coeur d'une structuration de l'économie tertiaire.
2.3.1.1 l'autonomie totale
L'autonomie doit être totale de ceux dont on ne peut gérer
efficacement le travail. C'est la situation que l'on a depuis longtemps
acceptée pour ce que l'on appelle les professions libérales.
Les exigences de toute profession peuvent varier, ce qui justifie que, de
temps en temps, on puisse remettre en question l'autonomie ce ceux qui l'exercent,
mais quand on le fait sans que la mission même de la profession ait
été transformée par une nouvelle technologie,
par exemple - les résultats sont navrants. Universellement. Sans
exceptions.
Le statut du praticien d'une profession libérale dont on n'a
pas engoncé le travail dans un fatras administratif est le meilleur
modèle du statut d'un travailleur totalement autonome. Si celui-ci
exerce sa profession comme un libre entrepreneur, dans une situation de
concurrence équilibrée où l'offre s'ajuste à
la demande, on en a le modèle parfait. C'est de ce type de travailleurs
qu'a besoin avant tout une Nouvelle Société. Avec l'évolution
de l'économie tertiaire, le nombre augmentera constamment des activités
qui s'inspireront de cette façon de travailler et ce sont celles
qu'une nouvelle structure des services doit prioritairement encadrer.
Cette totale autonomie peut et doit mener aussi à la plénitude
de l'entreprenariat. Tout travailleur autonome est un entrepreneur, puisqu'il
commercialise ses services, mais le travail ne devient vraiment entrepreneurial
- et tous les avantages de l'autonomie sur la motivation ne se manifestent
- que si la rémunération du travail est liée directement
et exclusivement au volume et à la qualité de la production
du travailleur. Une qualité qui, dans une économie de services,
ne se mesure pas seulement selon des critères objectifs, mais tout
autant ou même plus à la satisfaction du client.
Dans une économie tertiaire, le nombre de ceux qui travailleront
dans cette autonomie totale s'élargira constamment, pour trois raisons.
Premièrement, parce que c'est ce statut de totale autonomie qui convient
le mieux au travailleur et suscite en lui la plus grande motivation ; deuxièmement,
parce que le processus de certification professionnelle (704)
que nous avons rappelé au chapitre précédent multipliera
le nombre des professions que l'on pourra à juste titre définir
comme « libérales » ; enfin, parce que la sécurité
du revenu garanti (701) qu'offre une Nouvelle Société
incitera de plus en plus de travailleurs à prendre le risque devenu
bien léger de cette totale autonomie.
A moins d'une aberration de l'État, qui ne saurait être
alors qu'un triste intermède, ceux dont le statut actuel est l'autonomie
le conserveront. Même si le consensus social amène l'État
à contribuer à leur rémunération, comme nous
le verrons plus loin, cette contribution sera faite sans compromettre leur
autonomie. Viendront se joindre à eux, toutefois, de nouvelles classes
de travailleurs que l'on peut diviser en trois (3) groupes.
2.3.1.2 La compétence olympienne
D'abord, le groupe de ceux dont le profil des tâches inprogrammables
exige déjà des compétences pointues, de plus en plus
indescriptibles, incompréhensibles aux profanes que sont les autres
simples mortels, rendant toute supervision oiseuse... Il n'est pas nécessaire
d'être Einstein ou Lacan pour accéder à la compétence
olympienne, celle que personne ne peut discuter ; il suffit de mettre le
temps qu'il faut à savoir, de quoi que ce soit, plus que quiconque
n'aura le temps d'en apprendre. C''est l'objectif avoué de tout aspirant
au Ph.D. C'est celui, implicite de tout spécialiste.
Jadis, dans le secteur industriel primitif, le superviseur, souvent
issu du rang, connaissant bien le travail de celui qu'il supervisait et
c'est lui qui avait formé ce dernier. Il lui déléguait
donc ce qu'il ne voulait pas faire lui-même, mais il savait le faire
et l'on savait qu'il le savait. Il était clair qu'il se gardait le
droit de corriger son ex-apprenti et il avait la crédibilité
de le faire
Maintenant, on a des salariés à compétences complémentaires
et les superviser est devenu une autre fonction, une fonction de gestion
qui n'implique en aucune façon que le gestionnaire connaisse tous
les détails de toutes les tâches qui constituent les fonctions
de tous ceux qu'ils dirigent. De plus en plus, personne d'autre au sein
de l'entreprise n'a les connaissances et l'expérience requises pour
discuter la façon dont le travailleur spécialisé s'acquitte
de ses fonctions inprogrammables. La compétence de ce dernier devient
unique, sans partage.
Quand le spécialiste qui atteint ce niveau contribue à
une production intermédiaire, on ne peut juger que de son travail
qu'en vérifiant que les extrants (output) qui découlent de
son intervention s'ajustent bien à ceux des autres postes de travail
et constituent les bons intrants pour les activités en aval. Si c'est
l'utilisateur du service qui est immédiatement en aval, même
le résultat objectif devient secondaire : c'est sa satisfaction de
ce dernier qui devient le meilleur critère.
Dans un cas comme dans l'autre, Il vaut donc mieux renoncer à
la supervision au quotidien du travailleur dont la compétence, au
moins sur ce point précis, dépasse celle de celui qui pourrait
en assurer la supervision et s'en tenir à une évaluation des
résultats. Mais, si seul le résultat est évalué
et non les moyens pour l'atteindre, le travailleur a-t-il vraiment encore
un patron, ou n'a-t-il plus qu'un client et ne reste-t-il plus que des détails
de rémunération à régler ?
On a ici un premier type de travailleurs à rendre autonomes.
Des experts à compétence pointue voire unique, dont on a fait
des salariés par concession aux traditions de l'industrie, ou pour
satisfaire leur besoin de sécurité, mais dont il est clair
pour tous qu'ils exercent déjà leurs activités de façon
autonome. La solution, en ce cas, est clairement de donner à ces
experts le statut de travailleurs autonomes. Cette solution devient facile,
dans une Nouvelle Société, quand un travail/revenu garanti
(701) répond aux inquiétudes des travailleurs
concernant leur rémunération dans un statut d'autonomie et
d'entreprenariat.
Qu'arrive-t-il du travailleur à compétence pointue qui
devient ainsi autonome? Si ce sont ses connaissances et son expertise technique
qui sont recherchées, l'expert deviendra un consultant de l'entreprise,
rejoignant l'avocat, le comptable et les autres professionnels dont celle-ci
utilise les services « à l'externe ». Il pourra alors
mettre à profit son autonomie en offrant aussi ses services à
d'autres clients, ou accorder l'exclusivité de ses services à
son ex-employeur s'ils en conviennent ainsi, mais en acceptant désormais
une rémunération sur facturation et en fonction des services
rendus. Le travailleur devenu consultant vivra de sa créativité,
de l'exploitation de son expertise et de ses connaissances.
Si ce ne sont pas tant ses connaissances que sa compétence de
gestionnaire que recherche l'employeur, le travailleur sera peut-être
invité se joindre à l'entreprise, à s'intégrer
à celle-ci, à participer aux risques que ceci implique et
à tirer sa rémunération de cette participation. Plus
probablement, il sera invité à assumer la direction d'un «
projet », petit ou grand, sa rémunération dépendant
du succès de ce projet même. On peut dire qu'il vivra désormais
de sa créativité, mais aussi de son « initiative ».
On peut évidemment penser à toutes les formes hybrides
de participation et de rémunération pour le travailleur autonome.
Quand, par exemple, c'est l'expertise technique, qu'il y apporte qui est
son droit d'entrée à l'entreprise, mais que sa capacité
de leader vient ajouter une dimension supplémentaire qui le rend
vraiment indispensable, son revenu sera sans doute lié aux profits
de l'entreprise elle-même. C'est déjà la situation des
dirigeants de compagnies qui profitent d'options d'achat des stocks de l'entreprise
qu'ils dirigent et en retirent bien plus que leur salaire.
Certains employés et techniciens sont déjà aussi
dans cette situation, mais c'est avec le travail/revenu garanti qui rendra
le risque plus supportable au travailleur ordinaire que cette approche sera
universalisée. Ce n'est qu'affaire de temps, lorsque le travail/revenu
garanti aura été mis en place dans une Nouvelle Société,
avant que tous les travailleurs à compétence « olympienne
» ne deviennent autonomes.
2.3.1.3 L'entrepreneur velléitaire
deuxième cas de figure où des employés salariés
seront transformés sans grand retard en travailleurs autonomes est
celui des artisans ou spécialistes d'un métier traditionnel
de l'électricité, de la mécanique, de l'électronique,
de informatique, les techniciens de la réparation en tout genre oeuvrant
comme salariés pour assurer le fonctionnement d'une boutique ou d'une
échoppe où ils assurent la compétence, mais qui ne
leur appartient pas.
Evidemment, à moyen terme, la demande pour ce type de travail
de réparation diminuera, au rythme où augmentera la valeur
du travail et où, simultanément, la mécanisation réduira
les coûts de fabrication initiale, abaissant le seuil où il
vaut mieux acheter du neuf que réparer. Cette évolution est
déjà bien en marche et la masse est déjà énorme
des composantes modulaires qui vont au recyclage parce qu'un élément
minuscule en est brisé. Cette tendance se poursuivra et l'on ira
encore bien plus loin. Le jour viendra vite où chacun, seul ou avec
son voisin, sans compétence particulière et sans autre outil
qu'un tester électronique, pourra enlever et mettre au rebut le vieux
moteur de sa bagnole et le remplacer par un neuf, acheté sur Internet
et livré à sa porte.
