On parle beaucoup aujourd'hui de "capitalisme sauvage" et de
néo-libéralisme dénué de compassion - et je
suis de ceux qui le font - mais il faut admettre que, ce faisant, c'est
un "procès d'intentions" que l'on fait au régime.
Si on ne veut pas paraître ignorer les faits et se complaire à
la démagogie, il est important de remettre les choses en perspective.
Disons donc que les pays occidentaux développés - au sein
desquels le Canada (dont le Québec) se situe dans la bonne moyenne
- redistribuent ou affectent aujourd'hui à des services collectifs
entre 35 et 66% des produits domestiques bruts qui leur servent respectivement
d'assiette.
Ce n'est peut-être pas tout ce que l'on souhaiterait en certains milieux,
mais ce n'est pas rien. Selon les critères de l'Histoire, les régimes
actuels sont encore bien plus près des objectifs d'un État-Providence
et de la social-démocratie que de l'égoïsme pur et dur
du début du XXème siècle... ou de tous les siècles
précédents! Le régime actuel, malgré ses défaut
évidents, reste encore plus coloré de solidarité que
presque tous les régimes qui l'ont précédé.
Si, historiquement, le régime actuel se situe plus près des
meilleurs que des pires, pourquoi voulons-nous le transformer de façon
radicale? Pourquoi avons nous cette conscience d'une tragique dérive
vers l'exploitation accrue des faibles par les forts? Parce que cette dérive
est un fait qui nous assaille quotidiennement, bien sûr, mais, surtout,
à cause d'une comparaison, évidemment défavorable,
avec un "état de grâce" assez récent pour
que la majorité d'entre nous en ait gardé la mémoire
vivace. Il y a eu, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et
la chute du Mur de Berlin, un temps durant lequel des droits humains étaient
chaque jour nouvellement reconnus, ou les disparités entre pauvres
et riches s'estompaient vraiment et où le niveau de vie réel
moyen, du moins au début de cette période, augmentait de 3%
par année!
C'est la nostalgie de cet Âge d'Or qui nous afflige, parce que nous
sentons confusément qu'il n'y a pas de raison pour que l'essor qu'a
connu cette période ait cessé. L'éducation de base
pour tous reste possible, la science et la technologie progressent plus
vite que jamais, nos gains de productivité réelle - et surtout
potentielle - continuent de croître et il y a, plus qu'à aucune
autre époque, des arguments solides pour que la paix règne
entre les nations. Pourquoi, maintenant, tout stagne-t-il et décline-t-il?
Nous constatons que la volonté de progrès des décennies
précédentes a été remplacée par une volonté
de domination. Le jeu social de coopération où tout le monde
pouvait gagner a cédé la place à un jeu "à
somme nulle" (Zero-Sum Game) où l'on ne considère plus
comme un gain que ce que l'autre joueur a perdu. C'est de ça que
nous nous plaignons.
Disons-le donc clairement: ce n'est pas sa brutalité concrète
que nous reprochons au système actuel mais sa malice; ce n'est pas
la situation présente qui nous fait frémir mais celle vers
laquelle on nous dirige. Surtout, ce qui crée la nécessité
d'un changement, c'est l'incommensurable stupidité d'une politique
à courte vue qui, croyant que renoncer au mieux nous assurerait le
bien, a créé une machine infernale qui va nous exploser au
visage.
Nous faisons au régime actuel un procès d'intentions, dans
le sens strict du terme. Nous affirmons que le néo-libéralisme
apparaît dénué de toute compassion, que le capitalisme
actuel est aussi sauvage qu'il peut l'être et que les intentions de
ceux qui concoctent des AMI ne sont pas pures. Nous prétendons qu'il
est important de faire ce procès d'intention et de condamner le régime
capitaliste sur ses antécédents, parce que la coquetterie
d'attendre de voir dans sa main un pistolet fumant ne vaut pas d'avoir à
suivre l'enterrement de ce que nous bâtissons depuis deux générations.
