LA CRISE DES COÛTS DE LA SANTÉ
PRÉAMBULE
Au moment où je publie ce texte (février 1999), les
Urgences des hôpitaux sont bondées à 180% de leur capacité
prévue et on rappelle pour travailler, à des prix exceptionnels,
le personnel qu'on a payé cher l'an dernier pour qu'il prenne une
retraite anticipée. Nous avons l'Hiver des Urgences qui a pris la
relève de l'Hiver du Verglas, appellations qui ne sont pas sans rappeler
les noms poétiques et pudiques dont les Chinois affublaient leurs
grandes périodes de catastrophiques décadences. Peut-être
notre fin de siècle sera-t-elle un jour connue comme celle de la
Rétribution des Imprévoyances.
De tous les clous que j'ai voulu enfoncer depuis que j'écris
ce site, il n'y en a pas un sur lequel j'aie tapé plus fort que celui
de la Santé. Je livre aujourd'hui deux textes, complémentaires
l'un à l'autre, dont celui-ci recouvre le "Pourquoi" d'un
problème - les coûts de la médecine - auquel , entre
autres, le Texte 705 de ce site propose une solution.
Pour important qu'il soit, cependant, le problème des coûts
de la santé n'est que le plus visible d'une cohorte de problèmes
semblables touchant TOUS les services que l'État a pris l'engagement
d'offrir aux citoyens: éducation, justice, garantie du revenu, etc.
C'est la détérioration de ces services qui marque la décadence
évidente et la mort annoncé du Système.
Pierre JC Allard
0. INTRODUCTION
Notre système de santé vit deux (2) crises parallèles.
Une agression néo-libérale contre l'universalité et
la gratuité, d'abord, mais il faut voir que cette attaque politique
met seulement à profit une autre crise sous-jacente dont les causes
ne sont pas politiques, mais techniques.
Il ne faut pas se cacher l'offensive actuelle pour mettre fin à
la gratuité de la santé au Québec et ailleurs; il faut,
au contraire, la mettre en lumière, et c'est un passage obligé
car on ne peut rien régler si on n'a pas la bonne volonté
de le faire: avant de pouvoir payer, il faut vouloir payer. Il faut bien
comprendre, toutefois, que le néo-libéralisme est opportuniste;
cette bataille de comptables contre le système de santé gratuit
et universel a été engagée parce que des impératifs
techniques imposaient une remise en question des coûts du système
de santé et ce sont ces impératifs techniques qui constituent
le problème de fond.
La médecine coûte trop cher. La gratuité et l'universalité
des soins resteraient précaires même si cessait l'attaque néo-libérale.
Nous parlerons donc de l'agression néo-libérale, mais brièvement;
car nous l'avons déjà fait - et nous le ferons encore - et
cette bataille n'est tout de même qu'un épisode d'une lutte
à finir entre deux visions du monde qui nous occupera encore longtemps.
C'est de la crise technique que je veux surtout ici parler.
Nous allons voir dans la première partie de ce rapport comment ceux
qui nous gouvernent procèdent pour nous enlever cette gratuité/universalité
des soins médicaux qu'ils nous avaient accordée il y a trente
ans et pourquoi ils choisissent cette voie, pourtant si périlleuse
sur le plan politique; dans la deuxième partie, nous verrons, en
esquissant l'approche qui mènerait à une solution, le vrai
problème de coûts auquel fait face le système de santé
et dont le néo-libéralisme cherche à tirer partie.
1. LE CONFLIT SOCIO-POLITIQUE
1.1 Le sabotage du système de santé
Les malades qui encombrent les corridors, au rez-de-chaussée d'hôpitaux
dont des étages sont fermés, ne sont qu'un symptôme.
Derrière cette image, il y a tout un système en perdition
dont on n'entend parler que quand les péripéties du naufrage
sont "médiatiquement signifiantes", c'est-à-dire
quand un chef de pupitre - ou mieux un réalisateur de la télévision
- décide qu'il vaut la peine de s'y attarder.
Exemple. Quand deux patientes en attente de greffes pulmonaires sont décédées,
l'été dernier, en attendant que quelqu'un prennent une décision
raisonnable à leur sujet, c'était une "nouvelle".
Heureusement, car il est important de savoir qu'il n'y a pas que la vitesse
qui tue: la lenteur, l'hésitation, l'indécision tuent elles
aussi. Ce n'était pas une nouvelle, hélas, parce que deux
personnes étaient mortes faute de soins, mais parce qu'il s'agissait
d'une péripétie secondaire d'une affaire "plus importante":
le transfert de Montréal vers Québec, du programme de greffe
pulmonaire du Ministère de la Santé et des Service sociaux.
C'était une nouvelle parce que deux personnes étaient mortes
sacrifiées à l'idée de déplacer des programmes
et des ressources de santé comme des pièces sur un échiquier
et il était bien qu'on le souligne. Mais cette nouvelle n'a fait
la manchette qu'un jour ou deux et, s'il ne s'était pas agi de cette
question de transfert - de Québec vers Montréal ou l'inverse
- ces deux morts seraient passées inaperçues, car des morts
faute de soins, il y en a tous les jours. Où se situe le seuil de
l'intolérable?
Exemple. Une note de 94% aux examens du Collégial, ce n'est pas toujours
assez "fort" pour qu'un finissant puisse entrer en Médecine
à l'Université. Vraiment? Je parie mon diplôme en statistique
- niveau doctoral - qu'il est impossible dans le système actuel de
concocter un examen qui puisse départager significativement, selon
leurs connaissances acquises réelles, les étudiants qui ont
entre 90 % et 100 % de moyenne (Voir texte 704).
Ce qui signifie que tous ceux qui sont admis présentement en Médecine
le sont par "chance" ... et qu'un nombre égal de postulants
ont été refusés par pure déveine, étant
en moyenne tout aussi compétents que les premiers. On limite impitoyablement
les entrées en Médecine; pendant ce temps là, nous,
les péquenots, nous attendons six à douze semaines un rendez-vous
chez des spécialistes qui travaillent bien trop d'heures chaque jour
pour leur santé... et pour la nôtre.
Exemple. Afin que l'État ne soit plus obligé de les payer
à soigner les malades, le gouvernement a décidé qu'il
valait mieux soudoyer plus de 500 médecins d'expérience, en
leur offrant des sommes allant jusqu'à 300 000 $ chacun, afin qu'ils
prennent leur retraite et ne soignent plus une population qui pourtant manque
de soins. Pour des sommes moindre - mais dont le total reste impressionnant
- on a aussi acheté ainsi le départ de milliers d'infirmières.
