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DERSİM VATANDIR, SAVUN NAZLI VATANI!


 

LES KURDES ALEVIS FACE AU NATIONALISME TURC KEMALISTE

 Hans-Lukas Kieser

L’alévité du Dersim et son rôle dans le premier soulèvement kurde contre Mustafa Kemal (Koçkiri 1919-1921)

Version internet d’un article paru comme Occasional Paper n° 18, MERA (Middle East Research Associates), Amsterdam, juillet 1993.

Dans une réunion de l’Association pour le Relèvement du Kurdistan à Istanbul en 1919, le jeune vétérinaire Nuri Dersimi, originaire du Dersim[1], prit la parole pour convaincre les membres de ce club d’intellectuels nationalistes qu’il fallait réconcilier les Kurdes sunnites et alévis pour que le gouvernement turc ne profitât pas de leur désunion. Son propos "fut violemment rejeté". A ce récit Nuri Dersimi ajoute dans ces mémoires:

"Malheureusement, pendant les soulèvements au Kurdistan, les Kurdes alévis ne participèrent pas aux soulèvements des sunnites et les Kurdes sunnites pas du tout à ceux des alévis. La division des soulèvements en deux secteurs fut au profit du gouvernement turc."[2]

Pourquoi cette division confessionnelle? Quelles sont ses racines, dans quelles circonstances s’insère-t-elle? Mon étude est focalisée sur le mouvement insurrectionnel de Koçkiri-Dersim (1919-1922), survenu dans les années de l’interregnum anatolien, suite à la défaite et l’effondrement de l’Empire ottoman après la première guerre mondiale. - Une autre question s’ajoute: pourquoi les Kurdes du Dersim étaient les premiers Kurdes - et les derniers[3] - à se dresser contre le régime kémaliste, et cela en pleine guerre de l’indépendance (1919-1923)?

Commençant avec le récit des faits datables (partie I), l’étude s’interrogera sur le contexte alévi de ces événements (partie II) pour en tirer des conclusions (partie III). Elle n’a pas l’ambition d’établir de nouveaux faits, mais elle s’interroge, à partir de connaissances incomplètes, sur les liens des événements avec l’identité ethnico-religieuse de la région.[4]


I LE SOULEVEMENT

Préparations
L’aspiration des insurgés de Koçkiri à un ”Kurdistan indépendant comprenant les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz et Dersim-Koçkiri” est une étape importante du jeune nationalisme kurde. En fait, une telle indépendance kurde n’avait été ni le but d’un Bédir Khan Bey, puissant émir du Botan, vers le milieu du XIXe siècle, ni des premiers clubs kurdes fondés à Istanbul après la révolution des Jeunes-Turcs (1908)[5]; la suprématie du Sultan-Calife ottoman n’était jusqu’alors jamais mise en question. La levée, à partir de 1890, des régiments de cavalerie de tribus kurdes sunnites, appelés ”Hamidiye” d’après le nom du sultan Abdulhamit, pour faire face, entre autres, aux aspirations nationalistes arméniennes, exprime assez clairement le lien essentiel qui liait, jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale, la plupart des Kurdes à l’Etat turc-ottoman.[6]

La majorité des Dersimis ne s’engagèrent pas dans la guerre turco-russe (1914-1917) et turco-arménienne (1917-1918)[7], ils essayèrent plutôt de tirer profit de la défaite des Turcs[8]. Peu se mirent cependant ouvertement au côté des Russes. En 1917, il y eut des pourparlers entre les Dersimis, le commandant russe Lahof et le commandant arménien Murat Pacha. Dersim regagna une quasi autonomie, menacée par le retrait des Russes en 1918. A part les quelques jeunes qu’ils forcèrent à devenir soldats, les Turcs ne réussirent pas, malgré maints essais, à convaincre les Dersimis de participer à leur côté. Ce n’est que vers la fin de la guerre mondiale qu’ils s’y décidèrent. Nuri Dersimi écrivit:

"Une fois que les Russes se furent retirés et que les forces arméniennes furent seules, une partie des Dersimis, pensant qu’il fallait flatter le gouvernement turc et lui faire oublier les soulèvements et tentée par des salaires considérables se firent milices."[9]

Seyyid Riza, puissant chef de tribus du Dersim, avait toujours jugé dangereuse une prise de position, mais il se résolut finalement à contribuer avec sa tribu, jointe à une partie des tribus d’Ovacik, à chasser les forces arméniennes d’Erzincan et d’Erzurum. Il est intéressant de constater à quel point Nuri Dersimi juge nécessaire de souligner que Seyyid Riza ne participa qu’après de longues hésitations, pour protéger les Kurdes, craignant des massacres dans les villages kurdes de la part des Arméniens qui se retiraient.

"Ni Seyyid Riza ni les Dersimis en général ne voulaient entrer en hostilités contre les Arméniens, et il y avait toujours une grande partie des tribus de l’Est et de l’Ouest du Dersim qui n’y prirent point part."[10]

Le gouvernement jeune-turc tentait par l’intermédiaire de Çelebi Cemalettin Efendi, le plus haut représentant de l’ordre des bektachis, de solliciter la participation des Dersimis à côté de l’armée turque. L’état-major attendait un tournant décisif dans sa guerre contre les Russes et les Arméniens. Lui comme Çelebi Efendi ne cessaient d’esquisser l’image d’une guerre sainte à laquelle il fallait se joindre à tout prix. Mais les tribus du Dersim se contentèrent d’observer les mouvements des armées russe et turque[11]. Nuri Dersimi décrit avec émotion l’attitude des régiments Hamidiye à la même époque:

"Le Dersim s’était débarrassé de la domination turque et avait atteint un état d’autonomie. Malheureusement, les régiments Hamidiye, formés par des Kurdes du Sud du Kurdistan, des vilains qui faisaient depuis longtemps leur sale boulot d’esclave pour les Turcs, se laissèrent encore abuser et, contrairement aux intérêts nationaux kurdes, continuèrent une guerre suicidaire contre les armées russes et les frères arméniens avec leurs unités de volontaires."[12]

De 1919 à 1922, Istanbul fut ”la vraie capitale politique du Kurdistan”[13]. D’ici les leaders kurdes tâchaient de mobiliser une société kurde vivant à quelque mille kilomètres à l’est, dominé par un tribalisme et qui n’était ni socialement, ni linguistiquement, ni ethniquement homogène. L’Association pour le Relèvement du Kurdistan (le Kürdistan Teali Cemiyeti =KTC), fondée en 1918 à Istanbul, loin d’être unanime quant à sa stratégie, envoya des jeunes intellectuels au Kurdistan afin de préparer un soulèvement général. Nuri Dersimi, nommé vétérinaire de Zara, Divrigi et de Kangal dans l’intention de travailler parmi les tribus de Sivas, se rendit en juin 1919 au Dersim, accompagné par Haydar Bey, lui aussi membre du KTC. Ils emportèrent des livres et le journal kurde Jin. Haydar ouvrit une filiale du KTC à Ümraniye. Aliser, qui est peut-être le personnage-clé de toute l’agitation kurde au Dersim, aurait reçu des instructions d’Abdülkadir, chef du KTC, par l’intermédiaire d’un Arménien du village Armudan au Koçkiri qui lui aurait servi de messager[14]. Aliser était un proche de la famille de Mustafa Pacha, le chef des tribus de Koçkiri et père de Haydar et d’Alisan. Bon joueur de saz (instrument à cordes), poète et agitateur intelligent, également membre du KTC, qui se ramifia grâce à lui dans la région de Koçkiri-Dersim, Aliser avait déjà milité pendant la guerre pour la cause kurde. Nuri Dersimi s’était également trouvé au Dersim, contrairement à d’autres intellectuels kurdes engagés au front avec l’armée turque.