Pourquoi revenir sur le souvenir de cette période 1948 à
1989 qui semble le "bon vieux temps"? D'abord, il est utile que
nous gardions en mémoire cette période de référence
pour prouver que la civilisation peut reprendre le bâton du pèlerin
et faire un pas en avant. Il y a une autre raison, toutefois; il est essentiel
que nous comprenions les mécanismes - la turpitude, l'hypocrisie,
l'exploitation, la simple nécessité - qui ont assuré
l'avènement et le fonctionnement de notre Âge d'Or si nous
voulons que la marche en avant reprenne mais que notre progrès ne
soit pas affecté des mêmes tares.
Notre période de félicité - 1948 à 1982 (1989
si on ratisse large)- a eu pour assise l'accord de la classe dominante à
une redistribution de la richesse. L'image choc que l'on peut en retenir,
c'est que le "Un pour cent" (Top 1% ) de la population des U.S.A.
qui possédait 55% de la richesse du pays en 1936 sous Roosevelt n'en
possédait plus que 15 % en 1983 quand Reagan a renversé la
vapeur. Il faut voir comment le transfert s'est fait et, surtout, pourquoi
il s'est fait.
Le transfert s'est fait de trois façons. Par une augmentation des
salaires, bien sûr, mais surtout par une inflation musclée
jointe à une fiscalité progressive qui, jusqu'en 1982 environ,
jouait toute entière au profit des travailleurs, des entrepreneurs
et des petits propriétaires au détriment du capitaliste. En
effet, si vous touchez 10% d'intérêt sur votre argent et que
l'impôt vous en prend la moitié pendant que l'inflation rogne
6% de la valeur totale du capital, il est clair que vous n'êtes pas
dans la voie marxiste de la concentration de la richesse... Simultanément,
distribuant la richesse sous une autre forme, la plupart des pays occidentaux
ont mis en place durant cette période des structures de services
sociaux gratuits: éducation, santé, pensions de vieillesse.
Le "comment" du transfert de richesse des riches vers les pauvres
à cette époque est évident; c'est le "pourquoi"
qu'il faut aller voir. Il ne faut pas penser, en effet, que cet "état
de grâce" de la période 1946-1982 que nous prenons implicitement
pour référence a été une oasis de mansuétude
au sein de ce Sahara d'exploitation qu'a toujours été la relation
entre les puissants et les faibles; les avantages consentis à ceux-ci
durant cette période l'ont été dans le cadre de la
stratégie de domination de ceuxlà et et pour réduire
les inconvénients de contraintes techniques inhérentes au
capitalisme industriel lui-même. Quels facteurs ont joué? Il
y en a eu trois (3) qui ont convergé pour rendre possible et nécessaire
cette époque de solidarité sociale apparente: les imperfections
de la Machine, l'attrait du Tiers-Monde et la hantise du Péril Rouge.
D'abord, les machines. Une machine est un multiplicateur de production
et donc de richesse. L'essence du capitalisme industriel, c'est que la machine
(équipement) est un tel multiplicateur du travail qu'il devient oiseux
de travailler sans machine. Vous n'avez donc plus, pour les exploiter, à
maintenir les travailleurs en esclavages au sens strict; vous n'avez - en
théorie - qu'à contrôler l'outil et a prélever
à la source la plus grande partie du profit en ne laissant au travailleur,
comme l'expliquait Malthus, que le nécessaire à sa survie:
un revenu de subsistance.
En pratique, ceci pose deux (2) problèmes . D'abord, quand le capital-argent
s'incarne et devient capital-fixe (machine) , il cesse d'être omnivalent
et devient I N F L E X I B L E. Il ne sert plus qu'à produire LE
produit pour lequel il a été conçu. C'est une grave
lacune, car sa valeur devient alors totalement dépendante de l'espérance
des profit à retirer de la vente des biens produits. Si la production
n'est pas vendue, si, surtout, il devient apparent qu'elle ne le sera pas,
ce n'est pas seulement une perte au palier des stocks que subit le producteur;
c'est toute la valeur de son investissement qui est en péril puisque
toute cette capacité de production qu'il a mise en place n'a d'autre
valeur que cette espérance du profit à tirer de la vente de
la production elle-même. S'il n'existe pas d'acheteurs solvables pour
le produit, la machine elle même ne vaut plus que son poids en ferraille:
le capitaliste est ruiné. Le deuxième problème, c'est
que, quand on regarde l'économie comme un tout, les acheteurs solvables
dont on a besoin... ce sont les travailleurs!
