Homicide des morts
Amadeo Bordiga
En Italie, nous avons une vieille expérience des «catastrophes
qui s'abattent sur le pays» et nous sommes
passés maîtres dans l'art de les «monter». Tremblements de terre,
éruptions volcaniques, inondations, tornades, épidémies...
Indiscutablement, les effets
sont surtout sensibles sur les peuples pauvres et à haute densité
démographique: des cataclysmes souvent bien plus terrifiants que
les nôtres peuvent s'abattre sur tous les coins de la terre, les
conditions géographiques ou géologiques qui les provoquent ne
coïncident pas toujours avec des conditions sociales aussi
défavorables.
Mais chaque peuple, chaque
pays a ses délices: typhons, sécheresses, raz de marée, famines,
vagues de chaleur et de gel, inconnus de nous autres, habitants du «jardin
de l'Europe». Il suffit d'ouvrir le journal pour trouver
immanquablement des nouvelles de ce genre de catastrophes, des
Philippines aux Andes, et de la calotte glaciaire aux déserts
africains.
Notre capitalisme est peu important d'un point de vue quantitatif,
mais au sens «qualitatif» il est depuis longtemps à l'avant-garde de
la civilisation bourgeoise, dont il a produit les plus grands
précurseurs lors de l'épanouissement de la Renaissance. Or, comme
nous l'avons dit cent fois, il a développé de façon magistrale
l'économie de la catastrophe.
Il ne nous passe même pas par la tête de verser une petite larme
lorsque la mousson emporte des villes entières sur les côtes de l'Océan
Indien, ou que la mer, déchaînée par des tremblements de terre
sous-marins, les submerge sous un raz de marée; mais pour la
Polésine, nous avons su faire venir des aumônes du monde entier.
Notre monarchie était fière de savoir accourir non pas là où l'on
dansait (à Pordenone), mais là où l'on mourait de choléra (à Naples),
ou jusqu'aux ruines de Reggio et de Messine rasées par les secousses
sismiques de 1908.
Aujourd'hui, on a
conduit notre petit bout de président en Sardaigne et si les
staliniens n'ont pas raconté de blagues, on lui a montré en action
des brigades de «travailleurs de Potemkine» qui couraient ensuite de
l'autre côté de la scène, comme le font les guerriers d'Aïda. On n'a
pas eu le temps de retirer les rescapés des eaux du Pô sorti de son
lit, mais par contre députés, députées et ministres sont venus y
tremper leurs pieds bien protégés dans des bottes de caoutchouc,
après qu'on eut disposé caméras et micros pour la quête mondiale de
grand style.
C'est là que nous avons la formule géniale: Intervention de l'Etat!
Et cela fait bien quatre-vingt-dix ans que nous l'appliquons. Le
sinistré italien de profession a remplacé la grâce de Dieu et la
main de la Providence par la contribution de l'Etat, et il
est convaincu que le budget national a des ressources plus vastes
que la miséricorde divine. Un bon Italien dépense avec joie dix
mille lires tirées de sa poche pour arriver, au bout de plusieurs
mois, à «toucher mille lires du gouvernement».
Que survienne une de ces
catastrophes périodiques que l'on baptise aujourd'hui du terme à la
mode d'état d'urgence, bien qu'elles se reproduisent à chaque
saison dès que sont venues s'y greffer les inévitables mesures
providentielles du pouvoir central, une bande spécialisée de
trafiquants en «sinistres» se plonge aussitôt, manches retroussées,
dans le truandage des dossiers administratifs et l'orgie des
adjudications.
Le ministre des Finances de service, aujourd'hui Vanoni,
suspend d'autorité toute autre fonction de l'Etat et déclare qu'il
ne lâchera plus le moindre sou des finances publiques pour aucune
autre «loi spéciale», car tous les moyens doivent être consacrés à
des mesures pour la catastrophe d'actualité.
On ne saurait mieux démontrer que l'Etat ne sert à rien et que si
Dieu existait, il ferait un véritable cadeau aux sinistrés de tout
genre en renversant sous les coups du tremblement de terre ou de la
banqueroute cet Etat charlatan et dilettante.
