Pascal Faure
Massacre ou génocide ? (Cf Les génocides dans l’histoire, dans Le
Monde diplomatique, Manière de voir, Aout-Septembre 2004, 76)
Le terme génocide est un terme moderne, faisant référence à une
extermination moderne. Les génocides impliquent, comme le rappelle
Enzo Traverso (Les génocides dans l’histoire, 2004, 13), le monopole
étatique de la violence, monopole qui est interprété habituellement
(cf Elias) comme un vecteur de pacification de la société et donc du
processus de civilisation. Or c’est ce monopole de la violence qui
est à l’origine de l’Etat moderne et qui est aussi la condition
indispensable des génocides et des violences totalitaires du XXe
siècle.
Dans l’exemple des camps de morts nazis, on trouve une rationalité
administrative (division du travail, hiérarchie dans le processus
décisionnel), la séparation entre idéation et exécution, la
bureaucratisation des fonctions, la de-responsabilisation éthique
des acteurs sociaux : la chaîne génocidaire suppose ainsi un certain
auto-contrôle des pulsions et des affect (Elias)…
Le mot génocide, explique un autre auteur (Jacques Semelin, 2004,
26), est né en 1944 avec le juriste polonais Raphaël Lewikin. Puis,
il est utilisé une première fois en 1945 par le tribunal militaire
international de Nuremberd (Nelcja Delanoe, 2004, 40) .
En 1946, l’assemblée de l’ONU donne une première définition du
génocide : le refus du droit à l’existence de groupes humains
entiers, en ajoutant : la répression du crime de génocide est une
affaire d’intérêt général… En 1948, la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide est approuvée par les Nations
Unis, ce dernier devenant un terme de droit international
Le terme de génocide sera utilisé dans presque tous les conflits de
la seconde moitié du XXe siècle qui ont fait un nombre importants de
victimes civiles : Cambodge, Tchetchénie, Burundi, Rwanda,
Guatémala, Colombie, Irak, Bosnie, Soudan etc... Il est aussi
utilisé de manière rétroactive pour qualifier différents massacres
de populations et des situations historiques très hétérogènes (Indiens
d’Amérique du Nord, Arméniens en 1915, Vendéens en 1793, Hiroshima
et Nagasaki…) qui peuvent poser question sur la définition du mot en
regard du phénomène massif qui caractérise le XXe siècle : celui de
la destruction massive de populations civiles (Semelin, 2004, 26).
La Convention est entrée en vigueur en 1951, et révisée en 1985 (Nelcja
Delanoe, Les génocides dans l’histoire, 2004, 40) :
Article premier : le génocide , qu’il soit commis en temps de paix
ou de guerre est un crime du droit des gens (…) à prévenir ou à
punir.
Article 2 : il définit le génocide comme un acte commis dans
l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, par le meurtre de ces membres,
l’atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, la soumission
intentionnelle du groupe à des conditions devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle, des mesures visant
entraver les naissances au sein du groupe et le transfert forcé
d’enfants du groupe à un autre groupe ;
Article 4 : les personnes ayant commis le génocide seront punis,
qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou de
particuliers .
Cette convention est ratifiée par le congrès américain le 25
novembre 1988. Il n’y aura pas de traces des Indiens dans les débats
car rien n’indique un crime collectif planifié, nous dit Delanoe (
43) : il est difficile de recourir à la convention de 48 en
référence au génocide nazis pour caractériser les crimes contre les
Amérindiens au cours des quatre derniers siècles. Mais on peut
parler d’actes et de politiques génocidaires.
En fait, le concept de génocide ou d’ethnocide reste à élaborer,
souligne cet auteur ( Delanoé)
Les usages diverses du mot soulèvent des enjeux tout aussi divers (Semelin,
Les génocides dans l’histoire, 2004,) :
- des enjeux de mémoire : faire reconnaître le génocide qu’un peuple
affirme avoir été victime par le passé (cf peuple arménien)
- des enjeux humanitaires : quand des ONG déclarent qu’un peuple est
en danger de génocide pour sensibiliser l’opinion publique
- des enjeux judiciaires : quand il s’agit de poursuivre devant des
tribunaux internationaux les responsables d’un « crime de génocide »
- des enjeux « politiques » (face à un adversaire politique) : les
Serbes du Kosovo victime des Albanais dans les années 80…
Pour les chercheurs, les définitions sont tout aussi vastes : la
convention de l’ONU avec sa définition du génocide est, pour
certains auteurs, le point de départ des analyses ( à partir du
texte et donc de la dimension juridique). Pour d’autres, sous
quelles conditions un massacre ou une série de massacres (comme
forme d’actions le plus souvent collective de destructions de non–combattants)
peuvent devenir un génocide ?