Ces deux problèmes s'additionnent et créent un effet pervers
pour le capitaliste, car son capital ne garde sa valeur que dans la mesure
où il existe, pour acheter son produit, des travailleurs/consommateurs
qui aient en main l'argent nécessaire pour le payer. Si le revenu
adéquat n'est pas entre les mains des consommateurs, une partie plus
ou moins grande de la production ne sera pas vendue et certains, plusieurs
ou tous les capitalistes seront ruinés. Il ne suffit donc pas de
donner aux travailleurs le seul argent nécessaire à leur survie;
il faut aussi, comme Henry Ford l'expliquait avec une géniale simplicité,
leur donner l'argent nécessaire pour que soient consommés
les biens qu'ils produisent. La richesse du capitaliste industriel, devient
ainsi dépendante du pouvoir d'achat qu'il consent au travailleur/consommateur
et le revenu du travailleur ne tend plus vers le "niveau de subsistance"
de Malthus mais vers un "niveau de consommation" qui optimisera
l'espérance de gain du capitaliste industriel.
Le revenu que détermine ce "niveau de consommation" pour
les travailleurs, c'est la rémunération minimale qu'il faut
leur distribuer pour que les biens et services produits par l'économie
capitaliste soient vendus avec profit et consommés. Maintenir un
niveau de consommation, toutefois, est bien plus complexe que d'abaisser
le travailleur à son niveau de subsistance; on ne parle pas ici d'un
revenu global, mais du "bon" revenu entre les mains des bons acheteurs
potentiels, chacun selon ses désirs d'achat dans la mesure où
ces désirs coïncident avec l'implacable nécessité
de maintenir une demande effective pour les biens produits et donc la valeur
des équipements qui les produisent.
Cette contrainte pose un frein efficace à la concentration de la
richesse dans un régime capitaliste. On peut transformer les objectifs
de production, mais lentement, au rythme de l'amortissement rentable du
capital fixe. En attendant, si la richesse se concentre trop entre les mains
de quelques uns c'est la catastrophe, car un milliardaire ne consommera
jamais, par exemple, ,même s'il en change vraiment souvent, autant
de chaussures qu'un million de travailleurs dont il aura fait des va-nus-pieds.
Si la concentration de la richesse dépossédait totalement
les acheteurs de chaussures, les milliardaires qui fabriquent et vendent
des chaussures cesseraient d'être des milliardaires et rejoindraient
eux aussi les rangs des déshérités. Pas peu à
peu, mais instantanément, car leur fortune repose sur la foi inébranlable
de tout le monde ou presque en l'existence de milliards de gens qui achèteront
des chaussures et les payeront.
Nous avons vécu les dernières quarante années sous
le signe du capitalisme industriel; notre système économique
reposait sur cette foi qu'il y aurait toujours des consommateurs ayant en
main l'argent nécessaire pour acheter des chaussures, des voitures,
des maisons... Si cette foi s'était perdue il n'y aurait plus eu
de milliardaires; on a donc fait le nécessaire pour que ceci n'arrive
pas. Quand le système distribue un peu d'argent aux sans-travail
et aux pauvres, il n'est pas mauvais de se souvenir que le premier objectif
n'est pas de les aider mais de préserver ce "niveau de consommation"
essentiel au maintien de la richesse et du pouvoir en place. Quand on saisit
l'importance que revêt pour le système le maintien du "niveau
de consommation" on comprend pourquoi le système a été
si "généreux" avec ses travailleurs pendant quatre
décennies.
Le système avait, d'ailleurs, d'autres raisons d'être généreux.
D'abord, il avait de meilleurs champs à piller: les "Autres".
