LE DÉRAPAGE



1. LA FAILLE DU CAPITALISME INDUSTRIEL


Quel que soit le projet d'une société, le but de ses vrais leaders est toujours qu'il se réalise grâce aux efforts des faibles et au profit des puissants en utilisant un minimum de violence et d'exactions; c'est à cette fin qu'a été conçue la fiscalité. La première fin de la fiscalité a toujours été de soutirer l'argent des faibles. Or, au XXème siècle, certains États évolués ont utilisé la fiscalité pour prendre en charge non seulement l'armée, la police et l'entretien des leaders mais aussi la médecine et l'éducation et procéder à une redistribution du pouvoir d'achat vers les démunis par le biais de paiements de transferts. Les États modernes auraient-il fait subitement le choix de la charité et du partage?

Pas vraiment. La fiscalité n'est plus aujourd'hui le pillage débridé des siècles passés, mais elle demeure toujours un élément du dispositif qui a pour but de récompenser les gagnants du jeu social au détriment des perdants ; la charité n'a rien à y voir. En fait, c'est la nature même du capitalisme industriel qui a imposé des limites à l'exploitation. (Voir Texte 405 dont nous résumons ci-dessous l'argument pertinent).

1. Dans un capitalisme industriel, c'est l'effet multiplicateur des équipements qui crée la plus-value dont s'enrichit le capitaliste et la richesse du capitaliste repose directement ou indirectement sur la propriété de ces équipements.

2. La richesse, transformée en capital fixe (équipement), devient alors une variable dont la valeur est dépendante de l'espérance de profit résultant de la vente des biens produits par ces équipements.

3. Cette espérance de profit dépend elle-même de la demande effective, c'est-a-dire du pouvoir d'achat dont disposent les consommateurs. Il FAUT que les consommateurs aient ce pouvoir d'achat et constituent une "demande effective", sans quoi l'équipement n'a plus de valeur et le capitaliste est ruiné.

On voit l'effet pervers: la richesse du capitaliste devient dépendante du pouvoir d'achat du consommateur, ce qui impose une contrainte technique à la concentration de la richesse entre les mains du capitaliste propriétaire des équipements. En termes simples, vous ne pouvez pas nourrir la population au pain sec tout en espérant vous enrichir de la vente du rosbif.

2. CAPITALISTES, ENTREPRENEURS ET ACTIONNAIRES


Il n'est dans la nature d'aucun pouvoir d'accepter d'être dépendant. Le capitalisme industriel a cherché à échapper à la contrainte de la demande effective en donnant naissance à deux classes dirigeantes superposées: une caste supérieure de capitalistes purs ("shylocks") détenant le pouvoir et vivant uniquement de leurs "intérêts" comme d'une rente... et une caste d'entrepreneurs, de presque-puissants qui devaient courir des risques et vivre de leurs "profits" selon leur talent et leur initiative. Le capitaliste pur pouvait ainsi rester raisonnablement indemne de la précarité d'un profit qui dépend de la demande effective, puisque c'est l'entrepreneur qui absorbait le choc de cette précarité, payant sa livre de chair à son banquier quoi qu'il advienne.

La stratification shylocks-entrepreneurs n'apportait pas une protection parfaite, toutefois, le shylock, pouvant perdre à son tour si la consommation baissait au point que l'entrepreneur fut ruiné Une deuxième ligne de défense est donc venue s'ajouter pour protéger davantage la caste des capitalistes purs des caprices du consommateur: celle des actionnaires. Si l'actionnaire majoritaire peut-être assimilé à un entrepreneur, l'actionnaire minoritaire est celui qui, voulant singer le shylock et vivre comme lui d'une rente mais sans en avoir les moyens, se laisse convaincre de prendre à son compte les risques de l'entrepreneur sans avoir les talents de ce dernier et donc sans assumer lui-même un contrôle quelconque sur les opérations.

