L'AUTRE CÔTÉ DU MUR


PREAMBULE


On a dit de la Grande Muraille de Chine qu'elle avait exigé le sacrifice d'une génération mais qu'elle en avait sauvé cent; le Mur de Berlin (1948-1989) n'a pas eu ce destin. Quand les entrepreneurs en herbe de Berlin-Est, se joignant fraternellement aux "Wessies" plus aguerris, ont fait leurs premières armes en vendant aux touristes, en guise de souvenirs, les débris du Mur honni, ils ne se doutaient pas que l'Histoire verrait peut-être un jour le "Mur de la honte" comme le symbole d'une apogée: l'apogée du capitalisme triomphant.

En effet, pendant que derrière le Mur se terraient les goulags, la langue de bois et autres relents du stalinisme, c'est l'une des grandes périodes de la civilisation qui naissait, fleurissait et mourait de l'autre coté du mur, de notre coté. Un Âge d' Or remarquable. Comme le Siècle de Péricles, celui d'Auguste ou celui de Louis XIV. Une époque bénie, allant des accords de Yalta fixant les frontières du Capitalisme et ceux de Bretton-Woods qui en établissaient la Grande Charte jusqu'à ... la chute du Mur de Berlin.

Coïncidence? Oh non! Parce que le Mur de Berlin ne cachait pas seulement la honte de ce qui se passait dans les pays totalitaires, il était aussi un élément-clef d'un dispositif d'équilibre qui obligeait le capitalisme à un peu de retenue. C'est le Mur qui a permis que nous vivions notre "Âge d'Or"; notre Âge d'Or reposant, hélas, comme presque toutes les époques de haute civilisation, sur une paix cauteleuse entre les partenaires sociaux et une exploitation éhontée des "Autres". Nous parlerons plus loin de cette époque "bénie", mais faisons d'abord un constat sur le régime actuel, celui que nous voulons à tout prix changer

Pierre JC Allard




1. LE PROCÈS D'INTENTION

On parle beaucoup aujourd'hui de "capitalisme sauvage" et de néo-libéralisme dénué de compassion - et je suis de ceux qui le font - mais il faut admettre que, ce faisant, c'est un "procès d'intentions" que l'on fait au régime. Si on ne veut pas paraître ignorer les faits et se complaire à la démagogie, il est important de remettre les choses en perspective. Disons donc que les pays occidentaux développés - au sein desquels le Canada (dont le Québec) se situe dans la bonne moyenne - redistribuent ou affectent aujourd'hui à des services collectifs entre 35 et 66% des produits domestiques bruts qui leur servent respectivement d'assiette.

Ce n'est peut-être pas tout ce que l'on souhaiterait en certains milieux, mais ce n'est pas rien. Selon les critères de l'Histoire, les régimes actuels sont encore bien plus près des objectifs d'un État-Providence et de la social-démocratie que de l'égoïsme pur et dur du début du XXème siècle... ou de tous les siècles précédents! Le régime actuel, malgré ses défaut évidents, reste encore plus coloré de solidarité que presque tous les régimes qui l'ont précédé.

Si, historiquement, le régime actuel se situe plus près des meilleurs que des pires, pourquoi voulons-nous le transformer de façon radicale? Pourquoi avons nous cette conscience d'une tragique dérive vers l'exploitation accrue des faibles par les forts? Parce que cette dérive est un fait qui nous assaille quotidiennement, bien sûr, mais, surtout, à cause d'une comparaison, évidemment défavorable, avec un "état de grâce" assez récent pour que la majorité d'entre nous en ait gardé la mémoire vivace. Il y a eu, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la chute du Mur de Berlin, un temps durant lequel des droits humains étaient chaque jour nouvellement reconnus, ou les disparités entre pauvres et riches s'estompaient vraiment et où le niveau de vie réel moyen, du moins au début de cette période, augmentait de 3% par année!