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le développement
de la technologie permettait déjà de prévoir que nous
aurions de moins en moins besoin de main-d'oeuvre. Il était donc
temps de faire passer nos colonies de l'esclavage au servage, c'est à
dire d'un mode d' exploitation basée sur la trique et la menace à
une exploitation autogérée basée sur les promesses
et l'aiguillon de la faim. C'est ce qu'on a appelé la décolonisation.
Quand vous avez la machine qui vous donne plus vite et à meilleur
coût le coton, la jute et le cacao, pourquoi garder sur vos terres
des Nègres qu'il faut nourrir? Il n'y avait plus aucune raison après
la guerre de maintenir le régime de colonisation que l'Occident avant
établi sur le reste du monde depuis trois générations,
un régime qui supposait le contrôle politique de l' Afrique
et de l'Asie, exigeait une présence militaire en ces régions
et créait des obligations implicites de développement et de
prise en charge de leur population. Le Système a fait ce qu'il fallait
pour optimiser ses profits. Allez, hop ! On affranchit ... et que tous ces
Noirs, ces Bruns et ces Jaunes gagnent leur pitance ou crèvent.
Ce qu'il fallait, désormais, c'était garder l'accès
aux ressources naturelles de ces pays, détruire leurs infrastructures
économiques pour qu'ils ne deviennent jamais des concurrents sérieux
mais demeurent éternellement des consommateurs, leur prêter
pour payer l'épicerie, créant une dette dont l'intérêt
constituerait pour l'Occident une rente viagère... et les laisser
administrer par des "élites locales" jouant le rôle
de fermiers généraux, renvoyant tous les profits en Occident
en ne gardant pour eux que les trente deniers traditionnels sous forme de
commissions ou de pots-de-vin. Fond Monétaire International, Banque
Mondiale... tous les substituts à la colonisation directe ont aussi
été créés à Bretton-Woods.
En fait, on n'inventait rien. On acceptait tout simplement que le modèle
américain d'exploitation - tel qu'appliqué parfaitement en
Amérique latine - était supérieur au modèle
européen des colons qui cravachent, des spahis qui paradent et des
missionnaires qui espionnent. Le modèle américain? Diviser
le territoire en une multitude de petites satrapies rivales, traiter avec
une bourgeoisie inféodée qu'on condescend à ne pas
mépriser ouvertement, laisser la porte ouverte à l'initiative
en permettant que des jeunes intelligents et ambitieux puissent arriver
au pouvoir par des coups d'États... pour être intégrés
à cette bourgeoisie quand ils ont ainsi "fait leur preuves"
et être corrompus à leur tour. Un modèle efficace. C'est
ce modèle qui a été appliqué après la
guerre dans toutes les anciennes colonies françaises et britanniques
et qui y est encore en place aujourd'hui.
La décolonisation, qui faisait passer le Tiers-monde de l'esclavage
au servage et donnait des rendements extraordinaires, rendait plus rentable
pour le Système l'exploitation de ce que que Toynbee appelait le
"prolétariat externe" que celle de ses propres travailleurs,
transformant brièvement notre société en un jeu à
somme non nulle (Non-Zero Sum Game). Pour un temps, il y en avait pour tout
le monde en Occident et les riches pouvaient devenir plus riches s'ils ne
perdaient pas trop de temps à empêcher les Lazares de notre
société de fouiller sous la table. Comme tous les empires
de l'Histoire, l'Occident a fait la trêve avec ses travailleurs le
temps d'exploiter à fonds les "Autres". La mise en servage
rationnelle du Tiers-monde a ainsi permis à nos travailleurs de souffler
un peu.
