Brice M.
Autour
du texte « Le concept de maladie »
de
Renaud d’Anglade
De
Bhopal en Tchernobyl, les catastrophes industrielles survenues ces trente dernières
années n’ont fait que confirmer le tableau de l’effondrement d’un monde, ce Triomphe de la mort bruegélien, que
Debord avait commencé à tracer au début des années 70, dans La véritable scission comme dans La planète malade. La cartographie du
territoire de l’aliénation s’est dans l’intervalle considérablement précisée,
bien qu’elle soit le plus souvent établie à la façon même dont la science
parcellaire a entrepris de bouleverser et de reconstruire le monde : par
secteurs séparés. Quant à la pensée qui prétendait s’opposer à tout cela, elle
n’a pas échappé non plus à cette fragmentation. L’université est bien sûr le
principal lieu d’usinage de cette
critique émiettée, frappée d’aveuglement : un Mandosio[1] ou un Barillon[2] ne sont que l’expression concentrée
de cette « déconstruction » de l’ancienne compréhension globale de
l’histoire. Dans ce contexte, La planète
malade vient opportunément rappeler que « ce qui se passe n’est rien
de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. »[3] Cette publication permet aussi de
souligner que les proclamations nostalgiques en faveur d’étapes antérieures de
ce même processus perdent de vue que celles-ci ne conduisaient à rien d’autre
qu’à notre monde actuel[4]. C’est pourtant l’étourderie
systématique que commettent ceux qui se réclament de la « civilisation
rurale », du « vieux passé amical » des « campagnes des
années trente », au prix d’incroyables libertés prises avec la vérité
historique (entre autres « à peu près », celui-ci : « la
civilisation villageoise qui s’était perpétuée à peu près inchangée depuis le
néolithique »[5]).
C’est
donc le mérite de Debord d’avoir non seulement diagnostiqué la maladie, mais
d’avoir reconnu la profondeur de ses racines. Renaud d’Anglade l’a rappelé avec
raison et plus encore, a su dire les enjeux véritables de La planète malade, contre les déformations intéressées que d’aucuns
donnent de la pensée de Debord, l’amalgamant un peu vite à la critique
anti-industrielle. Ceci étant rappelé préalablement, il reste à examiner la
proposition centrale de Debord : la « lutte contre la
pollution » « ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant
le système productif actuel dans ses racines mêmes. » Je crois qu’à cet
égard l’important effort théorique de Debord est, malgré tout, le produit des
avancées et des limites de son époque (aucun homme n’est meilleur que son
temps, pas même un Debord, et « les théories sont faites pour mourir dans
la guerre du temps », comme il le rappelait lui-même lucidement). Ainsi,
lorsqu’il affirme que « les navires déverseront immanquablement leur
pétrole tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins », il est assez éloigné des objectifs plus
radicaux dont le désastre de notre époque a contribué à faire naître le besoin
pratique et la formulation théorique : « Les compagnies pétrolières
n’auront pas indéfiniment à payer les conséquences des marées noires. Elles
auront à disparaître. » (Le temps du
sida). Ici, la disparition ne se réduit pas à « l’expropriation des
expropriateurs » et à l’autogestion des pétroliers ; ceux-ci devront
rejoindre les poubelles de l’histoire. Plus généralement, si Debord a bien exposé,
dès les années 70, le centre même de la question dans sa généralité (attaquer dans ses racines mêmes le système
productif), beaucoup de contestataires actuels, quand ils ne tombent pas dans
les chausse-trappes anti-industrielles et en dépit de l’approfondissement
théorique que permettait le passage d’une trentaine d’années, sous-estiment la
profondeur du renversement épistémologique qu’implique plus particulièrement
une telle transformation[6]. C’est cela maintenant qu’il
convient d’évoquer brièvement ici.