C'est la nostalgie de cet Âge d'Or qui nous afflige, parce que nous sentons confusément qu'il n'y a pas de raison pour que l'essor qu'a connu cette période ait cessé. L'éducation de base pour tous reste possible, la science et la technologie progressent plus vite que jamais, nos gains de productivité réelle - et surtout potentielle - continuent de croître et il y a, plus qu'à aucune autre époque, des arguments solides pour que la paix règne entre les nations. Pourquoi, maintenant, tout stagne-t-il et décline-t-il? Nous constatons que la volonté de progrès des décennies précédentes a été remplacée par une volonté de domination. Le jeu social de coopération où tout le monde pouvait gagner a cédé la place à un jeu "à somme nulle" (Zero-Sum Game) où l'on ne considère plus comme un gain que ce que l'autre joueur a perdu. C'est de ça que nous nous plaignons.

Disons-le donc clairement: ce n'est pas sa brutalité concrète que nous reprochons au système actuel mais sa malice; ce n'est pas la situation présente qui nous fait frémir mais celle vers laquelle on nous dirige. Surtout, ce qui crée la nécessité d'un changement, c'est l'incommensurable stupidité d'une politique à courte vue qui, croyant que renoncer au mieux nous assurerait le bien, a créé une machine infernale qui va nous exploser au visage.

Nous faisons au régime actuel un procès d'intentions, dans le sens strict du terme. Nous affirmons que le néo-libéralisme apparaît dénué de toute compassion, que le capitalisme actuel est aussi sauvage qu'il peut l'être et que les intentions de ceux qui concoctent des AMI ne sont pas pures. Nous prétendons qu'il est important de faire ce procès d'intention et de condamner le régime capitaliste sur ses antécédents, parce que la coquetterie d'attendre de voir dans sa main un pistolet fumant ne vaut pas d'avoir à suivre l'enterrement de ce que nous bâtissons depuis deux générations.

2. L'ÂGE d'OR

Pourquoi revenir sur le souvenir de cette période 1948 à 1989 qui semble le "bon vieux temps"? D'abord, il est utile que nous gardions en mémoire cette période de référence pour prouver que la civilisation peut reprendre le bâton du pèlerin et faire un pas en avant. Il y a une autre raison, toutefois; il est essentiel que nous comprenions les mécanismes - la turpitude, l'hypocrisie, l'exploitation, la simple nécessité - qui ont assuré l'avènement et le fonctionnement de notre Âge d'Or si nous voulons que la marche en avant reprenne mais que notre progrès ne soit pas affecté des mêmes tares.

Notre période de félicité - 1948 à 1982 (1989 si on ratisse large)- a eu pour assise l'accord de la classe dominante à une redistribution de la richesse. L'image choc que l'on peut en retenir, c'est que le "Un pour cent" (Top 1% ) de la population des U.S.A. qui possédait 55% de la richesse du pays en 1936 sous Roosevelt n'en possédait plus que 15 % en 1983 quand Reagan a renversé la vapeur. Il faut voir comment le transfert s'est fait et, surtout, pourquoi il s'est fait.

Le transfert s'est fait de trois façons. Par une augmentation des salaires, bien sûr, mais surtout par une inflation musclée jointe à une fiscalité progressive qui, jusqu'en 1982 environ, jouait toute entière au profit des travailleurs, des entrepreneurs et des petits propriétaires au détriment du capitaliste. En effet, si vous touchez 10% d'intérêt sur votre argent et que l'impôt vous en prend la moitié pendant que l'inflation rogne 6% de la valeur totale du capital, il est clair que vous n'êtes pas dans la voie marxiste de la concentration de la richesse... Simultanément, distribuant la richesse sous une autre forme, la plupart des pays occidentaux ont mis en place durant cette période des structures de services sociaux gratuits: éducation, santé, pensions de vieillesse.

Le "comment" du transfert de richesse des riches vers les pauvres à cette époque est évident; c'est le "pourquoi" qu'il faut aller voir. Il ne faut pas penser, en effet, que cet "état de grâce" de la période 1946-1982 que nous prenons implicitement pour référence a été une oasis de mansuétude au sein de ce Sahara d'exploitation qu'a toujours été la relation entre les puissants et les faibles; les avantages consentis à ceux-ci durant cette période l'ont été dans le cadre de la stratégie de domination de ceuxlà et et pour réduire les inconvénients de contraintes techniques inhérentes au capitalisme industriel lui-même. Quels facteurs ont joué? Il y en a eu trois (3) qui ont convergé pour rendre possible et nécessaire cette époque de solidarité sociale apparente: les imperfections de la Machine, l'attrait du Tiers-Monde et la hantise du Péril Rouge.

