LES KURDES ALEVIS FACE AU
NATIONALISME TURC KEMALISTE
Hans-Lukas Kieser
L’alévité du Dersim et son rôle dans le
premier soulèvement kurde contre Mustafa
Kemal (Koçkiri 1919-1921)
Version internet d’un article paru
comme Occasional Paper n° 18, MERA (Middle
East Research Associates), Amsterdam,
juillet 1993.
Dans une réunion de l’Association pour
le Relèvement du Kurdistan à Istanbul en
1919, le jeune vétérinaire Nuri Dersimi,
originaire du Dersim[1], prit la parole pour
convaincre les membres de ce club
d’intellectuels nationalistes qu’il
fallait réconcilier les Kurdes sunnites et
alévis pour que le gouvernement turc ne
profitât pas de leur désunion. Son propos
"fut violemment rejeté". A ce récit
Nuri Dersimi ajoute dans ces mémoires:
"Malheureusement, pendant les soulèvements
au Kurdistan, les Kurdes alévis ne participèrent
pas aux soulèvements des sunnites et les
Kurdes sunnites pas du tout à ceux des alévis.
La division des soulèvements en deux
secteurs fut au profit du gouvernement
turc."[2]
Pourquoi cette division confessionnelle?
Quelles sont ses racines, dans quelles
circonstances s’insère-t-elle? Mon étude
est focalisée sur le mouvement
insurrectionnel de Koçkiri-Dersim
(1919-1922), survenu dans les années de
l’interregnum anatolien, suite à la défaite
et l’effondrement de l’Empire ottoman
après la première guerre mondiale. - Une
autre question s’ajoute: pourquoi les
Kurdes du Dersim étaient les premiers
Kurdes - et les derniers[3] - à se dresser
contre le régime kémaliste, et cela en
pleine guerre de l’indépendance
(1919-1923)?
Commençant avec le récit des faits
datables (partie I), l’étude
s’interrogera sur le contexte alévi de
ces événements (partie II) pour en tirer
des conclusions (partie III). Elle n’a pas
l’ambition d’établir de nouveaux faits,
mais elle s’interroge, à partir de
connaissances incomplètes, sur les liens
des événements avec l’identité
ethnico-religieuse de la région.[4]
I LE SOULEVEMENT
Préparations
L’aspiration des insurgés de Koçkiri à
un ”Kurdistan indépendant comprenant les
régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz
et Dersim-Koçkiri” est une étape
importante du jeune nationalisme kurde. En
fait, une telle indépendance kurde
n’avait été ni le but d’un Bédir Khan
Bey, puissant émir du Botan, vers le milieu
du XIXe siècle, ni des premiers clubs
kurdes fondés à Istanbul après la révolution
des Jeunes-Turcs (1908)[5]; la suprématie
du Sultan-Calife ottoman n’était
jusqu’alors jamais mise en question. La
levée, à partir de 1890, des régiments de
cavalerie de tribus kurdes sunnites, appelés
”Hamidiye” d’après le nom du sultan
Abdulhamit, pour faire face, entre autres,
aux aspirations nationalistes arméniennes,
exprime assez clairement le lien essentiel
qui liait, jusqu’au lendemain de la première
guerre mondiale, la plupart des Kurdes à
l’Etat turc-ottoman.[6]
La majorité des Dersimis ne s’engagèrent
pas dans la guerre turco-russe (1914-1917)
et turco-arménienne (1917-1918)[7], ils
essayèrent plutôt de tirer profit de la défaite
des Turcs[8]. Peu se mirent cependant
ouvertement au côté des Russes. En 1917,
il y eut des pourparlers entre les Dersimis,
le commandant russe Lahof et le commandant
arménien Murat Pacha. Dersim regagna une
quasi autonomie, menacée par le retrait des
Russes en 1918. A part les quelques jeunes
qu’ils forcèrent à devenir soldats, les
Turcs ne réussirent pas, malgré maints
essais, à convaincre les Dersimis de
participer à leur côté. Ce n’est que
vers la fin de la guerre mondiale qu’ils
s’y décidèrent. Nuri Dersimi écrivit:
"Une fois que les Russes se furent
retirés et que les forces arméniennes
furent seules, une partie des Dersimis,
pensant qu’il fallait flatter le
gouvernement turc et lui faire oublier les
soulèvements et tentée par des salaires
considérables se firent milices."[9]
Seyyid Riza, puissant chef de tribus du
Dersim, avait toujours jugé dangereuse une
prise de position, mais il se résolut
finalement à contribuer avec sa tribu,
jointe à une partie des tribus d’Ovacik,
à chasser les forces arméniennes d’Erzincan
et d’Erzurum. Il est intéressant de
constater à quel point Nuri Dersimi juge nécessaire
de souligner que Seyyid Riza ne participa
qu’après de longues hésitations, pour
protéger les Kurdes, craignant des
massacres dans les villages kurdes de la
part des Arméniens qui se retiraient.
"Ni Seyyid Riza ni les Dersimis en général
ne voulaient entrer en hostilités contre
les Arméniens, et il y avait toujours une
grande partie des tribus de l’Est et de
l’Ouest du Dersim qui n’y prirent point
part."[10]
Le gouvernement jeune-turc tentait par
l’intermédiaire de Çelebi Cemalettin
Efendi, le plus haut représentant de
l’ordre des bektachis, de solliciter la
participation des Dersimis à côté de
l’armée turque. L’état-major attendait
un tournant décisif dans sa guerre contre
les Russes et les Arméniens. Lui comme Çelebi
Efendi ne cessaient d’esquisser l’image
d’une guerre sainte à laquelle il fallait
se joindre à tout prix. Mais les tribus du
Dersim se contentèrent d’observer les
mouvements des armées russe et turque[11].
Nuri Dersimi décrit avec émotion
l’attitude des régiments Hamidiye à la même
époque:
"Le Dersim s’était débarrassé
de la domination turque et avait atteint un
état d’autonomie. Malheureusement, les régiments
Hamidiye, formés par des Kurdes du Sud du
Kurdistan, des vilains qui faisaient depuis
longtemps leur sale boulot d’esclave pour
les Turcs, se laissèrent encore abuser et,
contrairement aux intérêts nationaux
kurdes, continuèrent une guerre suicidaire
contre les armées russes et les frères arméniens
avec leurs unités de volontaires."[12]
De 1919 à 1922, Istanbul fut ”la vraie
capitale politique du Kurdistan”[13].
D’ici les leaders kurdes tâchaient de
mobiliser une société kurde vivant à
quelque mille kilomètres à l’est, dominé
par un tribalisme et qui n’était ni
socialement, ni linguistiquement, ni
ethniquement homogène. L’Association pour
le Relèvement du Kurdistan (le Kürdistan
Teali Cemiyeti =KTC), fondée en 1918 à
Istanbul, loin d’être unanime quant à sa
stratégie, envoya des jeunes intellectuels
au Kurdistan afin de préparer un soulèvement
général. Nuri Dersimi, nommé vétérinaire
de Zara, Divrigi et de Kangal dans
l’intention de travailler parmi les tribus
de Sivas, se rendit en juin 1919 au Dersim,
accompagné par Haydar Bey, lui aussi membre
du KTC. Ils emportèrent des livres et le
journal kurde Jin. Haydar ouvrit une filiale
du KTC à Ümraniye. Aliser, qui est peut-être
le personnage-clé de toute l’agitation
kurde au Dersim, aurait reçu des
instructions d’Abdülkadir, chef du KTC,
par l’intermédiaire d’un Arménien du
village Armudan au Koçkiri qui lui aurait
servi de messager[14]. Aliser était un
proche de la famille de Mustafa Pacha, le
chef des tribus de Koçkiri et père de
Haydar et d’Alisan. Bon joueur de saz
(instrument à cordes), poète et agitateur
intelligent, également membre du KTC, qui
se ramifia grâce à lui dans la région de
Koçkiri-Dersim, Aliser avait déjà milité
pendant la guerre pour la cause kurde. Nuri
Dersimi s’était également trouvé au
Dersim, contrairement à d’autres
intellectuels kurdes engagés au front avec
l’armée turque.
Une des premières réunions des futurs
leaders du soulèvement de Koçkiri eut lieu
dans le village de Bogazviran où habitait
Alisan, le frère de Haydar. Alisan, Haydar,
Nuri Dersimi et Aliser y participèrent. Une
importante réunion de préparation se tint
avec les tribus début 1920 au tekke[15] de
Hüseyin Abdal à Yellice (district de
Kangal/ Sivas). Nuri Dersimi:
"Canbegan, Kurmesan et les autres
tribus ainsi que tous les Kurdes de la région
y participèrent. ... Ils décidèrent en
parfaite unanimité de prendre les armes et
de faire la guerre jusqu’au bout pour
qu’ils réussissent à réaliser, selon le
traité de Sèvres, la formation d’un
Kurdistan indépendant comprenant les régions
de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz et
Dersim-Koçkiri."[16]
Il s’agit en partie des futurs acteurs
du soulèvement, c’est-à-dire les grandes
tribus alévies Koçkiri, dont
l’insurrection porte le nom, vivant sur un
terrain entre Sivas, Erzincan et Dersim et
comptant une centaine de milliers
d’habitants[17], et des villages turcs alévis,
des tribus voisines ainsi qu’une partie
des tribus, également alévies, du Dersim[18].