En attendant que soit complétée cette transformation par
étapes de nos habitudes de production et de consommation, toutefois,
les techniciens de la réparation en tout genre ont un accès
qui devient progressivement plus étroit, mais reste encore bien réel
au travail autonome. S'ils choisissent aujourd'hui de travailler à
salaire, c'est rarement parce que la commercialisation directe de leurs
services les rebute. Ils rêvent pour la plupart d'avoir leur propre
pignon sur rue. S'ils se contentent d'en rêver, c'est généralement
faute d'un capital de départ, ou par crainte d'une déconfiture
financière.
Dans une Nouvelle Société, la protection que leur offrira
le travail/revenu garanti, de même que la disponibilité accrue
du financement qui résultera de la nouvelle gestion du crédit
par l'État (706), (712)
permettront à ces travailleurs de lancer leur propre affaire
ou alternativement de devenir partenaire dans celle où ils sont déjà
employés. L'occasion s'en présentant, ils deviendront autonomes,
l'immense majorité d,entre eux se transformant ainsi en entrepreneurs.
Cette tendance vers l'entreprenariat sera générale et
la qualité du service s'améliorera alors de beaucoup, car
chacun a déjà pu constater que le patron artisan entrepreneur
est autrement plus disponible et courtois que le meilleur de ses employés
L'avantage social de cette évolution est aussi considérable,
puisque chaque employé devenu entrepreneur devient partie prenante
de la structure sociale au lieu de la contester.
Même si la demande pour ce type de services diminue, d'ailleurs,
il ne faut pas voir dans ce modèle d'entreprenariat une impasse.
Tout artisan qui devient autonome a non seulement l'obligation de l'initiative,
mais aussi l'occasion de la créativité et a déjà
fait au moins un petit bout de chemin sur la voie qui pourrait en faire
un artiste. Bons ou mauvais, c'est affaire de goûts, il y aura bien
plus d'artistes dans un système de travail/revenu garanti... mais
ceci est une autre histoire que nous raconterons ailleurs.
2.3.1.4 Les stakhanovistes
Il y a un troisième type de travailleurs qui semblent destinés
nécessairement à une immédiate autonomie. Ceux dont
le travail est purement orienté vers l'atteinte de résultats
quantifiables. On pense ici à un type d'activités où
les moyens ne sont rien et où le résultat est tout. Ce sont
des activités de pure performance, dont ce sont le talent et la détermination
du travailleur, une foule de qualités indéfinissables et surtout
sa motivation qui garantissent le succès. La vente, sous toutes ses
formes, en est l'exemple emblématique, mais toute activité
où l'on peut efficacement produire à la pièce s'inscrit
dans ce type.
Dans l'ex-URSS, quand la faim justifiait les moyens et qu'en faire plus
était une nécessité, on encourageait la performance
dans le travail plutôt que les normes syndicales et l'on avait donné
pour héros à une génération Stakhanov : l'ouvrier
exemplaire qui produisait plus et vite que n'importe qui. Stakhanov aurait
été un travailleur du troisième type.
Il y a plus de ces activités du troisième type qu'on veut
bien nous le laisser croire et il n'est pas mauvais de se souvenir que ce
n'est pas par charité chrétienne qu'on a abandonné
le travail à la pièce dans l'industrie, mais parce qu'il était
incompatible avec le travail à la chaîne, globalement plus
productif mais qui interdisait des performances individuelles.
Dans une économie où le travailleur est en position de
force, quand la qualité est importante, que la satisfaction du client
est le premier objectif et que le client a la pleine liberté de choix
d'un marché concurrentiel, on est loin des enfants tuberculeux travaillant
12 heures par jour dans les mines. Il n'est pas mauvais que celui qui veut
en faire plus, le faire mieux et le faire plus vite puisse le faire.
Les travailleurs dont la performance est LA variable significative du
travail vont donc aussi rapidement devenir autonomes. Ces travailleurs gagneront
à travailler à leur rythme et l'employeur qui deviendra ainsi
leur client y gagnera aussi, de sorte que, dans une situation où
un travail/revenu garanti assure la sécurité de base, toute
activité de vente sera vite rémunérée uniquement
sur la base de la performance.
Ce pan entier d'activités de vente et de commercialisation basculera
dans l'autonomie et l'entrepreneuriat le plus strict, de même que
toutes les autres activités où la performance est la variable-clef.
Qu'on ne s'inquiète pas des travailleurs s'éreintant pour
performer pour des salaires de famine ; le système actuel les exploite
déjà autant qu'il est possible de le faire et la vraie question
n'est pas de savoir s'ils sont fouettés ou affamer pour produire,
mais si une machine ne pourrait pas les remplace afin qu'eux soient formés
pour faire autre chose.
Ce sera toujours à chaque employeur de décider s'il veut
embaucher un vendeur en lui offrant un salaire, une commission ou un mélange
des deux, comme ce sera à lui de décider, d'ailleurs, s'il
vaut mieux embaucher un vendeur ou le remplacer par un message téléphonique
proactif et un mailing sur Internet. Affaire d'intuition et de rentabilités
comparées, mais on peut parier que, pour les travailleurs de la performance
qui resteront au travail, ce sera aussi l'autonomie qui s'imposera.
2.3.2. LES MAL-AIMÉS DU SALARIAT
En plus de la marche vers l'autonomie qu'on pourrait dire proactive,
celle que l'on poursuit pour obtenir les avantages qui en découlent,
il y a un autre visage de la marche vers l'autonomie, moins agréable,
où il ne s'agit pas tant d'avoir un travailleur autonome de plus
que d'avoir un travailleur salarié de moins. Le travailleur n'a pas
besoin que sa compétence pointue l'exempte par défaut de toute
supervision pour apparaître ingérable ; il suffit que la sécurité
financière d'un régime universel de travail/revenu garanti
lui permette de prendre ou de laisser tout emploi sur un coup de tête.
La morgue de l'employeur et l'arrogance qui est naturelle à l'homme,
cet animal à la nuque raide dont parle la Bible, suffisent pour que
le salariat ne soit pas un statut qu'on désire.
En plus de ceux à qui l'autonomie est nécessaire pour
optimiser leur travail, il y en a donc beaucoup d'autres à qui on
l'accordera ou on l'imposera, simplement parce que le travailleur, même
si ses tâches sont connues et parfaitement comprises, devient peu
à peu incontrôlable dans une économie de services où
se glisse partout une composante relationnelle. Il devient irritant et coûteux
de vouloir le gérer au quotidien.
Il travaillera mieux si on reconnaît formellement son autonomie
et qu'on lui consent l'accès à l'entreprenariat que cette
reconnaissance rend possible. Il est donc préférable, pour
l'employeur, de contrôler TOUS ses travailleurs au niveau de leurs
résultats, même si ces résuktats dépendent surtout
des circonstances ou de facteurs relatifs à l'entreprise plutôt
qu'à la performance même du travailleur. Une injustice, mais
qui rend tout tellement plus facile. C'est en fait le même pragmatisme
qui, jadis, a permis que le servage devenu plus efficace remplace l'esclavage.
(300)
La majorité des salariés du secteur tertiaire, privé
comme public, sont affectés à des activités qu'il leur
serait possible de réaliser comme travailleurs autonomes. Ils ne
seront plus une majorité pour bien longtemps, car les entreprises
ne demandent qu'à en être délivrées au plus tôt.
L'entrepreneur ne veut pas être délivré de ses travailleurs
parce que les fonctions dont ceux-ci s'acquittent sont toutes devenues inutiles;
c'est comme salariés qu'il veut en être délivré.
La dynamique de fond ici est semblable à celle qui a prévalu
- et prévaut toujours, pour ce qui en reste - dans les secteurs primaire
et secondaire. Les travailleurs sont devenus relativement trop coûteux
et il vaut mieux les remplacer par des machines chaque fois qu'on le peut.
Comme salariés dans une activité tertiaire, il s'y ajoute
encore le motif qu'ils sont difficiles à motiver et impossibles à
contrôler. Les autres secteurs étant maintenant presque entièrement
programmés, le tertiaire, dans toute la mesure du possible, va suivre
le même chemin.
Quand l'employeur ne souhaite rien tant que de rendre son employé
autonome, la marche vers l'autonomie peut ressembler beaucoup à une
grande mise à pied. Une énorme mise à pied, car ces
travailleurs au statut mal-aimé représentent le plus clair
des effectifs de la main-d'oeuvre ! Mais est-ce bien d'une mise à
pied qu'il s'agit ? Peut-on l'empêcher ? DOIT on l'empêcher
? Si elle advient, peut-on se prémunir de ses impacts négatifs
? Y a-t-il même des aspects négatifs a cette grande mise à
pied, ou ne s'agit-il pas, au contraire, d'un grand soulagement pour tout
le monde ? Tout dépend de ce que l'on fait de la fonction du travailleur
mis à pied et de ce qui arrive alors au travailleur lui-même
2.3.2.1 Les activités coquilles
Il y a de pseudo activités qui sous-tendent des emplois dont
la contribution à la production est nulle. Ce sont celles dont l'exécution
des tâches ne demande ni créativité, ni initiative,
ni capacité d'interaction. Pas de créativité, car l'originalité
y est même souvent un inconvénient, pas de contacts personnels
significatifs, car le rapport constant est aux choses, pas aux personnes,
et pas d'initiative réelle, puisque leur rôle se limite a`
l'application de décisions prises à un niveau supérieur,
ou à la transmission et au contrôle de ces décisions.