La convention de 1948 accorde une place centrale à l’intention de
détruire un groupe en tant que tel dans la définition du génocide.
Mais la transposition de cette notion dans l’histoire est
problématique : il s’agit en effet de déterminer dans les événements,
les catastrophes, ce qui a été le résultat d’une volonté criminelle
de détruire des populations en tant que tel. La difficile évaluation
de l’historien est de prouver ce qui est plus ou moins déterminé à
l’avance. Mais le développement des approches et des comparaisons
depuis une dizaine d’années permet de dégager des interrogations
comme par exemple la question du passage à l’acte. Si les travaux
sur la Shoah servent de référence, ou le cas du Cambodge ou de la
Bosnie, différents types d’interprétations sont mobilisés pour en
percer les énigmes :
- par exemple accorder un poids déterminant à l’idéologie ou plus
largement à un imaginaire politique du rejet de l’autre (cf le rôle
des intellectuels dans cette construction de la figure de l’ennemi).
Mais un matrice idéologique ne peut suffire pour expliquer le
passage à l’acte
- il faut donc prendre en compte la place du calcul, de la froide
décision de massacrer en masse (ou les enchaînement de décisions)
prise par un petit nombre de responsable. Il s’agit d’une stratégie
délibérée, soit de nettoyer le territoire, de conquérir le pouvoir
ou « purifier la race » ; mais il y a aussi la possibilité de passer
à côté de la dimension purement irrationnelle, quasi-délirante de
construction d’un ordre sécurisant d’unité et de pureté !
- questionner si le génocide est commis par des Etats forts ou des
Etats faibles. Si la thèse de l’Etat fort est tentante (puissance de
destruction, d’organisation de propagande…), son opposé est
également à considérer : le contexte général peut montrer que les
puissances se retrouvent dans une position de vulnérabilité qui est
de nature à expliquer leur engagement dans le massacre (Semelin,
2004).
Il est donc nécessaire de prendre en compte le contexte de la guerre.
Le cas de la solution finale est prise par les Nazis à partir de
1941 quand ils réalisent qu’ils ne pourront gagner la guerre contre
l’Union soviétique et par l’entrée en guerre des Etats Unis. Hitler
aurait pris la décision de gagner sur un autre objectif : l‘extermination
des Juifs.
Cela peut être également appliqué au cas du massacre des Arméniens
qui se situe à la suite de la défaite des Turcs contre les Russes
dans un contexte de guerre où la communauté arménienne de l’empire
ottoman est perçue par le gouvernement des « Jeunes Turcs » comme
alliée de la Russie .
Il s’agit dans les deux cas d’Etats faibles ou qui se perçoivent
comme vulnérables ou croient pour gagner la guerre devoir aller
jusqu’à la destruction des populations civiles. Ces processus de
violence dans l’histoire sont particulièrement lourds de
conséquences : au début du XXe siècle, 10 % des victimes de guerres
étaient des civils et à la fin du XXe, le rapport s’est inversé : 80
à 90 % sont civils, rappelle l’auteur (Semelin, Les génocides dans
l’histoire, 2004, 29).
Des applications pratiques accompagnent ces efforts de recherches
concernant la manière de penser la réconciliation dans l’avenir du
pays, en prenant en compte les traumatismes des populations. La
question aussi de prévenir et détecter les situations
pré-génocidaires et protéger les populations en danger bien que les
propositions d’actions peuvent rester vaines dans le cas où les
Etats ne manifestent pas la volonté politique de les mettre en
oeuvre.
Le travail des ONG et des journalistes dans l’efficacité de
l’attention publique internationale reste également important (Semelin,
2004).
Esquisse d’une typologie :
(cf Ryszard Kapuscinski, 2004, 57)
Comparer les grand massacres du XXe permet d’identifier des facteurs
communs – politiques, idéologiques, culturels, du basculement dans
l’extrême .