On paye pour que la population ne soit PAS traitée.
Une bêtise surréaliste? Il n'y a a pas si longtemps, on pouvait
croire que nos dirigeants étaient seulement inintelligents. Aujourd'hui,
il est clair que l'explication de l'imprévoyance et de la bêtise
est devenue insatisfaisante. Aucun politicien assez habile pour être
élu ne peut être assez mentalement démuni pour ne pas
comprendre les conséquences de la politique que mène présentement
le Québec en matière de santé. La mauvaise foi est
devenu un élément incontournable de l'explication. ON SABOTE
SCIEMMENT LE RÉSEAU DE LA SANTÉ DU QUÉBEC
Le sabotage de ce réseau, qu'il a fallu 30 ans et des milliards de
dollars pour mettre en place, se fait en six (6) attaques concertées.
1 - Mettre à la retraite anticipée un maximum de médecins
et d'autres professionnels de la santé. 2 - Maintenir au plus bas
les admissions en formation médicale. 3 - Ne pas investir dans les
immeubles ni les équipements de santé. 4 -Désorganiser
le système par des réformes administratives , fusions, déménagements
dont l'utilité est douteuse mais dont le potentiel de création
de confusion et de mécontentement est évident. 5 - Couper
les budgets d'opération pour forcer la fermeture de lits et démotiver
le personnel qui s'accroche à sa mission. 6 - Favoriser la diffusion
d'histoires d'horreur - hélas vraies ! - concernant les erreurs de
diagnostic, les retards ambulanciers, les délais aux salles d'urgence,
les "débranchements" contre la volonté du patient
aux soins intensifs, etc.
1.2 L'agenda néo-libéral
Pourquoi choisit-on de saboter le système de santé du Québec?
Le but immédiat visé est de réduire l'efficacité
du réseau public - et de faire connaître largement cette perte
d'efficacité - jusqu'à ce que le réseau public devienne
inacceptable pour toute cette partie de la population qui a les moyens financiers
de choisir une solution de rechange. C'est pour une même raison qu'on
pousse les médecins d'expérience à se retirer et qu'on
limite si sévèrement le nombre des entrées en Médecine:
diminuer les ressources disponibles, pour que les services se détériorent
et que le système public gratuit et universel perde la confiance
de la population.
Quand cette confiance ne sera plus, la motivation sera grande pour les classes
moyennes - et même un peu sous la moyenne - de consacrer prioritairement
leurs épargnes à l'achat de programmes garantissant des soins
privés de bonne qualité. Rien n'est plus important que la
vie et la santé, n'est-ce pas ? Alors, les compagnies d'assurance
- et les groupes financiers qui, de plus en plus, sont les propriétaires
de ces compagnies d'assurance - offriront cette solution de rechange privée
à ceux qui peuvent se l'offrir. Les autres seront en liste d'attente
interminable, pour obtenir l'accès à des ressources humaines
médicales insuffisantes, travaillant dans des salles vétustes
avec des équipements désuets.
Malgré les mensonges rassurants qu'on sert à la population
- le temps qu'elle dorme jusqu'à ce que le carnage soit irréparable
- il est hors de doute que la politique actuelle de sabotage systématique
de notre réseau de la santé mène à réduire
progressivement la part des coûts de la santé que l'État
prendra en charge. À créer, donc, une situation néo-libérale
"correcte" où les ressources médicales serviront
en priorité les besoins de ceux qui peuvent se les offrir et où
on n'accordera aux autres que ce qui en restera.
Accessoirement, bien sûr, on en profite pour réduire tout de
suite les dépenses collectives afin que ceux qui ont du fric puissent
faire quelques placements supplémentaires et pour couper quelques
dollars sur les impôts afin d'aller chercher quelques votes. Des milliers
de gens souffriront et mourront parce que l'État a décidé
que ses vraies priorités sont de réduire ses dépenses
et d'équilibrer son budget sans taxer les riches, pas d'offrir à
la population des soins de santé de plus en plus complets et efficaces
à la mesure de nos besoins et des compétences dont nous disposons.
Tout ça fait partie du même scénario, la razzia concertée
pour donner plus à ceux qui ont beaucoup et moins à ceux qui
n'ont pas assez.
Comment nos gouvernants peuvent-ils se permettre ce choix inhumain? Parce
qu'une part croissante de la population, de plus en plus pauvre et de plus
en plus mal éduquée - et donc de moins en moins branchée
sur la réalité politique et de plus en plus manipulable -
ne représente plus un contrepoids crédible aux exigences d'une
minorité d'exploiteurs. Ceux qui sacrifient ainsi la solidarité
sociale pour une poignée de dollars ne comprennent pas que ces dollars
n'ont d'autre valeur que celle que leur assure un consensus qui ne peut
se maintenir sans cette solidarité. &laqno; Ceux qui ignorent l'Histoire
sont condamnés à la répéter...»
Mais pourquoi cet acharnement à écraser le faible au profit
du fort dans ce secteur en particulier de la santé? Choix risqué,
car il peut être dangereux de susciter ici le mécontentement
de la population : il s'agit vraiment d'une question de vie ou de mort et
une croisade bien plus sanglante qu'on ne veut l'avouer peut être
en gestation. (Si vos enfants vont mourir faute de soins parce que vous
n'avez pas de fric, y a-t-il quoi que ce soit que vous n'ayez pas le droit
de faire?)
Pourquoi cette bataille sur un terrain aussi périlleux? Le Système
va se battre sur ce front, malgré les risques, parce qu'aucun autre
secteur - et de très loin - ne constitue un objet de conquête
aussi attirant pour l'économie libérale que le secteur de
la santé. D'abord, sur le strict plan économique, le secteur
de la santé est la terre promise; ensuite, sur le plan du contrôle,
c'est l'ultime outil pour un système de renforcement positif axé
sur la récompense. (Voir texte 402).