Nais si la bêtise du petit et moyen bourgeois atteint son
éclat maximum lorsqu'il cherche un remède à la terreur qui le glace
dans le tiède espoir de subsides et d'indemnités octroyées par le
gouvernement, tout aussi insensée est la réaction des chéfaillons
des masses travailleuses qui s'écrient qu'ils ont tout perdu dans le
désastre - sauf leurs chaînes, malheureusement.
Dans ces circonstances suprêmes, qui anéantissent le peu de
bien-être dérivant, pour le prolétariat, de l'exploitation
capitaliste normale, ces chefs qui se prétendent «marxistes» ont une
formule économique plus niaise encore que celle de l'intervention de
l'Etat. Cette formule est bien connue: c'est aux riches de payer!
Et d'injurier Vanoni pour n'avoir pas su dépister et taxer les gros
revenus.
Mais il suffit d'un brin de marxisme pour établir que les gros
revenus prospèrent là où se produisent les grandes destructions et
se greffent les grandes affaires.
C'est à la bourgeoisie de
payer la guerre! dirent en 1919 ces mauvais bergers, au lieu d'inviter
le prolétariat à l'abattre. La bourgeoisie italienne est toujours
là, et elle investit avec enthousiasme ses revenus en se payant des
guerres et autres fléaux qui les lui rendent quadruplés.
Hier
Lorsque la catastrophe détruit
habitations, cultures et usines et plonge dans l'inactivité des
populations laborieuses, elle détruit sans aucun doute une richesse.
Mais il n'est pas possible d'y remédier en opérant un prélèvement
sur la richesse existant ailleurs - comme avec la misérable
opération de récolter les vieilles hardes, alors que la propagande,
la collecte et le transport coûtent bien plus cher que la valeur des
vêtements eux-mêmes.
Cette richesse disparue était une accumulation de travail passé,
séculaire. Pour éliminer l'effet de la catastrophe, il faut une
masse énorme de travail actuel, vivant.
Or, si nous donnons de la richesse une
définition non abstraite, mais concrète et sociale, elle nous
apparaît comme le droit, pour certains individus formant la classe
dominante, de prélever sur le travail vivant et contemporain. Avec
la nouvelle mobilisation de travail, on aura la formation de
nouveaux revenus et d'une richesse privilégiée et l'économie
capitaliste n'offre aucun moyen de «déplacer» une richesse qui a été
accumulée ailleurs, pour combler le vide apparu dans la richesse
sarde ou vénitienne, de même qu'on ne pourrait enlever telles
quelles les digues du Tibre pour remplacer celles que le Pô a
englouties.
Voilà pourquoi il est stupide de préconiser un prélèvement sur le
patrimoine des propriétaires de champs, d'habitations et d'industries
intactes pour réparer les biens détruits.
L'essence du capitalisme ne réside pas dans la propriété de
ces biens immeubles: c'est un type d'économie qui permet de prélever
un profit sur ce que le travail de l'homme crée en des cycles
incessants, et qui subordonne l'emploi de ce travail à la
possibilité de ce prélèvement.
Ainsi l'idée de remédier à la crise du logement occasionnée par
la guerre en bloquant les revenus des propriétaires d'habitations
non détruites a réduit le patrimoine immobilier à des conditions
pires que celles causées par les bombardements. Mais les démagogues
poussent des hurlements, en recourant à des arguments faciles et en
disant des choses «accessibles aux masses travailleuses», pour que
l'on ne touche pas au blocage des loyers.
A la base de l'analyse économique marxiste, il y a la
distinction entre travail mort et travail vivant. Nous ne
définissons pas le capitalisme comme une propriété sur des amas de
travail passé cristallisé, mais comme le droit à soustraire du
travail vivant et actif.
Voilà pourquoi l'économie actuelle ne peut
aboutir à une bonne solution qui réalise, avec le minimum d'efforts
de travail actuel, la conservation rationnelle de ce que nous a
transmis le travail passé, et assure les bases les meilleures pour
l'efficacité du travail futur. Ce qui intéresse l'économie
bourgeoise, c'est le rythme frénétique du travail contemporain,
et elle favorise la destruction de masses encore utiles de travail
passé, en se foutant complètement de la postérité.
Marx explique que les économies antiques, fondées plus sur les
valeurs d'usage que sur la valeur d'échange, n'étaient pas possédées
autant que l'économie actuelle par la nécessité d'extorquer du
surtravail, et il rappelle que le fait de soumettre le
travailleur à l'effort jusqu'à ce que mort s'ensuive - comme le
raconte Diodore de Sicile - n'était qu'une exception, dans le cas de
l'extraction de l'or et de l'argent (ce n'est pas pour rien que le
capitalisme est né de la monnaie).