Il s’agit d’un phénomène culturellement universel où il est question
de la perception de l’autre comme une menace, en tant que forces
étrangères et destructrices. Aucune civilisation n’a été capable de
résister à la pathologie de la haine, du mépris et de la destruction
: c’est aussi une caractéristique de tous les régimes nationalistes,
autoritaires et totalitaires de notre époque.
La forme extrême est celle du génocide, trait récurrent du monde
contemporain. A l’origine de ces actes génocidaires se trouve une
idéologie de la haine méthodiquement propagée : de longs préparatifs
techniques sont assurés par l’appareil bureaucratique de l’Etat
moderne. Politiques et philosophes (Zygmunt Bauman, Walter Laqueur,
Hannah Arendt) ont souligné cette thèse inquiétante : la
civilisation contemporaine comporte dans son caractère, son essence
et sa dynamique, des traits pouvant dans des conditions et à un
moment donnés, engendrer un acte de génocide (Kapuscinski, 2004,
57).
Un tel péril intervient au moment où se produit une rupture entre la
culture et le sacré, c’est à dire quand la composante spirituelle
d’une culture se trouve affaiblie ou disparue, quand un
engourdissement éthique s’empare d’une société dont la sensibilité
au vide, au mal se trouve atrophié, étouffée, endormie.
Le refus d’autrui, l’hostilité apparaît comme un trait immanent de
la nature humaine : mais les idéologies contemporaine de la haine –
nationalisme, fascisme, stalinisme, racisme… semblent avoir exploité
cette faiblesse, cette aptitude de rejeter l’autre dont les
conséquences à notre époque sont monstreuses : les structures
étatiques sont efficaces car elles empruntent aux technologies
modernes. L’auteur nous rappelle que le génocide est un acte
criminel prémédité, systématiquement organisé et mis en œuvre avec
pour objectifs, l’extermination de communautés civiles choisies
selon des critères de nationalité, de race, de religion.
L’histoire du XXe siècle comporte des « épisodes » de génocides :
- le massacre des Arméniens par la Turquie moderne –le triumvirat du
parti Jeunes Turcs (1915-1916)
- l’holocauste de la population juive par les Nazis (1941-45) dont
les Tsiganes ont été aussi les victimes
- la destruction de la population cambodgienne par les Khmers rouges
(1975-78)
- la liquidation de la communauté Tutsie par les Hutus du Rwanda
(1994)
et bien d’autres massacres à caractères génocidaires (paysans
ukrainiens par la régime stalinien etc..)
Les traits qui se dégagent de ces génocides ou actes génocidaires:
- ils sont organisés par des gouvernements officiels, exerçant
légalement le pouvoir dans un contexte de passivité de l’opinion
mondiale confirmant la crise éthique des civilisations
contemporaines
- ils ne sont pas le fait d’une seule culture mais sont le fait de
pays appartenant à des cercles culturels différents
- un lien existe entre génocide et guerre : climat de guerre ou
menace de guerre
- absence de démocratie des pays où s’est produit des génocides au
XXe siècle
- tout pouvoir planifiant un génocide a toujours commencé par
détruire l’image de l’ennemi, future victime. L’ennemi n’est pas
éloigné, abstrait, mais au coeur de la société. Cet ennemi du peuple
peut être une autre classe, une autre religion, une autre ethnie, et
il est perçu comme une menace pour l’existence nationale, comme le
danger suprême.
- le dénouement du massacre et de l’extermination est précédé par
une période de souffrance, de famine, d’humiliation, de terreur
- le génocide est préparé dans un contexte social de crise
économique, politique et morale profonde où la morale spirituelle
est éclipsée, les sentiments atrophiés, la capacité de distinguer le
bien et le mal réduite à néant (Kapuscinski, 2004, 59).
Un réductionnisme existe qui consiste à décrire chaque génocide
séparément comme une déviation, une pathologie du pouvoir. Les
épisodes génocidaires sont alors décrits et fixés en marge de
l’histoire et de la mémoire, ne sont pas vécus comme une expérience
collective, une épreuve commune. Les actes génocidaires du XXe
siècle ont en effet causé plus de morts que les guerres mondiales.