Sur le plan économique, il faut voir que la production de biens n'offre
plus aujourd'hui beaucoup d'avenir. Ceux qui en ont les moyens sont déjà
saturés, non pas de tel bien ou de tel autre, mais deTOUS les biens
de consommation en général. Blasés, ils prennent conscience
de l'arnaque publicitaire qui les pousse à payer plus pour des babioles
qui n'ajoutent rien aux services que les choses peuvent rendre. Une Mercedes
ne rend pas 10 fois les services d'une Toyota, un "Blue Label"
n'enivre pas mieux qu'un alcool standard... Parce que le boniment des vendeurs
est devenu trop simpliste, il devient élégant de pas tomber
dans le piège de la consommation ostentatoire et de se satisfaire
de choses simples. De telle sorte que les riches ont de moins en moins que
faire de leur argent, sauf spéculer, ce qui est une bombe a retardement
cachée dans le grenier de notre société. (Voir
Texte 401)
Quant à produire pour les besoins insatisfaits de ceux qui n'ont
pas les moyens de les satisfaire - incluant toute cette majorité
de la population du globe qu'on appelle le tiers-monde - il n'y a, par définition,
aucun profit à tirer de cette entreprise et elle ne mérite
donc même pas un coup d'oeil de la part d'un système qui ne
se justifie que par le profit et l'accumulation de richesses comme symboles
du succès. La seule demande qui compte, c'est celle des riches.
Qu'est-ce qu'on peut offrir aux riches pour faire rouler l'économie
réelle? La VIE. La vie, et rien d'autre. (En fait: la vie, la santé
et la jeunesse). Pour ajouter des années à leur vie - et jeunesse
et santé à leurs années - même les plus blasés
sont prêts à redevenir consommateurs. Les industries pharmaceutiques
et médicales vont donc être, au XXI ème siècle,
ce qu'a été au XX ème l'industrie des armements. Ce
qui rendra, on l'espère, la guerre moins nécessaire... mais
ce qui n'empêchera pas que des hommes et des femmes meurent encore
pour rien afin que soit perpétué le pouvoir de la richesse.
Car toutes les "récompenses" matérielles que peut
procurer l'argent devenant de plus en plus triviales dans notre société,
à mesure que notre productivité industrielle augmente, c'est
l'accès à la santé par la richesse qui peut le mieux
jouer le rôle de récompense. Mais pour jouer ce rôle,
la santé ne peut pas être donnée: il faut qu'elle soit
vendue. Il n'est pas suffisant qu'une médecine en progrès
exponentiel assure la longévité, la santé et la jeunesse
aux riches; il faut aussi que la médecine ne l'assure pas aux pauvres.
Au lieu de les tuer on les laissera mourir...
Pour garder la richesse comme source du pouvoir et que se maintienne une
société basée sur le désir d'obtenir une récompense
plutôt que sur la menace de subir un châtiment, il faut que
l'individu veuille PASSIONNÉMENT devenir riche. Idéalement,
que la richesse devienne une question de vie ou de mort. Assurer ainsi la
suprématie finale de la richesse en lui octroyant un droit de vie
ou de mort est la deuxième raison pour laquelle l'économie
libérale doit conquérir le secteur de la santé.
Pourquoi cette reconquête de la santé par l'économie
libérale est-elle devenue si urgente? Parce que la médecine
est devenue une vraie science. Il n'y a pas si longtemps, disons avant Pasteur,
la médecine ne servait à rien. Il valait mieux faire brûler
un cierge que de voir un médecin et c'était moins dangereux.
Avant les antibiotiques, la médecine ne jouait encore qu'un rôle
bien marginal pour déterminer l'espérance de vie. Il y a trois
ou quatre décennies , quand au Québec comme en beaucoup d'autres
pays on a décidé de donner la santé gratuite à
tous, la médecine guérissait déjà ... mais on
ne savait pas encore à quel point elle pourrait garder les gens en
vie.
Maintenant, les progrès de la médecine sont météoriques
et RIEN n'est aussi motivant. Si le système capitaliste ne récupère
pas ce secteur de la santé, il aura laissé échapper
le plus efficace de ses moyens de contrôle. Un pays où les
pauvres peuvent être soignés tout comme les riches n'est pas
un pays capitaliste et libéral dans la pleine acception du terme.
En donnant la médecine gratuite, les États modernes ont donné
plus qu'ils ne croyaient. Toutes les ressources du mensonge et de la duperie
vont donc être mises en oeuvres pour convaincre les gens de renoncer
au droit qu'on leur a "naïvement" accordé de recevoir
des soins en leur seule qualité d'êtres humains et sans autre
raison que la solidarité qui devrait unir entre eux les êtres
humains.
La néo-libéralisme prend pour prétexte la hausse des
coûts du système de santé pour vouloir en décharger
la collectivité, aux dépenses de laquelle les nantis contribuent,
en principe, selon leurs moyens et en charger l'individu qui n'en aura alors
que pour son argent. Est-il possible de résister à l'offensive
néo-libérale et de maintenir un réseau de santé
adéquat gratuit et universel? Jusqu'à un certain point OUI,
au delà, NON.
Oui, dans la mesure où des décision politiques peuvent accorder
à la santé la priorité qu'elle mérite et veiller
à une allocation équitable des ressources qui ne sacrifie
pas les besoins de la population en général aux intérêts
de quelques uns. Non, si on pense donner à tout le monde tout ce
que la médecine pourra offrir. Ceci ne dépend pas d'une décision
politique; il y a une limite technique qui empêche de le faire, un
veto qu'impose la réalité elle-même.
2. LES COÛTS RÉELS DE LA SANTÉ
La médecine a cessé de n'être qu'une superstition
parmi tant d'autres pour devenir un outil efficace qui conserve la "vie".
La vie: le bien pour lequel la demande est toujours supérieure à
l'offre. .Or l'usage de cet outil qu'est la médecine exige le travail
de ressources qui coûtent cher. De sorte que si la vie, dit-on, n'a
pas de prix, la médecine, elle, est un outil qui a un coût.
On ne parle pas ici d'un coût symbolique en monnaie virtuelle de la
Banque du Canada, ce qui peut toujours s'arranger - (Je suis de ceux qui
dénoncent l'écran de fumée monétariste qui nous
cache la réalité économique - navrante - qu'a produite
l'approche néo-libérale) - on parle d'un coût réel:
un coût-travail.
Le coût réel de la médecine, c'est le temps précieux
du personnel de santé qualifié. Il est commode de parler de
dollars, mais le coût réel des choses - de la médecine
comme du reste - c'est le travail qu'elles exigent et la formation préalable
qu'a exigé ce travail, laquelle formation est aussi du temps de travail.