La faim de surtravail (Le Capital, chapitre X, 2: le capital
affamé de surtravail) aboutit non seulement à extorquer aux vivants
la plus grande quantité possible de force de travail, au point d'abréger
leur existence, mais fait de la destruction du travail mort une
bonne affaire, dans la mesure où elle permet de remplacer les
produits encore utiles par un nouveau travail vivant. Comme l'aventurier
Maramaldo, le capitalisme, oppresseurs des vivants, assassine
aussi les morts.
«Dès que les peuples dont la production se meut encore dans les
formes inférieures de l'esclavage et du servage sont entraînés sur
un marché international dominé par le mode de production
capitaliste, et qu'à cause de ce fait la vente de leurs produits à
l'étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les
horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent se
greffer sur la barbarie de l'esclavage et du servage».
Le titre original du paragraphe cité est: Der Heisshunger nach
Mehrarbeit, littéralement: «la faim ardente de surtravail».
La faim de surtravail du capitalisme encore enfant, telle qu'elle
est définie par notre puissante doctrine, contient déjà toute l'analyse
de la phase moderne du capitalisme qui a cru de façon démesurée: la
faim féroce de surtravail est une faim de catastrophes et de ruines.
Loin d'être une trouvaille de notre part (au diable les découvreurs
de nouveautés, surtout lorsqu'ils chantent faux même en faisant «dorémifa»
et se prennent pour des créateurs), la distinction entre travail
mort et travail vivant est contenue dans la distinction fondamentale
entre capital constant et capital variable.
Tous les objets produits par le travail qui
ne vont pas à la consommation directe mais sont utilisés dans une
autre transformation (aujourd'hui on les appelle biens
instrumentaux) forment le capital constant. «Toute valeur d'usage
entrant dans des opérations nouvelles comme moyen de productions
perd donc son caractère de produit, et ne fonctionne plus que comme
facteur du travail vivant». Ceci vaut pour les matières premières
principales et auxiliaires, les machines et tout autre équipement
qui s'use progressivement: la perte due à l'usure doit être
compensée et exige du capitaliste l'investissement d'une nouvelle
part, toujours de capital constant, que l'économie courante appelle
amortissement.
Amortir rapidement, tel est l'idéal suprême
de cette économie de fossoyeurs.
A propos du «diable au corps», nous avons rappelé que chez
Marx le capital a la fonction démoniaque d'incorporer du travail
vivant au travail mort devenu chose. Quelle joie que les digues du
Pô ne soient pas immortelles et qu'on puisse aujourd'hui y «incorporer»
allègrement du «travail vivant»! Projets et contrats d'adjudication
ont été- mis au point en quelques jours! Bravo: vous avez le diable
au corps.
«Cher Monsieur, le bureau des projets de notre entreprise s'est fait
un devoir d'effectuer les études techniques et économiques
préalables: je vous soumets la bouillie déjà toute prête». Et dans
l'analyse des prix, les pierres communes de Monselice sont estimées
plus cher que le marbre de Carrare.
«La force de travail en activité, le travail vivant, a donc la
propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la valeur c'est
là un don naturel qui ne coûte rien au travailleur mais qui rapporte
beaucoup au capitaliste; il lui doit la conservation de la valeur
actuelle de son capital».
Ce capital qui est simplement «conservé», toujours grâce à l'œuvre
du travail vivant, est appelé par Marx partie constante du capital,
ou capital constant. Mais «la partie du capital transformée (vulgo:
investie) en force de travail (salaire) change au contraire de
valeur durant le cours de la production (et produit) un excédent,
une plus-value». C'est pourquoi nous l'appelons partie variable, ou
simplement capital variable.
Voilà la clé de tout. L'économie bourgeoise met le gain en
rapport avec le capital constant, qui est là et qui ne bouge pas: ou
plutôt qui serait perdu si le travail de l'ouvrier ne le «conservait»
pas. L'économie marxiste, au contraire, met le profit en rapport
avec le seul capital variable et démontre que le travail actif du
prolétaire: a ) conserve le capital constant (travail mort), b )
augmente le capital variable (travail vivant). Cette augmentation
qui en résulte, la plus-value, est empochée par l'employeur.