Ce sont les actionnaires qui payent sa rente au shylock, sous forme d'intérêts qui réduisent discrètement leurs dividendes. Cette opposition entre shylocks et actionnaires apparaît clairement en Bourse: les fluctuations de la valeur des obligations (qui payent un intérêt fixe aux shylocks ) divergent brutalement de celles des actions qui, elles, distribuent des profits aux actionnaires: la plupart du temps, quand les unes montent, les autres baissent... ! Ignorants, sans pouvoir réel et nombreux, ce sont les actionnaires minoritaires qui portent le chapeau si la demande effective chute et que la valeur des équipements et donc du capital qui y est investi s'effondre; ils constituent une splendide ligne de défense pour les shylocks, lesquels peuvent revenir sans compromission à leur tendance naturelle qui est de prendre sans contrainte tout ce qu'ils peuvent prendre. Vous augmentez les taux d'intérêt... Shylock s'enrichit.

Les actionnaires sont doublement utiles, puisqu'ils s'identifient au capitalisme - ce qui est aussi stupide qu'un joueur de Las Vegas qui se réjouirait des profit que réalisent le casino! - et apportent un soutien politique au système tout en servant de boucliers aux shylocks qui en sont les maîtres. Le système cherche donc à transformer un peu tout le mode en actionnaires, encourageant les activités boursières individuelles mais, surtout, opérant la transformation d'office par le biais des fonds de pensions..., qui alimentent les fonds mutuels..., qui sont devenus les actionnaires principaux de la majorité des grandes entreprises. Chacun est ainsi destiné à porter le chapeau à la mesure de son tour de tête défini, entre autres, par la somme de ses REER investis dans le système de production . Shylock, lui, est à l'abri de tout... sauf d'un effondrement de la valeur de l'argent lui-même. Comprenez-vous pourquoi Shylock n'aime pas qu'on parle d'inflation ?

3. LA FRONDE DES MANAGERS


Après la Deuxième Guerre mondiale, on a mis le paquet sur la diffusion de l'actionnariat. L'apport progressif de capitaux provenant ainsi de la classe moyenne a transformé la structure corporative, l'actionnaire minoritaire devenant la norme plutôt que l'exception et amenant à la tête des entreprises des managers plutôt que des entrepreneurs. Simultanément, le développement de nouvelles techniques de production et de gestion est venu s'ajouter à la simple augmentation de la taille des entreprises pour exiger des gestionnaires professionnels. Ceci a déplacé l'équilibre du pouvoir dans notre société. Car non seulement l'entrepreneur-patron mais le capitaliste-banquier sont devenus une rareté, cédant tous deux la place à une génération de managers.

Ces managers , qui non seulement contrôlaient le capital fixe mais géraient aussi le capital-argent, ont accaparé le vrai pouvoir entre 1950 et 1980 et ont créé une structure financière qui donnait la priorité à "faire de l'argent" plutôt qu'à "avoir de l'argent". Comprenant parfaitement la dépendance du propriétaire des équipements envers le consommateur et donc l'importance de maintenir un pouvoir d'achat suffisant, le pouvoir managerial émergent, en symbiose avec des managers de l'État issus du même moule, a mis en place des politiques keynésiennes modérément inflationnistes et des mesures d'assistance financières aux plus démunis de même qu'une fiscalité progressive musclée. Personne mieux que Galbraith n'a décrit les détails de cette prise du pouvoir et ses conséquences.

Une politique a été mise en place qui assurait la croissance de la demande effective donnait du travail à tout le monde, assurait la paix sociale, enrichissait la classe moyenne des propriétaires et maintenait une économie en expansion. Notre société avait l'équilibre en mouvement d'une bicyclette et l'on peut considérer cette période comme un âge d'or de notre civilisation (Voir Texte 405). Évidemment, c'est le capitaliste pur qui écopait... la part de la richesse nationale appartenant au "1% le plus riche de la population" (Top One hundredth) qui était de 55% en 1935 n'était plus que de 15 % en 1982.