Tous ces génocides ont pourtant des liens évidents, dans un contexte
commun, dans un univers de communication efficace et sophistiqué.
Si les massacres pouvaient jadis relever de phénomènes tels que des
explosions irrationnelles ou des violences incompréhensibles, ils
apparaissent de plus en plus comme une organisation froide et
rusée.. Le massacre perpétré au sein d’un pays ne concerne que la
conscience de ce pays : peu d’écho dans les autres cultures et
souvent une ignorance d’une civilisation ou d’un continent à l’autre
de l’extermination d’un groupe, d’une ethnie, d’une communauté dans
la sphère d’une autre culture (Kapuscinski, 2004, 60)
Le pouvoir et surtout le pouvoir étatique, perpétuant un génocide
jouit d’une grande impunité : en référence à la hiérarchie,
l’impunité est d’autant plus grande que le criminel se situe dans le
haut de la hiérarchie : cela rappelle le point faible du système
judiciaire international, aucun mécanisme, ni barrière légale
institutionnelle n’existe, d’où une incapacité pour réagir .
Peu d’Etats reconnaissent leur génocide (en dehors de l’Allemagne) :
le rejet ou le silence sur les responsabilités du génocide sont
fréquents (le gouvernement turc et arménien par exemple ou le
gouvernement russe et les paysans ukrainiens).
Le génocide arménien
Le 18 janvier 2001, le vote du parlement français va reconnaître le
génocide de la Turquie commis contre la population arménienne en
1915 (Taner Akcam, 2004, 67)
Mais de son côté, la Turquie peine à reconnaître l’existence de ces
massacres alors que son fondateur Mustafa Kémal s’est prononcé
plusieurs fois sur cette question en dénonçant et condamnant les
coupables : des dirigeants du parti ottoman Ittihad ve Terakki
(Union et progrès) ont pu ainsi être jugés en 1926 bien que le
procès ait porté sur d‘autres crimes.
Néanmoins, la Turquie refuse de reconnaître ces crimes commis contre
les Arméniens alors qu’elle pourrait déclarer qu’ils l’ont été par l
‘empire Ottoman et non la République.
Il semble que les fondateurs de la République aient coupé les liens
avec leur passé et l’amnésie collective dont souffre le pays révèle
que la conscience historique des Turcs a été paralysé pendant des
décennies : une série de réformes ont essayé de faire disparaître
les traces de ce passé devenu indésirable, quasiment inaccessible
aux jeunes générations et bientôt remplacé par une histoire
officielle. Cette absence de conscience historique, pour Taner
Akcam, est une des raisons pour laquelle cette société peine à
prendre l’initiative d’un débat sur sa propre histoire. Mais la
principale raison reste néanmoins dans le fait que l’histoire turque
a été essentiellement celle de chocs traumatiques successifs (Taner
Akcam, 2004, 68).
Entre 1878 et 1918, l’Empire ottoman va perdre 85 % des terres et 75
% de sa population : les cent dernières années ont été une lente
dégradation dans une période de guerre ininterrompue, , une époque
de déshonneur et de défaites humiliantes entrecoupées par de rares
victoires qui ont abouti, pour les dirigeants turcs sous la pression
des grandes puissances, à des armistices défavorables.
Après un passé glorieux et cette période de désagrégation, la
première guerre mondiale va être perçu par les élites turque
ottomane comme une chance historique de retrouver un honneur
national perdu et de rétablir la grandeur d’autrefois. L’illusion
bien vite écroulée, la décision du génocide apparaît comme un acte
de vengeance dirigé contre ceux qui sont considérés comme
responsable : les Arméniens. Ils deviennent les ennemis de
substitution, remplaçant les grandes puissances et l’ensemble des
peuples chrétiens de l’Empire, permettant ainsi de liquider des
comptes ne pouvant être réglés ailleurs. La République est ensuite
présentée comme une renaissance, un absolu commencement : la période
de traumatisme est évacuée, une histoire conforme est réécrite,
remodelant une nouvelle identité nationale. La question arménienne
fait partie de la censure, est engloutie dans une amnésie organisée.
L’Etat veut garder intact l’image mythique que la société a
construit d’elle-même (Taner Akcam, 2004).