En ce qui concerne le leadership du soulèvement,
plusieurs auteurs comme Nazmi Sevgen et
Rahmi Apak jugent le rôle d’Aliser
particulièrement important:
"Il faut savoir que Haydar Bey n’était
pas le type pour mener à bien ces affaires.
Derrière le rideau il y avait Aliser qui était
le véritable agent et moteur.[19]
Dès le début, le rôle du meneur Aliser
qui incitait le peuple, était considérable.
Pendant le soulèvement de Koçkiri, cet
homme s’est lancé, en tant que promoteur
et dirigeant, dans l’exécution d’un
grand nombre de méfaits."[20]
Seyyid Riza laissa pendant
l’insurrection l’initiative à
d’autres, particulièrement à Nuri
Dersimi en tant que son délégué. Il faut
donc compter parmi les principaux leaders du
soulèvement Alisan et Haydar, les chefs des
tribus Koçkiri, ainsi qu’Aliser et Nuri
Dersimi, les premiers instigateurs et
coordinateurs [21]. D’autres chefs de
tribus de Koçkiri et du Dersim (particulièrement
d’Ovacik) jouèrent un rôle
important[22]. Alisan et Haydar préférèrent
être discrets, par exemple, ce furent
d’autres chefs de tribus qui signèrent
les télégrammes du 11 mars et du 8 avril
(v. infra).
A la suite d’une réunion des rebelles
à Hozat en novembre 1920, une déclaration
fut communiquée à Ankara réclamant:
" des informations sur les
intentions et une prise de position du
gouvernement à propos de l’autonomie
kurde
" la libération de prisonniers
kurdes
" le retrait des administrateurs
turcs des régions à majorité kurde
" le retrait des forces militaires
envoyées dans le Koçkiri
Dix jours après la réunion de Hozat, le
25 novembre 1920, un télégramme fut envoyé
à ”la présidence de la Grande Assemblée
Nationale d’Ankara”, menaçant de
s’emparer du droit à un Kurdistan indépendant
par la force armée.
Rébellion et Répression
Depuis les décisions prises à la réunion
du tekke de Hüseyin Abdal, l’action de la
guérilla kurde s’était intensifiée.
S’attaquant à des convois militaires et
à des postes de police les partisans
saisirent armes et munitions et étendirent
leur contrôle. Malgré les importantes réussites
de la politique de Mustafa Kemal - à savoir
les congrès d’Erzurum (juillet/août
1919), de Sivas (septembre 1919) et la
Grande Assemblée Nationale de Turquie
(ouverte le 23 avril 1920) à Ankara, qui
comptait quatre députés du Dersim[23] -,
l’organisation du soulèvement gagna du
terrain. Le gouvernement turc d’Ankara qui
venait de se constituer, occupé par sa
lutte contre des adversaires extérieurs et
intérieurs, essaya de calmer la situation
et de gagner du temps en nommant, en automne
1920, Haydar Bey maire d’Ümraniye (=Imranli
actuel) et son frère Alisan Bey au poste de
gouverneur de Refahiye[24]. Mustafa Kemal
fit arrêter Nuri Dersimi le 20 décembre à
Sivas, mais, sous la menace de Seyyid Riza,
il dut ordonner sa libération; l’appel du
leader des nationalistes turcs pour une
conduite loyale avec le gouvernement d’Ankara
fut vain...
Apak pense que l’éclatement de
l’insurrection est dû à la demande
d’extradition du partisan Zalim Çavus[25]
qu’exigea le kaymakam de Zara[26] des
villageois. Ceux-ci n’acceptèrent pas de
violer leur ancienne tradition d’asile
(cf. partie II), mais furent prêts à
communiquer le lieu de séjour de Çavus,
une fois que celui-ci aurait quitté leurs
villages. Çavus proposa de se rendre lui-même
si l’on l’amnistiait. Apak conclut:
”En refusant les deux propositions, le
kaymakam commit une erreur.”[27] Le sixième
régiment de cavalerie fut envoyé à Ümraniye
pour arrêter Çavus, qui dirigeait quelques
douzaines de partisans, et pour ramasser de
nombreux déserteurs.
La confrontation armée proprement dite
eut lieu au début du printemps 1921. Le régiment
turc s’étant déplaçé à Ümraniye en février,
les Kurdes s’emparèrent de la ville et
hissèrent le drapeau du Kurdistan au centre
(7 mars). Plusieurs soldats furent tués,
les autres se rendirent, le commandant Halis
fut exécuté. Les événements d’Ümraniye
consternèrent le nouveau gouvernement d’Ankara[28]
et encouragèrent en même temps d’autres
tribus à se rallier aux insurgés. Les
districts de Kangal, Koçhisar, Divrigi,
Zara, Refahiye, Kuruçay et Kemah (où les
insurgés arrêtèrent de riches agas kurdes
soupçonnés de collaborer avec les
Turcs[29] ) passèrent en leurs mains.
En même temps qu’il déclarait la loi
martiale (10 mars[30]) et qu’il mandait
d’importantes troupes vers Koçkiri, le
gouvernement d’Ankara envoya, mi-mars, une
commission chez les insurgés et adressa par
l’intermédiaire du vali (préfet) de
Sivas des lettres à des personnages
influents afin de freiner et de diviser le
mouvement insurrectionnel[31]. D’après
Rahmi Apak, le gouvernement fit ainsi preuve
de bonne volonté en essayant une dernière
fois de mettre fin à la révolte de manière
pacifique. La réponse des ”chefs de tribu
et des cheikhs de Hozat (Dersim)” fut négative:
"L’armée est depuis un certain
temps en train de faire des recensements
dans notre région afin de relever le nombre
des musulmans et des non-musulmans. On
comprend que par la récupération de telles
informations le gouvernement envisage
d’atteindre et d’exterminer les Kurdes
tout comme il l’avait fait avec les Arméniens.
Il s’agit donc de légitime défense; le
procédé de la tribu de Koçkiri est
juste."[32]
En effet, la tactique ”diplomatique”
du gouvernement allait en grande partie être
couronnée de succès. Les tribus de Koçkiri
et d’Ovacik restèrent bientôt seules. Même
Haydar Bey prit ses distances vis-à-vis de
l’insurrection.
Le 13 mars 1921, le commandant de l’Armée
Centrale (Merkez Ordusu), Nurettin Pacha, reçut
l’ordre de ”réprimer le soulèvement de
la tribu de Koçkiri”. Par un télégramme
chiffré, l’Etat-major de l’armée
turque venait de communiquer au commandement
de l’Armée Centrale que les événements
d’Ümraniye avaient montré la nouveauté
et l’importance de cette insurrection et
qu’il fallait l’étouffer avec des
moyens militaires concentrés et
massifs[33]. Par l’intermédiaire du
commandant à Erzincan Nurettin Pacha donna
les directives suivantes:
"La violence des opérations se
dirige contre les meneurs du soulèvement.
Il faut gagner la confiance du peuple et lui
faire croire que le gouvernement respecte et
protège les biens, la vie, l’honneur et
les droits de tous les citoyens sans considérer
la différence religieuse. (...) Il faut arrêter
et transférer les meneurs et instigateurs
au commandement central à Sivas. Les biens
de ces derniers (...) seront confisqués,
leurs maisons brûlées et détruites.
S’il ne s’agit pas de personnes isolées,
mais de plusieurs habitants d’un village (köy
halki), le procédé sera appliqué au
village entier."[34]
Le 3 avril, Nurettin Pacha fit parvenir
à ses unités d’autres ordres qui se
terminaient par la phrase suivante:
Selon le résultat des opérations répressives,
il sera ordonné soit de réduire la tribu
de Koçkiri à un état qui ne lui permet
plus de se soulever, soit de la diviser et
de la déporter du territoire où elle vit
jusqu’à présent.[35]
Ces quelques extraits des directives du
commandant - en dépit des bonnes intentions
de la première phrase qui parle
significativement de la différence
religieuse alévie-sunnite - ne laissent
aucun doute sur le degré des incursions
dont les villages et les civils seront
victimes une fois que l’armée aura déclenché
ses opérations. N’y avait-il que la
”solution” militaire? A deux reprises,
depuis la déclaration de la loi martiale,
les rebelles adressèrent un télégramme à
Ankara, modifiant considérablement leurs
revendications et réclamant, au lieu d’un
Kurdistan indépendant, un vilayet autonome:
"Au président de la Grande Assemblée
Nationale:
Nous désirons l’établissement d’un
vilayet distinct où la justice et
l’administration soient maintenues avec un
vali kurde autochtone à sa tête. Ce
vilayet doit être formé des territoires
avec une majorité kurde, comprenant les
kazas de Koçkiri, Divrigi, Refahiye, Kuruçay
et Kemah.