Nous ne savons pas et nous ne saurons peut-être jamais par quel habile dosage de violence et de corruption le capitaliste-shylock a repris le contrôle de la société. Ce que nous savons, c'est que, reprenant le pouvoir au début des années "80 , le capitaliste-shylock s'est empressé de faire la preuve que l'équilibre dynamique est un mythe. Pour prouver qu'une bicyclette n'est pas en équilibre, il suffit de mettre les freins. On a appliqué les freins. On a maté l'inflation qui imposait au capital d'être actif et saboté la structure fiscale de façon à ce que l'on puisse à nouveau s'enrichir sans risques ni travail, par simple accumulation des intérêts sur un capital oisif. Bien sûr, la bicyclette ne roule plus.

Le capitalisme-shylock a stoppé net la croissance en termes réels du pouvoir d'achat - nous avons le même revenu en dollars constants qu'il y a 17 ans ! - alors même que les progrès de la technologie permettaient de produire plus et EXIGEAIENT plus que jamais que l'on consomme davantage. La contrainte technique inhérente au capitalisme industriel - cette relation de dépendance envers le consommateur et la demande effective - ne cessant pas d'exister, l'enrichissement réel du capitaliste s'en trouvait donc lui aussi stoppé net. Plutôt que de faire face à la réalité et de reconnaître la nécessité d'augmenter la valeur du travail pour permettre l'augmentation de la richesse réelle des travailleurs-consommateurs nécessaire à l'augmentation de toute richesse, dont la richesse du capitaliste lui-même, Shylock a choisi de plonger dans l'imaginaire.

4. LA RICHESSE IMAGINAIRE


Au lieu de récompenser ses enfants doués en leur donnant des friandises, le Système a choisi de leur offrir désormais des images. Depuis 1982, l'indice Dow-Jones est passé de 750 à 11 000 - indiquant une multiplication par 14 de la valeur des stocks - alors que le pouvoir d'achat de chacun de nous, en dollars constants, n'a pas augmenté d'un iota. C'est depuis le virage de 1982, aussi, que des obligations de l'État portant 19 % d'intérêt ont poursuivi leur généreuse carrière entre les mains de ceux qui, après les avoir acquises, ont fait le nécessaire pour que les politiques de l'État ramène à 2 % l'inflation de 14 % qui prévalait au moment de l' émission de ces juteuses obligations et qui "justifiait" alors les taux offerts.

Depuis 1982, on a créé et distribué - uniquement aux riches - une richesse monétaire fictive colossale qui ne représente aucune réalité et qui, comme un arc-en-ciel n'existe que dans la mesure où l'on n'étend pas la main pour y toucher. En effet, en distribuant uniquement cette richesse virtuelle aux riches, le Système a satisfaisait l'ambition de ces derniers sans risque d'inflation, puisque cet argent ne sera jamaiss utilisé pour la consommation mais uniquement comme un outil de pouvoir. Le problème, c'est qu en l'absence d'une inflation qui, même néfaste, aurait au moins maintenu un rapport entre la réalité et son symbole, on a permis qu'il n'existe plus aucune commune mesure entre les biens réels et la masse monétaire qui prétend les représenter.

La monnaie est un symbole et n'a que la valeur qu'on veut bien lui donner. On lui a donné une valeur énorme, démesurée... et totalement illusoire. Sur cette illusion de la monnaie, on en a bâti de plus subtiles. Plus loin dans l'abstraction que la monnaie, en effet, il y a les chèques, billets, bons et obligations qui ne sont que la "promesse" d'un paiement en monnaie. Prenez encore plus de distance avec le réel; par delà la valeur des obligations, pensez à la valeur fluctuante d'une action cotée en bourse et qui confère le droit à une part d'un profit hypothétique, profit payable lui aussi en monnaie, bien sûr. Allez encore plus loin et concevez un "produit dérivé", une valeur résultant des fluctuations mêmes de la valeur de ces actions. Vous voyez encore la réalité dans le lointain?