3. L'INFLEXIBLE MACHINE

D'abord, les machines. Une machine est un multiplicateur de production et donc de richesse. L'essence du capitalisme industriel, c'est que la machine (équipement) est un tel multiplicateur du travail qu'il devient oiseux de travailler sans machine. Vous n'avez donc plus, pour les exploiter, à maintenir les travailleurs en esclavages au sens strict; vous n'avez - en théorie - qu'à contrôler l'outil et a prélever à la source la plus grande partie du profit en ne laissant au travailleur, comme l'expliquait Malthus, que le nécessaire à sa survie: un revenu de subsistance.

En pratique, ceci pose deux (2) problèmes . D'abord, quand le capital-argent s'incarne et devient capital-fixe (machine) , il cesse d'être omnivalent et devient I N F L E X I B L E. Il ne sert plus qu'à produire LE produit pour lequel il a été conçu. C'est une grave lacune, car sa valeur devient alors totalement dépendante de l'espérance des profit à retirer de la vente des biens produits. Si la production n'est pas vendue, si, surtout, il devient apparent qu'elle ne le sera pas, ce n'est pas seulement une perte au palier des stocks que subit le producteur; c'est toute la valeur de son investissement qui est en péril puisque toute cette capacité de production qu'il a mise en place n'a d'autre valeur que cette espérance du profit à tirer de la vente de la production elle-même. S'il n'existe pas d'acheteurs solvables pour le produit, la machine elle même ne vaut plus que son poids en ferraille: le capitaliste est ruiné. Le deuxième problème, c'est que, quand on regarde l'économie comme un tout, les acheteurs solvables dont on a besoin... ce sont les travailleurs!

Ces deux problèmes s'additionnent et créent un effet pervers pour le capitaliste, car son capital ne garde sa valeur que dans la mesure où il existe, pour acheter son produit, des travailleurs/consommateurs qui aient en main l'argent nécessaire pour le payer. Si le revenu adéquat n'est pas entre les mains des consommateurs, une partie plus ou moins grande de la production ne sera pas vendue et certains, plusieurs ou tous les capitalistes seront ruinés. Il ne suffit donc pas de donner aux travailleurs le seul argent nécessaire à leur survie; il faut aussi, comme Henry Ford l'expliquait avec une géniale simplicité, leur donner l'argent nécessaire pour que soient consommés les biens qu'ils produisent. La richesse du capitaliste industriel, devient ainsi dépendante du pouvoir d'achat qu'il consent au travailleur/consommateur et le revenu du travailleur ne tend plus vers le "niveau de subsistance" de Malthus mais vers un "niveau de consommation" qui optimisera l'espérance de gain du capitaliste industriel.

Le revenu que détermine ce "niveau de consommation" pour les travailleurs, c'est la rémunération minimale qu'il faut leur distribuer pour que les biens et services produits par l'économie capitaliste soient vendus avec profit et consommés. Maintenir un niveau de consommation, toutefois, est bien plus complexe que d'abaisser le travailleur à son niveau de subsistance; on ne parle pas ici d'un revenu global, mais du "bon" revenu entre les mains des bons acheteurs potentiels, chacun selon ses désirs d'achat dans la mesure où ces désirs coïncident avec l'implacable nécessité de maintenir une demande effective pour les biens produits et donc la valeur des équipements qui les produisent.

Cette contrainte pose un frein efficace à la concentration de la richesse dans un régime capitaliste. On peut transformer les objectifs de production, mais lentement, au rythme de l'amortissement rentable du capital fixe. En attendant, si la richesse se concentre trop entre les mains de quelques uns c'est la catastrophe, car un milliardaire ne consommera jamais, par exemple, ,même s'il en change vraiment souvent, autant de chaussures qu'un million de travailleurs dont il aura fait des va-nus-pieds. Si la concentration de la richesse dépossédait totalement les acheteurs de chaussures, les milliardaires qui fabriquent et vendent des chaussures cesseraient d'être des milliardaires et rejoindraient eux aussi les rangs des déshérités. Pas peu à peu, mais instantanément, car leur fortune repose sur la foi inébranlable de tout le monde ou presque en l'existence de milliards de gens qui achèteront des chaussures et les payeront.