Une des premières réunions des futurs leaders du soulèvement de Koçkiri eut lieu dans le village de Bogazviran où habitait Alisan, le frère de Haydar. Alisan, Haydar, Nuri Dersimi et Aliser y participèrent. Une importante réunion de préparation se tint avec les tribus début 1920 au tekke[15] de Hüseyin Abdal à Yellice (district de Kangal/ Sivas). Nuri Dersimi:

"Canbegan, Kurmesan et les autres tribus ainsi que tous les Kurdes de la région y participèrent. ... Ils décidèrent en parfaite unanimité de prendre les armes et de faire la guerre jusqu’au bout pour qu’ils réussissent à réaliser, selon le traité de Sèvres, la formation d’un Kurdistan indépendant comprenant les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz et Dersim-Koçkiri."[16]

Il s’agit en partie des futurs acteurs du soulèvement, c’est-à-dire les grandes tribus alévies Koçkiri, dont l’insurrection porte le nom, vivant sur un terrain entre Sivas, Erzincan et Dersim et comptant une centaine de milliers d’habitants[17], et des villages turcs alévis, des tribus voisines ainsi qu’une partie des tribus, également alévies, du Dersim[18]. En ce qui concerne le leadership du soulèvement, plusieurs auteurs comme Nazmi Sevgen et Rahmi Apak jugent le rôle d’Aliser particulièrement important:

"Il faut savoir que Haydar Bey n’était pas le type pour mener à bien ces affaires. Derrière le rideau il y avait Aliser qui était le véritable agent et moteur.[19]

Dès le début, le rôle du meneur Aliser qui incitait le peuple, était considérable. Pendant le soulèvement de Koçkiri, cet homme s’est lancé, en tant que promoteur et dirigeant, dans l’exécution d’un grand nombre de méfaits."[20]

Seyyid Riza laissa pendant l’insurrection l’initiative à d’autres, particulièrement à Nuri Dersimi en tant que son délégué. Il faut donc compter parmi les principaux leaders du soulèvement Alisan et Haydar, les chefs des tribus Koçkiri, ainsi qu’Aliser et Nuri Dersimi, les premiers instigateurs et coordinateurs [21]. D’autres chefs de tribus de Koçkiri et du Dersim (particulièrement d’Ovacik) jouèrent un rôle important[22]. Alisan et Haydar préférèrent être discrets, par exemple, ce furent d’autres chefs de tribus qui signèrent les télégrammes du 11 mars et du 8 avril (v. infra).

A la suite d’une réunion des rebelles à Hozat en novembre 1920, une déclaration fut communiquée à Ankara réclamant:

" des informations sur les intentions et une prise de position du gouvernement à propos de l’autonomie kurde

" la libération de prisonniers kurdes

" le retrait des administrateurs turcs des régions à majorité kurde

" le retrait des forces militaires envoyées dans le Koçkiri

Dix jours après la réunion de Hozat, le 25 novembre 1920, un télégramme fut envoyé à ”la présidence de la Grande Assemblée Nationale d’Ankara”, menaçant de s’emparer du droit à un Kurdistan indépendant par la force armée.

 

Rébellion et Répression

Depuis les décisions prises à la réunion du tekke de Hüseyin Abdal, l’action de la guérilla kurde s’était intensifiée. S’attaquant à des convois militaires et à des postes de police les partisans saisirent armes et munitions et étendirent leur contrôle. Malgré les importantes réussites de la politique de Mustafa Kemal - à savoir les congrès d’Erzurum (juillet/août 1919), de Sivas (septembre 1919) et la Grande Assemblée Nationale de Turquie (ouverte le 23 avril 1920) à Ankara, qui comptait quatre députés du Dersim[23] -, l’organisation du soulèvement gagna du terrain. Le gouvernement turc d’Ankara qui venait de se constituer, occupé par sa lutte contre des adversaires extérieurs et intérieurs, essaya de calmer la situation et de gagner du temps en nommant, en automne 1920, Haydar Bey maire d’Ümraniye (=Imranli actuel) et son frère Alisan Bey au poste de gouverneur de Refahiye[24]. Mustafa Kemal fit arrêter Nuri Dersimi le 20 décembre à Sivas, mais, sous la menace de Seyyid Riza, il dut ordonner sa libération; l’appel du leader des nationalistes turcs pour une conduite loyale avec le gouvernement d’Ankara fut vain...

Apak pense que l’éclatement de l’insurrection est dû à la demande d’extradition du partisan Zalim Çavus[25] qu’exigea le kaymakam de Zara[26] des villageois. Ceux-ci n’acceptèrent pas de violer leur ancienne tradition d’asile (cf. partie II), mais furent prêts à communiquer le lieu de séjour de Çavus, une fois que celui-ci aurait quitté leurs villages. Çavus proposa de se rendre lui-même si l’on l’amnistiait. Apak conclut: ”En refusant les deux propositions, le kaymakam commit une erreur.”[27] Le sixième régiment de cavalerie fut envoyé à Ümraniye pour arrêter Çavus, qui dirigeait quelques douzaines de partisans, et pour ramasser de nombreux déserteurs.

La confrontation armée proprement dite eut lieu au début du printemps 1921. Le régiment turc s’étant déplaçé à Ümraniye en février, les Kurdes s’emparèrent de la ville et hissèrent le drapeau du Kurdistan au centre (7 mars). Plusieurs soldats furent tués, les autres se rendirent, le commandant Halis fut exécuté. Les événements d’Ümraniye consternèrent le nouveau gouvernement d’Ankara[28] et encouragèrent en même temps d’autres tribus à se rallier aux insurgés. Les districts de Kangal, Koçhisar, Divrigi, Zara, Refahiye, Kuruçay et Kemah (où les insurgés arrêtèrent de riches agas kurdes soupçonnés de collaborer avec les Turcs[29] ) passèrent en leurs mains.

En même temps qu’il déclarait la loi martiale (10 mars[30]) et qu’il mandait d’importantes troupes vers Koçkiri, le gouvernement d’Ankara envoya, mi-mars, une commission chez les insurgés et adressa par l’intermédiaire du vali (préfet) de Sivas des lettres à des personnages influents afin de freiner et de diviser le mouvement insurrectionnel[31]. D’après Rahmi Apak, le gouvernement fit ainsi preuve de bonne volonté en essayant une dernière fois de mettre fin à la révolte de manière pacifique. La réponse des ”chefs de tribu et des cheikhs de Hozat (Dersim)” fut négative:

"L’armée est depuis un certain temps en train de faire des recensements dans notre région afin de relever le nombre des musulmans et des non-musulmans. On comprend que par la récupération de telles informations le gouvernement envisage d’atteindre et d’exterminer les Kurdes tout comme il l’avait fait avec les Arméniens. Il s’agit donc de légitime défense; le procédé de la tribu de Koçkiri est juste."[32]

En effet, la tactique ”diplomatique” du gouvernement allait en grande partie être couronnée de succès. Les tribus de Koçkiri et d’Ovacik restèrent bientôt seules. Même Haydar Bey prit ses distances vis-à-vis de l’insurrection.

Le 13 mars 1921, le commandant de l’Armée Centrale (Merkez Ordusu), Nurettin Pacha, reçut l’ordre de ”réprimer le soulèvement de la tribu de Koçkiri”. Par un télégramme chiffré, l’Etat-major de l’armée turque venait de communiquer au commandement de l’Armée Centrale que les événements d’Ümraniye avaient montré la nouveauté et l’importance de cette insurrection et qu’il fallait l’étouffer avec des moyens militaires concentrés et massifs[33]. Par l’intermédiaire du commandant à Erzincan Nurettin Pacha donna les directives suivantes:

"La violence des opérations se dirige contre les meneurs du soulèvement. Il faut gagner la confiance du peuple et lui faire croire que le gouvernement respecte et protège les biens, la vie, l’honneur et les droits de tous les citoyens sans considérer la différence religieuse. (...) Il faut arrêter et transférer les meneurs et instigateurs au commandement central à Sivas. Les biens de ces derniers (...) seront confisqués, leurs maisons brûlées et détruites. S’il ne s’agit pas de personnes isolées, mais de plusieurs habitants d’un village (köy halki), le procédé sera appliqué au village entier."[34]

Le 3 avril, Nurettin Pacha fit parvenir à ses unités d’autres ordres qui se terminaient par la phrase suivante:

Selon le résultat des opérations répressives, il sera ordonné soit de réduire la tribu de Koçkiri à un état qui ne lui permet plus de se soulever, soit de la diviser et de la déporter du territoire où elle vit jusqu’à présent.[35]

Ces quelques extraits des directives du commandant - en dépit des bonnes intentions de la première phrase qui parle significativement de la différence religieuse alévie-sunnite - ne laissent aucun doute sur le degré des incursions dont les villages et les civils seront victimes une fois que l’armée aura déclenché ses opérations. N’y avait-il que la ”solution” militaire? A deux reprises, depuis la déclaration de la loi martiale, les rebelles adressèrent un télégramme à Ankara, modifiant considérablement leurs revendications et réclamant, au lieu d’un Kurdistan indépendant, un vilayet autonome:


"Au président de la Grande Assemblée Nationale:

Nous désirons l’établissement d’un vilayet distinct où la justice et l’administration soient maintenues avec un vali kurde autochtone à sa tête. Ce vilayet doit être formé des territoires avec une majorité kurde, comprenant les kazas de Koçkiri, Divrigi, Refahiye, Kuruçay et Kemah.