Ces activités sont inutiles ou, si elles servent une fin quelconque,
sont complètement programmables. Le seuil de rentabilité justifiant
leur programmation peut ne pas avoir été atteint, mais il
le sera tôt ou tard. Elles seront une à une programmées
et les travailleurs qui s'y emploient, devenus inutiles, passeront d'un
emploi qu'on vient de programmer à un autre qui ne l'est pas encore,
jusqu'à ce qu'une solution permanente ait été trouvée
qui leur redonnera une utilité réelle dans le système
de production.
Malgré la rationalisation qu'a apportée l'automation,
il reste encore de ces activités au secteur secondaire et il en reste
beaucoup plus au secteur tertiaire. Elles ne demandent qu'à disparaître.
Il y en a, surtout dans les toute petites entreprises, dont on n'a pas encore
identifié la superfluité. Il y en a, surtout dans les grandes
entreprises, qu'on ne conserve que pour respecter des ententes syndicales.
C'est le cas historique bien connu du « troisième homme »
sur la locomotive diesel (300)
L'État encourage souvent encore le maintien de ces pseudo-emplois,
pour garder un simulacre de plein emploi qui lui procure des avantages politiques
à courte vue. Dans un régime de travail/revenu garanti, où
l'employeur n'est tenu d'employer que selon ses besoins et où l'employé
ne souffre pas préjudice matériel de son licenciement, toutefois,
ces activités vont disparaître presque sans délai.
Il ne faut pas confondre ces activités dont on sait qu'elle sont
totalement programmables avec celles où un doute persiste quant à
ce qui peut et ne peut pas en être programmé et exécuté
par des ordinateurs et autres machines. Pour ces dernières, l'avance
de l'autonomie est constante, mais à un pas qui demeure imprévisible
puisqu'il est celui de la technologie. Nous avons parlé plus haut
des postes de travail qui se scindent ainsi, d'une part en activités
programmées et, d'autre part, en un reliquat inprogrammable qui donne
naissance à une nouvelle activité.
Les activités « coquilles » dont nous parlons ici
sont celles dont le modulo est 0, si on peut dire. Celles dont, après
qu'on en a réparti le contenu entre divers programmes, le reliquat
inprogrammable est inexistant. Peut-on parler alors d'une marche vers l'autonomie
? Oui, car on a ici un cas d'espèce qui en est un élément
important. Même si, chaque programmation est réalisée
à l'instigation de l'employeur et répond à son désir
de supprimer un poste salarié, ce sont des travailleurs autonomes
dont nous avons besoin que l'on retrouve en bout de piste.
Quand la programmation en est complétée, en effet, s'il
ne reste en place que des machines dans les champs d'activités que
couvraient ces activités au départ, les travailleurs ont été
affectés ailleurs, puisque nous sommes en régime de plein
emploi universel. S'ils n'ont pas été affectés à
un vrai travail, utile, inprogrammable et leur apportant un statut d'autonomie,
ils le seront éventuellement, après leur transit par d'autres
postes coquilles. Ces postes disparaîtront tous et le plus tôt
le mieux. Évacuer les travailleurs des activités coquilles
est simplement la dernière phase d'une démarche qui a marqué
toute l'industrialisation : la course vers un optimum. Ce processus, par
étapes, mène à l'autonomie.
2.3.2.2 Les fonctions évanescentes
La grande mise à pied est en marche. L'employeur qui ne demande
qu'à se débarrasser de ses salariés trouve des expédients
pour le faire. Expédients plus ou moins brutaux, selon la nature
de l'expertise à laquelle leur activité correspond, mais surtout
selon le pouvoir dont il dispose. Quamd il le veut, il trouve toujours une
façon de dire qu'ils ont la galle. Pour les forts - les monopoles
- il y a la manière forte.
La manière la plus radicale de mettre fin à l'emploi,
c'est de dire que le poste n'a plus de raison d'être et qu'il n'existe
plus. C'est ce qui se passe quand un travail est programmé et nous
avons déjà parlé ci haut des activités salariées
qui sont programmables et seront programmées, pourquoi y revenir?
Parce qu'il y a des activités qui ne sont PAS programmables, mais
qui sont néanmoins programmées... Il y a des fonctions qui
disparaissent.
Quiconque produit quoi que ce soit doit se demander si chaque élément
qu'il inclut a` son produit fait l'objet d'une demande effective bien identifiée
de la part de la clientèle ou si, au contraire, on peut supposer
que le produit trouverait quand même preneur sans cette composante.
Si la suppression de cet élément ne laisse pas prévoir
une perte de clientèle pour l'entreprise, mais réduit les
coûts de production, il faut s'attendre a` qu on le supprime, puisqu'on
en déduira que la clientèle ne tient pas à cet élément
et que, ayant le choix, elle préfèrerait ne pas en bénéficier
et payer moins plutôt que d'en absorber le coût.
En application du même principe, si un service est offert qui
ne peut être entièrement programmé à cause d'un
élément inprogrammable, mais dont on peut supposer que la
suppression de cet élément inprogrammable n'aura pas d'effet
sur les ventes de ce service, on peut raisonnement s'attendre à ce
que le producteur en élimine cette composante inprogrammable au plus
tôt, puis procède à sa programmation pour réduire
ses coûts. Raisonnable. Si le client a le choix, bien sûr
Mais qu'en est-il si le producteur fournisseur de services est un monopole
ou fait partie d'un cartel de fait (712) ? En l'absence
de concurrence, le consommateur ne peut pas signifier s'il préfère
avoir le service avec ou sans cette composante inprogrammable. Quand l'employeur
a ce pouvoir total, il peut décider, tout à fait arbitrairement,
que la composante inprogrammable qui le gêne n'a pas vraiment sa raison
d'être.
La composante inprogrammable étant sacrifiée, l'activité
dont il était auparavant douteux qu'elle puisse être programmée
ou qui, si elle l'avait été, aurait laissé en reliquat
un poste inprogrammable, peut désormais s'inscrire au tableau des
activités coquilles. Les travailleurs qui rendent le service auquel
correspond cette activité rejoignent ceux dont les tâches ne
requièrent ni créativité, ni initiative, ni empathie.
Ils ont la galle et l'on peut mettre fin sans trop de compassion à
leurs jours de salariés.
L'opération est facile. On identifie toutes les décisions
à prendre pour rendre ce service, on les assimile à quelques
choix programmables en faisant disparaître toutes celles qui ne peuvent
pas l'être, puis l'on programme. C'est ce qu'on a fait avec les caissières
de banque et les réceptionnistes et c'est ce qui est en train de
se faire pour tous ceux qui sont commis à répondre aux plaintes
dans les « services à la clientèle ».
En ce dernier cas, l'employé est d'abord instruit de ne jamais
répondre à une question du client, à moins qu'elle
ne soit formulée dans les termes des instructions qu'on lui a remises;
dans un deuxième temps, l'employé ne répond plus qu'à
un questionnaire, les commentaires libres étant simplement ignorés;
dans l'étape finale, toutes les combinaisons question/réponse
« acceptable » ayant été définies, il ne
reste qu'à assurer l'interface client/machine un jeu d'enfant
avec Internet - et à licencier l'employé. La tâche est
dorénavant programmée. Il n'est pas nécessaire de réduire
les coûts du client, d'ailleurs, on peut simplement ajouter aux profits.
Quand l'employeur n'est pas soumis à la concurrence, il peut
décréter que tous les services qu'il pourrait offrir, mais
qui n'entrent pas dans une catégorie programmée, n'existent
simplement pas. La population reçoit ainsi moins de services, mais
ce sont des services que, prenant pour acquis, elle ne réclamait
pas. Souvent, elle ne sent que bien confusément qu'on lui a enlevé
quelque chose. Le travailleur licencié, pour sa part, devient «
non qualifié », puisque la demande est disparue pour la compétence
qui le distinguait des autres travailleurs non qualifiés. Pourquoi
s'en offusquer, puisque c'est ce procédé qui a été
continuellement utilisé pour faire avancer la révolution industrielle
(712)?
Il faut s'en offusquer parce que, au contraire d'une société
industrielle où le but est la distribution large d'un bien, laquelle
dépend largement de son prix qui en rend la demande plus ou moins
effective, le but, dans une économie tertiaire, n'est pas de donner
moins de services au consommateur, mais de lui en donner plus. C'est la
disponibilité de services qui mesure la richesse réelle. Si
on fait disparaître un service, il faut que ce soit à juste
titre.
S'il y a libre concurrence, faire disparaître un service est un
risque calculé du fournisseur et le problème ne se pose pas.
Le fournisseur de services peut bien sacrifier systématiquement le
petit service accessoire, si c'est sa stratégie, car si ce n'est
pas ce que le client veut, celui-ci le fera savoir en délaissant
simplement les entreprises qui le priveront du petit service accessoire
qu'il désire. Parce que le consommateur d'une économie tertiaire
a de ces fantaisies, les entreprises qui ne sont pas en position monopolistique
procèderont avec délicatesse avant de sabrer dans les petites
attentions.