Dans
la situation actuelle, d’Anglade a raison de rappeler que la pensée mécanique
régresse « vers la vocation de médiocrité limitative qui a toujours
constitué le noyau de toutes les morales répressives. Ce face à face n’est pas
nouveau. » Cependant, indépendamment du fait que « les curés de
toutes les chapelles moisies » en profitent sans conteste pour la ramener,
force est de reconnaître que cette limitation n’est plus seulement subjective
mais objective. Elle est d’abord celle du vivant, dont le cancer économique
prétend faire abstraction. La rationalité marchande purement instrumentale
méconnaît entièrement la cohérence du vivant. L’idéologie scientifique moderne est, en effet, un mode de pensée,
édifié sur la base des rapports marchands, qui reconnaît la nature non comme
sujet mais uniquement comme stock de matières premières, bref comme
« capital » à exploiter et à faire fructifier (en intensifiant ses
rendements et, maintenant, en le recombinant) ou comme machine constituée de
pièces détachables à réparer et à manipuler (hétérogreffes et artificialisation
intégrale de la reproduction, par exemple) – dans ce dernier cas, l’exaltation
de certains contestataires devant la « liberté » offerte de
s’affranchir de la « limite génétique des variations possibles de
l’appareil inducteur » (Bounan) en dit long sur leur séparation d’avec
leur propre nature de sujets vivants, et leur familiarité de pensée avec la
volonté d’assujettissement total du vivant qui en est le fondement. C’est aussi
ce mode de conscience forgé dans les rapports marchands qui est à l’origine du
projet étroitement historique, de la production industrielle d’hydrogène
(énergie appelée à remplacer les combustibles fossiles), commun au capital (Air
liquide, leader mondial sur ce marché émergent) comme à certains utopistes
(Rifkin) – nouvelle frontière repoussée toujours plus loin d’un développement
quantitatif dont personne ne songe à demander le sens et la fonction.
C’est
bien une même conscience qui a façonné l’idéologie
scientifique marchande, ses usages et ses terrains d’application, ou, en
d’autres termes, la manifestation exotérique de la puissance sociale aliénée.
La recherche scientifique actuelle n’est pas liée au mode de production
capitaliste accidentellement (par sa subordination au complexe
médico-pharmaceutique, notamment) ; elle lui est consubstantielle. En matière de « biotechnologie » ou de
fission nucléaire, principes et applications sont indissociables[7], et la science mécaniste est liée à
la société marchande tout autant que « la médecine chamanique est liée aux sociétés pillardes, la théogonique au “despotisme oriental”, et les théories humorales à l’organisation
féodale. » (Michel Bounan). La domination a toujours cherché à naturaliser
son oppression, en affirmant la neutralité de son instrumentation théorique et
pratique, qui sert pourtant son développement exclusif. En réalité, les idées
scientifiques dominantes, hier comme aujourd’hui, sont les idées de la classe
dominante.
Dans
un tel contexte historique, celui d’une autonomisation sans frein de l’économie
marchande, affranchie momentanément de toute limitation à sa logique
autistique, ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à
l’accroissement quantitatif des
forces productives. Bien sûr, le fait que la production de plus-value soit
basée sur l’exploitation du travail vivant constitue un frein au développement
productif du capitalisme moderne. Mais il n’en reste pas moins vrai que le
remplacement du travail vivant par le travail mort conduit à une inflation de
la productivité tellement rapide que le capital a entrepris d’épuiser les
ressources naturelles avant même de rencontrer sa contradiction absolue.
Au-delà d’un seuil historique, qui est précisément le moment présent, il
devient difficile de distinguer la croissance aliénée des forces productives
des forces productives elles-mêmes. C’est ainsi que les rapports de production,
sous le double aspect social des gestionnaires de l’économie (au nom du
« développement ») et de la « force de travail » (au nom de
l’emploi), constituent le principal soutien à l’accroissement insensé de la
puissance productive. C’est celui-ci qui est responsable du retour de la
disette, non comme perspective liée au projet social chimérique d’une société
marchande non industrielle et aux proclamations bucoliques qui l’accompagnent,
mais comme aboutissement du mode de production capitaliste. Un homme sur quatre
ne mange pas à sa faim et vingt mille enfants en meurent quotidiennement, sans
compter les famines épisodiques, en Ethiopie comme au Soudan (dans une telle
situation, considérée sous l’angle de la satisfaction des besoins élémentaires,
la condition des Bochimans du Kalahari décrite par Sahlins n’a assurément rien
à envier à celle de nombreux Africains aujourd’hui). Force est de reconnaître
que la disette est déjà là – à moins
de succomber à un point de vue étroitement occidental, comme si cette
sous-alimentation chronique n’était pas le produit achevé et l’autre face
terrifiante du mode de production capitaliste le plus avancé, mais une anomalie exotique et la conséquence d’une
arriération de certains pays, dits par inversion en voie de développement, dans
leur course pour attraper le train de la modernisation marchande. Cette disette
n’est pas un spectre menaçant lié à un très improbable retour en arrière mais
la condamnation absolue de cette société marchande et la retombée réelle de son
illusoire progressisme messianique, qui promettait, grâce à l’essor de
l’industrie et du commerce, une alimentation en quantité et en qualité suffisante
pour tous.
