Liberation
«La politique dans une oeuvre
littéraire, c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert,
quelque chose de grossier et auquel pourtant il n'est pas possible
de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses»,
l'avertissement est de Stendhal et concerne la Chartreuse de Parme,
Orhan Pamuk l'a placé en exergue de son dernier roman traduit en
français, Neige, un roman plein de neige et de coups de pistolet,
sans la moindre grossièreté mais rempli de ces deux univers peu
miscibles : la politique et la poésie. La liberté de penser
librement la politique est mal portée en Turquie, et peut tomber
sous le coup de la loi. Dans les livres d'Orhan Pamuk, la liberté
est totale, les censeurs trouveraient de quoi l'envoyer en prison
pour dix mille ans, à condition de savoir lire, mais les censeurs ne
lisent guère les livres.
Malheureusement pour lui, ils lisent les journaux et Pamuk est
convoqué devant un tribunal le 16 décembre prochain, il risque trois
ans de prison pour avoir publiquement dénigré l'identité turque.
Orhan Pamuk a donné au mois de février une interview au journal
suisse Tages-Anzeiger dans laquelle, au détour d'une phrase, à
propos des choses qu'on ne peut pas dire en Turquie, il prend
l'exemple des 30 000 Kurdes qui ont été tués ces dernières années
par les forces de sécurité turques et le million d'Arméniens
massacrés en 1915 (il n'utilise pas le mot génocide). Cette
déclaration rare aurait dû passer sinon inaperçue, au moins rester à
l'écart de toute tentation de répression, si elle n'avait été
reprise par un quotidien turc conservateur à grand tirage (Hürriyet)
et poussée jusqu'aux portes des tribunaux par des groupes
ultranationalistes. Pour les autorités d'Ankara, cette affaire tombe
plutôt mal au moment où (lundi prochain) s'ouvrent les négociations
en vue de l'adhésion de la Turquie à la Communauté européenne (les
questions chypriote, arménienne et kurde sont aux yeux de nombreux
Européens des préalables à toute discussion), au moment où le
pouvoir cautionne pour la première fois la tenue d'une conférence, à
l'université Bilgi d'Istanbul, pour évoquer le génocide arménien
(voir Libération de lundi dernier). En toute logique, l'inculpation
d'Orhan Pamuk devrait s'effacer avant que le tribunal ne se
réunisse, Pamuk le souhaite, il n'entend pas devenir l'enjeu ni le
porte-parole de qui que ce soit, mais la logique n'est pas la
première vertu de la vie politique turque comme le montre avec
émotion, drôlerie, suspense et pessimisme son roman Neige.
Au-dessus de l'épigraphe empruntée à Stendhal, Pamuk en a noté
une autre de Robert Browning que l'on pourrait traduire ainsi :
«Notre intérêt se porte sur le côté dangereux des choses : le voleur
honnête, le tendre assassin, l'athée superstitieux.» Ce sont là les
personnages empêtrés de contradiction d'Orhan Pamuk. Le héros
s'appelle Ka, le livre Kar et la ville Kars, en français kar se dit
neige. L'histoire se déroule sur trois jours, avec beaucoup d'avant
et beaucoup d'après, mais trois jours seulement, trois jours sans
que jamais la neige ne cesse de tomber, on la voit glisser lentement
dans le travers de chaque page et ses flocons parfois sont entachés
de sang. Ka ne s'appelle pas Ka, mais Kerim Alakusoglu et de ses
initiales, depuis l'enfance, il a fait un nom de poète, Ka, il
arrive en car à Kars, petite ville de l'est de l'Anatolie, à un vol
de corbeau de la Géorgie et de l'Arménie, Kars, comme son nom
l'indique, accueille chaque année la plus grande quantité de neige
de toute la Turquie. Ka est stambouliote, il revient d'un exil
solitaire et contrit à Francfort, il est envoyé à Kars par un
journal national pour y couvrir les élections municipales qui
promettent d'être dramatiques et une épidémie suspecte de suicides
de jeunes filles, car à Kars l'idée court que le suicide est
contagieux. Ka écrira à Kars19 poèmes en près de cinq cents pages,
il les écrira sans effort, comme tombés d'une inspiration soudaine
et fluide, le livre n'en donnera pas le moindre vers, ils seront
organisés selon le spectre hexagonal d'un flocon de neige, l'un au
centre et les dix-huit autres trois par trois sur chaque branche.