11 mars 1337 (=1921) Sadattan[36] :
Aliser
Les chefs de la tribu de Koçkiri
Muhammet et Taki
Des chefs de tribus du Dersim: Mustafa,
Seidhan, Muhammet, Munzur"[37]
Les insurgés eux-mêmes étaient prêts à
d’importantes concessions, du moins
verbalement. Et d’autre part, de nombreux
notables adressèrent des lettres au vali de
Sivas et au commandement militaire disant
qu’ils se distançaient du soulèvement.
D’après Ebubekir Hazim Tepeyran, alors
vali à Sivas, Nurettin Pacha ne voulait pas
renoncer à l’action militaire et
envisageait délibéremment le meurtre de
milliers d’innocents[38].
Je ne vais pas entrer dans la chronologie
détaillée des actions militaires[39].
Comment se caractérisent-elles, comment se
terminent-elles? Les préparations durèrent
quatre semaines. Le 11 avril 1921, l’Armée
Centrale commença les opérations avec
toutes ses unités. Apak rapporte pour ce
seul premier jour l’incendie de deux
villages et le ”nettoyage” de la région
de Çengerli[40]: un procédé qui était régulièrement
accompagné d’importantes confiscations de
biens, de cruautés et du meurtre de civils,
femmes et enfants. Ces événements allaient
provoquer de très vives discussions à la
Grande Assemblée Nationale. Apak rapporte
également la dévastation de villages turcs
par les insurgés[41]. Avec des moyens
militaires et une organisation nettement supérieurs
à ceux de leurs adversaires, l’armée
poursuivit ce nettoyage. Le 24 mai, Nurettin
Pacha envoya ce télégramme à l’Etat-major:
"L’opération de répression d’Ümraniye
est en train de se terminer. Nous avons
nettoyé jusqu’à présent la région
entre l’Euphrate, Erzincan et Ümraniye et
nous avons tué presque 500
rebelles."[42]
Les escarmouches meurtrières durèrent
jusqu’en juin 1921. Si l’on inclut les
civils, le nombre de tués et de ceux qui
allaient encore mourir de faim à la suite
des événements, était beaucoup plus élevé.
La logique et le caractère de la répression
contre les Kurdes alévis du Koçkiri-Dersim
fit pressentir l’ethnocide que le
gouvernement de la Turquie kémaliste
consolidée réaliserait en 1937-1938 au nom
de la ”civilisation”. Mais l’ampleur
n’est pas comparable, et la situation
historique diffère sous plusieurs aspects.
Le récit de la guerre de l’indépendance
turque fait évidemment référence aux
Grecs (front ouest), aux Arméniens (front
nord-est) et aux Français (Cilicie), et il
doit énumérer les rebellions monarchistes
téléguidées par les Alliés et la Sublime
Porte qui avaient lieu surtout en Anatolie
occidentale et centrale. Mais ce récit ne
devrait pas non plus oublier le fait que le
nationalisme turc prit d’abord pied dans
une région - le Nord-Est de l’Anatolie -
qui était revendiquée par un autre
nationalisme, plus jeune, celui des Kurdes
du Koçkiri-Dersim. L’isolement de ces
insurgés était multiple: géographique,
confessionnel, international[43] et social
dans la mesure où, pour les chefs de tribus
et les grands proprétaires de l’Anatolie
orientale, il était plus sûr de porter
leurs espérances sur le gouvernement
central d’Ankara duquel ils attendaient,
en outre, une affaire de taille: la légalisation
des biens pris aux Arméniens[44].
Trahisons, mésententes intertribales,
chutes de neige - qui empêchèrent
l’entraide - et le déploiement militaire
massif contre les rebelles isolés mirent
bientôt un terme sanglant à ce soulèvement,
bien qu’il eût été préparé longuement
avec engagement et qu’il fût, selon les
mots d’un intellectuel kurde, le fruit
”d’une idée pure et noble”[45].
L’écho à la Grande Assemblée
Nationale de Turquie (=TBBM) [46]
Le 16 mars 1920, le Conseil d’Etat
Ottoman (Osmanli Meclisi Mebusasi) fut
dissout par les Anglais. Le 23 avril de la même
année Mustafa Kemal et ses proches inaugurèrent
une autre assemblée, la Grande Assemblée
Nationale de Turquie, à Ankara. Une année
et demie plus tard, début octobre 1921,
elle traita le dossier de Koçkiri.
Après l’échec du soulèvement,
beaucoup de combattants se refugièrent au
Dersim. La TBBM à Ankara envoya une
nouvelle commission d’enquête (Tetkik
Heyeti). Elle dénonça dans un rapport
Aliser et Nuri Dersimi comme les
instigateurs de la révolte. La Cour
Martiale (Harp Divani) à Sivas les condamna
à mort par contumace. Mustafa Kemal les
exclut de l’amnistie qu’il attribua aux
autres condamnés de l’insurrection, mais
au Dersim ils restaient hors d’atteinte de
la justice.[47]
Après de longs débats à la TBBM, il
fut décidé de tenir les séances sur Koçkiri
secrètes, entre autres pour la raison
”qu’il n’est pas nécessaire que les
Etats occidentaux soient au courant”[48]
des événements. L’opinion contraire
avait été soutenue par plusieurs députés,
comme par Mustafa Durak Bey d’Erzurum:
”...Nous devons déclarer au monde entier
les abominations commises dans notre pays.
Que tout le monde sache... Car tout ce mal
et ces perversions dans notre pays,
messieurs, se produisent parce que nous les
cachons au peuple.”[49] L’embarras fut
clair: l’abus du pouvoir militaire et la
question de culpabilité furent les
questions centrales du débat, aucun député
ne put le contester[50]. ”Faisons-en
l’aveu,” concède le ministre de l’intérieur
Refet Pacha[51]. Mais le devoir urgent de
sauver la patrie en danger empêcha une enquête
complète et transparente. ”Amis, débattons
de la délivrance du pays. En premier lieu,
nous devons libérer le pays”[52]. Malgré
”l’inconvénient” de cette ”maxime
suprême”, les protocoles secrets des séances
donnent globalement l’impression d’un débat
vif et ouvert. Le mot ”Kurde” n’est
devenu tabou qu’au début des années
trente; l’idéologie qui nierait
l’ethnie kurde en général ne se
manifestait pas encore. Ce qui importait en
1921 était la collaboration militaire. La
façon dont les Arméniens avaient été
traités n’étaient pas non plus occultée
dans le subconscient collectif. De
nombreuses allusions à ces atrocités
accompagnèrent les discussions sur la répression
de Koçkiri. Elles apparaissaient déjà
dans le premier débat lorsque l’on
s’interrogea, s’il fallait tenir la séance
ouverte ou non. Emin Bey réclama des séances
secrètes, argumentant dans sa deuxième
intervention que des étrangers diraient:
”Quelqu’un qui commet pareille chose
contre ses coreligionnaires, que ne
pourrait-il faire contre les chrétiens?”
Les objectifs du soulèvement, jugés a
priori inacceptables, restèrent hors du débat[53].
”Aliser donnait une couleur politique à
ce brigandage”, cette phrase résume
l’attitude générale[54]. On peut
distinguer une triple disqualification des
insurgés: le choix constant d’un
vocabulaire péjoratif pour désigner les
insurgés[55]; la dénonciation en tant
qu’ ennemis de la patrie[56]; et le
reproche d’avoir empoché de l’argent étranger
(russe, anglais). Quoiqu’à peine prononcé
dans les discussions, ce dernier reproche
fut véhémentement refuté par des députés
du Dersim[57]. En ce qui concerne les deux
autres critiques, quelques députés firent
valoir des circonstances atténuantes, plaidèrent
pour une amnistie[58] ou allèrent jusqu’à
réclamer justice pour la région[59].