Nous avons vécu les dernières quarante années sous le signe du capitalisme industriel; notre système économique reposait sur cette foi qu'il y aurait toujours des consommateurs ayant en main l'argent nécessaire pour acheter des chaussures, des voitures, des maisons... Si cette foi s'était perdue il n'y aurait plus eu de milliardaires; on a donc fait le nécessaire pour que ceci n'arrive pas. Quand le système distribue un peu d'argent aux sans-travail et aux pauvres, il n'est pas mauvais de se souvenir que le premier objectif n'est pas de les aider mais de préserver ce "niveau de consommation" essentiel au maintien de la richesse et du pouvoir en place. Quand on saisit l'importance que revêt pour le système le maintien du "niveau de consommation" on comprend pourquoi le système a été si "généreux" avec ses travailleurs pendant quatre décennies.

4. LES AFFRANCHIS

Le système avait, d'ailleurs, d'autres raisons d'être généreux. D'abord, il avait de meilleurs champs à piller: les "Autres". À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le développement de la technologie permettait déjà de prévoir que nous aurions de moins en moins besoin de main-d'oeuvre. Il était donc temps de faire passer nos colonies de l'esclavage au servage, c'est à dire d'un mode d' exploitation basée sur la trique et la menace à une exploitation autogérée basée sur les promesses et l'aiguillon de la faim. C'est ce qu'on a appelé la décolonisation.

Quand vous avez la machine qui vous donne plus vite et à meilleur coût le coton, la jute et le cacao, pourquoi garder sur vos terres des Nègres qu'il faut nourrir? Il n'y avait plus aucune raison après la guerre de maintenir le régime de colonisation que l'Occident avant établi sur le reste du monde depuis trois générations, un régime qui supposait le contrôle politique de l' Afrique et de l'Asie, exigeait une présence militaire en ces régions et créait des obligations implicites de développement et de prise en charge de leur population. Le Système a fait ce qu'il fallait pour optimiser ses profits. Allez, hop ! On affranchit ... et que tous ces Noirs, ces Bruns et ces Jaunes gagnent leur pitance ou crèvent.

Ce qu'il fallait, désormais, c'était garder l'accès aux ressources naturelles de ces pays, détruire leurs infrastructures économiques pour qu'ils ne deviennent jamais des concurrents sérieux mais demeurent éternellement des consommateurs, leur prêter pour payer l'épicerie, créant une dette dont l'intérêt constituerait pour l'Occident une rente viagère... et les laisser administrer par des "élites locales" jouant le rôle de fermiers généraux, renvoyant tous les profits en Occident en ne gardant pour eux que les trente deniers traditionnels sous forme de commissions ou de pots-de-vin. Fond Monétaire International, Banque Mondiale... tous les substituts à la colonisation directe ont aussi été créés à Bretton-Woods.

En fait, on n'inventait rien. On acceptait tout simplement que le modèle américain d'exploitation - tel qu'appliqué parfaitement en Amérique latine - était supérieur au modèle européen des colons qui cravachent, des spahis qui paradent et des missionnaires qui espionnent. Le modèle américain? Diviser le territoire en une multitude de petites satrapies rivales, traiter avec une bourgeoisie inféodée qu'on condescend à ne pas mépriser ouvertement, laisser la porte ouverte à l'initiative en permettant que des jeunes intelligents et ambitieux puissent arriver au pouvoir par des coups d'États... pour être intégrés à cette bourgeoisie quand ils ont ainsi "fait leur preuves" et être corrompus à leur tour. Un modèle efficace. C'est ce modèle qui a été appliqué après la guerre dans toutes les anciennes colonies françaises et britanniques et qui y est encore en place aujourd'hui.

La décolonisation, qui faisait passer le Tiers-monde de l'esclavage au servage et donnait des rendements extraordinaires, rendait plus rentable pour le Système l'exploitation de ce que que Toynbee appelait le "prolétariat externe" que celle de ses propres travailleurs, transformant brièvement notre société en un jeu à somme non nulle (Non-Zero Sum Game). Pour un temps, il y en avait pour tout le monde en Occident et les riches pouvaient devenir plus riches s'ils ne perdaient pas trop de temps à empêcher les Lazares de notre société de fouiller sous la table. Comme tous les empires de l'Histoire, l'Occident a fait la trêve avec ses travailleurs le temps d'exploiter à fonds les "Autres". La mise en servage rationnelle du Tiers-monde a ainsi permis à nos travailleurs de souffler un peu.