Il y a eu une troisième cause à la période bienheureuse
en Occident qui a été contemporaine du Mur de Berlin... et
c'est le Mur lui-même. Non seulement une contrainte inhérente
au capitalisme industriel forçait-elle une répartition moins
inéquitable de la richesse, non seulement le pillage méthodique
du Tiers-monde favorisait-t-il une trêve entre les prédateurs
du Système et leurs victimes habituelles à qui leur docilité
pendant la curée promettait un répit, mais il y a avait aussi
que, pour une des rares fois dans l'Histoire, les faibles avaient aussi
des griffes. Oh, il y avait eu Spartacus et d'autres Robin Hood - et les
monarchies européennes se sentaient sans doute moins sûres
d'elle-même après Valmy - mais un État qui, pendant
soixante-dix ans, dit qu'il est pour l'Égalité et la justice
sociale et qui a la force de se faire respecter, ce n'est pas monnaie courante.
Pendant les quatre décennies de l'état de grâce, un
facteur important a été l'existence d'une alternative politique
à Gauche - menaçante parce que soutenue par une force militaire
crédible à l'Est - qui rendait encore plus nécessaire
d'amadouer les travailleurs de l'Occident et de les garder au sein d'une"Union
sacrée" dont le but transparent mais discret était l'exploitation
du reste du monde. L'URSS, quels qu'aient été ses insuffisances,
ses défauts et ses crimes, a joué, du seul fait qu'elle était
là, une rôle crucial pour la justice sociale en Occident. Il
faudrait lui en savoir gré, et il n'est pas sûr que l'Histoire,
qui verra en perspective l'Afghanistan, la Bosnie et les goulags - comme
le Viêt-Nam, le McCarthyisme, Panama et le Bronx - ne portera pas
un jugement différent de celui qui prévaut aujourd'hui sur
le fond et la fin de l'expérience communiste.
Les Russes, les Machines, le Tiers-Monde... Nous avons vécu une
trêve de quarante ans. Mais maintenant, les pays défavorisés
sont optimalement exploités. Leurs populations sont réduites
au niveau de subsistance ou se préparent à l'être, à
mesure que des attaques plus insidieuses brisent au stade industriel les
économies émergentes d'Asie, celles qui avaient pu se développer
un peu pendant que nous terminions la destruction concertée des économies
agraires africaines et sud-américaines les plus pauvres . La Chine
demeure le plat de roi pour la fin du banquet, mais elle pourrait être
plus difficile à digérer.... Le "prolétariat externe"
ne suscite donc plus autant d'intérêt. Après la Chasse,
l'Élevage et la première priorité du Système
redevient de mieux exploiter le cheptel corvéable que représentent
les classes laborieuses de l'Occident même.
Une alternative politique de gauche? Les Terribles Soviétiques, -
trahis, leurs leaders subornés, leur économie sabotée,
la population de l'URSS réduite à la misère - ne sont
plus une menace crédible. Or, sans cette menace crédible,
les "gauches" du monde ne sont plus, face au Système, que
des bandes d'écoliers bavards. On pend les meneurs, on soudoie leurs
lieutenants, on ridiculise les autres...
Même la contrainte technique du "niveau de consommation"
s'estompe elle aussi. On a bien moins besoin des travailleurs/consommateurs.
Avec l'accroissement de la productivité, la production de "biens"
devient rapidement triviale - 8% de la main-d'oeuvre suffirait à
produire tous les biens que nous consommons et il en faudra encore moins
demain! - et c'est la consommation de "services" qui est maintenant
l'enjeu du pouvoir. Or, le capital investi dans la production de services
est bien moins captif de son produit: on peut vite produire autre chose,
on peut produire sur mesure, pour une demande effective plus restreinte...
Même au coeur du secteur industriel, la flexibilité de production
qu'amènent les automates programmables permet désormais au
capital fixe d'être plus libre.
Nous vivons donc les dernières années d'un capitalisme industriel
dont la nature même posait des bornes à l'exploitation - comme
l'apiculture exige qu'on laisse les abeilles butiner - et le Système
va désormais tout droit vers l'inconnu. La transformation n'est pas
achevée et un "niveau de consommation" est toujours nécessaire;
c'est pourquoi, comme nous l'avons dit plus tôt, même alors
qu'on touche les limites de la rentabilité de l'exploitation éhonté
du tiers monde et qu'on assiste au retour d'une politique d'exploitation
des travailleurs de l'Occident, le capitalisme actuel demeure encore modéré
et ne montre pas toute sa férocité. Ceci admis, il serait
imprudent de ne pas faire le procès du néo-libéralisme
au niveau des intentions et de ne pas changer d'orientation AVANT que le
Système ne dérape.