Un des quatre députés du Dersim, Hasan
Hayri Bey, jugea nécessaire de faire une
longue digression historique sur son
patrimoine, en remontant à la bataille de
Çaldiran à la suite de laquelle Yavuz
Selim Sultan ”fit couper la gorge à tous
les Alévis présents (...). Les survivants
se réfugièrent dans les montagnes du
Dersim”[60]. Peut-être qu’il abusa de
son temps d’orateur, mais en tout cas il
exprima bien dans quelle dimension
historique de persécution religieuse la répression
sanglante fut projetée. Les kizilbas
d’autrefois avaient été condamnés pour
leur collaboration avec le Schah, les alévis
du Dersim de l’après-guerre se voyaient
inculpés pour leurs affinités envers les
Russes[61], et également ennemis de la
patrie. Un autre député de la région
concernée, Emin Bey d’Erzincan, raconta
l’horreur commise contre une famille alévie
turque de Refahiye dont les biens furent
confisqués, la femme enlevée et dont le père
de famille, qu’on accusait d’être alévi,
fut tué sadiquement[62]. Le député
Mustafa Bey de Dersim, afin de prouver que
l’aggression militaire ne s’était pas
limitée aux Kurdes de Koçkiri, rapporta également
le meurtre de villageois turcs[63].
II LE CONTEXTE ALEVI-KIZILBACHE AU DERSIM
Quels sont les motifs, les causes et les
intérêts qui ont conduit au soulèvement?
Quel contexte l’a permis? Les insurgés
expriment clairement un but nationaliste: un
Kurdistan indépendant. Nuri Dersimi,
intellectuel et patriote fervent, le fait
apparaître au premier plan dans son texte.
Mais ce motif est loin d’être le seul. Il
existe une multiplicité de causes qui ont
nourri le mouvement insurrectionnel. Rahmi
Apak, tout en le considérant comme le
premier pas vers l’indépendance kurde, y
voit, en bon kémaliste, comme dans tous les
soulèvements, l’influence de puissances
étrangères anti-turques[64]. Dans ce cas,
il a certainement tort. Les causes de ce
soulèvement peuvent être expliquées en
quatre points:
la situation géopolitique et historique
(le Moyen Orient après l’effondrement de
l’Empire ottoman et surtout: l’Est de
l’Anatolie confronté au nationalisme turc
fort et centralisateur)
le nationalisme kurde (diffusé en premier
lieu par les intellectuels)
l’alévisme du Dersim[65] (désignant une
identité ethnico-religieuse et culturelle
à part), opposé à la ”lutte
nationale” kémaliste (millî mücadele)
à caractère très sunnite et anti-arménien
dans le Nord-Est
la contestation séculaire de la région du
Dersim (qui est liée à la sauvegarde
d’intérêts et de modes de vie
particuliers)
Dans cette deuxième partie nous essayons
de nous rendre compte des particularités du
Dersim qui furent propices à ce soulèvement.
Les deux derniers points - l’alévisme et
la contestation - nous occupent particulièrement,
mais ils restent liés aux deux premiers,
nous ne pouvons donc pas les négliger non
plus. De toute façon, il ne peut s’agir
que d’un survol incomplet, ponctuel; on a
de la peine à trouver des informations précises
et complètes à ce sujet[66].
Alévisme et pratique alévie dans la région
du Dersim
Qui sont les alévis? Ce terme n’apparaît
que vers le XIXe siècle en Turquie pour
remplacer celui de kizilbas qui avait la
connotation péjorative de ”rebelle hérétique”.
Ce dernier terme, d’appellation politique
d’abord, désigna les partisans des
premiers Safavides (fin du XVe siècle).
Lors de la propagande des Safavides, de
confession chiïte, nombre de Turkmènes
s’allièrent à eux[67]. Leurs conceptions
religieuses furent soufisées et chiïtisées[68].
Les bektachis tentèrent d’organiser les
kizilbas en tarikat (ordre religieux);
l’ordre des bektachis jouissait d’une
position privilégiée dans l’Empire
ottoman grâce à ses attaches avec le corps
d’élite des Janissaires[69]. Les kizilbas,
compromis dès le XVIe siècle par leur
opposition contre les Ottomans, restèrent
au long des siècles suivants considérés
comme hérétiques. Comme les chiïtes en général,
ils ne reconnaissaient ni le califat ni les
oulémas. Après les échecs de leurs soulèvements
du premier tiers du XVIe siècle, ils ne
pouvaient pratiquer leur confession qu’en
semi-clandestinité et se retiraient souvent
dans des régions peu accessibles, notamment
le Dersim. Ceci n’est évidemment qu’une
esquisse très vague de la genèse du phénomène
ethnico-religieux au Dersim. - ”Un alévi,
avant qu’il puisse embrasser le vrai
islam, doit devenir juif et puis chrétien.”
Si cette ”devise” est appliquée aux alévis
en général, a fortiori elle stigmatise les
Dersimis[70].
Jugés d’après le canon sunnite et la
charia, les alévis sont clairement des hérétiques:
ils n’acceptent qu’un seul des cinq
piliers de l’Islam, la confession de la
foi, ne pratiquent pas les ablutions
rituelles (pas non plus après l’union
conjugale), n’attribuent aux livres saints
qu’une importance de témoignage (ils
n’accordent pas de vérité littérale
absolue au Coran ni aux autres livres[71])
et ne respectent pas l’arabe comme langue
de culte. Il existe donc un fossé considérable
entre alévis et sunnites qui se manifeste
encore aujourd’hui. Même les jeunes
Kurdes et Turcs contemporains connaissent
encore la devise: ”Celui qui tue deux (ou
trois...) alévis mérite le paradis”[72].
Il faut souligner également que l’alévisme
se distingue très fortement du chiïsme
orthodoxe, devenu, dans la forme de la
caferiya (djaferiyya), la religion
officielle de la Perse au XVIe siècle. La
caferiya accepte tout comme le sunnisme la
charia (le système des règles normatives
de l’islam déduites du Coran et des
hadiths). ”Il n’est certainement pas
incorrect de prétendre que l’alévisme -
malgré quelques thèmes et symboles [chiïtes]
communs - soit aussi éloigné de la
djaferiya que de la sunna orthodoxe.”[73]
Ali a une position quasi-divine dans l’alévisme
qui rappelle en maints aspects celle de Jésus
pour le christianisme. Pour les sunnites,
”Ali est un homme sage et vertueux parmi
d’autres humains”; les chiïtes ont foi
dans les miracles effectués par Ali, ils
croient qu’Ali a été institué comme
successeur et exécuteur du prophète; mais
les alévis considèrent Ali aussi comme
”l’esprit existant dans toute la prophétie
et comme l’incarnation de Dieu”[74].
La plupart des alévis sont de langue
turque. La langue du culte et des livres
cultuels (Buyruk) est de toute façon le
turc. Haci Bektas Veli lui-même avait prêché
et écrit en langue turque. La majorité des
alévis des environs de Tunceli/Dersim,
Elazig, Varto et Mus sont de langue kurde (zaza
ou kurmanci). Les alévis kurdes se trouvent
également dans la région de Maras, Malatya
et autour des villes de Sivas, Erzincan et
Erzurum[75]. La plupart des Kurdes sont
sunnites de rite (mezhep) chaféite, ce qui
les distingue aussi bien du rite hanéfite,
majoritaire en Turquie que des alévis. Mais
”la différence entre chafis et hanéfis
n’est pas significative comparée à celle
entre sunnites et alévis”; ”en fait,
beaucoup de Kurdes chaféites refusent
d’accepter les alévis et les yézidis en
tant que Kurdes”, même si ceux-ci parlent
kurmanci ou zaza et se considèrent eux-mêmes
comme tels[76]. Vice versa, l’attitude
n’est guère différente. Ce qui paraît sûr,
c’est que parmi les loyautés
supratribales, la loyauté confessionnelle
primait largement sur toute autre, notamment
sur la loyauté ”nationale”. Les alévis
vivant au Kurdistan étaient et sont
confrontés à une situation de double
minorité: vis-à-vis de la majorité kurde
sunnite et vis-à-vis de l’Etat ottoman et
turc[77].
Aujourd’hui encore il n’y a que très
peu de mosquées dans les villages du Dersim.
Les Alévis y représentent l’écrasante
majorité rurale[78]. Les mosquées érigées
par l’Etat dans les années 1980, destinées
aux villageois, sont ”pour les
fonctionnaires venant de l’ouest” ou
servent comme entrepôt[79]. Les alévis se
rassemblent en ”cem” (se prononce djém),
réunion de caractère religieux et social:
culte, fête, repas commun, mais aussi
”parlement” (dans le sens propre du
terme) et tribunal[80]. Le cem peut avoir
lieu dans une grande salle ou, en été, en
plein air. Autour du dede (se prononce dédé)
au centre de la réunion hommes, femmes et
enfants se regroupent selon l’âge. Hommes
et femmes ne sont pas strictement séparés
comme dans les mosquées. Les voisins
sunnites nourrissent des préjugés contre
les alévis et leur ”namus”[81] à cause
de ces réunions. Les alévis
n’admettaient et n’admettent pas la
polygamie (sauf très rares exceptions); les
positions sociales de l’homme et de la
femme apparaissent plus égalitaires que
dans le reste de l’islam.
La distribution du lokma pendant le culte
au cem (en général des fruits) et à
l’occasion des fêtes[82] est un motif du
partage. Ce lokma - qui n’est pas à
confondre avec la friandise du même nom - a
la valeur d’une offrande et représente également
le partage au niveau de la famille, du
voisinage, entre les villages etc. Aux
fortes structures communautaires réalisées
à l’intérieur de l’alévisme,
s’ajoute l’utopie d’une unité et
d’un partage universels[83]. La négation
est une autre forte caractéristique de l’alévité;
sur le plan religieux: pas de charia, pas de
mosquées, pas de jeûne au Ramadan etc.;
sur le plan politique: l’opposition à
l’Etat centralisateur et, avant le milieu
du XIXe siècle, aux émirats; sur le plan
linguistique: l’emploi de deux langues non
reconnues officiellement (zaza et kurmanci).
Que la conscience contestataire accompagne
l’histoire alévie ne surprend donc point.
L’alévisme est une religion minoritaire
en défensive qui se cache parce qu’elle
garde un mystère; en des termes religieux
elle ne revendique quasiment rien
ouvertement. L’absence d’attributs
visibles, de dogmes rigides et de
revendications ”pures et dures” dans
leur religion rend les alévis - cela est à
nouveau constaté parmi les immigrés[84] -
capables d’intégrer de nouveaux éléments
sans mettre en cause leur alévité (identité
alévie)[85]. Ils continuent de l’affirmer
ou de la réinventer. Dans le cas du Dersim,
cela permit, dans les siècles précédents,
un fort syncrétisme religieux et, depuis le
début du siècle, une rapide ouverture
d’esprit face à l’idée d’un
Kurdistan indépendant et, à partir des années
soixante, face au socialisme. Cette
ouverture de l’alévisme en général est
tout aussi valable face à certaines idées
kémalistes. La plupart des alévis de
Turquie saluèrent la laïcité dans
l’espoir, il faut bien le dire, d’une
”vraie laïcité” et non pas de celle
qui, en réalité, allait se mettre en place
et qui correnspond à une subordination de
la religion à l’Etat. Ce dernier
continuera de favoriser le sunnisme hanéfi,
confession expérimentée dans la soumission
à la raison d’Etat, sans ménager ses
efforts pour gagner les alévis à sa cause.
Malgré des liens religieux complexes il
y avait peu de hiérarchie dans
l’organisation alévie[86]. Les seyyids alévis
prétendaient descendre de la famille du
prophète et, souvent, être apparentés
avec des personnages saints proches de Haci
Bektas. Ils jouaient, en tant que dede[87]
un rôle important aussi bien de chefs
religieux que de médiateurs sociaux et
politiques. Peut-on parler d’un état d’équilibre
dû à la médiation et à la compensation
exercées par l’organisation alévie?
Bumke juge, eu égard à Dersim, qu’ ”à
aucune époque n’avait été développé
un système de tributs (pour les agas) au même
degré que dans d’autres territoires
kurdes”[88]. Il faut certainement se
garder - faute de clarté historique -
d’idéaliser la situation, marquée par
une extrême pauvreté et une dureté de
l’existence, où des querelles
intertribales étaient à l’ordre du jour
et où le brigandage aidait souvent à
survivre. Il serait difficile de démontrer
que le Dersim fut à l’abri de
l’exploitation sociale[89]. Les Kémalistes
- tout comme l’Etat central avant eux,
mais munis de moyens matériels et idéologiques
plus rigides - mirent l’accent seulement
sur ces points négatifs en stigmatisant
l’hétérodoxie de ces gens pour la
plupart illettrés (cahil). On lit dans une
brochure du ministère de l’intérieur des
années 1930, destiné à un usage très
restreint, ceci:
"Les sunnites rendent service à
l’Etat et sont attachés à lui. (...) Les
chiïtes [alévis] dont la majorité du
Dersim est composée, sont la cause
principale des maux. Le peuple est l’otage
des dedes et des seyyids qui (...) possèdent
l’autorité sur ses sentiments aussi bien
que des agas hypocrites et séditieux, teintés
de banditisme qui ont plein pouvoir dans les
affaires séculières."[90]
Certains seyyids, tout comme parmi les
Kurdes sunnites certains cheikhs, sont
considérés comme des saints qui possèdent
un keramet, c’est-à-dire une force
divine, miraculeuse et un don prophétique
qui ne s’éteint pas lors de la mort du
saint (”cela relève du mystère”,
disent les alévis); d’où l’importance
du pèlerinage aux tombeaux. Toutefois, le
keramet est spirituel/supranaturel, il peut
agir et être reçu à n’importe quel
endroit. Ni le keramet ni la fonction de pir
ou cheikh d’un tekke ne sont exclusivement
attribués aux seyyids. Les seyyids
habitaient, d’après Bumke[91], dans des
zones frontalières aux tribus (asiret) dont
ils ne faisaient pas partie. Ils étaient
donc relativement indépendants, mais plutôt
pauvres. Leurs tâches d’organisateur de
cem et de médiateur les libéraient dans
une certaine mesure des travaux agricoles,
ils recevaient des dons qu’ils utilisaient
en partie pour eux-mêmes. Une partie était
destinée aux nécessiteux ou à d’autres
villages en difficulté. D’autre part -
ceci relativise ce que nous venons de dire -
nous trouvons dans le témoignage de Nuri
Dersimi des seyyids avec un pouvoir
extraordinaire: Seyyid Riza et son père
Seyyid Ibrahim Aga. Nuri Dersimi mentionne
aussi la tribu du Dervis Cemal qui gagnait
sa vie comme guide de caravanes, puisque,
ӎtant des seyyids, ni eux ni leurs
voyageurs ne furent jamais attaqués”[92].
Les listes des tribus d’Erzincan et du
Dersim, établies par Kemali, suggèrent des
seyyids indépendants de tribus et
d’autres, comme les Dervis Cemali, qui
formaient des tribus à part[93].
Il existe de nombreux lieux saints au
Dersim[94]. Lieux de cem et de pèlerinage (ziyaret),
ils sont souvent composés d’un tombeau
d’un Saint, d’une source et d’arbres
et se situent à des endroits peu
accessibles dans les montagnes. Encore
aujourd’hui, à titre d’exemples, les
ziyarets de Düzgün Baba où serait
enseveli le fils de Munzur Baba, ou de Büyük
Çesme jouissent d’une grande réputation.
Beaucoup d’alévis y vont ou veulent y
aller (même des immigrés d’Europe);
quelques-uns disent que ce pèlerinage
signifie pour eux surtout un beau
pique-nique en famille, mais la plupart
croient à une force présente là-bas et
vont y prier. Les malades espèrent y
obtenir la guérison; des couples qui
n’ont pas d’enfant en attendent un
changement etc. Les rêves consécutifs à
la visite peuvent montrer l’avenir[95]. -
A certains endroits il y avait des tekkes.
D’ailleurs - de quoi troubler
l’orthodoxie - , maints monastères et églises
arméniennes étaient fréquentés à
l’occasion des pèlerinages[96].
Les Alévis du Dersim et les Arméniens
De nombreuses indications témoignent de
liens particulièrement étroits entre les
Dersimis et les Arméniens, même de formes
et de pratiques communes de croyance.
Contrairement à d’autres régions, maints
villages du Dersim étaient
multiconfessionnels: chrétiens (arméniens),
alévis, sunnites. Les données démographiques
concernant les lieux habités par des Arméniens
en 1914, font état de nombreux villages
d’environ deux à trois cents habitants,
possédant une église et parfois une école
arménienne. Arméniens et ”kyzilbachs”
y habitaient très souvent à part égale.
Ces données révèlent également que le
nombre des villages arméniens dans cette région
était relativement bas[97]. Bruinessen
mentionne le fait que vers la fin du
dix-neuvième siècle un grand nombre d’Arméniens,
en situation de plus en plus précaire,
avaient adopté l’alévisme et la langue
kurde et s’étaient complètement intégrés
dans la société kurde-alévie.
Molyneux-Seel qui avait visité le Dersim
avant la guerre de 1914-1918, nota que
beaucoup des Kurdes alévis, qu’il avait
rencontrés, étaient d’origine arménienne[98].
”... notre Saint-Karapet était un de
leurs saints”, écrit Rouben Ter Minassian,
le fameux partisan arménien, militant à
partir de 1906 dans la région Dourane/Montagnes
(entre le lac de Van et Dersim)[99]. Le témoignage
de F. Dogan, ordonnance (küçük emirber)
de Seyyid Riza, mentionne que l’église de
Vank (Vank kilisesi) était fréquentée par
des Arméniens chrétiens aussi bien que par
des Kurdes alévis[100]. L’acte
d’accusation contre les chefs du soulèvement
de 1936-1938 confirme dans un des ses
paragraphes le rôle particulier de cette église[101].
D’après l’Arménien Garo Sasuni, les
activistes arméniens du début du siècle
qui militaient au Dersim entretenaient des
relations très amicales avec les Kurdes de
cette région. Il confirme que les Dersimis
sauvèrent beaucoup d’Arméniens pendant
la première guerre mondiale[102]. Sur la même
page il regrette que les tribus kurdes
fortes (qui constituaient les régiments
Hamidiye) leur aient été hostiles. Le
sultan Abdulhamit, appelé ”Kürtlerin
babasi” (père des Kurdes), avait créé
en 1891 les régiments Hamidiye, formés de
tribus kurdes sunnites, d’une part contre
la menace extérieure (surtout russe), mais
également contre les soulèvements des Arméniens
et les rebellions des Kurdes au Dersim et au
Mossoul[103]. Les tribus alévies aussi bien
que les Arméniens saluèrent - à cette époque-là
- la révolution des Jeunes-Turcs contre
Abdulhamid (1908), alors que les Kurdes
sunnites déclenchèrent des révoltes[104].
Les Dersimis ne participèrent que très
sporadiquement à la guerre; ils prirent
encore moins part au massacre des Arméniens
organisé par le gouvernement jeune-turc en
1915. Au contraire, le Dersim jouait le rôle
d’une terre d’asile. Gazaros de
Alexanian s’y réfugia lui-même un
certain temps, il écrit:
"Il se trouvait de nombreux Arméniens
réscapés dans tout le Dersim, ayant
recommencé là une vie parmi les
Kurdes..."[105]
D’après Nuri Dersimi, 36000 Arméniens
auraient été sauvés par les Dersimis; ce
qui aurait provoqué des critiques violentes
de la part du gouvernement turc[106]. Les
Dersimis ne purent pas par contre accepter
le plan d’une grande Arménie, comprenant
une grande partie de l’Anatolie de
l’Est. Pour cette raison ils ne trouvèrent
pas d’accord avec le commandant arménien
Murat Pacha en 1918[107]. Ils affirmèrent
cette même position à Mustafa Kemal[108].
Il n’est peut-être pas inutile de
relever qu’un grand nombre de Kurdes - et
pas seulement des insurgés dont la révolte
s’étendait du Botan jusqu’au Dersim -
avait connu deux ans après les Arméniens,
en 1917, un destin pareillement atroce de déportation
et d’extermination[109]. Quatre ans plus
tard, en mars 1921, de nouveau en pleine révolte,
les Kurdes télégraphièrent à Ankara
qu’il savaient que le gouvernement turc
avait l’intention de les exterminer tout
comme les Arméniens[110]. Rahmi Apak
rapporte:
"La rumeur que les Turcs
extermineront les Kurdes comme les Arméniens
se répandait partout dans cette région."[111]
D’après Nuri Dersimi, Nuri Pacha, le
commandant de l’armée centrale,
s’exprima à plusieurs reprises: ”Nous
avons annihilé en Turquie ceux qui disent
”zo”[= le Arméniens], de même j’éradiquerai
ceux qui disent ”lo”[=Kurdes du Dersim,
parlant zaza en majorité]”[112]. Le
spectre d’être déportés et exterminés
comme les Arméniens provoque de nombreux échos
dans les discussions de la Grande Assemblée
Nationale à Ankara après l’étouffement
de la révolte de Koçkiri, du 3 au 5
octobre 1921 (cf. partie I). ”Les insurgés
avaient répandu l’opinion que les Kurdes
alévis seraient déportés comme les Arméniens,
cela a contribué à l’essor de
l’insurrection”[113]. Un
lieutenant-colonel de passage à Ümraniye
avait dit ”je vous exterminerai complètement
comme les Arméniens”, et avait semé la
panique parmi les Kurdes de la région[114].
Dans des journaux kurdes distribués au
Dersim, on avait comparé les Kurdes aux Arméniens[115].
La rumeur ”ils nous couperont la gorge
comme aux Arméniens” se propageait[116].
”Ce qui s’est passé à Ümraniye, sous
le prétexte de punition, est d’une telle
demésure que même les barbares africains
ne l’accepteraient pas et que cela
remplissait les Dersimis de crainte. Une
telle horreur n’aurait même pas été
commise contre les Arméniens”[117].
”C’est vrai, une telle horreur n’a pas
été commise contre les Arméniens qui tout
de même avaient attaqué
Erzincan...”[118]. - Vu la fraternisation
et le mélange entre Dersimis et Arméniens,
le motif de vengeance des Arméniens paraît
logique. Je ne dispose que d’une référence:
Ali Kemali nous rapporte qu’un groupe
d’une vingtaine d’insurgés du Dersim,
parmi les quelques milliers qui lancèrent
une attaque dans le Vilayet du Sivas dans le
but de se rendre à Ankara, aurait justifié
le saccage d’un hameau et le meurtre des
habitants en disant: ”Ce que vous avez
fait aux Arméniens, nous vous le
rendons”[119].
L’image rebelle du Dersim alévi
Bien que l’histoire du Dersim soit peu
explorée, les différents auteurs[120]
s’accordent sur ce point: cette région ne
faisait, sous maints aspects, que
formellement partie de l’Empire ottoman;
en majeure partie, le Dersim restait
souverain, ce qui signifiait concrètement
qu’il ne payait pas d’impôts et ne
fournissait pas les soldats demandés. Si
l’on entend avec les chroniqueurs par ”rébellion”
le fait de ne pas payer d’impôts et de
refuser l’appui militaire que le
gouvernement central demandait[121], le
Dersim se trouvait en fait en rebellion
constante[122]. De par son passé kizilbas
aux côtés des Safavides, il était par
ailleurs opposé aux principautés kurdes
sunnites qui allaient se (re)constituer sous
l’hégémonie ottomane après la défaite
de chah Ismail à Çaldiran (1515); il se
tenait en dehors de leur atteinte[123]. Ce
n’est que dans les années mille neuf cent
trente que l’Etat kémaliste consolidé,
armé aussi bien de canons et d’avions que
d’une idéologie rigide, conscient de sa
”mission historique”, brisa la résistance
de cette montagne-refuge, en accomplissant,
avec les termes d’alors, sa mission de
modernisation et de civilisation d’une
population arriérée, illettrée et opprimée
par ses agas et ses dedes[124].
Le Dersim (la région de Tunceli) jouit
jusqu’à nos jours d’un prestige mitigé.
Il suffit d’en parler à un certain nombre
de gens de l’Ouest de la Turquie pour en
avoir la preuve. Il existe même des parents
émigrés de Tunceli qui se demandent s’il
ne vaudrait pas mieux pour leurs enfants que
leurs papiers indiquent un autre lieu de
naissance.
"Les Kurdes peuplant le Dersim étaient,
pour la plupart, de la grande et farouche
tribu des Kheuzeul-Baches."
C’est un Arménien, qui est né (en
1898) et a grandi dans la région de Harput
(Elazig) voisine du Dersim, qui écrit ces
paroles[125]. Il lui apparaissait très
risqué de s’aventurer pendant ”...trois
heures de marche par un chemin de montagne réputé
dangereux, dans un secteur tenu par des
tribus kurdes farouches, les Kheuzeul-Baches”[126].
- Quelle image pouvait donc se former dans
l’imagination de gens pour qui le Dersim
était une région exotique[127]! Il n’était
pas difficile pour la propagande kémaliste
d’insister sur le brigandage dans cette région
peu fréquentée par la plupart des Turcs.
Le peuple lui-même se plaignait de l’insécurité[128].
En fait il y avait de nombreux criminels de
régions voisines qui cherchaient refuge au
Dersim pour échapper aux mains de la
justice. Il s’agissait d’un point
d’honneur pour chaque aga (chef de tribu)
de ne pas livrer à l’Etat un homme qui
requérait asile[129]. F. Dogan
s’indignait que c’étaient souvent eux
qui, pendant les soulèvements, coopéraient
avec l’armée[130].
Le député Hasan Hayri Bey de Dersim
jugea nécessaire de défendre ses
compatriotes devant le parlement et expliqua
pourquoi le banditisme s’était répandu:
les hérétiques persécutés avaient dû
s’enfuir dans les montagnes. Dans le petit
commerce qu’ils développaient vers
l’extérieur, on les exploitait parce
qu’ils étaient des Kurdes. On leur
prenait le peu qu’ils possédaient:
moutons, chèvres et produits laitiers.
”Pour cette raison le brigandage se répandait
au Dersim et donnait beaucoup de mal, mais
malgré cela le Dersim ne s’est pas séparé
de la communauté islamique et n’en avait
pas l’intention”[131]. Il faut rappeler
qu’au long des siècles les alévis se
trouvaient en conflit avec l’Etat sunnite
et ceci dégénérait parfois en une lutte
d’extermination.
"Dans ce cas bien précis, la
religion devient plus encore une arme de
combat, autour de laquelle, suivant la
tradition de l’Imam Ali et les traditions
locales, telles que de Pir Sultan Abdal, il
se crée une culture et un culte de
sacrifice et de martyrs."[132]
En 1916, effrayés par le meurtre des Arméniens
et afin que pareil crime ne soit pas commis
contre eux, quelques tribus de Kurdes alévis
du Dersim se rendirent à Düzgün Baba,
dans l’Est du Dersim, alors sous contrôle
d’un seyyid, pour organiser une attaque préventive
contre des garnisons ottomanes des alentours
[133]. En 1920, une importante réunion de
préparation du soulèvement de Koçkiri se
tint au tekke de Hüseyin Abdal à Yellice,
district de Kangal (nommée dans la partie
I). Le tekke de Hasan Baba, également dans
la région de Kangal et Divrigi, était
aussi un lieu de réunion où les militants,
en particulier Aliser, s’exprimaient sur
l’idée d’un Kurdistan libre et la nécessité
d’une lutte armée [134]. Chansons et poésies
relèvent au Kurdistan surtout de la culture
orale; peu de poèmes du soulèvement de Koçkiri
ont survécu jusqu’à aujourd’hui[135].
Aliser, poète doué, fait des allusions à
Ali et à des symboles alévis:
Yemin edenler elmaya Ceux ayant prêté
serment sur la pomme
Zülfikari Mürtezaya Sur l’épée du
saint Ali
Geriden teller çektiler De l’arrière
ils télégraphièrent:
Biz uymayiz eskiyaya Nous n’avons rien
à faire avec les bandits
Dilo yaman, yaman yaman Ô malheur,
malheur, malheur
Çiyan girto berf u duman La neige et la
brume ont couvert les montagnes
Mera bisin sahê merdan Envoie-nous le
Schah des braves (-> Ali)
Ew dermanê hemu derdan[136] Il est le
remède à tous les maux
Zülfikar, l’épée d’Ali, la pomme coupée
et partagée parmi ceux qui prêtent
serment, l’appel à Ali en tant que roi
divin sont des traces alévies très fortes
qui remontent au moins au temps des luttes
kizilbas au seizième siècle et qu’Aliser
reprit, faisant prêter serment aux insurgés
sur une épée, représentant Zülfikar et
faisant invoquer, en mangeant la pomme coupée
par Zülfikar, les prières de Fatma, épouse
d’Ali[137]. On ne devrait pas surestimer
la connotation religieuse: dans ce poème
d’Aliser elle est présente dans le
dernier des quatre quatrains et dans le
refrain; dans un autre d’Asik Sefil Gazi
on ne trouve qu’une invocation à Dieu
dans l’avant-dernier vers[138].
D’ailleurs, le motif national est également
présent dans ces poèmes[139]. La dernière
strophe de ce poème est en turc, le refrain
est en kurmanci[140], ceci rend évident le
fait que le mouvement de Koçkiri-Dersim
n’avait pas d’uniformité linguistique
ni d’uniformité ethnique (la question se
pose de savoir dans quelle mesure l’alévisme
constitue une ethnie). En fait, nous
l’avons déjà mentionné (partie I),
plusieurs villages turkmènes s’allièrent
au mouvement, et Aliser faisait également
son travail d’instigateur auprès d’eux,
en turc[141].
III LES DERSIMIS FACE A LA CENTRALISATION ET
AU NATIONALISME
En me référant à Martin van Bruinessen
qui a étudié le rôle particulier que les
cheikhs commencèrent à jouer depuis le
XIXe siècle dans la société kurde sunnite
et leurs rapports avec les rébellions
nationalistes[142], je dresse, en bref, le
bilan suivant:
" La suppression des émirats kurdes
à la suite des réformes et de la
centralisation de l’empire conférait de
l’importance au rôle des cheikhs en tant
que médiateurs des tribus.
" La pression politique extérieure
(par les puissances chrétiennes) en faveur
des Arméniens et la présence des missions
religieuses occidentales dans l’Est de
l’Anatolie faisaient monter la tension
entre Kurdes et Arméniens et renforçaient
le rôle des chefs religieux.
" Les réformes avaient entre outre
pour but la protection des minorités, le
plus souvent la protection de paysans chrétiens
dépendants des agas kurdes auxquels ils
devaient des tributs. Encouragées par le
soutien des puissances europénnes ”chrétiennes”,
ces minorités tentèrent de refuser de
payer les tributs.
" Aussi bien les réformes que
l’influence des puissances chrétiennes créaient
au cours du dix-neuvième siècle un malaise
parmi les Kurdes qui voyaient ainsi remettre
en question leur supériorité et leurs
privilèges. Les cheikhs[143] se faisaient
porte-paroles et prenaient l’initiative
face à cette nouvelle situation.
Dans quelle mesure et pourquoi la
situation diffère-t-elle de celle des
Kurdes alévis du Dersim?
" Il n’y avait pas de malaise
comparable au Dersim ni de cheikhs pour y
remédier. Avant les Kémalistes et malgré
de multiples tentatives pour imposer
l’autorité centrale, personne n’avait réussi
à mettre sérieusement en question le
statut et les modes de vie particuliers au
Dersim. Montagne-refuge par excellence, elle
se défendait avec quelque succès contre
les efforts de la centralisation ottomane et
jeune-turque sur son terrain.
" Il n’y eut pas de missions
religieuses occidentales installées au
Dersim. Les Dersimis ne se sentirent pas non
plus concernés par la pression politique de
l’extérieur en faveur des Arméniens (cet
état de fait changera ultérieurement
lorsque le plan d’une ”grande Arménie”
fera son apparition).
" L’Occident ne pouvait pas
exercer une influence dans cette région à
part, il n’y était d’ailleurs pas
interessé.
" Le système des tributs fonciers
semble avoir été relativement peu développé.
Les kizilbas-alévis du Dersim avaient
intériorisé la contestation en se défendant
contre toute atteinte à leur identité dans
leur ”montagne-refuge” du Dersim. Les
Dersimi jouissaient de beaucoup d’indépendance
non seulement vis-à-vis de
l’administration ottomane mais aussi de
l’organisation des bektachis.
L’organisation alévie au Dersim n’était
que très lâchement liée à celle des
bektachis. Il paraît que le dede du Dersim
jouissait d’une autorité primordiale pour
les alévis dans l’Est de l’Anatolie[144].
Ces paroles de Çelebi Cemalettin Efendi,
prononcées dans un entretien avec Nuri
Dersimi, sont très significatives:
"Il y a des siècles, mon prédécesseur
Haci Bektas Veli envoya quelques
missionnaires dans la région du Dersim pour
qu’ils fassent, selon ses instructions,
adhérer les tribus du Dersim [aux bektachis].
Mais après qu’ils furent morts, le temps
passant, leurs fils oublièrent mon prédécesseur
et devinrent à part entière des Kurdes.
Ils créèrent, selon leur volonté et
opinion, une religion hors raison et logique
et instruisirent les Dersimis suivant ces
principes..."[145]
Ce haut représentant de l’ordre
bektachi essaya en vain de faire participer
les Dersimis à la guerre (cf. partie I). Il
n’était point illogique pour eux de se défendre
contre la nouvelle force centrale
qu’allaient former les kémalistes,
d’autant plus que celle-ci allait de pair
avec le ”nationalisme turc civilisateur”
du Comité Union et Progrès. Quelques-uns
de ces premiers nationalistes turcs se
disaient être bektachis[146]. Il faut
souligner que la majorité des Alévis de
l’Anatolie qui était turque et
s’identifiait avec le centre de Haci
Bektas[147], n’adoptait pas globalement
une attitude hostile au Kémalisme, au
contraire; beaucoup lui apportaient leur
soutien espérant, après des répressions séculaires
dans un Etat sunnite (l‘Empire ottoman),
obtenir davantage de justice et d’égalité
de droits en tant que citoyens d’un Etat
laïque (la République Turque). C’est également
le cas dans l’Est de villages alévis,
minoritaires parmi les villages sunnites, ou
de tribus faibles, soumises par des plus
fortes qui n’avaient rien à espérer
d’un Kurdistan sous domination
sunnite[148]. Mustafa Kemal, lorsqu’il se
disait proche des Alévis et promettait
implicitement la laïcité, disposait d’un
atout considérable. On peut donc constater
une ambiguïté voire une dichotomie
kurdo-turque parmi les alévis face au kémalisme.