5. LES TERRIBLES SOVIÉTIQUES

Il y a eu une troisième cause à la période bienheureuse en Occident qui a été contemporaine du Mur de Berlin... et c'est le Mur lui-même. Non seulement une contrainte inhérente au capitalisme industriel forçait-elle une répartition moins inéquitable de la richesse, non seulement le pillage méthodique du Tiers-monde favorisait-t-il une trêve entre les prédateurs du Système et leurs victimes habituelles à qui leur docilité pendant la curée promettait un répit, mais il y a avait aussi que, pour une des rares fois dans l'Histoire, les faibles avaient aussi des griffes. Oh, il y avait eu Spartacus et d'autres Robin Hood - et les monarchies européennes se sentaient sans doute moins sûres d'elle-même après Valmy - mais un État qui, pendant soixante-dix ans, dit qu'il est pour l'Égalité et la justice sociale et qui a la force de se faire respecter, ce n'est pas monnaie courante.

Pendant les quatre décennies de l'état de grâce, un facteur important a été l'existence d'une alternative politique à Gauche - menaçante parce que soutenue par une force militaire crédible à l'Est - qui rendait encore plus nécessaire d'amadouer les travailleurs de l'Occident et de les garder au sein d'une"Union sacrée" dont le but transparent mais discret était l'exploitation du reste du monde. L'URSS, quels qu'aient été ses insuffisances, ses défauts et ses crimes, a joué, du seul fait qu'elle était là, une rôle crucial pour la justice sociale en Occident. Il faudrait lui en savoir gré, et il n'est pas sûr que l'Histoire, qui verra en perspective l'Afghanistan, la Bosnie et les goulags - comme le Viêt-Nam, le McCarthyisme, Panama et le Bronx - ne portera pas un jugement différent de celui qui prévaut aujourd'hui sur le fond et la fin de l'expérience communiste.

6. L'EMPIRE CONTRE-ATTAQUE

Les Russes, les Machines, le Tiers-Monde... Nous avons vécu une trêve de quarante ans. Mais maintenant, les pays défavorisés sont optimalement exploités. Leurs populations sont réduites au niveau de subsistance ou se préparent à l'être, à mesure que des attaques plus insidieuses brisent au stade industriel les économies émergentes d'Asie, celles qui avaient pu se développer un peu pendant que nous terminions la destruction concertée des économies agraires africaines et sud-américaines les plus pauvres . La Chine demeure le plat de roi pour la fin du banquet, mais elle pourrait être plus difficile à digérer.... Le "prolétariat externe" ne suscite donc plus autant d'intérêt. Après la Chasse, l'Élevage et la première priorité du Système redevient de mieux exploiter le cheptel corvéable que représentent les classes laborieuses de l'Occident même.

Une alternative politique de gauche? Les Terribles Soviétiques, - trahis, leurs leaders subornés, leur économie sabotée, la population de l'URSS réduite à la misère - ne sont plus une menace crédible. Or, sans cette menace crédible, les "gauches" du monde ne sont plus, face au Système, que des bandes d'écoliers bavards. On pend les meneurs, on soudoie leurs lieutenants, on ridiculise les autres...

Même la contrainte technique du "niveau de consommation" s'estompe elle aussi. On a bien moins besoin des travailleurs/consommateurs. Avec l'accroissement de la productivité, la production de "biens" devient rapidement triviale - 8% de la main-d'oeuvre suffirait à produire tous les biens que nous consommons et il en faudra encore moins demain! - et c'est la consommation de "services" qui est maintenant l'enjeu du pouvoir. Or, le capital investi dans la production de services est bien moins captif de son produit: on peut vite produire autre chose, on peut produire sur mesure, pour une demande effective plus restreinte... Même au coeur du secteur industriel, la flexibilité de production qu'amènent les automates programmables permet désormais au capital fixe d'être plus libre.

Nous vivons donc les dernières années d'un capitalisme industriel dont la nature même posait des bornes à l'exploitation - comme l'apiculture exige qu'on laisse les abeilles butiner - et le Système va désormais tout droit vers l'inconnu. La transformation n'est pas achevée et un "niveau de consommation" est toujours nécessaire; c'est pourquoi, comme nous l'avons dit plus tôt, même alors qu'on touche les limites de la rentabilité de l'exploitation éhonté du tiers monde et qu'on assiste au retour d'une politique d'exploitation des travailleurs de l'Occident, le capitalisme actuel demeure encore modéré et ne montre pas toute sa férocité. Ceci admis, il serait imprudent de ne pas faire le procès du néo-libéralisme au niveau des intentions et de ne pas changer d'orientation AVANT que le Système ne dérape.

6. LA FUITE EN AVANT

D'autant plus imprudent que le capitalisme n'a pas seulement contre lui la présomption de mauvaise foi qui découle de tout le mal qu'il a fait par le passé - toujours égal à tout le mal qu'il pouvait faire - mais aussi la présomption d'ineptie qui vient du piège dans lequel il s'est empêtré depuis quelques années et de l'inanité de la fuite en avant qu'il semble avoir pour seule politique.

Au cours des quarante ans de trêve, le capitalisme accepté le défi de donner aux déshérités les moyens financiers de maintenir le niveau de consommation qu'exigeait une économie dont la productivité augmentait en flèche. Tous nos services sociaux - dont au premier chef notre sécurité sociale - visaient aussi cet objectif de rendre effective la demande de travailleurs dont le labeur n'était plus vraiment requis en leur donnant un revenu auquel ne correspondait pas un apport comparable de leur part à la production réelle.

Pour relever ce défi, il fallait redistribuer la richesse. On l'a fait pour un temps, aidé par ceci qu'on n'enlevait jamais rien a personne mais que ce n'était toujours qu'un surplus qu'on partageait. Vers le début des années "80, toutefois, même cette appauvrissement relatif - en "moins-prenant" - est devenu odieux aux capitalistes et à la classe moyenne supérieure. Le Système a réagi en choisissant une solution périlleuse.

Pour se concilier la strate supérieure de la classe moyenne, celle qui contrôle de fait le processus démocratique qui sert de faire valoir au Système, ce dernier l'a tenue pratiquement indemne de toute contribution significative au processus de redistribution. Comment? Grâce à une inflation qui permettait aux propriétaires - la classe moyenne supérieure - de réaliser chaque année, sur leurs propriétés, un gain en capital égal ou supérieur à ce qu'ils contribuaient en impôts.

Le Système ne voulant pas non plus renoncer à enrichir les riches, ses maîtres et commanditaires, il les a aussi tenu depuis Reagan à l'abri de tout nouvel effet de redistribution, réduisant les impôts qui leur avaient été imposés au départ et rétablissant un taux d'intérêt assez supérieur à l'inflation pour que, toute fiscalité prise en compte, un riche puisse encore devenir plus riche en ne faisant rien et sans courir aucun risque.

Ceci dit, on ne pouvait toujours pas permettre, toutefois, que le pouvoir d'achat des laissés pour compte chute; le maintien du "niveau de consommation" était toujours essentiel. D'où viendrait donc l'argent pour subventionner la consommation des sans-travail, si ni les capitalistes ni les propriétaires n'allaient contribuer? La strate inférieure de la classe moyenne - ceux qui n'étant pas propriétaires ne bénéficiaient pas de l'inflation - étaient les seules cibles possibles. Hélas, même en prenant de ceux-ci tout ce que l'on pouvait, il était impossible de soutirer des seuls travailleurs/locataires le coût de la subsistance des pauvres et de l'enrichissement constant des nantis... le Système a donc réglé la question à court terme en choisissant la fuite en avant et créé l'argent qui manquait. Il a pu ainsi donner aux pauvres le pouvoir d'achat qu'il fallait et permettre aux propriétaires de tirer leur épingle du jeu tout en laissant les riches engranger des intérêts

Le Système n'a pas mis en circulation cet argent, toutefois, ce qui aurait eu pour conséquence une inflation comme l'Histoire en a tant connues, une inflation qui augmente à la fois la quantité de monnaie et le prix des choses et qui, même si elle est néfaste, maintient au moins un rapport entre le symbole et la réalité. Le Système a procédé à une création de richesse factice par le soutien des taux d'intérêts, créant une richesse répartie uniquement entre ceux dont l'aisance assurait que cette richesse ne trouverait pas sa voie vers la consommation de biens et services mais demeurerait totalement virtuelle. Ainsi, depuis 17 ans, la valeur des actions en bourse s'est multipliée par QUATORZE (14 ), alors que le niveau de vie en dollars constants des classes moyenne n'a pas augmenté et que celui des plus défavorisés a même diminué!