C’est la relation existant entre la fondation de la République et
les massacres qui contribue à transformer le génocide arménien en
tabou. Le premier lien concerne le modèle d’identité nationale qui
pourrait être bousculé : l’Etat n’est pas le produit d’une lutte
anti-impérialiste réussie grâce aux troupes de Kuvva-il Milliye mais
plutôt une guerre entreprise contre les communautés grecques,
assyriennes et arméniennes. De plus, une partie des soldats de
Kuvva-il Milliye ont pris part au génocide ou se sont enrichis par
le pillage des biens arméniens. Avant même la fin de la première
guerre mondiale, des plans de retraite en Anatolie avec
l’organisation d’une résistance nationale ont été mise en place
contre les communautés grecs et arméniennes. Ses fondateurs étaient
membres du parti Ittihad ve Terakki et leur organisation sera le
symbole de l’imbrication du génocide des Arméniens et d’une
résistance nationale en Anatolie.
Le second lien vient de l’émergence d’une classe nouvellement
enrichie par le génocide, laquelle a constitué l’une des bases
sociales du mouvement national. Des notables vont prospérer grâce au
pillage et redouter le retour des Arméniens voulant récupérer leur
biens : ils vont alors se rapprocher du mouvement de libération
nationale (certains seront proches de Mustafa Kémal). On sait que
les mesures décidées le 8 janvier 1920 par le gouvernement
d’Istambul restituant les biens des Arméniens vont être annulées en
1922 : le gouvernement d’Ankara est conscient de la nécessité de
préserver les intérêts de ceux qui ont contribués à la construction
de l’Etat –nation turc !
Le troisième lien existant entre le génocide et le fondement de la
république concerne le mouvement de résistance nationale. Mustafa
Kémal pour mener la guerre d’indépendance nationale s’est servi des
membres du parti Ittihad ve Terakki qui étaient poursuivis pour
crime contre les populations arménienne et grecque, ainsi que des
notables du mouvement de résistance qui craignaient la vengeance des
Grecs et des Arméniens. Pour les uns et les autres, participer à la
guerre d’indépendance étaient une question de survie : l’alternative
à se rendre et se voir condamner était de passer dans la résistance
et de l’organiser …
On voit dans un tel contexte de construction nationale, pourquoi le
génocide arménien est devenu un tabou : certains protagonistes de
ces massacres seront chargés par Mustafa Kémal d’importantes
responsabilités et deviendront des « figures de héros » ayant sauvé
la patrie.
La voie de la négation est d’autant plus aisée qu’elle permet de ne
pas ébranler les certitudes des Turcs sur la République et
l’identité nationale. (Taner Akcam, 2004, 70-71)
Un autre génocide : celui de la population de Dersim
Dersim : une image rebelle (Kieser Hans Lukas, 1993)
On sait que le Dersim, bien que son histoire soit peu explorée, ne
faisait que formellement partie de l’Empire ottoman, et restait
souverain en ne payant pas d’impôts, en ne fournissant pas de
soldats …. (11). Son passé kizilbache va également l’opposer aux
principautés kurdes sunnites qui allaient alors se constituer. Mais
ce n’est qu’avec l’Etat kémaliste, dans les années 30, armé de
canons et d’avions et d’une idéologie rigide, que la résistance de
cette montagne-refuge va être brisée après une successions de
révoltes. Avant le kémalisme, personne n’avait réussi à mettre en
question le statut et les modes de vie au Dersim.
Le mouvement de révolte de Dersim- Koçiri entre 1919-1922 va ouvrir
une série de rebellions qui en se situant à la suite de
l’effondrement de l’Empire Ottoman, après la première guerre
mondiale, vont tenter de s’opposer au régime kémaliste (Kieser Hans
Lukas, 1993).
Les motifs de ce soulèvement de Koçkiri, nous dit l’auteur, sont
expliques par 4 points (Kieser, 6):
la situation géopolitique et historique : le Moyen Orient après
l’effondrement de l’Empire ottoman et surtout l’Est de l’Anatolie
confronté au nationalisme turc fort et centralisateur
le nationalisme kurde (diffusé par les intellectuels)
l’alévisme du Dersim faisant référence à une identité
ethnico-religieuse et culturelle particulière, opposé à la « lutte
nationale » kémaliste à caractère très sunnite et anti -arménien
dans le Nord est
la contestation séculaire de la région du Dersim qui a permis la
sauvegarde d’intérêts et de modes de vie particuliers.