D'autant plus imprudent que le capitalisme n'a pas seulement contre lui
la présomption de mauvaise foi qui découle de tout le mal
qu'il a fait par le passé - toujours égal à tout le
mal qu'il pouvait faire - mais aussi la présomption d'ineptie qui
vient du piège dans lequel il s'est empêtré depuis quelques
années et de l'inanité de la fuite en avant qu'il semble avoir
pour seule politique.
Au cours des quarante ans de trêve, le capitalisme accepté
le défi de donner aux déshérités les moyens
financiers de maintenir le niveau de consommation qu'exigeait une économie
dont la productivité augmentait en flèche. Tous nos services
sociaux - dont au premier chef notre sécurité sociale - visaient
aussi cet objectif de rendre effective la demande de travailleurs dont le
labeur n'était plus vraiment requis en leur donnant un revenu auquel
ne correspondait pas un apport comparable de leur part à la production
réelle.
Pour relever ce défi, il fallait redistribuer la richesse. On l'a
fait pour un temps, aidé par ceci qu'on n'enlevait jamais rien a
personne mais que ce n'était toujours qu'un surplus qu'on partageait.
Vers le début des années "80, toutefois, même cette
appauvrissement relatif - en "moins-prenant" - est devenu odieux
aux capitalistes et à la classe moyenne supérieure. Le Système
a réagi en choisissant une solution périlleuse.
Pour se concilier la strate supérieure de la classe moyenne, celle
qui contrôle de fait le processus démocratique qui sert de
faire valoir au Système, ce dernier l'a tenue pratiquement indemne
de toute contribution significative au processus de redistribution. Comment?
Grâce à une inflation qui permettait aux propriétaires
- la classe moyenne supérieure - de réaliser chaque année,
sur leurs propriétés, un gain en capital égal ou supérieur
à ce qu'ils contribuaient en impôts.
Le Système ne voulant pas non plus renoncer à enrichir les
riches, ses maîtres et commanditaires, il les a aussi tenu depuis
Reagan à l'abri de tout nouvel effet de redistribution, réduisant
les impôts qui leur avaient été imposés au départ
et rétablissant un taux d'intérêt assez supérieur
à l'inflation pour que, toute fiscalité prise en compte, un
riche puisse encore devenir plus riche en ne faisant rien et sans courir
aucun risque.
Ceci dit, on ne pouvait toujours pas permettre, toutefois, que le pouvoir
d'achat des laissés pour compte chute; le maintien du "niveau
de consommation" était toujours essentiel. D'où viendrait
donc l'argent pour subventionner la consommation des sans-travail, si ni
les capitalistes ni les propriétaires n'allaient contribuer? La strate
inférieure de la classe moyenne - ceux qui n'étant pas propriétaires
ne bénéficiaient pas de l'inflation - étaient les seules
cibles possibles. Hélas, même en prenant de ceux-ci tout ce
que l'on pouvait, il était impossible de soutirer des seuls travailleurs/locataires
le coût de la subsistance des pauvres et de l'enrichissement constant
des nantis... le Système a donc réglé la question à
court terme en choisissant la fuite en avant et créé l'argent
qui manquait. Il a pu ainsi donner aux pauvres le pouvoir d'achat qu'il
fallait et permettre aux propriétaires de tirer leur épingle
du jeu tout en laissant les riches engranger des intérêts
Le Système n'a pas mis en circulation cet argent, toutefois, ce qui
aurait eu pour conséquence une inflation comme l'Histoire en a tant
connues, une inflation qui augmente à la fois la quantité
de monnaie et le prix des choses et qui, même si elle est néfaste,
maintient au moins un rapport entre le symbole et la réalité.