Si vous voyez encore la réalité, passez totalement dans l'imaginaire et créez de toute pièce une "ligne de crédit" - un droit de dépenser - qui repose sur la garantie de vos "produits dérivés"... Confiez ensuite le pouvoir de créer ces lignes de crédit à des banques qui inscriront à leur livres, comme un actif, comme une activité "hors-bilan" les sommes que vous reconnaissez leur devoir quand vous utilisez ces lignes de crédit. Ne vous tracassez pas de ce qui est aux livres sans être au bilan: c'est une simple singularité de l'imaginaire. Ne vous tracassez surtout pas, car ces activités hors-bilan représentent désormais 85 % des activités bancaires. Comprenez-vous à quel point la richesse des institutions financières est coupée de tout lien efficace avec le réel? Et comprenez-vous combien précaire est la crédibilité de tout cet argent virtuel auquel on donne une une valeur nominale telle qu'elle représente 10 fois - ou 100 fois, on ne sait plus très bien - celle des biens dont cet argent prétend être le symbole!

La menace est maintenant toujours là d'une crise de confiance qui fera disparaître toute cette richesse virtuelle, non pas peu à peu mais instantanément, entraînant un chaos qu'on a peine à imaginer. Peut-on espérer que cette menace d'une crise de confiance ne se matérialisera jamais? C'est ce qu'ont pensé tous les Louis XVI de l'Histoire. Mais si nous ne procurons pas à la population un pouvoir d'achat accru réel, notre économie continuera de stagner, même si les marchés boursiers prétendent que les indices boursiers s'envolent à 20 000 ou à 100 000.

Si notre économie continue de stagner pendant que la richesse imaginaire grandit toujours, il y aura de plus en plus d'exclus et les inégalités "virtuelles" continueront de se transformer une à une en inégalités bien concrètes de plus en plus intolérables. La crédibilité du système diminuera en fonction inverse du nombre croissant de ceux envers lesquels il ne remplit pas ses promesses. Ceux dont c'est le talent de savoir quand quitter les navires en péril joueront la baisse plutôt que la hausse un jour de trop et le ballon boursier éclatera quand on prendra conscience que le vrai "plancher" du Dow-Jones n'est pas à 10 000 ou à 5 000 mais qu'il n'existait que dans la tête de gens qui désormais n'y croient plus. Les Rois Shylocks, américains, japonais et autres, découvriront qu'ils étaient nus. Il ne se passera alors pas beaucoup de temps avant que leurs têtes ne soient en place sous le couperet.

5. WARP 9 !


Ne serait-il pas plus simple de crier "cocu!" et de reconnaître tout de go que tout cet argent imaginaire ne vaut rien? Plus simple, oui, comme il serait plus simple, ainsi que l'insinue John Ralston Saul (Voltaire's bastards ), de tirer un trait sur la dette publique comme l'ont déjà fait Solon et bien d'autres réformateurs au cours de l'Histoire. Plus simple, mais les bouleversements qui résulteraient de cette banqueroute seraient effroyables. Pour tout le monde. Il faudrait éviter cette banqueroute.

Pour éviter cette banqueroute, il faudrait reprendre le mouvement de distribution de la richesse que l'on a interrompu il y a 17 ans, bien sûr, mais il faudrait aussi, désormais, corriger les effets néfastes de la grande virée dans l'hyperespace financier que le Système nous a fait faire depuis 1982. Il faudrait se libérer de la dette publique EN NE LÉSANT PERSONNE et surtout, sans créer de panique, ramener la valeur des stocks boursiers à un ratio raisonnable des espérances de profits .

C'est par une nouvelle approche fiscale qu'on pourra arrimer de nouveau, avec un minimum de heurts, l'argent-symbole devenu virtuel à la réalité des chose. Il faudrait, comme le Capitaine Kirk, ordonner "Warp 9!" mettre le cap sur la réalité et revenir sur la Terre. Ordonner "Warp 9! " vers la réalité, ca voudrait dire éponger l'argent de trop là où il se trouve jusqu'à ce que ce qui en reste corresponde de nouveau à une véritable valeur. Ceci exige de mettre en place une fiscalité vraiment progressive. Le fera-t-on ? En toute sincérité, je ne le crois pas: le Système préférera mourir en tenant sa fiscalité dans ses bras. On ne le fera pas, mais je suis persuadé qu'un jour on regrettera amèrement de ne pas l'avoir fait. Et quand le Système mourra, ceux qui viendront le feront




Pierre JC Allard

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407 La vieille panoplie

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