Quelle que soit la valeur monétaire qu'on leur fixe, les services
médicaux ont un &laqno;coût» réel qui ne se mesure
pas en argent mais en travail, en &laqno;temps/compétence».
Or ce coût est élevé et il augmentera.
Pourquoi? Parce que la science médicale se développe de façon
exponentielle, dans toutes les directions, mettant à profit toute
la combinatoire des connaissances acquises... alors que chaque nouvel acquis
scientifique vient ajouter à un corpus dont l'apprentissage de chaque
élément requiert toujours autant d'efforts de la part de celui
qui doit l'assimiler. Aussi longtemps qu'on ne pose pas à la recherche
des limites artificielles - et qui voudrait lui en poser ! - l'écart
s'accroît donc entre ce qui est connu et ce qu'il est possible de
connaître (Voir texte 704).
Pour tenter de contrer cette disparité, on augmente les temps de
formation; le ratio du temps de formation et d'information du facteur humain
au temps dont il dispose pour la mise en application des données
apprises augmente donc lui aussi, posant une limites technique au nombre
des praticiens disponibles et, par voie de conséquence, à
l'universalité de l'application des acquis de la médecine.
L'écart va ainsi s'accroître entre ce qu'il est possible de
faire pour un patient et ce que les ressources disponibles permettraient
théoriquement de lui apporter, déterminant un coût croissant
de rareté.
2.1 Le coût de la rareté
Les ressources médicales sont rares et deviendront de plus en plus
rares, dans la mesure où nous ne pouvons déjà pas -
et pourrons de moins en moins - former des médecins en nombre suffisant
pour que la médecine clinique suive le rythme de l'apparition des
nouvelle techniques que met au point la science médicale. La rareté
des aptitudes et la durée des formations requises va rendre de plus
en plus lourd le coût-travail de la médecine, son coût
réel.
Le coût réel qui marque la frontière technique de la
gratuité universelle ne se calcule donc pas uniquement en argent
mais aussi, plus concrètement, en temps/compétence. Or, on
ne peut pas imprimer du temps de travail et de l'expertise comme des obligations
de pacotille ("junk bonds"). Il ne faut donc pas laisser l'illusion
monétariste fausser le débat sur les coûts de la santé,
car si on s'écarte de la réalité du coût-travail,
vers la gauche ou la droite, on va vers l'absurde.
S'en écarter vers la droite, c'est d'agir comme si les budgets, les
billets de banque, la dette nationale, le déficit ou quelqu'autre
hocus-pocus magouillo-financier posait une limite à l'utilisation
que nous pouvons faire de nos ressources médicales. Les mises à
la retraite anticipées du personnel de la santé sont une exemple
de cette attitude stupide ou criminelle. S'en écarter vers la gauche,
c'est de penser que toute intervention médicale peut devenir applicable
et accessible à tout le monde tout le temps, du simple fait que la
science l'a rendue possible. "Je soulèverai le monde... si vous
me donnez un levier adéquat"- disait Archimède, qui n'était
pas pessimiste de nature. La Gauche oublie trop souvent le "si"
... et le levier.
Prenons un exemple. Les techniques médicales s'améliorant
sans cesse, on vit et on "survit" maintenant de plus en plus longtemps.
Mais il en coûte aujourd'hui 180 000 dollars par année pour
maintenir en vie certains patients dont on ne sait pas très bien
s'ils vivent encore... et on se demande si on a les moyens de le faire.
La question n'est pas bête, jusqu'à ce qu'on allègue
que ca nous coupe les fonds pour les autoroutes ou, plus sentencieusement,
que ces 180 000 $ sont ce qu'il en coûterait pour nourrir pendant
un an, au Sahel, un village de 300 familles. La, ça devient bête
et c'est de la démagogie, parce que ceux qui le disent se fichent
généralement tout a fait du Sahel et surtout - et c'est là
l'essentiel - parce que ces 180 000 $ représentent le travail de
médecins, d'infirmières, d'auxiliaires et de tous ceux qui
ont collaboré aux intrants de tout ce qui sert à soigner et
à guérir. Ce travail ne peut pas se transformer en manioc
pour nourrir les Maliens et les Burkinabés.
On peut donc exorciser les 180 000 $ qui ne sont que du papier et dire à
la droite d'aller se rhabiller, mais ça ne résout pas la question.
Car quand on revient à la réalité, on voit qu'il ne
s'agit pas, en effet, de trouver 180 000 $ en espèces, mais que les
besoin de soins du macchabée en sursis n'en sont pas moins dans la
balance avec ceux du patient suivant. La vraie question se pose toujours
avec acuité de savoir lequel des deux patients va bénéficier
du temps des ressources médicales. En bénéficier tout
de suite, car le temps ne peut pas être mis en banque et produire
des intérêts. On ne peut pas dire "les deux", car
les ressources médicales sont limitées. On n'a qu'un levier,
pas deux; il faut faire un choix. Ce choix peut résulter d'une prise
de position politique, bien sûr, mais pas le fait de faire ce choix;
ce choix est incontournable et c'est déjà un choix que de
ne pas choisir.
Or, ce qui est vrai dans l'exemple ci-dessus l'est au palier de toute la
société. Les besoins en santé sont illimités
et les possibilités qu'offre la médecine croissent de façon
exponentielle, au rythme de la recherche, alors qu'il faut toujours former
un à un ceux qui connaîssent et appliquent les traitement qui
deviennent techniquement disponibles. Il n'y a simplement pas - et il n'y
aura peut-être jamais sur la planète - ni au Québec
- assez de médecins compétents, aidés des auxiliaires
chevronnés et dotés du matériel adéquat, pour
offrir à tout le monde tous les services médicaux que la science
met a à notre disposition.
Une part croissante du travail de notre main-d'oeuvre sera certainement
affectée dans l'avenir au secteur santé, mais, même
en tenant compte de ce transfert de ressources, la recherche ira encore
plus vite que la formation. Il va falloir faire des choix et ce n'est pas
une question de budget: on ne peut simplement pas augmenter indéfiniment,
au rythme des progrès de la médecine, le nombre de ceux dans
la société dont la vie consiste à préserver
celle des autres. On ne peut déjà plus offrir tous les services
médicaux à tout le monde tout le temps, on le pourra de moins
en moins dans l'avenir; la médecine restera une denrée rare
et certains de ses aspects ne seront accessibles qu'à une partie
de la population. Ceci n'est pas un complot; c'est un impératif technologique.