Comme l'explique Marx, cette manière d'établir le taux sans tenir
compte du capital constant, équivaut à poser celui-ci comme égale à
zéro: opération courante dans l'analyse mathématique de toutes
les questions où interviennent des grandeurs variables.
Le capital constant étant posé égal à zéro, il reste la
croissance gigantesque du profit capitaliste. Dire ceci revient
à dire que le profit d'entreprise subsiste si l'on épargne au
capitaliste le souci de garder le capital constant.
Cette hypothèse n'est autre que la réalité actuelle du capitalisme
d'Etat.
Transférer le capital à l'Etat signifie poser le capital constant
comme égal à zéro. Rien n'est changé dans le rapport entre
patron et ouvrier, car ce rapport dépend uniquement de deux
grandeurs: capital variable et plus-value.
L'analyse du capitalisme d'Etat, une nouveauté? Sans nous
vanter, nous sommes en mesure de vous la servir, telle que nous la
connaissons depuis 1867 et même avant. Elle est des plus simples: c
= O.
Nous ne quitterons pas Marx avant de citer, après cette froide
petite formule, un passage ardent: «Le capital est du travail
mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail
vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage».
Le capital moderne, ayant besoin de consommateurs parce qu'il a
besoin de produire toujours davantage, a tout intérêt à rendre le
plus vite possible inutilisables les produits du travail mort,
pour en imposer le renouvellement au moyen du travail vivant, le
seul duquel il «suce» des profits. Voilà pourquoi il jubile lorsque
arrive une guerre, voilà pourquoi il s'est si bien entraîné à la
pratique de la catastrophe.
En Amérique, on a une formidable
production d'automobiles, mais toutes les familles ou presque ayant
leur voiture, on arriverait bientôt au tarissement de la demande. Il
faut donc que les automobiles durent peu. Pour obtenir ce résultat,
avant tout on les construit mal avec des séries de pièces bâclées.
Que les usagers se cassent plus souvent la pipe, peu importe: cela
fait un client de moins, mais une auto de plus à remplacer.
D'autre part, on a recours à la mode, en
subventionnant largement l'industrie crétinisante de la propagande
publicitaire, c'est pourquoi tout le monde voudrait avoir le dernier
modèle, comme les femmes qui auraient honte de porter une robe «de
l'année dernière», même si elle est comme neuve. Les crétins mordent
à l'hameçon, et peu importe si une Ford construite en 1920 dure plus
longtemps qu'une voiture flambant neuf de 1951.
Enfin, les voitures qui ne servent plus ne sont
même pas utilisées comme ferraille et on les jette dans des
cimetières d'autos. Celui qui oserait en prendre une en disant:
vous l'avez jetée comme une chose sans valeur, quel mal y a-t-il si
je me la répare et si je roule avec? écope une volée de plombs et
une condamnation pénale.
Pour exploiter du travail vivant, le capital doit anéantir du
travail mort encore utile. Aimant sucer du sang chaud et jeune, il
tue les cadavres.
Ainsi, alors que l'entretien de la digue du Pô sur dix kilomètres
exige un travail humain égal, mettons, a un million par an, il est
plus avantageux pour le capitalisme de la reconstruire en entier en
dépensant un milliard. Autrement, il faudrait qu'il attende mille
ans. Cela veut-il dire que le gouvernement noir a saboté les digues
du Pô? Bien sûr que non! Cela veut dire que personne n'a exercé de
pression pour qu'il fournisse le misérable petit million annuel et
celui-ci n'a pas été dépensé, parce qu'englouti dans le financement
d'autres «ouvrages grandioses» et «constructions nouvelles» dont le
devis s'élevait à des milliards.
Maintenant que le diable a emporté la digue, on
trouve quelqu'un pour mettre en marche le bureau des projets au nom
du sacro-saint intérêt national et autres excellentes motivations,
et pour la reconstruire.
A qui la faute si l'on préfère les investissements grandioses?
Aux noirs, et aux rosâtres. Les uns et les autres jacassent à la
ronde qu'ils veulent une politique productiviste et de plein emploi.