11 mars 1337 (=1921) Sadattan[36] : Aliser

Les chefs de la tribu de Koçkiri Muhammet et Taki

Des chefs de tribus du Dersim: Mustafa, Seidhan, Muhammet, Munzur"[37]


Les insurgés eux-mêmes étaient prêts à d’importantes concessions, du moins verbalement. Et d’autre part, de nombreux notables adressèrent des lettres au vali de Sivas et au commandement militaire disant qu’ils se distançaient du soulèvement. D’après Ebubekir Hazim Tepeyran, alors vali à Sivas, Nurettin Pacha ne voulait pas renoncer à l’action militaire et envisageait délibéremment le meurtre de milliers d’innocents[38].

Je ne vais pas entrer dans la chronologie détaillée des actions militaires[39]. Comment se caractérisent-elles, comment se terminent-elles? Les préparations durèrent quatre semaines. Le 11 avril 1921, l’Armée Centrale commença les opérations avec toutes ses unités. Apak rapporte pour ce seul premier jour l’incendie de deux villages et le ”nettoyage” de la région de Çengerli[40]: un procédé qui était régulièrement accompagné d’importantes confiscations de biens, de cruautés et du meurtre de civils, femmes et enfants. Ces événements allaient provoquer de très vives discussions à la Grande Assemblée Nationale. Apak rapporte également la dévastation de villages turcs par les insurgés[41]. Avec des moyens militaires et une organisation nettement supérieurs à ceux de leurs adversaires, l’armée poursuivit ce nettoyage. Le 24 mai, Nurettin Pacha envoya ce télégramme à l’Etat-major:

"L’opération de répression d’Ümraniye est en train de se terminer. Nous avons nettoyé jusqu’à présent la région entre l’Euphrate, Erzincan et Ümraniye et nous avons tué presque 500 rebelles."[42]

Les escarmouches meurtrières durèrent jusqu’en juin 1921. Si l’on inclut les civils, le nombre de tués et de ceux qui allaient encore mourir de faim à la suite des événements, était beaucoup plus élevé. La logique et le caractère de la répression contre les Kurdes alévis du Koçkiri-Dersim fit pressentir l’ethnocide que le gouvernement de la Turquie kémaliste consolidée réaliserait en 1937-1938 au nom de la ”civilisation”. Mais l’ampleur n’est pas comparable, et la situation historique diffère sous plusieurs aspects.

 

Le récit de la guerre de l’indépendance turque fait évidemment référence aux Grecs (front ouest), aux Arméniens (front nord-est) et aux Français (Cilicie), et il doit énumérer les rebellions monarchistes téléguidées par les Alliés et la Sublime Porte qui avaient lieu surtout en Anatolie occidentale et centrale. Mais ce récit ne devrait pas non plus oublier le fait que le nationalisme turc prit d’abord pied dans une région - le Nord-Est de l’Anatolie - qui était revendiquée par un autre nationalisme, plus jeune, celui des Kurdes du Koçkiri-Dersim. L’isolement de ces insurgés était multiple: géographique, confessionnel, international[43] et social dans la mesure où, pour les chefs de tribus et les grands proprétaires de l’Anatolie orientale, il était plus sûr de porter leurs espérances sur le gouvernement central d’Ankara duquel ils attendaient, en outre, une affaire de taille: la légalisation des biens pris aux Arméniens[44]. Trahisons, mésententes intertribales, chutes de neige - qui empêchèrent l’entraide - et le déploiement militaire massif contre les rebelles isolés mirent bientôt un terme sanglant à ce soulèvement, bien qu’il eût été préparé longuement avec engagement et qu’il fût, selon les mots d’un intellectuel kurde, le fruit ”d’une idée pure et noble”[45].

 

L’écho à la Grande Assemblée Nationale de Turquie (=TBBM) [46]

Le 16 mars 1920, le Conseil d’Etat Ottoman (Osmanli Meclisi Mebusasi) fut dissout par les Anglais. Le 23 avril de la même année Mustafa Kemal et ses proches inaugurèrent une autre assemblée, la Grande Assemblée Nationale de Turquie, à Ankara. Une année et demie plus tard, début octobre 1921, elle traita le dossier de Koçkiri.

Après l’échec du soulèvement, beaucoup de combattants se refugièrent au Dersim. La TBBM à Ankara envoya une nouvelle commission d’enquête (Tetkik Heyeti). Elle dénonça dans un rapport Aliser et Nuri Dersimi comme les instigateurs de la révolte. La Cour Martiale (Harp Divani) à Sivas les condamna à mort par contumace. Mustafa Kemal les exclut de l’amnistie qu’il attribua aux autres condamnés de l’insurrection, mais au Dersim ils restaient hors d’atteinte de la justice.[47]

Après de longs débats à la TBBM, il fut décidé de tenir les séances sur Koçkiri secrètes, entre autres pour la raison ”qu’il n’est pas nécessaire que les Etats occidentaux soient au courant”[48] des événements. L’opinion contraire avait été soutenue par plusieurs députés, comme par Mustafa Durak Bey d’Erzurum: ”...Nous devons déclarer au monde entier les abominations commises dans notre pays. Que tout le monde sache... Car tout ce mal et ces perversions dans notre pays, messieurs, se produisent parce que nous les cachons au peuple.”[49] L’embarras fut clair: l’abus du pouvoir militaire et la question de culpabilité furent les questions centrales du débat, aucun député ne put le contester[50]. ”Faisons-en l’aveu,” concède le ministre de l’intérieur Refet Pacha[51]. Mais le devoir urgent de sauver la patrie en danger empêcha une enquête complète et transparente. ”Amis, débattons de la délivrance du pays. En premier lieu, nous devons libérer le pays”[52]. Malgré ”l’inconvénient” de cette ”maxime suprême”, les protocoles secrets des séances donnent globalement l’impression d’un débat vif et ouvert. Le mot ”Kurde” n’est devenu tabou qu’au début des années trente; l’idéologie qui nierait l’ethnie kurde en général ne se manifestait pas encore. Ce qui importait en 1921 était la collaboration militaire. La façon dont les Arméniens avaient été traités n’étaient pas non plus occultée dans le subconscient collectif. De nombreuses allusions à ces atrocités accompagnèrent les discussions sur la répression de Koçkiri. Elles apparaissaient déjà dans le premier débat lorsque l’on s’interrogea, s’il fallait tenir la séance ouverte ou non. Emin Bey réclama des séances secrètes, argumentant dans sa deuxième intervention que des étrangers diraient: ”Quelqu’un qui commet pareille chose contre ses coreligionnaires, que ne pourrait-il faire contre les chrétiens?”

Les objectifs du soulèvement, jugés a priori inacceptables, restèrent hors du débat[53]. ”Aliser donnait une couleur politique à ce brigandage”, cette phrase résume l’attitude générale[54]. On peut distinguer une triple disqualification des insurgés: le choix constant d’un vocabulaire péjoratif pour désigner les insurgés[55]; la dénonciation en tant qu’ ennemis de la patrie[56]; et le reproche d’avoir empoché de l’argent étranger (russe, anglais). Quoiqu’à peine prononcé dans les discussions, ce dernier reproche fut véhémentement refuté par des députés du Dersim[57]. En ce qui concerne les deux autres critiques, quelques députés firent valoir des circonstances atténuantes, plaidèrent pour une amnistie[58] ou allèrent jusqu’à réclamer justice pour la région[59].