Quand on comprend que le problème actuel et futur de la santé
n'est pas une question financière qu'on peut résoudre par
des manipulations mais un problème d'allocation optimale de ressources
humaines limitées, on comprend du même coup que l'on fait face
à une contrainte technique à laquelle on ne peut pas plus
échapper qu'à la loi de la gravité. La question n'est
donc pas de savoir si tous les patients pourront toujours bénéficier
de tout ce que la science médicale peut offrir; ceci n'est pas possible.
Il s'agit de choisir quels services seront réservés à
quelques uns seulement et quels critères présideront au choix
des bénéficiaires.
2.2 La zone de gratuité/universalité
Parmi les possibilités croissantes qu'offrira la médecine
de demain, on ne pourra garantir la gratuité et l'universalité
que de ceux qu'on inclura dans une zone protégée de services.
Il faut qu'une décision politique consensuelle définisse cette
zone en fonction : a) de la part (large et croissante) de nos ressources
que nous voulons affecter à la santé , et b) de la part (très
large, mais qui ne peut que décroître progressivement, nous
verrons plus loin pourquoi) des ressources disponibles pour la santé
que nous voulons affecter au secteur public.
Quelles bornes voulons nous fixer à la zone de gratuité et
d'universalité? Cette zone doit recouvrir tous les examens, les soins
et les médicaments dont l'efficacité est reconnue, sous la
seule réserve de la disponibilité des ressources humaines
pour les appliquer. Ceci est l'essentiel, la partie qui n'est pas négociable.
Qu'est-ce qui est négociable? D'abord, tout ce qui n'est que la composante
"mieux-être" de la santé. Il faut distinguer ce qui
est médical de ce qui ne l'est pas et renvoyer à l'individu
la facture de ce qui ne l'est pas: cette facture représente le temps
des ressources qui sont affectées à satisfaire ses "désirs"
au-delà de ses "besoins" et on ne doit pas confondre le
droit pour tous de vivre en santé avec l'objectif, bien différent,
d'une répartition égale du somptuaire et de l'ostentatoire,
ce qui serait un autre combat. Ce qu'il faut préserver à tout
prix dans cette négociation, c'est la priorité absolue de
l'affectation des compétences médicales aux besoins de tous
dans le secteur public, afin que n'en soit pas divertie une part significative
vers le secteur privé pour y être, en quelque sorte, vendue
aux enchères pour la satisfaction des désirs de quelques uns,
selon les principes du néo-libéralisme.
Ensuite, est négociable aussi l'accès à tout ce qui
demeure expérimental. Par delà les traitements dont l'efficacité
est reconnue, en effet, il y a ceux qui constituent ce qu'on peut appeler
la médecine "de pointe". La médecine de pointe,
par définition expérimentale, est nécessairement réservée
à quelques uns ... à moins qu'on ne décide de rétablir
l'équité en en privant tout le monde, entraînant ainsi
une stagnation de nos connaissances et créant aussi, inévitablement,
un marché noir de la santé avec les scénarios de la
science-fiction la plus noire qui en découleraient.
La médecine de pointe pose un double problème. Un problème
moral, d'abord, parce que les patients de la médecine expérimentale
servent de cobayes aujourd'hui pour que la médecine puisse un jour
guérir d'autres êtres et que ceux qui y sont soumis le sont
souvent sans avoir été avisés en des termes qu'ils
pouvaient comprendre de tous les risques qu'ils encourent. L'expérimentation
est nécessaire, l'objectif ultime est louable, mais la procédure
suivie est moralement contestable. Un problème de coût-travail,
ensuite, puisque ce sont souvent les compétences les plus rares qui
sont affectées à cette médecine expérimentale
et qu'il faut éviter que ces ressources qui pourraient servir à
tous ne soient indûment affectées aux besoins d'une seule élite.
Quels critères présideront au choix des patients de la médecine
expérimentale?
Sur ce point, toutes les approches ont été tentées
au cours de l'histoire, allant du pur hasard au mérite et à
la force brutale; car, la plupart du temps, ne l'oublions pas, on ne se
pressait pas aux portes pour recevoir les traitements expérimentaux.
Dans une économie de marché, on peut imaginer que ce sont
ceux qui veulent et qui peuvent assumer le risque et le coût des services
de pointe qui en bénéficieront, et qu'ils auront accès
à ces traitements en marge des frontières de la gratuité
et de l'universalité. Injuste? Quelle autre combinaison de critères
nous mettrait à l'abri de toute injustice? ..... Et j'avoue que je
suis plus à l'aise avec le principe des bien nantis qui payent pour
recevoir des traitement expérimentaux qu'avec l'alternative des moins
fortunés qui sont payés ou dupés pour les subir...
La notion d'une médecine "expérimentale" qui puisse
être ni gratuite ni universelle ouvre la porte à des abus,
c'est vrai. Mais, jusqu'à ce qu'on apporte une solution réaliste
de rechange, je crois qu'il ne faut pas fermer cette porte... seulement
la surveiller. Il faut permettre un secteur privé de médecine
expérimentale, mais limiter strictement le pourcentage des ressources
médicales qui pourront y être affectées et s'assurer
que leur travail ne recoupe pas celui du système public. C'est un
contrôle qu'il est facile d'exercer par le suivi des diagnostics de
référence, l'émission de permis appropriés et
des mesures fiscales.
Il faut accepter ainsi une frontière du "possible collectif"
en deçà de laquelle nous ne permettrons pas que les sbires
néo-libéraux viennent tuer par omission mais au delà
de laquelle la gratuité et l'universalité ne s'appliqueront
plus et où prévaudra donc une forme de sélection. Dans
une système capitaliste, c'est le capitalisme qui reprendra là
ses privilèges et c'est l'argent qui servira de discriminant. Dommage,
mais cette sélection par la richesse ne créera pas plus d'injustices
que les privilèges incontournables dont disposent aujourd'hui ceux
qui ont des amis dans le système. (Ce sont d'ailleurs les mêmes
qui aujourd'hui "ont des amis" et qui, dans un autre système
aurait l'argent requis pour avoir "plus"....).
Ce n'est pas un défi réaliste de lutter pour que la zone de
médecine "gratuite et universelle"occupe tout le champ
de la santé; c'est même une illusion néfaste de penser
que l'on donnera tout à tout le monde. Ne tombons pas dans le piège
de faire chavirer dans l'absurde la thèse de la gratuité et
de l'universalité des soins de la santé, car rien ne conduit
plus sûrement au démantèlement du réseau public
de santé québécois ou des autres réseaux publics
de santé à travers le monde que l'erreur d'exiger l'impossible
du secteur public.
Le défi réaliste, c'est de lutter pour que cette zone de gratuité/universalité
englobe l'essentiel - et plus que l'essentiel à la mesure de notre
conscience sociale - et que les frontières en soient férocement
défendues contre les empiétements. C'est sur ce point que
se livrera le premier combat. Par la suite, quand l'évolution de
nos priorités et de nos techniques le permettra, cette zone devra
être élargie, de temps en temps, pour tenir compte: a) de la
récupération progressive par la médecine courante (gratuite)
des aspects devenus triviaux de la médecine expérimentale,
et b) de la priorité sociale croissante dont jouira le secteur médical
au rythme de la banalisation dans notre société du processus
de production des biens. Cet élargissement périodique de la
zone de médecine "gratuite et universelle" sera aussi l'objet
d'un combat incessant.
Entre deux expansions de sa zone réservée, la lutte pour garder
au seuil le plus élevé possible la médecine gratuite
et universelle, ne doit pas s'arrêter.; l'enjeu doit en devenir de
"produire"un maximum de santé en faisant la meilleure utilisation
possible de nos ressources humaines limitées. Le défi prend
alors la forme d'une série de choix, et les bons choix seront les
choix lucides qui ne sous-estimeront pas le coût réel de la
santé: le coût en temps-travail des ressources qu'on y affecte
et qui doit tenir compte du temps de formation, lui-même dépendant
d'une recherche médicale que nous ne voulons surtout pas freiner.
Plus la médecine progressera, plus il faudra faire de ces choix.
Il est inévitable que, mise à part une transformation cataclysmique
de notre société, la part relative des interventions disponibles
réservée à la zone de gratuité/universalité
tendra pour un temps à diminuer, même si, en terme absolu,
le nombre et la qualité des traitements dont elle dispose augmentera
en flèche. C'est le prix à payer pour ne pas brimer l'expansion
de la recherche. Les choix lucides sont ceux qui maintiendront à
ses limites optimales la zone de gratuité et d'universalité
des services; ce résultat sera atteint si nous faisons un effort
continu pour réduire les coûts-travail unitaires du système
public.
3. LE DÉFI DU PARTAGE
Nous disons bien une réduction des coûts unitaires de la
santé: plus de services de santé pour un même coût-travail.
On ne vise pas une réduction des coûts absolus de la santé,
une réduction qui se traduirait par une baisse des services et qui
serait un non-sens total, aussi bien dans l'optique de notre développement
social que dans le contexte de notre évolution technico-économique
qui pousse la main-d'oeuvre vers les secteurs de services personnels. Cette
réduction des coûts-travail unitaires passe par une meilleure
répartition des tâches, une formation plus pointue, une affectation
plus efficace des ressources, même si celle ré-affectation
doit transgresser quelques tabous. Notre système de santé
public gratuit et universel va grandir à la mesure de l'efficacité
que nous mettrons à allouer et gérer les ressources qui y
oeuvrent, ce qui exige de partager autrement leurs missions, leurs fonctions
et leurs tâches. C'est ça que doit signifier, dans la réalité
quotidienne, un effort pour réduire les coûts de la santé.
La crise actuelle du système de la santé revêt la forme
d'une explosion des coûts. Nous disons que le problème des
coûts sur lequel achoppe notre réseau de santé dans
son expansion est un problème d'allocation des ressources humaines.
Le grand mal dont souffre notre réseau de la santé est une
mauvaise utilisation systémique des compétences dont il pourrait
disposer. Des compétences qui ont été transmises "en
grappes", sans égard aux besoins réels ni aucune rationalité
autre que celle d'une tradition, imparties parcimonieusement pour ménager
tous les corporatismes et ajoutant ainsi un coût de rareté
insupportable à celui déjà énorme découlant
naturellement de la croissance exponentielle de nos connaissances en médecine.
Nous croyons qu'il est possible de résoudre ce problème d'allocation
de nos ressources humaines par l'adjonction de nouveaux intervenants au
systèe de santé et une ré-assignation entre tous les
joueurs, anciens et nouveaux, des fonctions constitutives actuelles du système
comme de celles qu'une société moderne voudrait y ajouter.
Cette ré-assignation diminuera la pression intolérable sur
les professionnels actuels de la carence de ressources qu'on a artificiellement
créée... et diminuera du même coup les exigences financières
de ceux-ci envers la société.
3.1 Le mythe des Grands Initiés
On dit: la médecine coûte cher. En fait, les médecins
coûtent cher. Le coût-travail des médecins est élevé
parce qu'ils sont le produit d'une formation longue. Leur rémunération
est à l'avenant, parce que les exigences et le coût de cette
formation leur confèrent un énorme prestige et en font une
ressource rare, deux atouts qui s'ajoutent à la primauté intrinsèque
du service qu'ils rendent pour faciliter leur négociation d'une rémunération
élevée. Élevée, disons le, en comparaison avec
celle des autres professionnels québécois, pas en comparaison
avec les médecins d'ailleurs. Si on veut réduire le coût
unitaire des services médicaux, il faut réduire le coût-travail
du médecin.
La façon la plus efficace de le faire, c'est de réduire les
temps de formation, de redistribuer donc les fonctions du médecin
entre plusieurs professionnels dont chacun n'assumera qu'une partie des
tâches du médecin actuel. Est-ce possible? La vérité,
c'est que cette redistribution a déjà été imposée
dans les faits par l'évolution de la médecine. Chaque spécialiste
se limite à sa spécialité, les omnipraticiens "font"
le diagnostic et les urgences, les ressources infirmières appliquent
les traitements prescrits; il ne nous reste qu'à prendre acte de
cette division du travail et à en tirer les conséquences pour
la formation et donc l'impact sur la rémunération et les coûts.
Mais, pour aller au bout de ces conséquences, il faut avoir le courage
de briser le mythe d'un fossé infranchissable entre, d'un coté
le médecin universel omniscient, l'Oint du Seigneur, le Grand Initié
qui a toute la science, et, de l'autre coté, ceux qui n'ont pas reçu
la Grâce et qui sont tout juste bons à exécuter des
instructions.