Quand il y a monopole ou cartel de faits, toutefois, le ou les fournisseurs
ne sont pas soumis à ce contrôle du consommateur et peuvent
donc, sans consulter qui que ce soit, nous appauvrir tous pour réduire
leurs frais en nous privant d'une qualité de service qui hypocritement
disparaît. Comme dans bien d'autres cas, il faut se méfier
ici du comportement des monopoles et cartels de fait.
Une Nouvelle Société, qui protège le revenu du
travailleur plutôt que son emploi, élimine les contraintes
au licenciement et élimine donc aussi cette manière de couper
les emplois en feignant de croire que certaines fonctions n'existent pas.
Cela ne signifie pas que les salariés dont les fonctions ne correspondent
pas à une demande conserveront un emploi, mais pose cependant une
alternative dont les deux termes sont favorables.
S'il existe une demande pour cette fonction, celle-ci, en l'absence
de tout monopole ou cartel de faits, trouvera son fournisseur qui l'offrira
au prix qui justifiera qu'y aient accès ceux qui veulent en bénéficier.
Les travailleurs qui en offrent aujourd'hui la composante inprogrammable
deviendront les fournisseurs de ce service et, cette composante ayant été
identifiée et extraite du processus dont elle faisait partie, il
est bien probable qu'ils le feront à titre autonome.
S'il n'existe pas de demande effective pour cette fonction, elle disparaîtra,
bien sûr, et ce sera alors entièrement justifié, mais
les travailleurs n'en conserveront pas moins la protection du revenu qui
est un élément fondamental d'une Nouvelle Société
(701)
2.3.2.3 Les compétences « sui generis »
Il y a une autre situation qui, sans inviter l'hypocrisie et la brutalité
inhérente à la position de toute puissance des monopoles,
peut inciter certains employeurs à préférer transformer
leurs employés en travailleurs autonomes et aboutir au licenciement
de toute une classe de salariés. C'est celle des travailleurs qui
se sont acquis une compétence et une expérience bien pointues,
mais tranchée, si l'on peut dire, dans le mauvais sens du gâteau.
Dans une Nouvelle Société, il est prévu qu'une
analyse des tâches est faite, dans les entreprises de plus de 20 employés,
qui permet de définir un module de formation ad hoc qui servira à
enseigner la compétence qu'exigent ces activités. Dans le
cas des entreprises de moins de 20 employés, toutefois, la description
des postes de travail se limite à les assimiler par affinité
à d'autres postes dont les effectifs plus nombreux ont justifié
qu'on en fasse l'analyse.
Ce faisant, on accepte que certains aspects de l'organisation de ces
petites entreprises nous échappent. Parce que les exigences de la
demande ont amené parfois ces petites entreprises, surtout dans les
services, à se doter de structures qui ne correspondent pas a` celles
des manuels d'organisation et dans lesquelles les tâches sont dévolues
de manière tout à fait pragmatique, les modes d'apprentissage
permettant l'acquisition des compétences qui répondent aux
besoins particuliers de chacune d'elles nous échappent également.
Il s'y est développé des apprentissages menant à
des compétences qui apportent des réponses à des problèmes
bien particuliers, mais ces compétences sui generis ne découlent
pas de l'assemblage rationnel de connaissances inter reliées. Elles
reflètent seulement la façon de produire spécifique
à une entreprise, une manière de faire conditionnée
par la taille de cette entreprise, ses conditions d'approvisionnement, la
concurrence à laquelle elle fait face, voire les idiosyncrasies de
ses dirigeants.
La capacité de répondre à ces situations particulières
à une entreprise a été, la plupart du temps, acquise
par des travailleurs qui se sont joints jeunes à cette entreprise,
avec une formation de base succincte et y ont développé sur
le tas cette compétence maison, unique et sur mesure. Les conditions
de cet apprentissage ne nous sont pas parfaitement connues et, parfois,
il n'est même pas certain que cette compétence puisse être
retirée d'un apprentissage formel. Acquérir cette compétence
sui generis a pu demander bien des efforts, mais elle n'est pas aisément
exportable.
Parce qu'elle n'a été qu'un agencement opportuniste de
connaissances disparates, la formation maison qu'ont reçue ces travailleurs
n'a pas de valeur universelle. L'utilité de leur compétence
ne se manifeste pleinement que dans le seul contexte de l'entreprise où
elle leur a été transmise et n'est de nature à intéresser
qu'un seul « client » ... qui est justement leur employeur.
Ils sont donc à la merci de leur employeur qui, bien sûr,
ne les en aime pas davantage, mais peut chercher à profiter du moindre
prétexte pour mettre fin à leur statut de salariés
et les transformer en travailleurs autonomes, afin de ne plus les payer
qu'en fonction du travail effectué. C'est le flou même de leur
compétence composite, en fait, qui leur sert aujourd'hui de protection,
impliquant souvent une multitude de décisions qui dépendent
chacune de facteurs dont l'appréciation est si subtile que l'on ne
sait pas vraiment si la programmation en est possible, ni surtout rentable.
Dans une structure du travail en rapide transformation, cependant, leur
« compétence » basée sur une connaissance de procédés
empiriques peut vite cesser d'être un atout pour devenir un simple
obstacle au changement. Dans une Nouvelle Société, qui a remplacé
la sécurité d'emploi par la sécurité du revenu
et qui enlève donc toute contrainte au licenciement (701),
le statut salarié de ces travailleurs à compétence
sui generis sera certainement remis en question.
La porte de l'autonomie leur sera grande ouverte, mais, en l'absence
d'autres débouchés pour leur compétence, on comprend
que cette «autonomie » dont ils jouiront, quand l'autonomie
leur écherra, ne leur ouvrira que des perspectives bien limitées.
Si on en fait des travailleurs autonomes, il leur sera bien difficile d'offrir
leur compétence sur le marché ; ils constituent donc, en quelque
sorte, une main-d'oeuvre captive. Ils ne sont pas seulement mal-aimés,
ils sont bien mal fichus
Dans le système actuel de gestion des services, les conditions
semblent ici réunies pour une exploitation crasse du travailleur
sui generis, commençant par sa mise à pied sans compensation,
continuant avec la révision de sa qualification à la baisse
- puisqu'elle ne correspond pas à des critères reconnus -
et se terminant par son arrivée comme « artisan » autonome
sur un marché où, suite au licenciement des travailleurs comme
lui et à la rationalisation des activités qui leur incombaient,
la demande pour cette « expérience » mal définie
qu'il pourrait offrir aura fléchi ou aura peut-être complètement
disparu.
il est difficile de penser à un plus noir scénario. Dans
le système qui prévaut aujourd'hui, le « passage à
l'autonomie » qu'imposera son employeur à ce type de travailleur,
victime de s'être entièrement développé en fonctions
des besoins de l'entreprise dont on le chasse, a des airs de tragédie
grecque. Mais qu'en est-il dans le contexte d'une Nouvelle Société
?
2.3.2.4 Le retour du travailleur mal fichu
Dans la situation qui prévaut aujourd'hui, c'est le scénario
noir de l'exploitation qui se réaliserait pour le passage à
l'autonomie du travailleur sui generis. Mais, dans une situation de travail/revenu
garanti et de transfert en masse des ressources vers l'autonomie, c'est
une tout autre affaire. Le travailleur qui devient « autonome »
avec pour tout bagage une compétence d'utilité restreinte,
voire douteuse a, comme tout autre travailleur, la responsabilité
personnelle d'en acquérir une meilleure : une Nouvelle Société
est entrepreneuriale et veut pousser à l'initiative. Dans l'immédiat,
toutefois, au moment de son licenciement, sa situation n'est pas si mauvaise
Souvenons-nous (701) que les principes fondateurs
d'une Nouvelle Société lui garantissent un emploi et un revenu
de salaire au moins égal à celui qu'il avait au moment de
sa mise à pied. S'il veut travailler comme travailleur autonome et
peut en tirer de meilleures conditions, à la bonne heure, considérons
le problème comme résolu. S'il ne cherche pas ou ne réussit
pas à se créer une niche comme artisan à de telles
conditions, cependant, le Bureau du Travail lui trouve une affectation.
Quelle sera cette affectation ? Il y a deux scénarios.
Le premier scénario est que, l'appariement des travailleurs aux
emplois étant fait selon les similitudes entre compétences
(demande) et exigences (offres) d'emploi, on peut penser que si son ancien
employeur cherche à remplir un poste comme celui qu'il occupait,
c'est là qu'il trouvera un emploi. Si tel est le cas, le travailleur
se retrouve là où il était auparavant, mais y travaillant
moins d'heures pour un même salaire et avec en plus la possibilité
d'acquérir une autre expérience, de compléter sa formation
ou d'arrondir ses fins de mois par d'autres activités dans un travail
autonome en parallèle à son emploi. Il a évidemment
gagné au change.