Un des quatre députés du Dersim, Hasan Hayri Bey, jugea nécessaire de faire une longue digression historique sur son patrimoine, en remontant à la bataille de Çaldiran à la suite de laquelle Yavuz Selim Sultan ”fit couper la gorge à tous les Alévis présents (...). Les survivants se réfugièrent dans les montagnes du Dersim”[60]. Peut-être qu’il abusa de son temps d’orateur, mais en tout cas il exprima bien dans quelle dimension historique de persécution religieuse la répression sanglante fut projetée. Les kizilbas d’autrefois avaient été condamnés pour leur collaboration avec le Schah, les alévis du Dersim de l’après-guerre se voyaient inculpés pour leurs affinités envers les Russes[61], et également ennemis de la patrie. Un autre député de la région concernée, Emin Bey d’Erzincan, raconta l’horreur commise contre une famille alévie turque de Refahiye dont les biens furent confisqués, la femme enlevée et dont le père de famille, qu’on accusait d’être alévi, fut tué sadiquement[62]. Le député Mustafa Bey de Dersim, afin de prouver que l’aggression militaire ne s’était pas limitée aux Kurdes de Koçkiri, rapporta également le meurtre de villageois turcs[63].



II LE CONTEXTE ALEVI-KIZILBACHE AU DERSIM

 

 

Quels sont les motifs, les causes et les intérêts qui ont conduit au soulèvement? Quel contexte l’a permis? Les insurgés expriment clairement un but nationaliste: un Kurdistan indépendant. Nuri Dersimi, intellectuel et patriote fervent, le fait apparaître au premier plan dans son texte. Mais ce motif est loin d’être le seul. Il existe une multiplicité de causes qui ont nourri le mouvement insurrectionnel. Rahmi Apak, tout en le considérant comme le premier pas vers l’indépendance kurde, y voit, en bon kémaliste, comme dans tous les soulèvements, l’influence de puissances étrangères anti-turques[64]. Dans ce cas, il a certainement tort. Les causes de ce soulèvement peuvent être expliquées en quatre points:

la situation géopolitique et historique (le Moyen Orient après l’effondrement de l’Empire ottoman et surtout: l’Est de l’Anatolie confronté au nationalisme turc fort et centralisateur)
le nationalisme kurde (diffusé en premier lieu par les intellectuels)
l’alévisme du Dersim[65] (désignant une identité ethnico-religieuse et culturelle à part), opposé à la ”lutte nationale” kémaliste (millî mücadele) à caractère très sunnite et anti-arménien dans le Nord-Est
la contestation séculaire de la région du Dersim (qui est liée à la sauvegarde d’intérêts et de modes de vie particuliers)

Dans cette deuxième partie nous essayons de nous rendre compte des particularités du Dersim qui furent propices à ce soulèvement. Les deux derniers points - l’alévisme et la contestation - nous occupent particulièrement, mais ils restent liés aux deux premiers, nous ne pouvons donc pas les négliger non plus. De toute façon, il ne peut s’agir que d’un survol incomplet, ponctuel; on a de la peine à trouver des informations précises et complètes à ce sujet[66].

 

Alévisme et pratique alévie dans la région du Dersim

Qui sont les alévis? Ce terme n’apparaît que vers le XIXe siècle en Turquie pour remplacer celui de kizilbas qui avait la connotation péjorative de ”rebelle hérétique”. Ce dernier terme, d’appellation politique d’abord, désigna les partisans des premiers Safavides (fin du XVe siècle). Lors de la propagande des Safavides, de confession chiïte, nombre de Turkmènes s’allièrent à eux[67]. Leurs conceptions religieuses furent soufisées et chiïtisées[68]. Les bektachis tentèrent d’organiser les kizilbas en tarikat (ordre religieux); l’ordre des bektachis jouissait d’une position privilégiée dans l’Empire ottoman grâce à ses attaches avec le corps d’élite des Janissaires[69]. Les kizilbas, compromis dès le XVIe siècle par leur opposition contre les Ottomans, restèrent au long des siècles suivants considérés comme hérétiques. Comme les chiïtes en général, ils ne reconnaissaient ni le califat ni les oulémas. Après les échecs de leurs soulèvements du premier tiers du XVIe siècle, ils ne pouvaient pratiquer leur confession qu’en semi-clandestinité et se retiraient souvent dans des régions peu accessibles, notamment le Dersim. Ceci n’est évidemment qu’une esquisse très vague de la genèse du phénomène ethnico-religieux au Dersim. - ”Un alévi, avant qu’il puisse embrasser le vrai islam, doit devenir juif et puis chrétien.” Si cette ”devise” est appliquée aux alévis en général, a fortiori elle stigmatise les Dersimis[70].

Jugés d’après le canon sunnite et la charia, les alévis sont clairement des hérétiques: ils n’acceptent qu’un seul des cinq piliers de l’Islam, la confession de la foi, ne pratiquent pas les ablutions rituelles (pas non plus après l’union conjugale), n’attribuent aux livres saints qu’une importance de témoignage (ils n’accordent pas de vérité littérale absolue au Coran ni aux autres livres[71]) et ne respectent pas l’arabe comme langue de culte. Il existe donc un fossé considérable entre alévis et sunnites qui se manifeste encore aujourd’hui. Même les jeunes Kurdes et Turcs contemporains connaissent encore la devise: ”Celui qui tue deux (ou trois...) alévis mérite le paradis”[72]. Il faut souligner également que l’alévisme se distingue très fortement du chiïsme orthodoxe, devenu, dans la forme de la caferiya (djaferiyya), la religion officielle de la Perse au XVIe siècle. La caferiya accepte tout comme le sunnisme la charia (le système des règles normatives de l’islam déduites du Coran et des hadiths). ”Il n’est certainement pas incorrect de prétendre que l’alévisme - malgré quelques thèmes et symboles [chiïtes] communs - soit aussi éloigné de la djaferiya que de la sunna orthodoxe.”[73] Ali a une position quasi-divine dans l’alévisme qui rappelle en maints aspects celle de Jésus pour le christianisme. Pour les sunnites, ”Ali est un homme sage et vertueux parmi d’autres humains”; les chiïtes ont foi dans les miracles effectués par Ali, ils croient qu’Ali a été institué comme successeur et exécuteur du prophète; mais les alévis considèrent Ali aussi comme ”l’esprit existant dans toute la prophétie et comme l’incarnation de Dieu”[74].

La plupart des alévis sont de langue turque. La langue du culte et des livres cultuels (Buyruk) est de toute façon le turc. Haci Bektas Veli lui-même avait prêché et écrit en langue turque. La majorité des alévis des environs de Tunceli/Dersim, Elazig, Varto et Mus sont de langue kurde (zaza ou kurmanci). Les alévis kurdes se trouvent également dans la région de Maras, Malatya et autour des villes de Sivas, Erzincan et Erzurum[75]. La plupart des Kurdes sont sunnites de rite (mezhep) chaféite, ce qui les distingue aussi bien du rite hanéfite, majoritaire en Turquie que des alévis. Mais ”la différence entre chafis et hanéfis n’est pas significative comparée à celle entre sunnites et alévis”; ”en fait, beaucoup de Kurdes chaféites refusent d’accepter les alévis et les yézidis en tant que Kurdes”, même si ceux-ci parlent kurmanci ou zaza et se considèrent eux-mêmes comme tels[76]. Vice versa, l’attitude n’est guère différente. Ce qui paraît sûr, c’est que parmi les loyautés supratribales, la loyauté confessionnelle primait largement sur toute autre, notamment sur la loyauté ”nationale”. Les alévis vivant au Kurdistan étaient et sont confrontés à une situation de double minorité: vis-à-vis de la majorité kurde sunnite et vis-à-vis de l’Etat ottoman et turc[77].

 

Aujourd’hui encore il n’y a que très peu de mosquées dans les villages du Dersim. Les Alévis y représentent l’écrasante majorité rurale[78]. Les mosquées érigées par l’Etat dans les années 1980, destinées aux villageois, sont ”pour les fonctionnaires venant de l’ouest” ou servent comme entrepôt[79]. Les alévis se rassemblent en ”cem” (se prononce djém), réunion de caractère religieux et social: culte, fête, repas commun, mais aussi ”parlement” (dans le sens propre du terme) et tribunal[80]. Le cem peut avoir lieu dans une grande salle ou, en été, en plein air. Autour du dede (se prononce dédé) au centre de la réunion hommes, femmes et enfants se regroupent selon l’âge. Hommes et femmes ne sont pas strictement séparés comme dans les mosquées. Les voisins sunnites nourrissent des préjugés contre les alévis et leur ”namus”[81] à cause de ces réunions. Les alévis n’admettaient et n’admettent pas la polygamie (sauf très rares exceptions); les positions sociales de l’homme et de la femme apparaissent plus égalitaires que dans le reste de l’islam.