Or le productivisme, créature favorite de
Don Benito, consiste à mettre sur pieds. des cycles «actuels» de
travail vivant, sur lesquels la grande entreprise et la haute
spéculation se font des milliards.
Et alors, on modernise, aux frais de Pantalon,
les machines vieillies des grandes industries, on modernise aussi
les digues des fleuves après les avoir laissé s'écrouler.
L'histoire de ces dernières années de gestion
administrative des travaux publics et d'aide à l'industrie est
pleine de ces chefs-d'œuvre, qui vont des fournitures de matières
premières revendues au-dessous de leurs coûts aux travaux de pure
mise en scène, comme la «lutte contre le chômage» à base de «capital
constant égal zéro».
En substance, on dépense tout en salaires, et
l'entreprise n'ayant pour tout équipement qu'une pelle par homme,
elle persuade le fonctionnaire en chef (Il commendatore, en italien,
ndt) de l'utilité qu'aurait un déplacement de terre: on commence par
transporter toute la terre là-bas, et aussitôt après on la ramène
ici.
Si ce dernier hésitait, l'entreprise a encore en réserve le
secrétaire syndical: une manifestation d'ouvriers agricoles, la
pelle sur l'épaule, sous les fenêtres du ministère, et le tour est
joué. Pour le «découvreur» de nouveautés, Marx est «dépassé»: les
pelles, qui ne sont que du capital constant, ont engendré de la
plus-value.
Aujourd'hui
Indubitablement, les proportions du désastre de
la vallée du Pô ont été imposantes, et l'estimation des dégâts ne
fait que croître. Admettons que la superficie des terres cultivées
en Italie ait perdu cent mille hectares, soit mille kilomètres
carrés, environ un trois centième du total, un pour mille. Cent
mille habitants ont dû abandonner cet emplacement, qui n'est pas le
plus peuplé d'Italie, soit en chiffres ronds un cinq-centième de la
population, deux pour mille.
Si l'économie bourgeoise n'était pas folle, on pourrait faire un
petit calcul banal. Le patrimoine national a subi un grave coup
cependant, dans la zone touchée, il n'est détruit qu'en partie
lorsque les eaux se retirent: en fin de compte, la terre arable est
restée, et la décomposition des substances végétales, avec l'apport
de vase, compense en partie la fertilité perdue. Si les dommages s'élèvent
au tiers du capital total, ils représentent un pour mille du capital
national.
Or celui-ci a un «rendement» moyen de cinq pour
cent, soit cinquante pour mille. Il suffit que chaque Italien
épargne à peine un cinquantième sur sa consommation annuelle, et le
vide est comblé.
Mais la société bourgeoise est tout sauf une coopérative,
même si les grands flibustiers du capital indigène échappent à
Vanoni en démontrant qu'ils ont distribué entre tous leurs employés
jusqu'au dernier «liard» de leurs bénéfices.
Toutes les opérations productivistes de l'économie italienne et
internationale, de la plus grande jusqu'à la plus petite, sont tout
autant destructives que la catastrophe de la vallée du Pô: l'eau
rentre d'un côté et s'en échappe de l'autre.
Ce problème ne peut être dépassé dans le cadre du capitalisme.
S'il s'agissait de fabriquer en un an les armes destinées aux cent
divisions d'Eisenhower, on trouverait la solution. Il s'agit
uniquement d'opérations à cycle rapide, et le capitalisme jubile si
la commande de dix mille canons doit être exécutée en cent jours et
non en mille. Ce n'est pas pour rien qu'il y a le pool de l'acier
Mais le pool de l'organisation hydrogéologique et sismologique ne
peut être mis sur pied, à moins que la science super-évoluée de
l'époque bourgeoise ne réussisse pour de bon à provoquer des
inondations et des tremblements de terre en série, tout comme les
bombardements.
Il s'agit d'un processus extrêmement lent, qu'on ne peut
accélérer: la transmission de siècle en siècle, de génération en
génération, des produits d'un travail «mort» qui cependant protège
les vivants et leur vie, et leur épargne les plus grands sacrifices.
Si l'on admet par exemple qu'il suffit de quelques mois pour
assécher le Polésine, et que l'on puisse combler la brèche d'Occhiobello
avant le printemps, la perte ne sera que d'une récolte annuelle:
aucun «investissement» productif ne pourra la remplacer, mais la
perte sera réduite.