Ces deux derniers points , nous dit Kieser (alévisme et
contestation) sont importants mais sont également en relation avec
les deux premiers points.
L’alévisme (Kieser,1993,7): on sait que le terme apparaît à la fin
du XIXe siècle et remplace celui de Kizilbas ayant la connotation de
rebelles dès la fin du XVe siècle : les Kizilbas opposés aux
Ottomans dont ils ne reconnaissent pas les conceptions religieuses,
vont être considéré comme des hérétiques et vont pratiquer leur
confession dans la semi-clandestinité dans des régions peu
accessibles, notamment au Dersim. L’alévisme se distingue très
fortement du sunnisme et du chiisme (malgré quelques thèmes et
symboles chiites communs).
Il existe donc un fossé considérable entre Alévis et Sunnites. Par
ailleurs, la plupart des Kurdes sont sunnites de rite chaféite, ce
qui les distingue aussi du rite sunnite hanéfite majoritaire en
Turquie. Mais les distinctions sont plus fortes entre les Kurdes
chaféites et les Alévis parlant kurmandci (kurde) ou plus encore
zaza kirmandje (non kurde) : après l’appartenance tribale, la
loyauté confessionnelle prenant largement le pas, nous dit Kieser,
sur la loyauté « nationale ».
De fortes structures communautaires à l’intérieur de l’alévisme, un
faible hiérarchie dans l’organisation, des valeurs de partage et de
solidarité, une opposition à l’Etat centralisateur (et auparavant
aux émirats), l’emploi de langues non reconnues par le pouvoir (le
kurmandci et le zaza) ont construit une conscience contestataire.
La dimension secrète (sans attributs visibles, sans dogme et sans
revendications rigides) de la religion alévie va permettre
l‘intégration constante de nouveaux éléments sans mettre en cause
l’alévité qui est sans cesse réinventée. Le cas de Dersim a montré
tout au long des siècles précédents un fort syncrétisme religieux,
puis au début du siècle, une rapide ouverture d’esprit face à la
question de l’indépendance du Kurdistan (pour les Alévis kurdes), au
socialisme, à la laïcité. Une vraie « laïcité », précise Kieser, qui
n’est pas celle qui va se mette en place avec le gouvernement turc
favorisant le sunnisme hanéfite et le subordonnant à l’Etat.
Les Alévis vivant dans la région anatolienne ainsi sont confrontés à
une situation de double « minorités » : vis à vis des Kurdes
sunnites majoritaires et vis à vis de l’Etat ottoman et turc.
Kieser nous rappelle qu’un lien essentiel a lié jusqu’au lendemain
de la première guerre mondiale la plupart des Kurdes à l’Etat de
l’empire Ottoman : à partir de 1890, des régiments de cavalerie de
tribus kurdes sunnites (les Hamidiye) vont être levés pour faire
face, entre autre, aux aspirations nationalistes arméniennes. Mais
les Dersimis ne vont pas s’engager dans la guerre turco – russe et
turco-arméniennes et Dersim va garder son autonomie jusque vers la
fin de la guerre bien que le gouvernement turc va tenter de
solliciter la participation de sa population au coté de l’armée.
Seuls les régiments hamidiye formés par les Kurdes au sud du
Kurdistan vont continuer la guerre contre les Ruses et les Arméniens
(2)
De 1919 à 1922, la société kurde qui n’est ni socialement, ni
linguistiquement, ni ethniquement homogène tente ensuite de se
mobiliser pour essayer d’affirmer un Kurdistan indépendant
comprenant différentes régions (Diyarbékir, Van, Bitlis…)
:
Alévis et Arméniens (Kieser , 9)
Des liens étroits existent entre Dersimis et Arméniens qu cohabitent
et montrent des formes et des pratiques communes de croyances. Les
villages de Dersim sont multiconfessionnels : chrétien (Arméniens),
alévis, sunnite. Kizilbas et Arméniens y habitent souvent à part
égale, pendant la première guerre mondiale, les Dersimis vont sauver
beaucoup d’Arméniens et ne prendront pas part au massacre organisé
par le gouvernement jeune turc en 1915 : le Dersim jouera en
continue un rôle de terre d’asile. D’après Nuri Dersimi, 36 000
Arméniens vont être sauvés par les Dersimis, ce qui va provoquer les
futurs répressions de la part du gouvernement turc. Mais les
Dersimis ne vont pas accepter le plan d’une grande Arménie,
comprenant une grande partie de l’Anatolie de l’Est et vont
l’affirmer au commandant arménien Murat Pacha en 1915 puis à Mustafa
Kémal.