Si l'employeur a encore besoins de ses services, la demande pour les
services de l'ex-salarié sui generis devenu artisan s'améliorera,
aussi. au fur et à mesure que l'ex-employeur se convaincra davantage
que son ex-salarié lui en donne, comme travailleur autonome, autant
sinon plus que ce qu'il lui donnait comme salarié. Sans doute plus,
aussi, que tout autre travailleur que pourrait lui suggérer le Bureau
du Travail pour ce poste dont on aura nié qu'il exige une qualification
spécifique - mais qui lui ne se sera pas frotté, durant des
mois ou des années, au contexte et aux manières de faire de
son entreprise. L'employeur qui a réussi à se libérer
de son travailleur salarié découvrira peut-être qu'il
y avait vraiment une plus-value dans cette formation sur mesure que ce travailleur
a reçue dans son entreprise
Peut-on imaginer le cas de l'entreprise, refusant d'embaucher à
salaire son ex-employé, mais lui offrant des contrats comme artisan
autonome ? Elle peut bien le tenter, mais notre homme ne renoncera pas au
salaire garanti qu'on lui paye désormais, si le travail autonome
qu'on lui offre ne lui rapporte pas plus. Son ex-employeur devra donc lui
payer, comme travailleur autonome, un taux horaire supérieur à
ce qu'il lui payait comme employé, puisque c'est son salaire antérieur
qui déterminera celui qu'il touche maintenant.
Cette hypothèse n'a de sens que si l'entreprise ne veut employer
ce travailleur que pour un nombre d'heures inférieur à celui
fixé pour l'emploi salarié dans ce type de travail et si le
travailleur peut accepter cette proposition pour en tirer un salaire d'appoint,
en parallèle à un autre nouvel emploi qui lui méritera
son salaire garanti. En ce cas, c'est le marché qui détermine
le coût dont lui et l'entreprise conviendront pour ses services de
travailleur autonome.
Que ce soit beaucoup ou peu, tout le monde aura gagné au changement,
puisque le travailleur touchera plus et que l'entreprise ne payera plus
que pour les services dont elle a vraiment besoin, ce qui est la voie vers
une production efficace. Évidemment, si les deux parties y gagnent,
quelqu'un doit payer la note. C'est l'État qui le fait, par la compensation
à l'entreprise pour l'augmentation du salaire horaire qui découle
du salaire partagé et de la réduction concomitante des temps
de travail, une procédure dont les mécanismes sont expliqués
au texte 701. Évidemment, la société, nous tous comme
consommateurs, sommes compensés pour cette contribution de l'État
pas l'augmentation de productivité dont nous bénéficions
comme usagers des services rendus.(15)
Le deuxième scénario est que son ex-employeur a rationalisé
son entreprise, n'a vraiment plus besoin de ce type de compétence
et ne l'embauche pas. Le travailleur licencié n'en sera pas moins
affecté à un autre emploi, - sans doute non qualifié,
puisque la qualification de notre individu se limite à sa compétence
sui generis - mais il touchera néanmoins le salaire qu'il touchait
au départ et qui correspondait à la qualification qu'on lui
avait accordée. Dans l'immédiat, la situation du travailleur
sui generis licencié l'incitera à développer son initiative,
mais ne le pénalisera pas.
Avec les balises qu'apportent un Nouvelle Société, la
possibilité dont bénéficient les employeurs de rendre
leurs employés à l'autonomie et de rationaliser ainsi l'affectation
des ressources humaines pour une économie tertiaire ne mène
pas au scénario noir de l'exploitation, bien au contraire. À
court terme, d'ailleurs, trois choses vont contribuer à résoudre
le problème des travailleurs à compétence sui generis.
D'abord, le nombre de ces travailleurs diminuera par attrition, les
nouveaux travailleurs n'arrivant jamais sur le marché du travail
sans une qualification formelle et les travailleurs en place prenant avantage
des possibilités presque infinies de formation pour acquérir
une compétence polyvalente et donc plus avantageuse.
Ensuite, une analyse plus raffinée permettra, pour un nombre
croissant d'entre eux, la certification de tout ou partie de leur compétence
et donc l'établissement d'un différentiel salarial qui reconnaîtra
la distinction entre ces compétences qu'on ne peut simplement pas
aujourd'hui définir et une simple absence de compétence. Ils
ne seront plus uniquement protégés par l'engagement initial
du maintien de leur revenu au niveau précédant le partage
du travail.
Enfin, leur compétence s'élargissant ou se précisant
selon les besoins, beaucoup de ces travailleurs, atteignant le degré
de polyvalence qui optimise leur marché, trouveront avantageux de
travailler uniquement comme artisans autonomes et découvriront les
moyens de relier leur rémunération à leur performance,
devenant ainsi des entrepreneurs dans le plein sens du terme.
La situation finale est une meilleure motivation, une productivité
accrue, une adaptation du travail fourni à la demande pour ce que
produit ce travail. Un partage aussi, selon les conditions du marché,
de la plus-value découlant de cette productivité accrue. Partage,
d'abord, entre les travailleurs devenus autonomes et les entreprises, car
dans un premier temps le nombre des travailleurs affectés à
fournir ce service, artisans et salariés confondus, diminuera.
Dans une situation de vive concurrence sur le marché des services,
toutefois, le nombre des fournisseurs de chaque service va s'optimiser,
au vu des désirs de la clientèle exprimés par la décision
des clients d'en payer le prix et c'est à une meilleure qualité
de services pour le client que tendra à servir finalement cette productivité
accrue d'une production rationalisée.
La situation du travailleur sui generis - et du salarié mal-aimé
en général lorsqu'il sera licencié par un employeur,
ne sera certes pas catastrophique. L'employeur qui licencie un employé
qui ne lui est plus utile retourne simplement à la collectivité
une ressource dont la colectivité devra faire le meilleur usage possible,
sans brimer liberté de celui-ci, mais sans subordonner non plus l'intérêt
de tous à ses habitudes. Le travailleur salarié qui est rendu
à l'autonomie est invité à se rendre utile et à
en tirer un revenu ; s'il n'y parvient pas, le Bureau du Travail qui lui
garantit alors son revenu lui indiquera sa destination.
Le licenciement des salariés ind`ésirés ne créera
pas de catastrophe. Ceci ne signifie pas, toutefois, que cette façon
cavalière de se débarrasser des salariés soit la meilleure.
Une société dont les membres de plus en plus spécialisés
deviennent de plus en plus interdépendants - et donc plus solidaires
- comprend que son économie forme un tout et qu'on ne peut pas plus
en exclure sans dommage un sociétaire producteur et consommateur
que chasser un seul électron de l'univers. Le salarié qui
choisit - ou pour qui l'on choisit - l'autonomie, ne démissionne
pas de la société ni n'en est exclu ; il change de place.
Le système de production d'une Nouvelle Société
ne doit ni ne veut congédier personne. Il préfèrera
donc inviter poliment ses salariés à se déplacer, à
se regrouper par affinités en fonction de nouveaux critères,
pour former la nouvelle maquette du travail et de la production qui doit
correspondre à une économie tertiaire.
2.3.3 LA SOUS-TRAITANCE
Le salarié que l'on veut persuader de prendre la voie de l'autonomie
peut ne pas se sentir assez sûr le lui pour partir en pèlerin
solitaire. Il doit alors pouvoir s'initier au voyage par étapes,
en s'inscrivant à un groupe, par exemple. Entre le salariat généralisé
et l'autonomie, il peut y avoir la sous-traitance. La sous-traitance est
un tour guidé, une excursion qui est une incursion dans le pays de
l'autonomie avant que le travailleur n'y aménage et n'y circule à
l'aise.
Le travailleur salarié dont les services ne sont plus requis
par son employeur, mais qui est mis sous contrat par une entreprise sous-traitante,
ne devient pas un travailleur autonome. Il semble, à prime abord,
que la sous-traitance, qui au demeurant a assez mauvaise presse, ne fasse
que déplacer le problème du travailleur mal-aimé ou
parfois l'aggraver. Pourquoi parler de la sous-traitance comme d'une étape
vers l'autonomie ?
Il faut voir ce qu'est fondamentalement la sous-traitance et comprendre
qu'il y a une « bonne » et une « mauvaise » sous-traitance.
2.3.3.1 L'approche fractale
Quand la société permet la création d'une entreprise,
elle lui confie implicitement la responsabilité de satisfaire un
besoin des sociétaires que la collectivité, autrement, devrait
prendre sur elle-même de satisfaire. Elle laisse à l'entreprise
le choix des moyens et consent à ce que la rémunération
des services rendus par l'entreprise dépende des résultats
que celle-ci obtient et donc de son efficacité.
Sous-traiter, pour une entreprise, c'est confier la responsabilité
d'atteindre un objectif précis à une entité distincte
de l'entreprise elle-même, laisser à cette entité le
choix des moyens et faire dépendre la rémunération
de celle-ci des résultats qu'elle obtient et donc de son efficacité.
C'est l'application, à un autre palier, du même processus qui
a permis que se développe une économie entrepreneuriale.
Pour une société qui non seulement veut demeurer entrepreneuriale,
mais le devenir davantage, c'est la seule voie logique à suivre pour
répondre à la complexification exponentielle de sa structure
de production : il faut que la responsabilité de produire et la motivation
du profit rejoignent en profondeur d'autres paliers de cette structure de
production.
Pour réunir et gérer efficacement des compétences
qui se ramifient ad infinitum, il faut diffuser plus largement l'obligation
de synthèse et la fonction de gérance qui définissent
la notion d'entreprise elle-même. Il n'y a pas meilleure façon
de le faire que la sous-traitance, laquelle peut reproduire à tous
les niveaux le modèle qui prévaut à celui de l'économie
tout entière.