Si l'on pense au contraire que toutes les digues du Pô et des autres
fleuves pourraient faire défection fréquemment, par suite tant de la
négligence des travaux d'entretien, due à trente ans de crise, que
du désastreux déboisement des montagnes, alors le remède sera encore
plus lent. Aucun capital ne viendra s'investir pour les beaux
yeux de nos arrière-petits-enfants.
Nos pères écrivirent en vain: il ne reste que quelques
arpents de forêt vierge, qui végète sans intervention du travail de
l'homme.
Le système forestier devient donc presque
aphrodisiaque, malgré le tout petit capital d'exploitation.
Toutefois le bois de haute futaie, le plus
important du point de vue de l'économie publique, exige toujours une
période d'attente extrêmement longue avant de donner des produits
appréciables.
La science forestière a démontré que l'année de
la coupe la plus favorable n'est pas celle où les essences arrivent
à la plus grande longévité, mais celle où la croissance courante
équivaut à la croissance moyenne; il faut toujours compter, pour une
forêt de chênes par exemple, 80, 100 et même 150 ans d'attente.
Capital extrêmement réduit, mais 150 ans d'attente pour le voir
rendre! Di Vittorio et Pastore balanceraient le livre par la fenêtre,
si seulement ils l'avaient lu.
Comme dans l'opérette: voler, voler, le Capital (l'amour) ne sait
attendre!
Il y a bien pire. On a parlé relativement peu du désastre qui s'est
produit en Sardaigne, en Calabre et en Sicile. La, les données
géographiques sont radicalement différentes.
Dans la vallée du Pô, la pente extrêmement faible a provoqué la
stagnation des eaux et la formation de marécages sur des terres
argileuses et imperméables. Dans le Sud et dans les îles, les causes
dues aux fortes précipitations et au déboisement étant les mêmes,
c'est l'énorme pente avec laquelle la côte descend sur la mer qui a
causé la catastrophe; quelques heures ont suffi pour que les
torrents arrachent de l'ossature rocheuse sables et graviers,
détruisant champs et habitations, tout en faisant pourtant peu de
victimes.
Tout cela est venu s'ajouter au saccage irréparable des magnifiques
forêts de l'Aspromonte et de la Sila, oeuvre des libérateurs alliés
et cette fois la remise en valeur des terrains traversés par les
alluvions n'est pas seulement anti-économique du point de vue des
objectifs des «investisseurs» et des «sauveteurs» (encore plus
intéressés que les premiers, s'il est pensable): elle est
pratiquement impossible.
L'inondation a emporté le peu de terre végétale qu'il y avait, et
surtout les rares couches non rocheuses qui lui servaient de faible
support; une terre qui durant des décennies et des décennies avait
souvent été montée à dos d'homme, chose incroyable, par le misérable
cultivateur. Toutes les plantations, y compris les arbres, sont
tombées avec la terre et l'on a vu flotter sur la mer les orangers
et les citronniers déracinés, base d'une culture et d'une industrie
particulièrement florissantes dans certains villages.
Deux ans peuvent suffire pour replanter un vignoble détruit, mais
une plantation d'agrumes n'atteint son plein rendement qu'au bout de
7 à 10 ans; les capitaux d'exploitation sont extrêmement élevés.
Naturellement, on ne trouvera pas dans les bons traités ce que coûte
le travail inimaginable consistant à remonter la terre disparue à
des centaines de mètres d'altitude et les eaux l'emporteraient
bientôt de nouveau avant que les racines des plantes l'aient fixée
au sous-sol.
Il n'est pas possible non plus de reconstruire les habitations à
leurs anciens emplacements: pour des raisons techniques, cette fois,
et non économiques. Cinq ou six malheureux villages de la côte
ionienne de la province de Reggio de Calabre ne seront plus
reconstruits à leur ancien emplacement, sur la colline, mais au bord
de la mer.
Au moyen-âge, après que les dévastations eurent fait
disparaître jusqu'aux traces des magnifiques cités côtières de la
Grande Grèce, sommets de la culture et de l'art du monde antique,
les misérables populations agricoles se sauvèrent des incursions des
pirates sarrasins en habitant des villages construits sur des pics
montagneux, peu accessibles et plus faciles à défendre. Une fois
installé, le gouvernement «piémontais» perça le long du littoral des
routes et des voies ferrées; étant donné la proximité entre la
montagne et la mer, chaque village eut bientôt auprès de la gare, et
lorsque la malaria ne l'empêchait pas, sa «marina». L'exploitation
et le transport du bois devinrent de la sorte avantageux.
Il ne restera plus demain que les «bords de mer», et on y
reconstruira avec peine quelques habitations. D'ailleurs, pourquoi
le paysan devrait-il remonter les pentes, où plus rien ne peut
pousser, et où les couches rocheuses, dénudées et glissantes, ne
permettent plus de rebâtir les maisons? Et ces travailleurs, au bord
de la mer, que feront-ils? Aujourd'hui, ils ne peuvent plus émigrer:
comme les Calabrais des basses plaines insalubres et les Lucaniens
des «terres maudites», rendues stériles par la coupe avide des bois
qui recouvraient les montagnes et des arbres disséminés dans les
pâturages des collines.
Dans ces conditions, il est certain qu'aucun capital et aucun
gouvernement n'interviendra, malgré la honte de l'indécente
hypocrisie avec laquelle on a exalté la solidarité nationale et
internationale.
Ce n'est pas un fait moral ou sentimental qui se trouve à la base
de tout cela, mais la contradiction entre la dynamique
convulsive du supercapitalisme auquel nous sommes arrivés, et les
saines exigences de l'organisation du séjour des groupes humains sur
la terre, de façon à transmettre des conditions de vie utiles dans
le cours du temps.
Le «prix Nobel» Bertrand Russel, qui pontifie paisiblement
dans les colonnes de la presse internationale, déclare que l'homme
se livre à un trop grand pillage des ressources naturelles et qu'on
peut déjà escompter leur épuisement. Il reconnaît que les grands
pouvoirs font une politique absurde et démentielle, dénonce les
aberrations de l'économie individualiste, et se gausse de l'Irlandais
qui dit: pourquoi devrais-je penser a la postérité, a-t-elle jamais
fait quelque chose pour moi?
Parmi les aberrations, et aux côtés du fatalisme mystique,
Russel place le communisme, qui affirme: supprimons le capitalisme
et la question sera résolue. Après un tel étalage de science
physique, biologique et sociale, Russel ne réussit pas à voir comme
un fait tout aussi physique le degré énorme de dispersion des
ressources tant naturelles que sociales, essentiellement lié à un
type donné de production, et il pense que tout pourrait se résoudre
par un prêche moral ou un appel fabien à la sagesse des hommes, ceux
d'en haut comme ceux d'en bas.
Le repli est pitoyable: la science devient impuissante devant les
problèmes de l'âme!
Ceux qui empêchent vraiment l'humanité de faire des pas en avant
décisifs dans l'organisation de sa vie, ce ne sont pas en vérité les
oppresseurs et les dominateurs qui oseraient encore se vanter de
volonté de puissance, c'est le pullulement des fades bienfaiteurs et
des lanceurs de plans E.R.P. (plan Marshall, ndt), de chaînes de la
fraternité et de colombes de la paix.
Passant de la cosmologie à l'économie, Russel fait la critique des
illusions libérales sur la panacée de la concurrence, et doit
admettre: «Marx avait prédit que la libre concurrence aboutirait au
monopole: cette prévision démontra sa justesse lorsque Rockfeller
établit virtuellement un régime monopoliste pour le pétrole».
Est-ce un hasard, Monsieur le prix Nobel, vous qui avez écrit des
traités de logique et de méthodologie scientifique, est-ce un hasard
si Marx a prévu l'avènement du monopole avec au moins 50 ans
d'avance?
Si cette dialectique était correcte, l'opposé de la concurrence est
le monopole, et non la collaboration.
Prenez bonne note de ce que Marx a aussi prévu, comme dénouement de
l'économie capitaliste, monopole de classe, non pas la collaboration
que vous passez votre temps à encenser, avec tous les Truman et tous
les Staline de bonne volonté, mais la guerre de classe.
De même que Rockefeller est venu, «a da veni Baffone» (en napolitain
dans le texte, ndt), le Moustachu va venir! Mais pas celui du
Kremlin. Celui-ci , a la barbe de Marx, il est en passe de se raser
à l'américaine.
Prise de "Battaglia
Comunista"
n. 24, 19-31 décembre 1951
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