La distribution du lokma pendant le culte au cem (en général des fruits) et à l’occasion des fêtes[82] est un motif du partage. Ce lokma - qui n’est pas à confondre avec la friandise du même nom - a la valeur d’une offrande et représente également le partage au niveau de la famille, du voisinage, entre les villages etc. Aux fortes structures communautaires réalisées à l’intérieur de l’alévisme, s’ajoute l’utopie d’une unité et d’un partage universels[83]. La négation est une autre forte caractéristique de l’alévité; sur le plan religieux: pas de charia, pas de mosquées, pas de jeûne au Ramadan etc.; sur le plan politique: l’opposition à l’Etat centralisateur et, avant le milieu du XIXe siècle, aux émirats; sur le plan linguistique: l’emploi de deux langues non reconnues officiellement (zaza et kurmanci). Que la conscience contestataire accompagne l’histoire alévie ne surprend donc point. L’alévisme est une religion minoritaire en défensive qui se cache parce qu’elle garde un mystère; en des termes religieux elle ne revendique quasiment rien ouvertement. L’absence d’attributs visibles, de dogmes rigides et de revendications ”pures et dures” dans leur religion rend les alévis - cela est à nouveau constaté parmi les immigrés[84] - capables d’intégrer de nouveaux éléments sans mettre en cause leur alévité (identité alévie)[85]. Ils continuent de l’affirmer ou de la réinventer. Dans le cas du Dersim, cela permit, dans les siècles précédents, un fort syncrétisme religieux et, depuis le début du siècle, une rapide ouverture d’esprit face à l’idée d’un Kurdistan indépendant et, à partir des années soixante, face au socialisme. Cette ouverture de l’alévisme en général est tout aussi valable face à certaines idées kémalistes. La plupart des alévis de Turquie saluèrent la laïcité dans l’espoir, il faut bien le dire, d’une ”vraie laïcité” et non pas de celle qui, en réalité, allait se mettre en place et qui correnspond à une subordination de la religion à l’Etat. Ce dernier continuera de favoriser le sunnisme hanéfi, confession expérimentée dans la soumission à la raison d’Etat, sans ménager ses efforts pour gagner les alévis à sa cause.

 

Malgré des liens religieux complexes il y avait peu de hiérarchie dans l’organisation alévie[86]. Les seyyids alévis prétendaient descendre de la famille du prophète et, souvent, être apparentés avec des personnages saints proches de Haci Bektas. Ils jouaient, en tant que dede[87] un rôle important aussi bien de chefs religieux que de médiateurs sociaux et politiques. Peut-on parler d’un état d’équilibre dû à la médiation et à la compensation exercées par l’organisation alévie? Bumke juge, eu égard à Dersim, qu’ ”à aucune époque n’avait été développé un système de tributs (pour les agas) au même degré que dans d’autres territoires kurdes”[88]. Il faut certainement se garder - faute de clarté historique - d’idéaliser la situation, marquée par une extrême pauvreté et une dureté de l’existence, où des querelles intertribales étaient à l’ordre du jour et où le brigandage aidait souvent à survivre. Il serait difficile de démontrer que le Dersim fut à l’abri de l’exploitation sociale[89]. Les Kémalistes - tout comme l’Etat central avant eux, mais munis de moyens matériels et idéologiques plus rigides - mirent l’accent seulement sur ces points négatifs en stigmatisant l’hétérodoxie de ces gens pour la plupart illettrés (cahil). On lit dans une brochure du ministère de l’intérieur des années 1930, destiné à un usage très restreint, ceci:

"Les sunnites rendent service à l’Etat et sont attachés à lui. (...) Les chiïtes [alévis] dont la majorité du Dersim est composée, sont la cause principale des maux. Le peuple est l’otage des dedes et des seyyids qui (...) possèdent l’autorité sur ses sentiments aussi bien que des agas hypocrites et séditieux, teintés de banditisme qui ont plein pouvoir dans les affaires séculières."[90]

Certains seyyids, tout comme parmi les Kurdes sunnites certains cheikhs, sont considérés comme des saints qui possèdent un keramet, c’est-à-dire une force divine, miraculeuse et un don prophétique qui ne s’éteint pas lors de la mort du saint (”cela relève du mystère”, disent les alévis); d’où l’importance du pèlerinage aux tombeaux. Toutefois, le keramet est spirituel/supranaturel, il peut agir et être reçu à n’importe quel endroit. Ni le keramet ni la fonction de pir ou cheikh d’un tekke ne sont exclusivement attribués aux seyyids. Les seyyids habitaient, d’après Bumke[91], dans des zones frontalières aux tribus (asiret) dont ils ne faisaient pas partie. Ils étaient donc relativement indépendants, mais plutôt pauvres. Leurs tâches d’organisateur de cem et de médiateur les libéraient dans une certaine mesure des travaux agricoles, ils recevaient des dons qu’ils utilisaient en partie pour eux-mêmes. Une partie était destinée aux nécessiteux ou à d’autres villages en difficulté. D’autre part - ceci relativise ce que nous venons de dire - nous trouvons dans le témoignage de Nuri Dersimi des seyyids avec un pouvoir extraordinaire: Seyyid Riza et son père Seyyid Ibrahim Aga. Nuri Dersimi mentionne aussi la tribu du Dervis Cemal qui gagnait sa vie comme guide de caravanes, puisque, ”étant des seyyids, ni eux ni leurs voyageurs ne furent jamais attaqués”[92]. Les listes des tribus d’Erzincan et du Dersim, établies par Kemali, suggèrent des seyyids indépendants de tribus et d’autres, comme les Dervis Cemali, qui formaient des tribus à part[93].

Il existe de nombreux lieux saints au Dersim[94]. Lieux de cem et de pèlerinage (ziyaret), ils sont souvent composés d’un tombeau d’un Saint, d’une source et d’arbres et se situent à des endroits peu accessibles dans les montagnes. Encore aujourd’hui, à titre d’exemples, les ziyarets de Düzgün Baba où serait enseveli le fils de Munzur Baba, ou de Büyük Çesme jouissent d’une grande réputation. Beaucoup d’alévis y vont ou veulent y aller (même des immigrés d’Europe); quelques-uns disent que ce pèlerinage signifie pour eux surtout un beau pique-nique en famille, mais la plupart croient à une force présente là-bas et vont y prier. Les malades espèrent y obtenir la guérison; des couples qui n’ont pas d’enfant en attendent un changement etc. Les rêves consécutifs à la visite peuvent montrer l’avenir[95]. - A certains endroits il y avait des tekkes. D’ailleurs - de quoi troubler l’orthodoxie - , maints monastères et églises arméniennes étaient fréquentés à l’occasion des pèlerinages[96].

 

Les Alévis du Dersim et les Arméniens

De nombreuses indications témoignent de liens particulièrement étroits entre les Dersimis et les Arméniens, même de formes et de pratiques communes de croyance. Contrairement à d’autres régions, maints villages du Dersim étaient multiconfessionnels: chrétiens (arméniens), alévis, sunnites. Les données démographiques concernant les lieux habités par des Arméniens en 1914, font état de nombreux villages d’environ deux à trois cents habitants, possédant une église et parfois une école arménienne. Arméniens et ”kyzilbachs” y habitaient très souvent à part égale. Ces données révèlent également que le nombre des villages arméniens dans cette région était relativement bas[97]. Bruinessen mentionne le fait que vers la fin du dix-neuvième siècle un grand nombre d’Arméniens, en situation de plus en plus précaire, avaient adopté l’alévisme et la langue kurde et s’étaient complètement intégrés dans la société kurde-alévie. Molyneux-Seel qui avait visité le Dersim avant la guerre de 1914-1918, nota que beaucoup des Kurdes alévis, qu’il avait rencontrés, étaient d’origine arménienne[98].

”... notre Saint-Karapet était un de leurs saints”, écrit Rouben Ter Minassian, le fameux partisan arménien, militant à partir de 1906 dans la région Dourane/Montagnes (entre le lac de Van et Dersim)[99]. Le témoignage de F. Dogan, ordonnance (küçük emirber) de Seyyid Riza, mentionne que l’église de Vank (Vank kilisesi) était fréquentée par des Arméniens chrétiens aussi bien que par des Kurdes alévis[100]. L’acte d’accusation contre les chefs du soulèvement de 1936-1938 confirme dans un des ses paragraphes le rôle particulier de cette église[101].