D’autre
part, l’exploitation capitaliste du vivant (qu’il s’agisse de la nature
intérieure ou extérieure à l’homme) accroît la désertification, affecte
dangereusement le monde végétal et en vient à constituer une menace gravissime
contre la possibilité même de l’autoreproduction de l’espèce (15 % des couples
sont d’ores et déjà stériles en Europe, de l’aveu même des scientifiques
membres de l’Artac, association française pour la recherche thérapeutique
anti-cancéreuse, signataires de l’Appel de Paris du 7 mai 2004 ; et selon
le rapport Human impact of man-made
chemicals, le déclin du nombre de spermatozoïdes est de -50 % en deux
générations). Tout converge donc vers la stérilisation intégrale de la vie par
la marchandise et annonce des disettes plus formidables encore, auxquelles la
science spectaculaire entend répondre illusoirement avec toujours plus de
réification (nécrotechnologies et parachèvement de l’artificialisation totale
de la reproduction), préparant des perturbations de la biosphère et des
pathologies imprévisibles.
Une
société homogène ne penserait sans doute pas son rapport avec la nature en
termes de « domination » et de « puissance », conceptions
qui, faut-il le rappeler, sont nées et se sont développées en Occident, avant
de s’étendre au monde entier, dans un type de société bien particulier, où la
marchandise en est venue à se soumettre tous les aspects de la vie (à commencer
par les passions et les projets que la conscience peut former), chose qui ne
s’était jamais vue, non plus que les préoccupations originales qui
l’accompagnent (par exemple, la valeur du travail)[8]. Ce « retour à soi médiatisé
par la maîtrise de la nature » n’est pas, en tout cas, ce que la théorie
du sujet vivant de Bounan permet d’augurer. Tout au contraire, « l’image
bien différente que l’idéologie scientifique se fait du vivant depuis trois
siècles a fondé l’ensemble des démarches médicales, diverses entreprises de “domination de la nature” et
d’asservissement de l’homme lui-même. » Bien que le plus souvent décriées,
par l’organisation dominante de la vie et ceux qui lui donnent leur adhésion
enthousiaste, et bien qu’elles soient fréquemment mystifiées, ce sont de toutes
autres conceptions que l’on voit se dessiner aujourd’hui fondées sur la compréhension
de la dynamique du vivant, conceptions qu’une fréquente méprise, plus ou moins
honnête, mais toujours prisonnière de sa stérile opposition
« avant/après », confond avec une quelconque idolâtrie passée.
« La science est à réinventer » (Le
temps du sida). Cette réinvention ne produira une pleine compréhension du
vivant, et des résultats pratiques originaux, qu’avec l’effondrement des
conditions sociales qui interdisent toutes les recherches (médicales, par
exemple) et un aménagement du monde en ce sens.
Comme
le rappelle Anselm Jappe à propos de l’esthétique d’Adorno, « dans l’art,
la maîtrise des objets ne vise pas à se soumettre la nature mais à la
réintégrer : “Par la domination du dominant, l’art révise de fond en
comble la domination de la nature.” (Théorie
esthétique) L’art, en tant qu’“antithèse sociale de la société” (Théorie esthétique), propose des
exemples d’un possible emploi des moyens de la société pour un rapport avec la
réalité qui ne serait pas de domination et de violence : “Par le seul fait
qu’elles existent, les œuvres postulent l’existence d’une réalité inexistante,
et elles entrent de ce fait en conflit avec l’inexistence réelle de celle-ci.”