Aussi, après le massacre des Arméniens, un grand nombre d’Alévis,
notamment kirmanci/Zaza vont être déportés ou exterminés (Kieser,
10)
En 1920, une importante réunion de préparation pour le soulèvement
de Koçkiri va se tenir dans la région de Kangal .
La préparation du soulèvement de 1921 va concerner les grands tribus
alévies koçkiri (qui donnera son nom à l’insurrection) vivant sur le
terrain entre Sivas, Erzincan et Dersim, des villages turcs alévis
et une partie des tribus alévis du Dersim (Kieser, 3). La
confrontation armée aura lieu au début du printemps 1921 et va durer
jusqu’en juin de la même année, se conclura par la répression
principalement des tribus alevies du Koçkiri, tribus rebelles de
plus en plus isolées d’un point de vue géographique, confessionnel,
social et international : cette répression va faire pressentir
l’ethnocide que le gouvernement de la Turquie kémaliste va réaliser
en 37-38, bien que la situation historique sera alors différente.
Après la répression de Koçkiri, la crainte d’une extermination est
de plus en plus présente dans les esprits des populations. Une
succession de révoltes vont avoir lieu :
-En 1925, une rebellion sunni-zaza pour la défense de leur automie
au sud de Dersim aura lieu (11-13).
-En 1936-38, le soulèvement de Dersim comme celui de Koçkiri va
concerner les mêmes communautés alevies. Mais l’évolution de la
situation historique n’est plus la même : après avoir soumis l’une
après l’autre les différentes provinces , le régime turc s’en est
pris au « problème de Dersim ». Le 4 mai 1937, le Conseil des
Ministres turc adopta un plan confidentiel d’évacuation de
l’ensemble de la population du Dersim et sa déportation vers l‘Ouest
turc. L’opération va être justifiée par la volonté de réprimer des
révoltes locales contre les lois civilisatrices de la République.
Les moyens utilisés par l’armée turque seront considérables
(comprenant l’aviation) dans l’objectif de chasser et massacrer la
population autochtone. L’histoire officielle a occulté cet épisode
historique qui provoquera le massacre de plusieurs milliers de
personnes (estimées entre 40 000 et 70 000 personnes ).
Il y a peu d’articles existant sur l’histoire du Dersim en général
et sur le génocide de 1937-38. Les textes publiés en français sont
écrits par des auteurs qui abordent la question de façon inexacte en
attachant le Dersim à l’histoire du Kurdistan et à la problématique
kurde. Les Kurdologues notamment sont peu sensibles aux distinctions
qui sont exprimées par les Dersimis eux-mêmes, à partir de leur
propres expériences historiques et leurs caractéristiques
linguistiques, religieuses qui les différencient de celles des
communautés kurdes.
Le génocide de Dersim s’inscrit dans un processus de construction
d’un nationalisme turc unificateur et centralisateur dont une des
problématiques est de celle du génocide arménien : une volonté de la
part du gouvernement turc de détruire et déporter des populations
qui ne correspondent pas à la construction d’une identité nationale
autour d’une langue et religion commune .)
Bibliographie :
Les génocides dans l’histoire, Manière de voir 76, Le Monde
diplomatique, Aout – Septembre 2004 :
- Taner Akcam, La Turquie hantée par le génocide arménien
- Nelcya Delanoë, Américains et Amérindiens
- Ryszard Kapuncinski, Esquisse d’une typologie
- Jacques Semelin, « Massacre »ou « génocide »
- Enzo Traverso, Une extermination moderne
Hans Lukas Kieser, 1993, Les Kurdes alévis face au nationalisme turc
kémaliste –l’alévité du Dersim et son rôle dans le premier
soulèvement kurde contre Mustafa Kémal (Koçkiri 1919-1921) (online)