Longtemps avant, dans un poème que nous ne saurons pas non plus, Ka
avait écrit «qu'une fois par vie il neigeait dans nos rêves». A la
toute fin du livre, le narrateur que l'on mettra trop longtemps à
démasquer tentera de reconstituer le cahier vert dont nous ne
verrons que le plan (page 299) et la table des matières.
Entre-temps nous aurons vécu trois journées sous la neige, vu des
jeunes filles se pendre, se tirer une balle dans la bouche, avaler
des bouteilles d'acide : «Il est sûr que la cause de ces suicides
réside dans cet extrême malheur de nos filles ; il n'y a pas de
doute à cela, dit à Ka le préfet adjoint. Mais si le malheur était
une vraie cause de suicide, la moitié des femmes en Turquie se
seraient suicidées», page 25. Nous aurons rencontré Serdar Bey, le
directeur du journal local, qui pour des raisons pratiques rend
compte des événements avant qu'ils se produisent. Et ils se
produisent. Ka aura retrouvé Ipek à la pâtisserie Yeni Hayat (Ipek
est une très belle jeune fille qui porte un point sur son I
majuscule et que notre pauvre alphabet lui refuse). Ils parlent de
choses et d'autres, «de la section spéciale "Massacre des Arméniens"
au musée (certains touristes croient qu'il s'agit d'une exposition
sur les Arméniens massacrés par les Turcs et finissent par
comprendre qu'il s'agit du contraire», page 46. Ils assistent en
direct à l'assassinat par un musulman exalté du directeur de l'école
qui respecte les consignes de refuser d'enseigner aux jeunes filles
voilées. Le narrateur, qui apparaît page 53 pour la première fois
d'un modeste pronom personnel élidé «j'» (et disparaîtra jusqu'à la
page 168), aura décrypté pour nous l'incroyable dialogue
politico-terroriste entre la victime et son meurtrier qui ne manque
pas d'argument s: «Si la célèbre actrice Elisabeth Taylor avait mis
le çarsaf (le voile) ces vingt dernières années, elle n'aurait pas
fini à l'hôpital psychiatrique, honteuse de sa grosseur, et elle
aurait été heureuse.» Nous aurons appris la triste histoire de
Muhtar, le poète raté, l'islamiste modéré, marchand de frigos, qui
se voit maire de la ville et devra bien vite y renoncer, moitié par
lâcheté, moitié pour cause de coup d'Etat militaire. On ne va pas
tout raconter, surtout pas au futur antérieur.
Muhtar est l'ancien mari d'Ipek que Ka se promet d'emmener à
Francfort pour la seule et bonne raison qu'ils y seront heureux.
Lazuli passe pour un doux terroriste, il plaît aux femmes, manie la
dialectique et la menace («Qui se contente d'être heureux ne peut
atteindre au bonheur»). Ka n'est pas toujours très sûr de son
athéisme. On va au théâtre où l'on tire à balles réelles, sur de
jeunes islamistes ou plus tard sur l'acteur principal et auteur d'un
coup d'Etat d'opérette qui tiendra ce que tiennent les neiges sur
les routes gelées, avant que le dégel dessine sous les pas les
silhouettes des morts. La police et la neige ne lâchent personne. On
parle politique, on prépare des déclarations communes à des
partisans inconciliables : «Nous autres, nous ne pouvons pas être
européens ! lança un autre jeune islamiste avec un air d'orgueil.
Ceux qui s'emploient à nous faire rentrer de force dans leur modèle,
ils pourraient peut-être le faire à coups de tanks et de fusils, en
nous liquidant tous. Mais notre âme jamais ils ne pourront la
changer», et sur la page qui fait face un vieux journaliste énumère
longuement «les croisades, le massacre des Juifs, des Peaux-Rouges
en Amérique, les assassinats de musulmans par lesFrançais en
Algérie, quelqu'un dans la foule, brisant ce bel élan, demanda
sournoisement où se trouvaient les "millions d'Arméniens de Kars et
de toute l'Anatolie" ; mais l'indic qui prenait des notes, ayant
pitié de lui, n'avait pas écrit sur son papier qui avait dit cela».
Insurrection, double jeu, torture, assassinats, amours
consommées, avec ou sans voile, promesses sincères non tenues,
malentendus, contretemps, et puisqu'on a dit qu'on ne dirait pas
tout, arrêtons là, page 197, lorsque le narrateur revient nous dire
: «Pour ne pas affliger davantage mes lecteurs je m'efforcerai de ne
pas parler davantage de ces événements.» Page 287 on apprend qu'il
se prénomme Orhan, deux pages avant la fin qu'il est l'auteur du
Livre noir, comme si nous n'avions pas reconnu Pamuk à son écriture
labyrinthe, à sa force de dire l'irréel avec l'évidence de la
vérité, de décrire l'âme des gens sans dessiner leur visage, au
souffle romanesque qui traverse ses livres sans faiblir.
Orhan Pamuk était à Paris en début de semaine. Il a terminé Neige
depuis quatre ans, en a vendu 200 000 exemplaires en turc et bien
d'autres milliers autour du monde. Il dit avoir voulu donner un
livre politique, son seul livre politique, de la politique sans
message, juste pour évoquer le sens de la vie, il dit qu'il ne
souhaite pas être cité entre guillemets, que tout et n'importe quoi
pourrait être repris contre lui si son procès a lieu. Il appelle
«politique sans message» la contradiction où chacun est tenu de
naviguer entre le bonheur personnel et le désir d'appartenir à une
communauté. Il dit que Neige lui a permis de donner une
représentation de la colère, que le sentiment politique en Turquie
est souvent une colère contre l'Occident. Il croit que lui aussi, le
plus solitaire des écrivains, aime appartenir à une communauté. Il
vit désormais dans une île. Orhan Pamuk descend pourtant dans
l'arène chaque fois qu'il le faut, à titre personnel et avec la
crainte d'être embrigadé, il fut le premier écrivain musulman à
soutenir Salman Rushdie. Neige met en scène des islamistes modérés,
des islamistes extrémistes, des militaires immodérés, des kémalistes
exagérés, il laisse la littérature ne pas choisir, comme si toutes
ces contingences n'avaient été réunies que pour nouer une fable.
Orhan Pamuk surprend lorsqu'il avoue que la moitié de chacun de
ses livres est autobiographique, qu'il s'est rendu à Kars pendant
les élections municipales, que tous les chapitres racontant ces
faits, la façon dont chacun veut séduire puis rejeter l'envoyé de la
grande ville qui jouxte l'Occident, sont d'exacts reportages. Il
demande qu'on ne se hâte pas à faire la part du réel et du surréel
dans ces livres, car, en Turquie, ces deux notions s'inversent
imperceptiblement. La première place est occupée par un poète parce
qu'en Turquie personne ne peut prétendre à une carrière politique
sans publier de la poésie, c'est pourquoi il ne fait pas de
politique, ses poèmes sont trop mauvais, il rit, c'est pourquoi le
roman ne donne pas le texte du chef-d'oeuvre de Ka, incapable d'en
écrire le moindre vers. Orhan Pamuk a déjà la tête ailleurs, il
attend la sortie en France d'un livre déjà paru en Turquie, Istanbul,
un récit autobiographique croisé avec le portrait de sa ville. Et
termine son prochain roman, sévère et ironique, sur ce qu'il connaît
le mieux, la haute société stambouliote de 1975 à aujourd'hui, il
sourit pour qu'on ne lui demande pas s'il s'agit de politique. Orhan
Pamuk a une vision jubilatoire de la littérature.