Dans une Nouvelle Société, la société civile
est gigogne (709) et la production doit reproduire,
de haut en bas, par la sous-traitance, l'image des fractales de Mandelbrot
dont nous avons appris qu'ainsi se configurent toutes les structures organiques.
La sous-traitance est déjà en marche comme alternative privilégiée
à l'emploi traditionnel et elle va déferler comme un raz-de-marée
sur le secteur tertiaire comme sur ce qui reste du secondaire. (712).
Il reste à s'assurer qu'il s'agira d'une « bonne »
et non d'une « mauvaise » sous-traitance. La mauvaise est celle
où une entreprise jette ses employés à la rue et confie
l'exécution des tâches qui leur incombaient à une nouvelle
entreprise, laquelle embauche de nouveaux travailleurs pour faire le même
travail à des conditions moins avantageuses. Cette démarche,
dans une Nouvelle Société, ne lèse pas les employés
comme elle le ferait dans le système actuel, puisque leur revenu
demeure garanti, mais elle n'en manque pas moins d'élégance.
Cette « mauvaise » sous-traitance, qui balaye du revers
de la main toute l'expérience que les anciens travailleurs ont pu
accumuler, suppose des postes de travail dont la qualification est nulle
et n'est applicable que si les nouveaux travailleurs pressentis sont disponibles
à rabais. Elle n'est donc pas usuelle quand un régime de travail/revenu
garanti a été mis en place, puisque toute expérience
valable est analysée et valorisée et qu'un travailleur a`
rabais est une singulie`re anomalie.
La « bonne » sous-traitance, c'est celle qui ne fait que
modifier le statut des salariés en place. Correctement gérée,
elle peut être une étape vers l'autonomie et la responsabilisation,
donc vers l'efficacité, le respect de tous les acteurs économiques
et une plus grande richesse collective. Elle est une invitation au voyage
2.3.3.2 L'invitation au voyage
Les candidats à la sous-traitance, pour un segment où
l'autre des activités d'une entrerise , peuvent apparaître
de n'importe où et venir simplement remplacer ses employés,
lesquels sont alors évincés. C'est alors le cas de la «
mauvaise » sous-traitance, dont nous avons vu qu'elle sera rare dans
une Nouvelle Société. Ce qui nous intéresse ici, cependant,
comme prélude à l'autonomie, c'est le cas qui deviendra fréquent
où la sous-traitance met en cause les salariés de l'entreprise
même.
Il y a un nombre grandissant des travailleurs dont leur employeur ne
veut plus comme salariés, parce que leur performance dépend
d'une motivation que le salariat ne peut leur donner, mais dont on ne peut
faire sur le champ des travailleurs autonomes utiles, parce que leur expertise
est trop limitée ou qu'ils ne sont pas psychologiquement prêts
à assumer de bon gré le statut de travailleurs autonomes.
Que peut faire l'entreprise qui ne veut plus de ses salariés,
mais qui a toujours besoin de leur apport et ne veut pas carrément
les congédier ? Elle peut, dans le cadre d'un contrat de sous-traitance,
transporter leur contrat de travail à une autre entreprise qui assumera
la responsabilité de leurs tâches, mais elle peut aussi, bien
plus efficacement, les inciter a` se constituer eux-mêmes en compagnie
et leur donner ce mandat de sous-traitance aux conditions dont ils conviendront
. En utilisant cette approche, elle n'a plus à les mettre à
la porte; elle les lance simplement en affaires
Ce faisant, elle les invite a` voyage guidé et encadré.
vers l'autonomie, parce que la sous-traitance vers les employés eux-mêmes
n'équivaut pas une simple translation du travailleur vers un nouvel
employeur. Elle est la première étape d'un procédé
essentiellement réitératif. La logique de la sous-traitance
conduit nécessairement, en effet, lorsque celle-ci a été
mise en mouvement, à une analyse périodique de la mission
et des schèmes de production de l'entreprise sous-traitante comme
de l'entreprise-mère et à des sous-traitances en cascade pour
en tirer un rendement optimal.
Ces sous-traitances successives tendent à amener par étapes
les entreprises à la taille idéale où l'autonomie du
groupe et un sentiment d'appartenance peuvent émuler les avantages
motivationnels de l'autonomie de l'individu. La taille où tous les
participants, ou au moins une majorité d'entre eux, peuvent devenir
des partenaires dans l'entreprise sous-traitante. Des entrepreneurs et donc
des travailleurs autonomes. La proposition de sous-traitance de l'entreprise
à ses salariés est une invitation à un grand voyage.
Le pari est que la productivité des travailleurs, réunis
dans une compagnie qui leur appartient et dont ils assurent la gestion,
augmentera suffisamment pour que, simultanément, la rémunération/heure
des travailleurs puisse être plus élevée, alors que
le coût unitaire des produits/services puisse être plus bas
pour l'entreprise. Les expériences de cogestion réalisées
un peu partout dans le monde laisse penser que ce résultat est non
seulement possible, mais probable.
Les travailleurs auxquels cette solution peut s'appliquer sont ceux
dont les compétences sont complémentaires et contribuent à
l'atteinte d'un objectif intermédiaire de la production de l'entreprise.
Nous en parlons d'abondant au texte 712. On comprend que leur constitution
en mini-entreprises autonomes, chacune possédant une compétence
axée sur la production d'une composante bien identifiée d'un
produit/service, est le miroir de cette création d'équipes
multidisciplinaires dont nous avons parlé dans la section précédente.
La sous-traitance répond, dans la dimension gestion, au même
besoin de synthèse de ces compétences que la recherche d'une
complémentarité optimale nous force à scinder.
Le regroupement de travailleurs complémentaires en unités
de production autonomes, elles-mêmes complémentaires, dont
la juxtaposition judicieusement ordonnée répond à la
demande des consommateurs, constitue la maquette de production idéale
pour une économie tertiaire.
2.3.4. AUTONOMIE ZÉRO (0)
L'autonomie fleurira partout dans une économie tertiaire ...
ou presque. L'économie d'une Nouvelle Société ne peut
pas être totalement un espace d'autonomie, car il y a une catégorie
d'activités tertiaires où la marche vers l'autonomie s'arrête
et où aucune autonomie n'est permise. C'est celle des activités
qui correspondent au domaine éminent de l'État.
Dans une société, il n'y a pas seulement les services
que les sociétaires se rendent entre eux, mais aussi des services
rendus à eux tous par l'État, au nom de la collectivité
qu'il incarne. Certains de ces services découlent de l'autorité
même de l'État et l'autonomie, non plus que l'entreprenariat
n'y ont alors leur place. Les activités pertinentes aux services
que rend l'État dans l'exercice de sa fonction de gouvernance constituent
une catégorie d'activités tertiaires bien distinctes et à
autonomie nulle.
2.3.4.1 Hétéronomie
Quand nous parlons d'autonomie nulle, ceci ne signifie pas que le travailleur
n'y exerce plus son jugement et n'y prend plus de décisions. De la
même façon que nous avons défini précédemment
le travailleur autonome dans le pur sens étymologique de celui qui
définit ses propres règles, il faut définir ici comme
hétéronome le travailleur qui se limiter à appliquer
celles qu'on lui a dites d'appliquer, dans le cadre strict et au vu des
seuls critères qu'on lui a imposés.
C<est le cas de celui qui met sa compétence au service de
l'État, pour que soient exécutées les activités
pertinentes a` sa fomction de gouvernance. Il ne doit PAS définir
ses propres règles, mais faire abstraction de sa volonté
propre et n'utiliser quelque discrétion qui lui échoit que
comme une occasion de mieux comprendre ce que veut l'esprit des lois, lequel
doit être son seul guide chaque fois que la lettre en est imparfaite.
Celui qui a une fonction de responsabilité pour l'établissement
et l'application des politiques et des procédures de l'État
dans son rôle de gouvernance - le fonctionnaire, au sens strict
ne peut pas travailler dans l'autonomie. Dans l'exercice de cette fonction,
il ne doit être rien d'autre qu'une créature de l'État
et ne doit être motivé que par le seul plus grand bien de l'État.
A fortiori ne doit-il donc pas avoir quelque intérêt personnel
que ce soit aux gestes qu'il pose et aux décisions qu'il prend. Un
« fonctionnaire entrepreneur » est une contradiction et si,
sciemment ou par le jeu des circonstances, un fonctionnaire devient un entrepreneur,
ce ne peut être que dans un contexte de corruption et c'est donc une
abomination.
Les responsables de la mission éminente de l'État - sous
ses aspects de stricte gouvernance, de justice ou de sécurité
- ne peuvent pas, de toute évidence, travailler dans l'autonomie.
Ceci est vrai des décideurs politiques, des planificateurs et gestionnaires
décideurs, qu'ils soient élus ou nommés, et qu'ils
soient à l'emploi du gouvernement lui-même ou des autres instances
investies par l'État ou les citoyens eux-mêmes d'un pouvoir
de gouvernance ou d'administration.