(Théorie esthétique) Alors que la
production matérielle est dirigée exclusivement vers l’accroissement quantitatif,
l’art, dans son “irrationalité”, doit représenter les fins qualitatives (tel
que le bonheur de l’individu) que le rationalisme des sciences considère comme
“irrationnelles” (Théorie esthétique).
À travers son “inutilité” […] l’œuvre libère la nature de son statut de simple
instrument et moyen. » (L’avant-garde
inacceptable) L’on sait qu’Adorno s’est malheureusement résigné au peu de
réalité de l’art. Il reviendrait à une société fondée sur des « forces
productives esthétiques » de réaliser cette réalité inexistante, et à ses
artistes sans œuvres d’élaborer les connaissances et d’expérimenter les
comportements qui y concourraient ; ce qu’Adorno se représentait comme
libération « de l’activisme, de la planification, de la volonté qu’on impose,
de l’assujettissement », « “ne rien faire comme une bête”, se laisser
aller au fil de l’eau et regarder tranquillement le ciel » (Minima Moralia) – en un mot, lâcher tout
et partir à la dérive.
Le 1er décembre 2004
: Chronologie
des textes publiés
: Comptes-rendus de publications
: Liste
des titres en préparation
: Tribune
: E-mail
[1] « Une illusion à laquelle la théorie critique est facilement
sujette : l’illusion de la racine,
ou illusion du principe… elle tend volontiers à la simplification, et même
à une simplification “radicale” : ramener toute la complexité du monde à
une opposition tranchée… La théorie “radicale” peut ainsi conduire à une
simplification radicale de l’histoire » (Nouvelles de nulle part, n°4 – septembre 2003)
[2] « Le type de formation sociale qui point dans les
premières décennies du XIXe siècle en Europe Occidentale apparaît
bien plutôt comme la résultante d’une série de bricolages effectués durant
plusieurs siècles, ou de processus historiques chaotiques dans lesquels le
hasard et le na nécessité se trouvent associés selon des proportions
indéterminables. » (Faut-il refuser le « progrès” ? Le mythe du
progrès au regard de la “critique sociale” »)
[3] Reconnaître l’unité du processus n’exclut pas une
distinction des différents moments qui le composent. Rien, de ce point de vue, ne permet donc de ramener mécaniquement le
nouveau à l’ancien. « Bref, si l’ampleur et la réalité même des “terreurs
de l’An Mil” sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur
de l’An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à
présent certitude scientifique. »
(Debord, La planète malade) De telles
nouveautés ne sont pas vieilles comme le monde, et prétendre le contraire n’est
qu’une autre façon de jeter un voile rassurant sur le désastre actuel. La guerre de la liberté fournit un bon
exemple de cette confusion.
[4] « Dès le moment de sa naissance, [l’organisation
structurée des sociétés humaines] obéit à ses propres lois de composition
interne et ne peut plus être modifiée. Elle peut seulement disparaître, après
avoir affronté de nouveaux désirs et des idées nouvelles, nés de
l’environnement transformé. » (Le temps
du sida)
[5] Remarques sur
l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces.
[6] Ainsi, il convient de ne pas sous-estimer les points de
divergence entre la théorie du vivant développée par Bounan, et la conception
debordienne de la nature de la maladie sociale, en dépit de leur parenté. En
effet, bien que Debord ait déclaré, comme l’on sait, sa « très grande
sympathie » avec « la critique socio-historique » développée
dans Le temps du sida, Michel Bounan
a rappelé comment l’auteur des Commentaires
avait éludé le débat qu’il avait lui-même tenté d’ouvrir, « sur des
problèmes qui dépassent largement le cadre de la médecine », dans une
lettre adressée à Debord. (cf. La vie
innommable, Annexe II, « médecine et idéologie »)
[7] La distinction des bonnes et des mauvaises applications
(thérapies géniques et nucléaire civil, d’un côté, OGM agricoles et nucléaire
militaire, de l’autre) s’emploie à redonner un air d’innocence à cette science
et à sa guerre au vivant.
[8] « La maîtrise de la nature – "le savoir, c’est le pouvoir" – est le mot clé
depuis Bacon » (Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire).