07.06. 07
Un temps pour l'anarchie ?
Les G8 sont devenus les spectacles à grand déploiement
incontournables du vaudeville contestataire. Pour les effets de cavalerie,
mieux vaut à Saint Fargeau qu'à l'Odéon ; on ne les
tient donc plus en ville, mais à la campagne, ce qui permet vraiment
de s'exprimer. En vedette cette année : le Schwartzer Block (Black
Block). Recevra-t-il une ovation ? Surtout, y tiendra-t-il un rôle
ou est-ce qu'on improvise ?
Lors des manifestations anti-ZLEA (Zone de Libre Echange des Amériques)
de Québec, en avril 2001, j'ai vu un "Black Block" efficacement
organisé, incroyablement équipé (avec masques à
gaz dernier cri) et dont l'action, pour quiconque y regardait de près,
paraissait étrangement coordonnée avec celle des forces de
l'ordre. J'avance, tu recules... à vous madame! Tango. Les troupes du
Black Block semblaient bien jouer le rôle d'agents provocateurs, à
la toute limite de ce que la naïveté populaire pouvait ne pas
voir.
Est-ce à dire que le Black Block n'est qu'un outil du pouvoir
? NON, mais sa structure souple le rend vulnérable à l'infiltration
et fait qu'il soit systématiquement instrumentalisé. Il faut
juger de chacune de ses interventions, de chaque arbre à ses fruits
et avec un oeil sur les résultats à moyen terme de chaque
action. "Gouverner, c'est prévoir" mais s'opposer au pouvoir
l'est aussi.
Il faut d'autant moins faire l'impasse sur les mouvements de type Black
Block, toutefois, que c'est leur composante anarchique qui en fait désormais
les seuls mouvements efficaces. Seul un mouvement fluide et dont la motivation
et les tactiques sont internalisées peut désormais offrir
une parade efficace au pouvoir.
Pourquoi ? Parce que le Système Vous avez
dit... le Système ? ne sera détruit par aucune organisation.
De deux organisations qui s'opposent, la plus forte vaincra ; comment croire
que le Système n'est pas plus fort que toute organisation que l'on
pourrait constituer pour s'y opposer ?
Il est le plus fort, non seulement dans une bataille rangée,
mais surtout entre deux batailles, par le pouvoir de séduction et
de corruption que lui confère son contrôle de la richesse qui,
devenue virtuelle, est donc devenue aussi une création discrétionnaire
du pouvoir. C'est cette capacité de corruption illimitée qui
permet au Système de désintégrer, à sa convenance,
toutes les organisations qui se forment contre lui et de ne plus avoir comme
ennemis sérieux que les mollahs et autres irrationnels. Les
alliés circonstanciels
Le terrorisme, cependant, Dieu merci, n'a pas un grand avenir : ce qui
est contre nature ne dure jamais très longtemps (Le
terrorisme). Et dire « terrorisme », ne veut pas dire seulement
des attentats sanglants. Le terrorisme, comme politique de transformation
sociale, commence dès qu'on veut obliger quiconque à collaborer
contre son gré à cette transformation.
La terreur est là en germe, dès qu'un travailleur en grève
veut s'opposer par la force à ce que son compagnon travaille. Cette
approche à la Germinal est non seulement immorale, mais inefficace.
Elle est bête, parce qu'elle n'est pas adaptée à une
société complexe d'interdépendance.
Pourquoi se colleter à la porte de l'usine entre travailleurs
? Croit-on qu'une entreprise industrielle moderne peut fonctionner, si la
moitié de son personnel n'entre pas au travail ? Le pourrait-elle,
même s'il n'en manquait que le tiers ou une demi-douzaine d'intervenants
pivots ?
Pourrait-elle fonctionner efficacement, si ceux qui sont insatisfaits
n'atteignaient plus jamais leurs quotas, ou ne respectaient plus jamais
leurs échéances ? Quand on en tient déjà à
sa merci la rentabilité de la firme, ne comprend-on pas qu'imposer
« l'unité des camarades » est une voie vers la zizanie
? Et pourquoi arrêter les transports en communs et s'aliéner
la sympathie populaire, quand il n'y aurait qu'à « négliger
» la perception et le contrôle des titres de transport ?