Le Système a procédé à une création de
richesse factice par le soutien des taux d'intérêts, créant
une richesse répartie uniquement entre ceux dont l'aisance assurait
que cette richesse ne trouverait pas sa voie vers la consommation de biens
et services mais demeurerait totalement virtuelle. Ainsi, depuis 17 ans,
la valeur des actions en bourse s'est multipliée par QUATORZE (14
), alors que le niveau de vie en dollars constants des classes moyenne n'a
pas augmenté et que celui des plus défavorisés a même
diminué!
Le bassin de population n'ayant crû que selon la démographie
- et son revenu réel n'ayant pas augmenté de façon
significative - l'espérance des profits à retirer des biens
et services qu'on peut vendre au consommateur n'est pas vraiment supérieure
à ce qu'elle était il y a dix-sept ans. La valeur gonflée
des titres qui confèrent un droit au partage de ces profits est donc
purement imaginaire. Une chimère qui n'existe qu'aussi longtemps
qu'on feint d'y croire. C'est une situation bien dangereuse.
En réalité, ce sont les biens et services dont nous disposons
qui constituent la richesse; l'argent n'en est que le symbole. Or, le Système
a fait plaisir à tout le monde depuis des années en distribuant
largement de l'argent qui ne correspond à aucune valeur réelle.
Il y a des milliers de milliards de dollars qui sont désormais inscrits
à l'actif d'individus et de corporations mais qui ne pourraient être
mis en circulation sans que l'on se rende compte qu'ils ne représentent
aucune valeur.... et la plus grande partie de notre richesse collective
nominale est une valeur en bourse totalement évanescente qu'il suffirait
d'une crise de confiance pour faire disparaître.
La situation est donc incroyablement précaire. Ne vous demandez pas
pourquoi le néo-libéralisme n'exploite pas encore aujourd'hui
avec la totale brutalité des régimes capitalistes antérieurs.
Par pitié? Soyons sérieux! Toute l'inconscience et l'égoïsme
requis sont encore bien là chez les exploiteurs pour recréer
la société effroyable d'il y a 100 ans qu'ont décrite
Dickens, London et tant d'autres. Ce qui nous protège - mais de moins
en moins - c'est toujours la contrainte technique inhérente au capitalisme
industriel d'un "niveau de consommation" minimal. C'est aussi
- de plus en plus - l'incurie politique d'un système veule qui, en
repoussant sans cesse des choix incontournables juste au delà de
ses horizons électoraux, fait en sorte que notre système devienne
de plus en plus fragile mais accepte de laisser faire parce qu'il est conscient
qu'une bagarre même modeste entre exploiteurs et exploités
ferait sauter la banque....
Alors, on temporise; l'exploitation ne s'accentue qu'avec prudence... tandis
que, du coté des exploités, plutôt que d'engager la
vraie bataille pour une réforme globale, on préfère
les petits combats d'arrière-garde qui préservent par chantage,
le plus longtemps possible, chaque acquis qu'on veurt nous enlever. On a
équilibré le budget - 650 milliards de dollars trop tard -
et maintenant on parle de rembourser la dette ! En stoppant l'inflation
et en réduisant les dépenses, on diminue pourtant le pouvoir
d'achat des consommateurs ordinaires au profit immédiat des seuls
capitalistes, amenuisant encore les chances qu'un vrai profit résulte
un jour de la vraie vente de vrais produit par de véritable producteurs
à de véritables consommateurs. Le Système joue ce jeu
en misant sans doute que l'économie survivra quelque temps sur sur
son seul élan spéculatif. Je ne crois pas qu'elle y parvienne
pendant bien longtemps.
Le Mur de Berlin est tombé et on a trouvé à l'Est une
situation pitoyable, résultat des failles d'une idéologie
généreuse mais incapable d' assurer sa propre mise en application.
Combien de temps avant que la foudre ne tombe de notre coté du Mur?
Combien de temps avant que la Bourse ne détrompe brutalement un capitalisme
qui croit qu'en se "virtualisant" il peut échapper non
seulement à son hérédité industrielle mais même
à l'exigence naturelle de lier à une valeur sous-jacente réelle
les symboles de richesse qu'il s'invente?
Pierre JC Allard