Le bassin de population n'ayant crû que selon la démographie - et son revenu réel n'ayant pas augmenté de façon significative - l'espérance des profits à retirer des biens et services qu'on peut vendre au consommateur n'est pas vraiment supérieure à ce qu'elle était il y a dix-sept ans. La valeur gonflée des titres qui confèrent un droit au partage de ces profits est donc purement imaginaire. Une chimère qui n'existe qu'aussi longtemps qu'on feint d'y croire. C'est une situation bien dangereuse.

7. LE PRÉCAIRE VIRTUEL

En réalité, ce sont les biens et services dont nous disposons qui constituent la richesse; l'argent n'en est que le symbole. Or, le Système a fait plaisir à tout le monde depuis des années en distribuant largement de l'argent qui ne correspond à aucune valeur réelle. Il y a des milliers de milliards de dollars qui sont désormais inscrits à l'actif d'individus et de corporations mais qui ne pourraient être mis en circulation sans que l'on se rende compte qu'ils ne représentent aucune valeur.... et la plus grande partie de notre richesse collective nominale est une valeur en bourse totalement évanescente qu'il suffirait d'une crise de confiance pour faire disparaître.

La situation est donc incroyablement précaire. Ne vous demandez pas pourquoi le néo-libéralisme n'exploite pas encore aujourd'hui avec la totale brutalité des régimes capitalistes antérieurs. Par pitié? Soyons sérieux! Toute l'inconscience et l'égoïsme requis sont encore bien là chez les exploiteurs pour recréer la société effroyable d'il y a 100 ans qu'ont décrite Dickens, London et tant d'autres. Ce qui nous protège - mais de moins en moins - c'est toujours la contrainte technique inhérente au capitalisme industriel d'un "niveau de consommation" minimal. C'est aussi - de plus en plus - l'incurie politique d'un système veule qui, en repoussant sans cesse des choix incontournables juste au delà de ses horizons électoraux, fait en sorte que notre système devienne de plus en plus fragile mais accepte de laisser faire parce qu'il est conscient qu'une bagarre même modeste entre exploiteurs et exploités ferait sauter la banque....

Alors, on temporise; l'exploitation ne s'accentue qu'avec prudence... tandis que, du coté des exploités, plutôt que d'engager la vraie bataille pour une réforme globale, on préfère les petits combats d'arrière-garde qui préservent par chantage, le plus longtemps possible, chaque acquis qu'on veurt nous enlever. On a équilibré le budget - 650 milliards de dollars trop tard - et maintenant on parle de rembourser la dette ! En stoppant l'inflation et en réduisant les dépenses, on diminue pourtant le pouvoir d'achat des consommateurs ordinaires au profit immédiat des seuls capitalistes, amenuisant encore les chances qu'un vrai profit résulte un jour de la vraie vente de vrais produit par de véritable producteurs à de véritables consommateurs. Le Système joue ce jeu en misant sans doute que l'économie survivra quelque temps sur sur son seul élan spéculatif. Je ne crois pas qu'elle y parvienne pendant bien longtemps.

Le Mur de Berlin est tombé et on a trouvé à l'Est une situation pitoyable, résultat des failles d'une idéologie généreuse mais incapable d' assurer sa propre mise en application. Combien de temps avant que la foudre ne tombe de notre coté du Mur? Combien de temps avant que la Bourse ne détrompe brutalement un capitalisme qui croit qu'en se "virtualisant" il peut échapper non seulement à son hérédité industrielle mais même à l'exigence naturelle de lier à une valeur sous-jacente réelle les symboles de richesse qu'il s'invente?


Pierre JC Allard

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