Cette même règle s'applique, aussi, à tous ceux
dont le travail n'est pas de décider ni de gérer la chose
publique, mais dont les fonctions expriment l'autorité l'État
ou d'une instance de gouvernance. À ce titre, sont donc exclus de
l'autonomie, ceux dont le travail consiste en ces innombrables décisions
ponctuelles qui manifestent au quotidien cette autorité de l'État
: ceux qui assurent la sécurité (policiers et militaires),
ceux qui dispensent la justice et ceux qui représentent le pays à
l'étranger. Ils doivent faire abstraction de toute préférence
et chercher à s'identifier complètement à la volonté
collective qui les a mandatés.
On ne peut accorder l'autonomie à ceux qui incarnent l'État
ni en faire des entrepreneurs. Ils ont un patron et ils doivent le garder
: c'est la société. Comment devons-nous traiter ces décideurs
responsables de l'État, nos employés ?
En l'absence des gratifications qui vont de paire avec l'autonomie et
l'entreprenariat - et qu'on ne peut accorder à ceux qui nous gouvernent,
sous peine que leurs entreprises ne passent avant leur souci de nous gouverner
et parfois le contrarient - c'est un grand défi à relever
de nous assurer leur motivation adéquate tout en respectant les normes
de l'éthique et de la justice.
C'est un défi considérable, car le rôle plus en
plus important de l'entreprenariat sous toutes ses formes, dans une Nouvelle
Société, pourrait éveiller une certaine envie chez
ceux qui en sont ainsi les seuls privés. Le danger est présent
que ne soit banalisée la corruption. Or la corruption est la maladie
mortelle de la démocratie.
Il est inadmissible qu'on n'accorde pas, dès aujourd'hui, une
importance accrue au proble`me de la corruption et qu'on ne la traite pas
avec plus de sévérité, car la corruption est le péché
de Judas, le péché des « félons qui, s'étant
acquis la confiance d'un autre, se servent de cette confiance pour tromper
celui qui la leur a accordée et lui nuire en en tirant profit ».
Au plus profond de son Enfer, Dante place ces félons dans les bras
mêmes de Satan.
On peut difficilement imaginer crime plus néfaste dans ses conséquences
sociales, en effet, que de mettre à profit un mandat reçu
de toute la société pour toucher un pot-de-vin et sacrifier
les intérêts et les espoirs de milliers ou de millions de personnes
qui vous ont fait confiance. Une Nouvelle Société mettra
au ban de la société et ruinera irrévocablement, sans
pardon ni pitié, les décideurs publics convaincus de s'être
laissés corrompre.
2.3.4.2 La satisfaction préemptive
On punira les décideurs publics corrompus, mais la punition appréhendée,
toutefois, n'est pas le meilleur incitatif pour garder les décideurs
dans la voie de la vertu ; rien ne rend un homme plus imperméable
à la corruption que la possession tranquille des moyens financiers
de satisfaire ses désirs. Un décideur riche et satisfait est
un décideur bien difficile à corrompre. L'hétéronomie
qu'on exige des fonctionnaires a donc son prix et la société
ne doit pas rechigner à le payer. Elle le payera en deux volets.
Le premier volet, c'est de combler le décideur public. Le salaire
des décideurs publics, nommés ou élus, doit être
non seulement augmenté, mais doublé ou triplé ! Être
un mandataire du peuple et décider en son nom doit être le
plus prestigieux des emplois et il doit s'y rattacher un salaire exceptionnel.
Les décideurs publics sont aujourd'hui mal payés, puisqu'ils
ne touchent pas, tant s'en faut, ce que touchent les entrepreneurs et gestionnaires
du secteur privé qui décident de questions bien moins importantes
et manipulent des fonds bien moins considérables. Il faut que la
rémunération des décideurs responsables de l'État
augmente de façon spectaculaire et que leur enrichissement se fasse
ailleurs que dans des comptes en Suisse.
Les sommes nécessaires pour leur consentir ces salaires exceptionnels
sont insignifiantes en regard des budgets de l'État. il est clair
que toutes les sommes qu'on pourrait leur consentir en salaires sont négligeables,
si on les compare au coût d'une seule mauvaise décision de
l'État. Les décideurs publics ne sont pas mal payés
parce qu'on manque de moyens, mais à cause d'un vieux fond de puritanisme
qui voudrait nous faire croire qu'ils sont parfaitement désintéressés
et ne veulent PAS s'enrichir. Cet angélisme naïf est délétère
pour la démocratie, car c'est une corruption rampante et tolérée
qui vient nous dire chaque jour que ce n'est pas vrai.
Il faut cesser de croire qu'il est inconvenant qu'un Ministre, qui gère
10 ou 20 milliards des fonds publics, touche une rémunération
annuelle de 500 000 ou d'un million d'euros, alors que n'importe quel bon
jouer de foot ou acteur a belle gueule, est encouragé à le
faire. Il n'y a rien d'inconvenant à ce que, durant son mandat, on
assume pour un décideur public des frais divers qui lui feront une
vie de pacha. Il mérite une vie de pacha. Il EST le pacha. Il faut
que le décideur se SENTE riche et soit satisfait. Ce qui est inconvenant,
c'est que celui qui gère nos milliards n'ait pas les moyens de boire
les mêmes vins que le milliardaire qui veut nous vendre des avions
ou nous construire des autoroutes.
Le deuxième volet, c'est de s'assurer que le décideur
public ne pense qu'à ça. Les décideurs publics ne doivent
penser qu'à décider. Avant leur entrée en fonction,
ils devront donc présenter leur bilan et confier la gestion de toutes
leurs affaires, sans exception, à la Curatelle publique qui en assumera
la gestion de simple conservation, selon les normes qui s'appliquent à
la gestion du patrimoine des mineurs et autres incapables
Tous les paiements que le décideur voudrait effectuer duran son
mandat, pour tout achat de nature privée qu'il souhaiterait faire
malgré la prise en charge quasi exhaustive de ses dépenses
courantes par l'État - dont le logement de fonction, la voiture,
des frais de représentations, etc. - le seront par le biais d'une
carte de crédit de fonction» qu'on lui remettra pour la durée
de son mandat et dont un bureau de l'État créé à
cette fin acquittera mensuellement le solde.
Non seulement le décideur public ne fera pas des affaires, mais
il n'effectuera même aucune transaction financière. Toute transaction
qu'il ferait sans passer par sa carte de crédit de fonction serait
nulle. Toute tentative qu'il ferait sciemment pour effectuer une telle transaction
serait une présomption de corruption et un acte criminel assimilable
à une fraude. Durant son mandat, hors l'usage de sa carte de crédit
de fonction, le décideur public, pour les fins de la gestion de ses
affaires personnelles est juridiquement un incapable.
Ce n'est que lorsqu'il terminera son mandat que le décideur public
sera tenu de rembourser les sommes imputées à sa carte de
crédit de fonction. Compte tenu des dépenses dont l'État
aura pris charge pour lui, le montant qu'on lui réclamera sera normalement
bien modeste. Ce montant sera déduit de son salaire, car son salaire,
bien sûr, ne lui sera remis que lorsqu'il aura terminé son
mandat ,ce qui l'incitera parfois à mettre fin a son mandat et à
profiter à son gré de la richesse qu'il aura méritée.
Le décideur public dont le mandat se termine retrouve, avec tous
ses droits, son patrimoine en l'état ou il l'a laissé au début
de son mandat, augmenté du montant de son salaire accumulé.
Un accroissement qui devrait représenter une somme du même
ordre de grandeur que celle qu'il aurait pu accumuler s'il avait, durant
ses années de services, consacré son talent à ses affaires
plutôt qu'à la chose publique.
Au cours des années qui suivront, des contrôles seront
faits périodiquement de ses avoirs, afin de vérifier que n'y
apparaissent pas des montants dont la provenance pourrait être liée
à des opérations réalisées durant la période
de son mandat. Dans le doute, il y aura enquête. S'il y a eu des gestes
indélicats, la justice suivra son cours. Il faudra être sans
pitié.
Il ne faut pas, d'autre part, hésiter à faire de la gestion
publique une profession enviable. Si l'on accepte d'enrichir raisonnablement
et honnêtement ceux qui nous gouvernent, il est absolument hors de
doute que l'État et nous tous y gagnerons. On ne leur donnera jamais,
tous ensemble, autant que ce que peuvent voler et surtout nous faire perdre
ceux qui ne résistent pas à la corruption.
2.3.4.2 Les non-décideurs
Les travailleurs qui doivent être totalement hétéronomes
constituent un élément important d'une économie tertiaire.
Ils sont déjà nombreux, mais il ne faut pas en tirer la conclusion
que quiconque a pour patron l'État ou une instance de gouvernance
est exclu de toute autonomie. Deux catégories d'employés de
l'État sont tenues indemnes de cette exclusion.
La première consiste en exécutants subalternes. Un personnel
de secrétariat, de soutien logistique, de service à la clientèle
et d'intendance qui se situe en dessous et aux ordres de ceux qui sont
les RESPONSABLES de l'État et des autres entités de gouvernance.
Alors que ces derniers doivent décider mais en faisant abstraction
de leur personnalité propre, se voulant les simples interprètes
de la volonté de leurs instances respectives - leurs subordonnés
ne doivent simplement PAS décider.
Non seulement ils ne doivent pas décider, mais ils ne doivent
même pas se mêler d'interpréter les règles qu'ont
définies les décideurs, puisqu'ils n'en sont pas responsables.