Mais la propagande qui prévalut pendant
les années précédant l’abolition du
califat, visa dans l’Est surtout la
majorité sunnite des Kurdes. Cette
propagande proclama la lutte de tous les
musulmans contre les agresseurs infidèles
et l’indivisibilité des ”territoires
turcs”. Promettant aux Kurdes des droits
et aux chefs kurdes des postes importants,
elle connut beaucoup de succès. Van
Bruinessen écrit:
"Les Kémalistes appelant à une
fraternité turco-kurde sous l’égide du
califat avaient plus de succès que tous les
appels nationalistes kurdes."[149]
Et Ekrem Cemil, énumérant les
personnages et régions kurdes que gagna le
leader turc après les congrès d’Erzurum
et de Sivas, conclut:
"A cette époque-là, seuls les
chefs des Koçkiri qui ne s’alliaient pas
à Mustafa Kemal, prenaient les armes et
prouvaient leur identité kurde."[150]
La dynamique tribale ”n’a été
mobilisatrice que lorsqu’elle a su
fusionner avec un discours à la fois
nationaliste et religieux, comme en 1880
avec Cheikh Obeid Allah (Ubaydalla), en 1925
avec Cheikh Saïd et en 1961 avec Moustafa
Barzani; dans les autres cas, elle a été
impuissante à mener une résistance à la
fois généralisée et de longue
haleine.”[151] A Koçkiri, la pensée
nationaliste s’insérait dans une
dynamique naturellement tribale, mais pas
dans un discours religieux offensif qui prônait
la lutte armée au nom de la religion - tout
effectif que fût le recours aux symboles alévis.
Le nationalisme avait-t-il déjà remplacé
la religion? Guère, d’autant moins que
les alévis, en particulier les Dersimis,
ont plutôt tendance à réinventer leur
identité en fonction de nouvelles croyances
et idées que de renoncer à une foi que, de
toute façon, ils exprimèrent en cachette
pendant des siècles. Peut-être, on
pourrait dire aussi que les Koçkiri-Dersimis
avait acquis très tôt une compréhension
intuitive de la mentalité jeune-turque-kémaliste
à l’égard des provinces de l’Est, résumée,
à titre d’exemple, dans les termes
suivants: ”... non seulement la domination
militaire, mais aussi la domination
religieuse et politique est vitale pour
notre avenir”[152].
Les ”clubs kurdes”, fondés dès la
fin de l’année 1918 dans presque chaque
ville kurde, avaient pour objectif ”avant
tout, de garder la kurdicité et l’islamité
des villes kurdes”[153]. Ils se contentèrent
bientôt des promesses kémalistes prônant
le respect de l’islam et la fraternité
kurdo-turque. Pour la plupart des Kurdes
sunnites Koçkiri ne représentait qu’une
révolte alévie qu’ils n’étaient pas
censés soutenir[154]. Pour la communauté
alévi-kurde du Dersim, l’appel à un
islam qui la jugeait hétérodoxe et la méprisait,
ne pouvait qu’aiguiser sa lutte.Une fois
la guerre de l’indépendance turque gagnée,
le kémalisme s’attaqua tout d’abord aux
modes de vie et à la religiosité des
Kurdes sunnites hors du Dersim, une décennie
avant de mettre en oeuvre la destruction de
la région kurde-alévie.
Considérant l’exemple de Koçkiri,
Robert Olson écrit ”qu’il est bien
possible que les nationalistes kurdes en
apprenaient d’importantes leçons: les
cheikhs étaient plus fiables que les agas
comme leaders de la rébellion; leurs
connections supratribales étaient
absolument nécessaires pour créer une
large unité, et ... ils étaient plus
nationalistes.” Il continue plus loin:
”Quel que soit le rôle joué par les différences
religieuses et linguistiques dans la rébellion
de Koçkiri en 1921, elles étaient en tout
cas moins importantes que dans la rébellion
de 1925. Cela était également une
faiblesse: la rébellion
sunni-zaza-nakchibendi pouvait être plus
forte et plus unifiée par son homogénéité
religieuse, linguistique”[155] et -
j’ajoute - ethnique. L’attitude envers
les Arméniens distingue assez logiquement
les deux mouvements. Tandisque les Koçkiri-Dersimis
voyaient depuis longtemps leur destin lié
à celui des Arméniens et qu’Aliser, par
exemple, faisait recours à un messager arménien,
le soulèvement de Cheikh Saïd prit ses
distances vis-à-vis d’eux et ceci
d’autant plus qu’il préconisait la défense
de la religion (sunnite)[156]. Comparé à
Koçkiri, son implication et son attachement
religieux étaient nettement plus
forts[157].
Dans l’analyse d’Olson la ”première
rebellion nationaliste à grande échelle
menée par les Kurdes” fut celle de Cheikh
Saïd. Je préférerais dire, avec van
Bruinessen, qu’on ”ne peut clairement
l’appeler ni religieux ni
nationaliste”[158]. Par contre, il serait
difficile de nommer ”religieux” un soulèvement
qui n’a pas formulé d’exigences
religieuses. La connotation alévie, néanmoins
nette, du soulèvement de Koçkiri ne se
heurtait ni à un discours ni à des
objectifs ”laïques”, mais beaucoup plus
au nationalisme et au centralisme turcs.
Revendiquant un Kurdistan indépendant,
l’idéologie de Koçkiri-Dersim
s’inspirait assez directement de la pensée
du groupe radical des intellectuels kurdes
à Istanbul. Celâl Bayar, ancien premier
ministre et président de la République
Turque, jugea:
"Cheikh Saïd voulait établir une république
kurde-islamique.(...) La pensée du soulèvement
du Dersim était complètement celle d’une
politique kurde. Ils voulaient tout
directement [dogrudan dogruya] établir un
gouvernement kurde autonome. (...) Les
Dersimis les plus idéalistes se
rassemblaient et s’unissaient à Koçkiri
pour promouvoir la cause kurde. (...) A mon
avis, le soulèvement de Koçkiri est plus
important que tous les autres."[159]
Le soulèvement de l’Ararat (1930),
presque dix ans après celui Koçkiri, était
en quelque sorte le double fruit des deux
grands soulèvements précédents. La répression
sanglante de 1925 confirma le groupe de
rescapés du soulèvement de 1925, sous le
commandement de l’ancien général de
l’armée turque Ihsan Nuri, et plusieurs
tribus avec eux, dans la volonté de
continuer la lutte. A l’instar de Koçkiri,
mais beaucoup plus concrètement, le soulèvement
de l’Ararat avait comme une pierre de base
la collaboration avec les Arméniens et le
soutien d’une association
d’intellectuels kurdes (Hoybûn). Il
ressemble à Koçkiri-Dersim en plus par sa
géographie montagnarde; et l’aspiration
à un ”Kurdistan indépendant comprenant
les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis,
Elaziz et Dersim-Koçkiri” se retrouve,
sans doute pour des raisons stratégiques,
traduite dans le programme de Hoybûn qui
limite sa lutte strictement à la Turquie.
Si, cependant, la révolte de l’Ararat
profita d’un certain soutien extérieur et
de la proximité de la République arménienne,
il devint davantage encore la victime
d’une politique du statu quo des Etats régionaux[160].
Le clivage confessionnel n’avait pas
disparu, mais semble avoir joué un rôle
plus discret; des tribus sunnites kurmancies
y participèrent essentiellement. En 1925,
plusieurs tribus de l’Est du Dersim
avaient attaqué par derrière les forces de
Cheikh Saïd, en 1930, par contre, des
tribus de l’Est et de l’Ouest du Dersim
se réunirent sous Seyyid Riza pour punir
les milices kurdes (alévies?) collaborant
à la répression de la révolte de l’Ararat[161].
Le soulèvement du Dersim de 1936-1938
(avec Seyid Riza) ferma la paranthèse des rébellions
kurdes de l’entre-deux-guerres dans l’Est
de l’Anatolie qu’avait ouverte celui de
Koçkiri. Les deux concernèrent à peu près
la même région avec sa communauté
kurde-alévie. Il s’agit dans les deux cas
d’une lutte pour cette identité dans le
patrimoine du Dersim, comprenant, bien
entendu (et non seulement dans la
perspective kémaliste) la défense des intérêts
de ceux qui jouissaient d’une position
privilégiée dans cette société. A ce
motif ”conservatif” se joignit le
nationalisme kurde; la présence des leaders
lettrés Aliser et Nuri Dersimi en fut en
quelque sorte un garant. Mais il est évident,
vu l’évolution de la situation
historique, que le soulèvement de 1936-1938
ne pouvait plus se nourrir d’une pensée
nationale kurde aussi large et pleine
d’espoir qui prévalait dans les années
de l’après-guerre. Aliser assassiné,
Nuri Dersimi exilé en pleine révolte: voilà
ce qui exprima à sa façon le désespoir de
la cause nationale kurde dans l’Etat kémaliste
consolidé. La révolte du Koçkiri-Dersim
avait radicalisé le nationalisme kurde et
mené à la première confrontation directe
entre les Kurdes et l’Etat kémaliste;
dans le soulèvement de 1936-1938 les
Dersimis ont prouvé qu’ils étaient les
premiers et les derniers (pour plusieurs décennies)
à oser et à