D’après l’Arménien Garo Sasuni, les activistes arméniens du début du siècle qui militaient au Dersim entretenaient des relations très amicales avec les Kurdes de cette région. Il confirme que les Dersimis sauvèrent beaucoup d’Arméniens pendant la première guerre mondiale[102]. Sur la même page il regrette que les tribus kurdes fortes (qui constituaient les régiments Hamidiye) leur aient été hostiles. Le sultan Abdulhamit, appelé ”Kürtlerin babasi” (père des Kurdes), avait créé en 1891 les régiments Hamidiye, formés de tribus kurdes sunnites, d’une part contre la menace extérieure (surtout russe), mais également contre les soulèvements des Arméniens et les rebellions des Kurdes au Dersim et au Mossoul[103]. Les tribus alévies aussi bien que les Arméniens saluèrent - à cette époque-là - la révolution des Jeunes-Turcs contre Abdulhamid (1908), alors que les Kurdes sunnites déclenchèrent des révoltes[104]. Les Dersimis ne participèrent que très sporadiquement à la guerre; ils prirent encore moins part au massacre des Arméniens organisé par le gouvernement jeune-turc en 1915. Au contraire, le Dersim jouait le rôle d’une terre d’asile. Gazaros de Alexanian s’y réfugia lui-même un certain temps, il écrit:

"Il se trouvait de nombreux Arméniens réscapés dans tout le Dersim, ayant recommencé là une vie parmi les Kurdes..."[105]

D’après Nuri Dersimi, 36000 Arméniens auraient été sauvés par les Dersimis; ce qui aurait provoqué des critiques violentes de la part du gouvernement turc[106]. Les Dersimis ne purent pas par contre accepter le plan d’une grande Arménie, comprenant une grande partie de l’Anatolie de l’Est. Pour cette raison ils ne trouvèrent pas d’accord avec le commandant arménien Murat Pacha en 1918[107]. Ils affirmèrent cette même position à Mustafa Kemal[108].

Il n’est peut-être pas inutile de relever qu’un grand nombre de Kurdes - et pas seulement des insurgés dont la révolte s’étendait du Botan jusqu’au Dersim - avait connu deux ans après les Arméniens, en 1917, un destin pareillement atroce de déportation et d’extermination[109]. Quatre ans plus tard, en mars 1921, de nouveau en pleine révolte, les Kurdes télégraphièrent à Ankara qu’il savaient que le gouvernement turc avait l’intention de les exterminer tout comme les Arméniens[110]. Rahmi Apak rapporte:

"La rumeur que les Turcs extermineront les Kurdes comme les Arméniens se répandait partout dans cette région."[111]

D’après Nuri Dersimi, Nuri Pacha, le commandant de l’armée centrale, s’exprima à plusieurs reprises: ”Nous avons annihilé en Turquie ceux qui disent ”zo”[= le Arméniens], de même j’éradiquerai ceux qui disent ”lo”[=Kurdes du Dersim, parlant zaza en majorité]”[112]. Le spectre d’être déportés et exterminés comme les Arméniens provoque de nombreux échos dans les discussions de la Grande Assemblée Nationale à Ankara après l’étouffement de la révolte de Koçkiri, du 3 au 5 octobre 1921 (cf. partie I). ”Les insurgés avaient répandu l’opinion que les Kurdes alévis seraient déportés comme les Arméniens, cela a contribué à l’essor de l’insurrection”[113]. Un lieutenant-colonel de passage à Ümraniye avait dit ”je vous exterminerai complètement comme les Arméniens”, et avait semé la panique parmi les Kurdes de la région[114]. Dans des journaux kurdes distribués au Dersim, on avait comparé les Kurdes aux Arméniens[115]. La rumeur ”ils nous couperont la gorge comme aux Arméniens” se propageait[116]. ”Ce qui s’est passé à Ümraniye, sous le prétexte de punition, est d’une telle demésure que même les barbares africains ne l’accepteraient pas et que cela remplissait les Dersimis de crainte. Une telle horreur n’aurait même pas été commise contre les Arméniens”[117]. ”C’est vrai, une telle horreur n’a pas été commise contre les Arméniens qui tout de même avaient attaqué Erzincan...”[118]. - Vu la fraternisation et le mélange entre Dersimis et Arméniens, le motif de vengeance des Arméniens paraît logique. Je ne dispose que d’une référence: Ali Kemali nous rapporte qu’un groupe d’une vingtaine d’insurgés du Dersim, parmi les quelques milliers qui lancèrent une attaque dans le Vilayet du Sivas dans le but de se rendre à Ankara, aurait justifié le saccage d’un hameau et le meurtre des habitants en disant: ”Ce que vous avez fait aux Arméniens, nous vous le rendons”[119].

 

L’image rebelle du Dersim alévi

Bien que l’histoire du Dersim soit peu explorée, les différents auteurs[120] s’accordent sur ce point: cette région ne faisait, sous maints aspects, que formellement partie de l’Empire ottoman; en majeure partie, le Dersim restait souverain, ce qui signifiait concrètement qu’il ne payait pas d’impôts et ne fournissait pas les soldats demandés. Si l’on entend avec les chroniqueurs par ”rébellion” le fait de ne pas payer d’impôts et de refuser l’appui militaire que le gouvernement central demandait[121], le Dersim se trouvait en fait en rebellion constante[122]. De par son passé kizilbas aux côtés des Safavides, il était par ailleurs opposé aux principautés kurdes sunnites qui allaient se (re)constituer sous l’hégémonie ottomane après la défaite de chah Ismail à Çaldiran (1515); il se tenait en dehors de leur atteinte[123]. Ce n’est que dans les années mille neuf cent trente que l’Etat kémaliste consolidé, armé aussi bien de canons et d’avions que d’une idéologie rigide, conscient de sa ”mission historique”, brisa la résistance de cette montagne-refuge, en accomplissant, avec les termes d’alors, sa mission de modernisation et de civilisation d’une population arriérée, illettrée et opprimée par ses agas et ses dedes[124].

Le Dersim (la région de Tunceli) jouit jusqu’à nos jours d’un prestige mitigé. Il suffit d’en parler à un certain nombre de gens de l’Ouest de la Turquie pour en avoir la preuve. Il existe même des parents émigrés de Tunceli qui se demandent s’il ne vaudrait pas mieux pour leurs enfants que leurs papiers indiquent un autre lieu de naissance.

"Les Kurdes peuplant le Dersim étaient, pour la plupart, de la grande et farouche tribu des Kheuzeul-Baches."

C’est un Arménien, qui est né (en 1898) et a grandi dans la région de Harput (Elazig) voisine du Dersim, qui écrit ces paroles[125]. Il lui apparaissait très risqué de s’aventurer pendant ”...trois heures de marche par un chemin de montagne réputé dangereux, dans un secteur tenu par des tribus kurdes farouches, les Kheuzeul-Baches”[126]. - Quelle image pouvait donc se former dans l’imagination de gens pour qui le Dersim était une région exotique[127]! Il n’était pas difficile pour la propagande kémaliste d’insister sur le brigandage dans cette région peu fréquentée par la plupart des Turcs. Le peuple lui-même se plaignait de l’insécurité[128]. En fait il y avait de nombreux criminels de régions voisines qui cherchaient refuge au Dersim pour échapper aux mains de la justice. Il s’agissait d’un point d’honneur pour chaque aga (chef de tribu) de ne pas livrer à l’Etat un homme qui requérait asile[129]. F. Dogan s’indignait que c’étaient souvent eux qui, pendant les soulèvements, coopéraient avec l’armée[130].

Le député Hasan Hayri Bey de Dersim jugea nécessaire de défendre ses compatriotes devant le parlement et expliqua pourquoi le banditisme s’était répandu: les hérétiques persécutés avaient dû s’enfuir dans les montagnes. Dans le petit commerce qu’ils développaient vers l’extérieur, on les exploitait parce qu’ils étaient des Kurdes. On leur prenait le peu qu’ils possédaient: moutons, chèvres et produits laitiers. ”Pour cette raison le brigandage se répandait au Dersim et donnait beaucoup de mal, mais malgré cela le Dersim ne s’est pas séparé de la communauté islamique et n’en avait pas l’intention”[131]. Il faut rappeler qu’au long des siècles les alévis se trouvaient en conflit avec l’Etat sunnite et ceci dégénérait parfois en une lutte d’extermination.

"Dans ce cas bien précis, la religion devient plus encore une arme de combat, autour de laquelle, suivant la tradition de l’Imam Ali et les traditions locales, telles que de Pir Sultan Abdal, il se crée une culture et un culte de sacrifice et de martyrs."[132]

En 1916, effrayés par le meurtre des Arméniens et afin que pareil crime ne soit pas commis contre eux, quelques tribus de Kurdes alévis du Dersim se rendirent à Düzgün Baba, dans l’Est du Dersim, alors sous contrôle d’un seyyid, pour organiser une attaque préventive contre des garnisons ottomanes des alentours [133]. En 1920, une importante réunion de préparation du soulèvement de Koçkiri se tint au tekke de Hüseyin Abdal à Yellice, district de Kangal (nommée dans la partie I). Le tekke de Hasan Baba, également dans la région de Kangal et Divrigi, était aussi un lieu de réunion où les militants, en particulier Aliser, s’exprimaient sur l’idée d’un Kurdistan libre et la nécessité d’une lutte armée [134]. Chansons et poésies relèvent au Kurdistan surtout de la culture orale; peu de poèmes du soulèvement de Koçkiri ont survécu jusqu’à aujourd’hui[135]. Aliser, poète doué, fait des allusions à Ali et à des symboles alévis:


Yemin edenler elmaya Ceux ayant prêté serment sur la pomme

Zülfikari Mürtezaya Sur l’épée du saint Ali

Geriden teller çektiler De l’arrière ils télégraphièrent:

Biz uymayiz eskiyaya Nous n’avons rien à faire avec les bandits

 

Dilo yaman, yaman yaman Ô malheur, malheur, malheur

Çiyan girto berf u duman La neige et la brume ont couvert les montagnes

Mera bisin sahê merdan Envoie-nous le Schah des braves (-> Ali)

Ew dermanê hemu derdan[136] Il est le remède à tous les maux


Zülfikar, l’épée d’Ali, la pomme coupée et partagée parmi ceux qui prêtent serment, l’appel à Ali en tant que roi divin sont des traces alévies très fortes qui remontent au moins au temps des luttes kizilbas au seizième siècle et qu’Aliser reprit, faisant prêter serment aux insurgés sur une épée, représentant Zülfikar et faisant invoquer, en mangeant la pomme coupée par Zülfikar, les prières de Fatma, épouse d’Ali[137]. On ne devrait pas surestimer la connotation religieuse: dans ce poème d’Aliser elle est présente dans le dernier des quatre quatrains et dans le refrain; dans un autre d’Asik Sefil Gazi on ne trouve qu’une invocation à Dieu dans l’avant-dernier vers[138]. D’ailleurs, le motif national est également présent dans ces poèmes[139]. La dernière strophe de ce poème est en turc, le refrain est en kurmanci[140], ceci rend évident le fait que le mouvement de Koçkiri-Dersim n’avait pas d’uniformité linguistique ni d’uniformité ethnique (la question se pose de savoir dans quelle mesure l’alévisme constitue une ethnie). En fait, nous l’avons déjà mentionné (partie I), plusieurs villages turkmènes s’allièrent au mouvement, et Aliser faisait également son travail d’instigateur auprès d’eux, en turc[141].

 

 


III LES DERSIMIS FACE A LA CENTRALISATION ET AU NATIONALISME

 


En me référant à Martin van Bruinessen qui a étudié le rôle particulier que les cheikhs commencèrent à jouer depuis le XIXe siècle dans la société kurde sunnite et leurs rapports avec les rébellions nationalistes[142], je dresse, en bref, le bilan suivant:

" La suppression des émirats kurdes à la suite des réformes et de la centralisation de l’empire conférait de l’importance au rôle des cheikhs en tant que médiateurs des tribus.

" La pression politique extérieure (par les puissances chrétiennes) en faveur des Arméniens et la présence des missions religieuses occidentales dans l’Est de l’Anatolie faisaient monter la tension entre Kurdes et Arméniens et renforçaient le rôle des chefs religieux.

" Les réformes avaient entre outre pour but la protection des minorités, le plus souvent la protection de paysans chrétiens dépendants des agas kurdes auxquels ils devaient des tributs. Encouragées par le soutien des puissances europénnes ”chrétiennes”, ces minorités tentèrent de refuser de payer les tributs.

" Aussi bien les réformes que l’influence des puissances chrétiennes créaient au cours du dix-neuvième siècle un malaise parmi les Kurdes qui voyaient ainsi remettre en question leur supériorité et leurs privilèges. Les cheikhs[143] se faisaient porte-paroles et prenaient l’initiative face à cette nouvelle situation.

Dans quelle mesure et pourquoi la situation diffère-t-elle de celle des Kurdes alévis du Dersim?

" Il n’y avait pas de malaise comparable au Dersim ni de cheikhs pour y remédier. Avant les Kémalistes et malgré de multiples tentatives pour imposer l’autorité centrale, personne n’avait réussi à mettre sérieusement en question le statut et les modes de vie particuliers au Dersim. Montagne-refuge par excellence, elle se défendait avec quelque succès contre les efforts de la centralisation ottomane et jeune-turque sur son terrain.

" Il n’y eut pas de missions religieuses occidentales installées au Dersim. Les Dersimis ne se sentirent pas non plus concernés par la pression politique de l’extérieur en faveur des Arméniens (cet état de fait changera ultérieurement lorsque le plan d’une ”grande Arménie” fera son apparition).

" L’Occident ne pouvait pas exercer une influence dans cette région à part, il n’y était d’ailleurs pas interessé.

" Le système des tributs fonciers semble avoir été relativement peu développé.

 

Les kizilbas-alévis du Dersim avaient intériorisé la contestation en se défendant contre toute atteinte à leur identité dans leur ”montagne-refuge” du Dersim. Les Dersimi jouissaient de beaucoup d’indépendance non seulement vis-à-vis de l’administration ottomane mais aussi de l’organisation des bektachis. L’organisation alévie au Dersim n’était que très lâchement liée à celle des bektachis. Il paraît que le dede du Dersim jouissait d’une autorité primordiale pour les alévis dans l’Est de l’Anatolie[144]. Ces paroles de Çelebi Cemalettin Efendi, prononcées dans un entretien avec Nuri Dersimi, sont très significatives:

"Il y a des siècles, mon prédécesseur Haci Bektas Veli envoya quelques missionnaires dans la région du Dersim pour qu’ils fassent, selon ses instructions, adhérer les tribus du Dersim [aux bektachis]. Mais après qu’ils furent morts, le temps passant, leurs fils oublièrent mon prédécesseur et devinrent à part entière des Kurdes. Ils créèrent, selon leur volonté et opinion, une religion hors raison et logique et instruisirent les Dersimis suivant ces principes..."[145]

Ce haut représentant de l’ordre bektachi essaya en vain de faire participer les Dersimis à la guerre (cf. partie I). Il n’était point illogique pour eux de se défendre contre la nouvelle force centrale qu’allaient former les kémalistes, d’autant plus que celle-ci allait de pair avec le ”nationalisme turc civilisateur” du Comité Union et Progrès. Quelques-uns de ces premiers nationalistes turcs se disaient être bektachis[146]. Il faut souligner que la majorité des Alévis de l’Anatolie qui était turque et s’identifiait avec le centre de Haci Bektas[147], n’adoptait pas globalement une attitude hostile au Kémalisme, au contraire; beaucoup lui apportaient leur soutien espérant, après des répressions séculaires dans un Etat sunnite (l‘Empire ottoman), obtenir davantage de justice et d’égalité de droits en tant que citoyens d’un Etat laïque (la République Turque). C’est également le cas dans l’Est de villages alévis, minoritaires parmi les villages sunnites, ou de tribus faibles, soumises par des plus fortes qui n’avaient rien à espérer d’un Kurdistan sous domination sunnite[148]. Mustafa Kemal, lorsqu’il se disait proche des Alévis et promettait implicitement la laïcité, disposait d’un atout considérable. On peut donc constater une ambiguïté voire une dichotomie kurdo-turque parmi les alévis face au kémalisme.