Quand ce personnel de pure exécution trouve prétexte à
influer, plus ou moins ouvertement, sur les décisions des instances
de gouvernance, il devient un pouvoir caché et une source d'arbitraire.
Quand il devient dominant, ce qui se produit chaque fois qu'un vrai responsable
abdique sa responsabilité, on a la gouvernance par des irresponsables,
ce qui est aussi une abomination.
Puisque les exécutants subalternes ne peuvent en aucun cas, assumer
de façon légitime l'autorité de l'État, rien
ne s'oppose à ce qu'on puisse accorder un statut de travailleurs
autonomes et d'entrepreneurs à ces employés de l'État
qui n'en sont pas les décideurs responsables. Ceci sous réserves,
bien sûr, d'une grande vigilance pour veiller à ce qu'ils
ne s'arrogent pas cette autorité à laquelle ils n'ont pas
droit.
Cette distinction est importante, puisque ce personnel d'exécutants
sans fonction décisionnelle représente la grande majorité
des travailleurs de l'État et des instances de gouvernance. Une
rationalisation de leurs tâches exigera que beaucoup de ces exécutants
subalternes qui ne sont pas des décideurs essentiels au rôle
au l'État dans sa fonction de gouvernance soient rendus à
un statut de travailleurs autonomes, pour en exécuter la partie inprogrammable,
alors que la partie programmable en sera programmée. (708)
Ce passage à l'autonomie de fonctionnaires exécutants
peut comporter un danger. Nous avons parlé plus haut des fonctions
&laqno; évanescentes », ces services dont nous privent, parfois
à notre insu, les monopoles privés qui veulent maximiser leur
profit. N'a-t-on pas a craindre un même phénomène quand
l'État, qui est certes le plus puissant des monopoles, rationalisera
ses activités ? Ne décidera-t-on pas de faire disparaître
de bien des services la composante inprogrammable qui en est la vraie raison
d'être et ne verrons nous pas une détérioration généralisée
des services qu'offre l'État ?
Ce risque est hélas bien rée, car cette détérioration
s'est manifestée avec constance, chaque fois qu'une économie
dirigée et un fonctionnariat puissant ont eu l'occasion de conjuguer
leurs efforts pour réduire les services offerts à leurs administrés.
Il se manifeste aussi, périodiquement et pour un temps, chaque
fois qu'un gouvernement en mal d'économies choisit cette façon
de boucler ses fins de mandats.
C'est pour parer à cette mauvaise habitude que l'on prendra soin,
dans une Nouvelle Société, de s'assurer que les aspects inprogrammables
de la relation entre citoyens et fonctionnaire ne soient pas sacrifiés
à la programmation et à la marche vers l'autonomie. On y
veillera en confiant la charge de l'utilisation de ces services à
des &laqno; cicérones » dont c'est l'administré qui
détermine les tâches et dont nous avons décrit ailleurs
la fonction (708).
On peut rendre à l'autonomie, en en faisant des cicérones
ou autrement, une grande partie de ces exécutants subalternes.
Il est à prévoir, cependant, que beaucoup de ces derniers
résisteront âprement aux efforts visant à remplacer
leur statut actuel par l'autonomie, une situation plus motivante, mais
qui peut apparaître bien moins alléchante à qui possède
déjà la sécurité d'emploi et un revenu garanti.
Il faut vouloir être motivé
La deuxième catégorie d'employés de l'État
qui n'ont pas à être exclus de la marche vers l'autonomie consiste
en ceux qui ne représentent pas l'État dans l'exercice de
ses pouvoirs éminents, mais dans son rôle de fournisseur de
services. Il ne faut pas confondre ses interventions à ce titre
avec sa mission et son mandat de gouvernance. L'État doit intervenir
au palier de la définition des services requis, laquelle exprime
une vision de la société et de ses objectifs, mais ses interventions
dans la gestion même de ces services sont affaire de simple opportunité.
Dans l'exécution de leurs tâches, les employés et
contractants des réseaux de services publics de l'État -
médecins, éducateurs et autres fournisseurs de services publics
- prennent les décisions pertinentes à l'accomplissement de
leurs missions professionnelles respectives, mais sans recevoir à
ce sujet de directives de l'État. Ils ne traitent avec celui-ci
et n'en retirent un revenu qu'en sa qualité de commanditaire de ceux
auxquels ils offrent leurs services. Ils ne sont donc pas dans des fonctions
de gouvernance et ce ne sont pas des décideurs de l'État.
L'État ne doit pas nécessairement se désengager
dans tous les cas de son rôle de fournisseur de services, mais il
doit certainement voir son rôle comme subsidiaire au palier de la
fourniture même de ces services et viser à y occuper moins
de place. Dans cette optique, les professionnels des réseaux de services
publics doivent être transformés en travailleurs autonomes,
dans toute la mesure du possible et c'est une large mesure.
L'État doit favoriser un statut d'autonomie pour ces travailleurs
de la santé, de l'éducation et en partie de la justice.
À certaines conditions, dont nous discuterons au prochain chapitre,
il doit aussi susciter en eux un désir d'entreprenariat et créer
entre eux la concurrence qui donnera à l'utilisateur de leurs services
le véritable libre choix auquel il a droit
2.4 L'ÉVOLUTION SPONTANÉE
Nous allons vers plus d'autonomie. Nous avons vu précédemment
que la structure en place d'une société tend à s'adapter
à un nouveau paradigme, bien avant que l'État ne lui donne
son satisfecit et ne promulgue les nouvelles règles du jeu. Dans
les limites de sa tolérance, la structure d'encadrement de la société
industrielle s'adapte spontanément aux exigences d'une économie
tertiaire.
Nous assistons tous les jours aux changements qui sont apportés
peu à peu par les entreprises et les individus à la structure
actuelle, pour que celle-ci s'adapte aux nouveaux besoins. La mise en place
d'une nouvelle structure qui favorise la complémentarité et
l'autonomie est à se faire, mais discrètement et pas toujours
de façon franche ni constructive.
D'abord, sans le dire, on a pris pour acquis que celui qui vit de l'aide
sociale va travailler au noir, arrondir ainsi son revenu à un niveau
acceptable et répondre du même coup à la demande pour
les petits boulots qui, autrement, ne serait simplement pas satisfaite.
On condamne donc le travail au noir - qui est, sous un autre nom et sans
reconnaissance formelle, le travail en parallèle qu'une Nouvelle
Société veut légitimer et promouvoir - mais on le laisse
proliférer, car on voit bien qu'il est inévitable et que,
en fait, il nous arrange.
Ensuite, on ne feint que pour la forme d'exiger des travailleurs autonomes
le paiement d'un impôt sur le revenu (fiscalité directe), alors
qu'on prend plus que leur part des travailleurs salariés à
revenus moyens. On le leur prend évidemment à la source, luttant
ensuite férocement pour ne leur en rendre que ce qu'on ne peut éviter
de leur rendre et en assortissant le remboursement à des formules
cabalistiques dont seul un expert peut comprendre le sens. Comment montrer
plus clairement que le salut est dans l'autonomie ?
Enfin, les entreprises suppriment des emplois tant qu'ils peuvent. Il
est déjà évident que la tendance est de ne garder à
l'interne que les décideurs et un personnel secrétarial et
de soutien dont la plus grande partie sera remplacée par des machines
dès que l'on pourra le faire. Tout le reste est déjà
chassé par la sous-traitance, l'impartition et autres procédés
qui remplacent le salariat pour permettre la motivation nécessaire
à une économie de services. Mais comme on n'a pas préalablement
mis en place un régime de travail/revenu garanti, ceci ne va pas
sans de profondes souffrances
Ces changements, comme on peut le prévoir, présupposent
tous une plus grande complémentarité et vont dans le sens
d'une augmentation de l'autonomie du travail. Ce qui ne va pas sans quelques
grincements de dents, puisqu'il implique une perte de prestige et de pouvoir
pour les organisations fondées en principe sur la solidarité,
mais en fait sur la similitude entre leurs membres, comme les syndicats,
les corps professionnels, les partis politiques et les églises.
Ce changement va aussi dans le sens d'un respect accru pour chaque intervenant
social, à la mesure de son caractère irremplaçable
qui établit sa complémentarité. Un respect sous condition,
cependant, auquel correspond, hélas, un croissant mépris pour
ceux qui ne se rendent pas indispensables. Ce mépris et la fracture
sociale qui en résulte montrent bien que nous avons atteint la limite
de la flexibilité du cadre actuel dont peuvent tirer avantage les
acteurs privés. C'est maintenant la responsabilité de l'État
de veiller à compléter la transformation et de le faire en
palliant ses effets négatifs.
Il doit le faire en remplaçant les lois et les normes qui freinent
- bien futilement - l'évolution vers la complémentarité
et l'autonomie, par de nouvelles qui, au contraire, iront dans le sens du
changement et l'encadreront correctement. L'État est sommé
par les circonstances d'intervenir et de poser des gestes concrets et irréversibles.
En modifiant le système de formation, le système judiciaire,
le système fiscal et, surtout, en introduisant une garantie de travail/revenu
pour tous les travailleurs.
Selon que l'État posera ou non ces gestes de bon gré et
avec habileté et diligence, nous passerons aisément ou brutalement
dans une Nouvelle Société. Nous y passerons dans la joie ou
les larmes, mais nous y passerons. L'État a un nouveau rôle
à assumer.