Ce mythe a été créé de temps immémoriaux
pour garder au sorcier local le monopole de ses simagrées, après
quoi il est devenu, jusqu'au siècle dernier, l'arme secrète
des charlatans et illuminés de tout acabit qui ont prétendu
faire de la médecine pour qu'on ne remette pas en cause leur incompétence.
Il a été soigneusement préservé, ensuite, pour
défendre les médecins modernes des empiétements de
la chiropratique, de l'acupuncture et de toutes les formes de médecine
douce, puis est devenu un rempart contre les aspirations des autres professionnels
de la santé. Il faut se débarrasser de ce mythe du médecin
autonome, universel et présumé omniscient.
Il n'y a plus de médecins universels. La masse des connaissances
en médecine a tellement augmenté que le médecin omniscient
ne peut plus exister. Simultanément, l'équipement s'est raffiné
et son prix élevé rend le médecin dépendant
du système qui lui fournit cet équipement, comme, d'ailleurs,
de l'infrastructure qui sous-tend toute la pratique médicale, allant
de la transmission des dossiers médicaux au paiement des factures
par l'État. Le médecin, jadis archétype du professionnel
autonome, est devenu un élément d'un système.
Un système de professionnels de la santé qui ont tous leur
utilité spécifique et sont tous tout aussi irremplaçables,
même si la tradition leur confère à chacun des statuts
bien différents dans la hiérarchie professionnelle: anesthésiste,
radiologue, psychologue, physiothérapeute, infirmier, etc . Les infirmier(e)s
surtout qui, travaillant en principe sous les directives du médecin,
doivent en réalité les interpréter largement pour les
adapter aux circonstances et aux besoins concrets du patient comme à
sa personnalité, ce qui leur confère un pouvoir énorme
et une responsabilité à l'avenant.
C'est un mythe coûteux que celui du médecin qui seul comprend
et décide alors que les autres exécutent, car ce "fossé
infranchissable", ce sont des années de formation inutile qui
en deviennent le symbole. La formation excédentaire est utilisée
au mieux comme un discriminant culturel - savoir plus de n'importe quoi
que les minables de patients ! - et au pire comme un processus de sélection,
ce qui est bien la plus horriblement coûteuse des batteries de tests!
Le cas emblématique de cette situation est celle du spécialiste
qui devra obtenir un doctorat en médecine avant même de commencer
sérieusement sa formation dans le domaine où il exercera éventuellement
sa profession.
Ce qui est une aberration. C'est quoi le tronc commun qui garde dans un
même programme pendant des années ceux qui deviendront psychiatre,
obstétricien ou ophtalmologue? Un "tronc commun", en formation,
c'est un ordonnancement de pré-requis essentiels cheminant sans discontinuité
vers l'acquisition des connaissances nécessaires à l'accomplissement
des tâches constituantes du poste de travail pour lequel on veut être
qualifié. Il y a naturellement un tronc commun d'apprentissage entre
tous les professionnels de la santé; mais il n'est pas de niveau
doctoral: il regroupe des connaissances fondamentales que la plupart des
gens devraient acquérir au niveau du Cycle général
soit avant la fin du Secondaire actuel. (Voir Texte 704).
Qu'arriverait-il si les formations en Médecine étaient revues
de façon à ce que celle des spécialistes débute
dès la fin du Cycle général, non pas subséquemment
mais en parallèle à celle des omnipraticiens, collant rigoureusement
aux exigences de leur spécialité telle que déterminées
par une analyse de tâches? La société pourrait acquérir
en 4 ans plutôt que 8, en moyenne, des professionnels tout aussi compétents
dans leur champs de compétence particuliers. Et elle pourrait en
produire deux fois plus...
Pas à cause du rapport de 4 à 8, lequel n'a rien à
y voir. Deux fois plus, au moins, pour le même prix, parce que la
rémunération moyenne aujourd'hui d'un professionnel formé
en 4 ans n'est pas la moitié de celle d'un spécialiste médical
qu'il nous faut former en 8 ans. Là où un médecin spécialiste,
aujourd'hui, touche 100, 150, 200 000 dollars par an, le psychologue, le
sociologue, l'économiste ne touche même pas 50, 75, 100 000
dollars. Ce n'est pas qu'ils soient moins intelligents, c'est le coût
de rareté qui chute brutalement quand la durée de formation
diminue. La sélection sauvage qui a lieu à l'entrée
en Médecine a justement pour résultat de créer cette
rareté... et de justifier des rémunération en médecine
qui sont le double ou le triple de celles que le marché accorde aux
autres professionnels.
Cette situation ne peut pas durer. On ne peut pas permettre que dure cette
rareté des médecins. Pas avec l'expansion des connaissances
médicales et une prise de conscience par la population du potentiel
accru de vie et de santé que la médecine peut maintenant offrir.
Pas avec le reste des professionnels du secteur de la santé qui voient
bien: a) que la santé est le secteur le plus en demande dans la société,
b) que leur rémunération à eux n'est pas du tout gonflée
comme celle des médecins par une rareté artificielle, et c)
que c'est le goulot d'étranglement que crée la rareté
des médecins qui empêche les autres professionnels de faire
leur boulot, qui prive la population des soins auxquels elle a droit et
qui fait le lit de tous les charlatanismes.
On doit augmenter la proportion de médecins dans la société
et il faut nécessairement que la rémunération des médecins
tendent vers la moyenne de rémunération des autres professionnels.
La façon juste et équitable de vivre cette évolution
consiste, dans toute la mesure où la réalité technique
le permet, à scinder la profession de "docteur en médecine"
et ses spécialités ajoutées en des professions dont
chacune sera moins exigeante... dans tous les sens du terme. Ces professions
se situeront à des paliers intermédiaires entre le docteur
en médecine et le profane; le système de la santé va
devoir bâtir un cadre qui accommodera ces paliers intermédiaires
de maîtres, de bacheliers et de techniciens médicaux dont chacun
aura ses compétences reconnues, soulageant d'autant la tâche
traditionnelle du médecin (Voir Texte 705).
3.2 Les cracks du quotient émotionnel
Ce partage de la fonction traditionnelle des médecins est la voie
vers une solution de la crise des coûts actuelle. C'est aussi le premier
pas vers un système de santé qui corresponde à nos
besoins futurs. Car c'est dans ce sens d'une augmentation des effectifs
et d'une nouvelle répartition des tâches à tous les
paliers que l'on doit s'orienter pour faire face à l'avenir.