Pourquoi la contestation suit-elle des chemins qui la condamnent à
l'échec, alors que le succès est à prendre sans effort
? N'est-ce pas que le Système aiguillonne la contestation vers des
interventions futiles, dont il veut nous faire croire qu'il a très
peur, alors que la psychosociologie, qui est devenue une science exacte,
détermine maintenant avec précision le rapport coût/agacement
au bénéfice qui en découle pour le désamorçage
des tensions sociales ? Il est difficile de ne pas voir la manipulation
comme totale.
Ce calcul du coût bénéfice du désordre est
fait au G8, également. On y tolère la contestation, parce que
la contestation ne peut rien y accomplir. Les gouvernements modernes gèrent
leurs contestataires et en provoquent les manifestations, tout en en contrôlant
la durée, l'intensité et les conséquences.
La futilité des actions de revendications sociales, d'ailleurs,
trouve son pendant au palier du terrorisme « musclé ».
Qu'un pauvre Arabe se fasse exploser au milieu d'autres pauvres Arabes ne
constitue pas une attaque dangereuse contre le Système. Pas plus,
d'ailleurs, que l'attentat du 11 septembre contre le WTC. Le résultat
n'en est qu'un renforcement des moyens de contrôle de la population.
À chaque attentat, le Système marque des points. Il est
toujours sage de se demander le rôle qu'ont pu jouer, dans chaque événement,
tous et chacun de ceux qui en ont profité. (Is
fecit cui prodest ) Il faudrait s'interroger sur le bien fondé
d'escalader des murailles qui ne protègent rien, pendant qu'ailleurs
de vraies luttes pour plus de justice sont perdues tous les jours.
La logistique de la contestation, sans laquelle un pouvoir devient absolu,
doit donc être repensée. Si l'on ne peut s'organiser contre
le Système, parce que toute organisation est infiltrée et
qu'on ne peut lui résister en masse, parce que toute action collective
est manipulée, ceux qui le souhaitent ont-ils encore une façon
de garder le pouvoir à sa place ?
OUI. Le système peut être jugulé, abattu, même,
en mettant à profit le désir de résistance qui existe
en chaque individu. L'interdépendance inhérente à une
société complexe technologique donne à l'individu un
pouvoir énorme ; le fonctionnement de la société, au
quotidien, est une constante démonstration de ce pouvoir.
Que se serait-il passé, si je n'avais pas été là
? Surtout, que ne se serait-il PAS passé, si je n'avais pas été
là ? Si je n'avais pas fait ce qu'il est implicite que je fasse dans
une société de solidarité à laquelle je m'identifie
?
Si l'individu fait le constat que la société que gère
le Système n'est pas une société de solidarité
et qu'il décide de ne plus s'y identifier, s'il ne pose plus les
gestes implicites que l'on attend de lui, la société s'effondre.
Rapidement. Il existe déjà des sociétés dont
la solidarité est largement disparue... et qui n'ont plus de société
que le nom. Sauver l'Afrique
Il suffit que l'individu comprenne sa propre indispensabilité,
sa propre position stratégique et névralgique à l'intérieur
du Système pour qu'il puisse, s'il en fait le choix, collaborer bien
efficacement à la détruire.
Vivre en société est un acte d'amour. Celui qui laisse
paraître qu'il n'y prend pas plaisir le vide de son sens et il en
faut de bien peu alors, dans une société de complémentarité,
pour que les gestes nécessaires au maintien de cette société
ne soient plus posés. La société meurt.
Une société moderne ne peut survivre que si elle jouit
d'un très large consensus. C'est ce pouvoir de l'individu que le
Système veut cacher, en montant des spectacles de contestation
L'individu qui veut détruire la société peut le
faire par simple omission, c'est ce qui rend son action ultimement imparable.
Il le peut d'autant plus facilement, que cette société est
complexe et que les fonctions assignées aux sociétaires sont
mutuellement complémentaires. Il peut aussi multiplier l'impact de
son inaction essentielle, toutefois, en y joignant des actions ponctuelles.
Il peut poser sciemment et consciemment des obstacles indiscernables à
la réalisation des tâches des autres.
Il suffit qu'il ait une bonne connaissance du fonctionnement du système.
Qu'il sache les moyens qui, en privant le système de son apport,
lui permettront d'en saboter le fonctionnement de la façon la moins
périlleuse pour lui-même et pour les autres: Dans une société
de complémentarité, c'est cette façon qui est
à l'opposé du terrorisme que le contestataire sérieux
peut choisir.