Mais la propagande qui prévalut pendant les années précédant l’abolition du califat, visa dans l’Est surtout la majorité sunnite des Kurdes. Cette propagande proclama la lutte de tous les musulmans contre les agresseurs infidèles et l’indivisibilité des ”territoires turcs”. Promettant aux Kurdes des droits et aux chefs kurdes des postes importants, elle connut beaucoup de succès. Van Bruinessen écrit:

"Les Kémalistes appelant à une fraternité turco-kurde sous l’égide du califat avaient plus de succès que tous les appels nationalistes kurdes."[149]

Et Ekrem Cemil, énumérant les personnages et régions kurdes que gagna le leader turc après les congrès d’Erzurum et de Sivas, conclut:

"A cette époque-là, seuls les chefs des Koçkiri qui ne s’alliaient pas à Mustafa Kemal, prenaient les armes et prouvaient leur identité kurde."[150]

 

La dynamique tribale ”n’a été mobilisatrice que lorsqu’elle a su fusionner avec un discours à la fois nationaliste et religieux, comme en 1880 avec Cheikh Obeid Allah (Ubaydalla), en 1925 avec Cheikh Saïd et en 1961 avec Moustafa Barzani; dans les autres cas, elle a été impuissante à mener une résistance à la fois généralisée et de longue haleine.”[151] A Koçkiri, la pensée nationaliste s’insérait dans une dynamique naturellement tribale, mais pas dans un discours religieux offensif qui prônait la lutte armée au nom de la religion - tout effectif que fût le recours aux symboles alévis. Le nationalisme avait-t-il déjà remplacé la religion? Guère, d’autant moins que les alévis, en particulier les Dersimis, ont plutôt tendance à réinventer leur identité en fonction de nouvelles croyances et idées que de renoncer à une foi que, de toute façon, ils exprimèrent en cachette pendant des siècles. Peut-être, on pourrait dire aussi que les Koçkiri-Dersimis avait acquis très tôt une compréhension intuitive de la mentalité jeune-turque-kémaliste à l’égard des provinces de l’Est, résumée, à titre d’exemple, dans les termes suivants: ”... non seulement la domination militaire, mais aussi la domination religieuse et politique est vitale pour notre avenir”[152].

Les ”clubs kurdes”, fondés dès la fin de l’année 1918 dans presque chaque ville kurde, avaient pour objectif ”avant tout, de garder la kurdicité et l’islamité des villes kurdes”[153]. Ils se contentèrent bientôt des promesses kémalistes prônant le respect de l’islam et la fraternité kurdo-turque. Pour la plupart des Kurdes sunnites Koçkiri ne représentait qu’une révolte alévie qu’ils n’étaient pas censés soutenir[154]. Pour la communauté alévi-kurde du Dersim, l’appel à un islam qui la jugeait hétérodoxe et la méprisait, ne pouvait qu’aiguiser sa lutte.Une fois la guerre de l’indépendance turque gagnée, le kémalisme s’attaqua tout d’abord aux modes de vie et à la religiosité des Kurdes sunnites hors du Dersim, une décennie avant de mettre en oeuvre la destruction de la région kurde-alévie.

Considérant l’exemple de Koçkiri, Robert Olson écrit ”qu’il est bien possible que les nationalistes kurdes en apprenaient d’importantes leçons: les cheikhs étaient plus fiables que les agas comme leaders de la rébellion; leurs connections supratribales étaient absolument nécessaires pour créer une large unité, et ... ils étaient plus nationalistes.” Il continue plus loin: ”Quel que soit le rôle joué par les différences religieuses et linguistiques dans la rébellion de Koçkiri en 1921, elles étaient en tout cas moins importantes que dans la rébellion de 1925. Cela était également une faiblesse: la rébellion sunni-zaza-nakchibendi pouvait être plus forte et plus unifiée par son homogénéité religieuse, linguistique”[155] et - j’ajoute - ethnique. L’attitude envers les Arméniens distingue assez logiquement les deux mouvements. Tandisque les Koçkiri-Dersimis voyaient depuis longtemps leur destin lié à celui des Arméniens et qu’Aliser, par exemple, faisait recours à un messager arménien, le soulèvement de Cheikh Saïd prit ses distances vis-à-vis d’eux et ceci d’autant plus qu’il préconisait la défense de la religion (sunnite)[156]. Comparé à Koçkiri, son implication et son attachement religieux étaient nettement plus forts[157].

Dans l’analyse d’Olson la ”première rebellion nationaliste à grande échelle menée par les Kurdes” fut celle de Cheikh Saïd. Je préférerais dire, avec van Bruinessen, qu’on ”ne peut clairement l’appeler ni religieux ni nationaliste”[158]. Par contre, il serait difficile de nommer ”religieux” un soulèvement qui n’a pas formulé d’exigences religieuses. La connotation alévie, néanmoins nette, du soulèvement de Koçkiri ne se heurtait ni à un discours ni à des objectifs ”laïques”, mais beaucoup plus au nationalisme et au centralisme turcs. Revendiquant un Kurdistan indépendant, l’idéologie de Koçkiri-Dersim s’inspirait assez directement de la pensée du groupe radical des intellectuels kurdes à Istanbul. Celâl Bayar, ancien premier ministre et président de la République Turque, jugea:

"Cheikh Saïd voulait établir une république kurde-islamique.(...) La pensée du soulèvement du Dersim était complètement celle d’une politique kurde. Ils voulaient tout directement [dogrudan dogruya] établir un gouvernement kurde autonome. (...) Les Dersimis les plus idéalistes se rassemblaient et s’unissaient à Koçkiri pour promouvoir la cause kurde. (...) A mon avis, le soulèvement de Koçkiri est plus important que tous les autres."[159]

 

Le soulèvement de l’Ararat (1930), presque dix ans après celui Koçkiri, était en quelque sorte le double fruit des deux grands soulèvements précédents. La répression sanglante de 1925 confirma le groupe de rescapés du soulèvement de 1925, sous le commandement de l’ancien général de l’armée turque Ihsan Nuri, et plusieurs tribus avec eux, dans la volonté de continuer la lutte. A l’instar de Koçkiri, mais beaucoup plus concrètement, le soulèvement de l’Ararat avait comme une pierre de base la collaboration avec les Arméniens et le soutien d’une association d’intellectuels kurdes (Hoybûn). Il ressemble à Koçkiri-Dersim en plus par sa géographie montagnarde; et l’aspiration à un ”Kurdistan indépendant comprenant les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz et Dersim-Koçkiri” se retrouve, sans doute pour des raisons stratégiques, traduite dans le programme de Hoybûn qui limite sa lutte strictement à la Turquie. Si, cependant, la révolte de l’Ararat profita d’un certain soutien extérieur et de la proximité de la République arménienne, il devint davantage encore la victime d’une politique du statu quo des Etats régionaux[160]. Le clivage confessionnel n’avait pas disparu, mais semble avoir joué un rôle plus discret; des tribus sunnites kurmancies y participèrent essentiellement. En 1925, plusieurs tribus de l’Est du Dersim avaient attaqué par derrière les forces de Cheikh Saïd, en 1930, par contre, des tribus de l’Est et de l’Ouest du Dersim se réunirent sous Seyyid Riza pour punir les milices kurdes (alévies?) collaborant à la répression de la révolte de l’Ararat[161].

Le soulèvement du Dersim de 1936-1938 (avec Seyid Riza) ferma la paranthèse des rébellions kurdes de l’entre-deux-guerres dans l’Est de l’Anatolie qu’avait ouverte celui de Koçkiri. Les deux concernèrent à peu près la même région avec sa communauté kurde-alévie. Il s’agit dans les deux cas d’une lutte pour cette identité dans le patrimoine du Dersim, comprenant, bien entendu (et non seulement dans la perspective kémaliste) la défense des intérêts de ceux qui jouissaient d’une position privilégiée dans cette société. A ce motif ”conservatif” se joignit le nationalisme kurde; la présence des leaders lettrés Aliser et Nuri Dersimi en fut en quelque sorte un garant. Mais il est évident, vu l’évolution de la situation historique, que le soulèvement de 1936-1938 ne pouvait plus se nourrir d’une pensée nationale kurde aussi large et pleine d’espoir qui prévalait dans les années de l’après-guerre. Aliser assassiné, Nuri Dersimi exilé en pleine révolte: voilà ce qui exprima à sa façon le désespoir de la cause nationale kurde dans l’Etat kémaliste consolidé. La révolte du Koçkiri-Dersim avait radicalisé le nationalisme kurde et mené à la première confrontation directe entre les Kurdes et l’Etat kémaliste; dans le soulèvement de 1936-1938 les Dersimis ont prouvé qu’ils étaient les premiers et les derniers (pour plusieurs décennies) à oser et à

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