Une augmentation des effectifs. Parce que la santé est la première
priorité d'une société de l'opulence et que notre niveau
de développement technique le permet désormais, nous allons
vivre un déplacement massif de la main-d'oeuvre vers le secteur médical.
Il est clair que nos besoins manifestes à combler en santé
- (dans le sens de ceux auxquels l'état de la science permet de satisfaire)
- augmentent en flèche. Un minimum de réflexion permet de
prévoir que, d'ici deux générations, 20 à 25
% de la main-d'oeuvre sera active dans le secteur de la santé au
sens large.
Une nouvelle répartition des tâches, car ce qui est vrai pour
le partage des fonctions au niveau du médecin l'est aussi à
tous les niveaux du système à des degrés divers. Le
partage des fonctions, aux autres paliers du système de la santé,
n'a pas pour but, toutefois, d'obtenir un réajustement des rémunération;
celles-ci sont raisonnables dans presque tous les cas, voire parfois insuffisantes.
Le but du partage, à ces autres paliers, est de réduire les
temps de formation pour faciliter l'ajout de nouvelles ressources et améliorer
l'efficacité du système.
En santé, toutes les ressources dont nous disposons présentement
sont des ressources "rares". Ce sont des intellectuels sur-qualifiés
que l'on cherche présentement à former, à tous les
niveaux, comme si le mythe du médecin universel avait contaminé
tout le système. Les ressources infirmières, dont la tâche
est l'application pratique des traitements, sont ainsi mises au rancart
si elles ne complètent pas leur formation tout à fait adéquate
acquises en trois années de Cegep par une formation universitaire
dont l'utilité n'est pas évidente. Il saute aux yeux que les
exigences de formation n'ont plus en santé de rapport direct avec
les exigences concrètes des tâches à accomplir. Ce qui
est coûteux et inefficace.
Il n'y a pas de raison qu'il en soit ainsi. L'inexorable migration vers
les services personnels des travailleurs chassés des autres secteurs
de production par l'automation fournirait, par exemple, une main-d'oeuvre
qui pourrait venir s'intégrer aux effectifs du secteur médical.
Elle le pourrait si elle recevait la formation pour le faire. Or, elle ne
la reçoit pas - et on ne pense même pas à la lui donner
- parce qu'on pose comme axiome que c'est d'une autre main-d'oeuvre qu'on
a besoin dans le secteur de la santé: une main-d'oeuvre "rare".
Ce n'est pas vrai. Considérant le besoin insatisfait pour la simple
compassion, il n'est pas incongru de penser que c'est au bas de l'échelle
des salaires que le manque actuel de personnel est le plus insupportable
dans leréseua de la santé, là précisément
où a lieu le contact fréquent avec le patient et où
un bon "quotient émotionnel", selon l'expression à
la mode, importe plus que la "capacité d'abstraire et d'universaliser"
qui fait jouir les amateurs inconditionnels de logique verbale.
Il faut comprendre que nous aurons d'autant plus de services de santé
pour un même coût-travail que nous aurons: a) scindé
le processus d'intervention médicale en ses tâches les plus
restreintes compatibles avec les exigences de chaque situation, et b) optimisé
dans chaque cas le renvoi de la responsabilité d'exécution
des tâches vers l'intervenant dont la formation est la plus courte
et colle de plus près à la compétence requise.
Précisons qu'il ne s'agit évidemment pas ici de "tayloriser"
la médecine ! Au contraire, nous sommes ici dans un processus ou
l'interaction est primordiale entre le patient et le travailleur de la santé
et c'est au niveau de l'exercice des fonctions simples, en santé,
que les facteurs humains irremplaçables - sympathie, créativité,
initiative - sont peut-être le plus présents. Comme souvent,
le plus simple est ici l'essentiel et il n'y a rien de mécanique
ni d'abrutissant dans les tâches du secteur de la santé qui
touchent la relation avec le patient.
Il faut reformuler les postes et les catégories de postes pour simplifier
et réduire les temps de formation et redonner leur place en médecine
et en santé à d'autres facteurs tout aussi INDISPENSABLES
que l'intellect et les arguties de pédagogues. Nous ne pouvons pas
créer une société où seuls seront actifs ceux
qui auront 120 + de Q.I et un diplôme universitaire. Il y a de la
place dans le secteur de la santé pour accueillir, au bénéfice
de la société et des patients en puissance que nous sommes
tous, des ressources humaines de tous les niveaux d'aptitude intellectuelle
normale. Profitons en. C'est ce partage des tâches et cette adjonction
d'effectifs nouveaux apportant une autre compétence qui na nous permettre
de bâtir le nouveau système de santé dont nous avons
besoin.
CONCLUSION
Est-il nécessaire de souligner que cet effort pour augmenter
les effectifs et adjoindre de nouveaux intervenants au système de
santé est absolument l'inverse de la politique actuelle du Ministère?
Il y avait au Québec, avant que ne passe le fléau des coupures,
26 000 lits d'hôpitaux en santé générale, 15
000 médecins dont une moitié de spécialistes, 65 000
infirmières, 11 000 cadres de la santé à tous les niveaux,
plus de 150 000 intervenants à tous les paliers du réseau
de la santé et des services sociaux. C'est toute une armée
bien aguerrie que le Québec avait mise en place depuis 30 ans sur
le front de la santé.
Suite aux contraintes budgétaires imposées, ces effectifs
sont en régression et les chiffres bruts cachent souvent une réalité
encore plus triste. Ainsi, Les 53 000 infirmières au service du réseau
de la santé, par exemple, ne fournissent plus que l'équivalent
plein temps (EPT) de 36 000 postes de travail. Travail partagé, ou
talents en jachère? Nous gérons la décroissance...
dans le secteur le plus porteur de l'économie. Que peut-on dire de
plus?
Peu de gens au gouvernement admettront que l'on sabote la santé.
Peu de gens de droite accepteront l'agenda néo-libéral auquel
je fais allusion... et beaucoup de gens de la gauche diront que je ne négocie
pas la gratuité de façon assez musclée. Les médecins
diront que leur fonction est aussi indivisible que la République
et que leur rémunération est bien inférieure à
celle de leurs collègues américains, ce qui est vrai.... Ce
texte va me faire des ennemis, mais ce n'est pas un manifeste électoral.
Pierre JC Allard
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