L'individu peut apprendre seul comment, à partir de ses propres
ressources, sans constituer une alliance formelle avec qui que ce soit,
sans violence et dans la plus grande discrétion, il peut faire seul
sa part pour la déconstruction du système. Les moyens de communication
modernes permettent même de le lui enseigner !
La contestation efficace du système ne passe donc plus par la
constitution d'organisations de résistance, car regrouper les contestataires
-- en plus du démérite évident de permettre de les
stopper en grappe ! - en a aussi deux autres.
D'abord, il est évident que la contestation du système
par l'individu vient de sa propre insatisfaction, laquelle vient de sa propre
faiblesse. Si l'individu est rendu plus fort, par son appartenance à
une organisation, il cesse d'être aussi faible et sa motivation à
détruire le système diminue. S'étant défini
par son rôle et son opposition, il est insidieusement récupéré
par le Système . S'il reste seul, au contraire, l'individu reste
faible -- et dangereux -- jusqu'à ce que sa contestation ait porté
ses fruits.
Ensuite, ce que l'individu sait du groupe lui donne aussi un pouvoir.
Il devient alors vulnérable à la corruption. S'il est corrompu,
il règle son problème personnel - ce qui était toujours,
au moins inconsciemment, son premier motif initial - mais l'injustice, elle,
demeure et perdure.
Les complots et conspirations sont désormais trop fragiles et
n'ont plus d'avenir. C'est la somme des attaques individuelles et rien d'autre,
qui abattra le système. Il est donc inévitable que la contestation
prenne cette voie.
Ceux qui veulent substituer un nouveau paradigme à celui de la
société actuelle vont le faire à partir d'une même problématique
et en visant un même but. Ils le feront, cependant, en ajustant leur
action à un plan maître découlant de leurs valeurs et
qu'ils auront internalisé. Ils le feront sans créer entre
eux, au palier de leur action, des liens qui permettraient de les débusquer
et de les mettre hors-jeu.
Il faut donc prévoir que la contestation revête de plus
en plus la forme d'une myriade de petits sabotages de ce qui est, au profit
de ce qu'on voudrait qui soit. Ce sont les points vulnérables de
la société - l'organisation et la communication - qui seront
surtout visés, détruisant la cohésion de l'ensemble
sans que les éléments constitutifs en subissent de dommages
importants.
Nous vivrons donc l'équivalent d'une guérilla au niveau
des idées, pour valoriser et faire connaître de nouvelles idées
de substitution aux idées reçues, mais cette guérilla
sera menée par des francs-tireurs, chacun selon son initiative.Cette guérilla intellectuelle est devenue la seule façon
de s'opposer efficacement au Système, pour la même raison que
la guérilla conventionnelle est la seule façon de s'opposer
militairement à une force supérieure. On frappe, on s'esquive,
on reste dans l'ombre
Cette nouvelle forme de contestation est inévitable, puisque
toutes les autres issues sont bloquées. Sera-ce une amélioration
ou une régression ? La bonne nouvelle, c'est que l'approche «
1984 » sera contrée par la pensée personnelle. La population
développe déjà des anticorps contre TOUTE manipulation.
Le pouvoir ne réussira plus très longtemps à la maintenir
en état d'hypnose.
La mauvaise, c'est qu'en devenant une initiative personnelle, plutôt
que la simple substitution d'un contrôle à un autre, la nouvelle
contestation du Système devient largement « inprogrammée
». Le risque est donc grand que soit sciée la branche sur laquelle
nous sommes assis, sans qu'il n'existe de points de soutien auxquels on
puisse se raccrocher.
Le système ne doit pas disparaître pour laisser la place
au vide, à l'ataxie. Il faut que, simultanément à la
déconstruction du Système, des efforts encore plus grands
soient consentis pour l'établissement des structures qu'on y substituera.
Des structures qui devront être établies par consensus, puisqu'elles
sont si faciles à détruire. C'est ce à quoi vise le
concept d'une nouvelle société. Une
Nouvelle Société ... en 3 minutes .
Dans une société d'interdépendance et donc de diffusion
plus large du pouvoir, il est clair que va se développer une forme
d'anarchie dans le sens étymologique du terme. Il faut en tenir compte.
Ce qu'on en fera reste une histoire à écrire.
Pierre JC Allard
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