98.09.30
LES GRANDS ÉLECTEURS
Le problème de notre société n'est pas que tout
va mal; si on ne nous avait pas mis l'eau à la bouche avec le progrès
économique et les victoires sociales des années "50 à
"70, on pourrait même penser que tout va bien. Le problème,
c'est qu'on a perdu le chemin du progrès et que l'injustice a repris
la place qu'on croyait lui avoir enlevée. Le problème, surtout,
c'est qu'à peu près tout le monde s'en fout.
Prenez la liberté, par exemple; la démocratie, le droit des
gens à gérer la société et leur destin. On a
tué et on est mort pour la Liberté avec plus d'enthousiasme
que pour toute autre cause - sauf, peut-être, Dieu et la Patrie -
mais qui a dit qu'il est plus facile de mourir pour la femme qu'on aime
que de vivre avec elle? Nous avons maintenant pour la démocratie
conquise un amour platonique, nous contentant d'en dire du bien et de lui
payer distraitement son dû à chaque élection. Et même
ça...
Oh, on peut encore émoustiller les électeurs avec un référendum
par ci par là; mais, pour ce qui est de la vraie gouverne de l'État,
la chose publique ne suscite plus de grandes passions. Combien d'entre nous
s'intéressent à la façon dont nous sommes dirigés,
gérés, manipulés? La Liberté n'a plus les amants
qu'elle avait .
A coté de ceux qui s'abstiennent - la moitié des électeurs
aux élections municipales, neuf sur dix aux élections scolaires
- il y a ceux qui honorent la démocratie sans conviction, votant
sans même prendre la peine de s'informer des programmes des partis.
Et encore, ce minimum d'intérêt est réservé à
la période du rut électoral; qui, entre deux élections,
suit vraiment de près le processus législatif ?
À peu près tout le monde s'en fout. Ce qui nous donne les
résultats navrants que nous voyons: l'injustice sociale, les services
qui se détériorent, et l'exploitation de tous par quelques
uns qui est redevenue aussi florissante que sous n'importe quel despotisme.
Comment les exploiteurs sont-ils parvenus à faire de la population
ce troupeau docile qui va LIBREMENT là où on lui dit d'aller
se faire tondre?
On peut blâmer le contrôle des médias et de l'éducation...,
une meilleure connaissance machiavélique des limites de tolérance
de la population..., la richesse accrue que produit la technologie moderne
et qui procure aux exploiteurs une marge de manoeuvre plus large que jamais...
Mais il y a un autre facteur dont on doit tenir compte: la complexité
croissante de la gestion de l'État. Le citoyen ne PEUT plus suivre
la démarche de ses gouvernants. Il s'en désintéresse,
et c'est cette apathie qui est devenue la complice privilégiée
de l'injustice
Le citoyen ordinaire n'a simplement pas le temps de comprendre les liens
entre les gestes que posent ses chefs politiques et les effets qui en découlent
sur sa vie quotidienne. Je ne parle pas des liens techniques qui exigent
une expertise; ces liens ont toujours été mystérieux
pour l'homme de la rue et la démocratie peut très bien fonctionner
sans qu'il les comprenne, il suffit qu'il puisse exprimer clairement le
résultat qu'il désire. Je parle des liens de simple bon sens
que toute personne moyenne peut comprendre... si elle a en tête les
éléments du problème.
Les avoir en tête ne demande pas du génie, mais demande du
temps. Un démocrate pratiquant doit avoir le temps de s'intéresser
à des douzaines de dossiers complexes. Qui, sauf quelques passionnés,
a aujourd'hui le temps de suivre tous les dossiers de l'État et d'en
comprendre les péripéties?
Nous perdons le fil, nous perdons l'intérêt et, n'ayant pas
en tête les éléments de base des questions à
débattre, nous acceptons l'opinion que nous servent les médias.
Nous acceptons sans discuter le message du Pouvoir. C'est ainsi que la démocratie
telle que nous la connaissons a atteint son niveau d'incompétence
et ne réussit plus à faire prévaloir les intérêts
de la majorité.
Pour que la démocratie redevienne efficace, il faudrait des électeurs
qui aient la passion de la chose publique. Ils sont combien parmi nous qui
ont cette passion? Il faudrait qu'ils se manifestent et deviennent les "grands
électeurs", un palier intermédiaire entre les citoyens
et ceux qui les gouvernent. Le "grand électeur", dûment
enregistré comme tel, serait quelqu'un qui, s'intéressant
vraiment à la chose publique, obtiendrait le mandat de voter à
leur place d'au plus 30 électeurs éligibles à une élection
et qui le connaissent depuis au moins 5 ans, .
Personne n'aurait à déléguer son droit de vote; mais
celui qui ne serait pas intéressé à toutes ces questions
de société qui nous interpellent pourrait au moins voter contre
l'apathie en déléguant son suffrage à quelqu'un qui
en ferait bon usage. Il accorderait ce mandat sans que ses droits démocratiques
en soient lésés, puisqu'il pourrait y mettre fin en tout temps.
En déléguant ainsi son droit de vote à quelqu'un qu'il
connait personnellement et en qui il a confiance, le citoyen re-créerait
une démocratie représentative à échelle humaine.
Ce sont les grands électeurs - ces 3% de la population qui s'y intéressent
vraiment - qui deviendraient la base de la vie politique. Bien sûr,
il faudrait voir à ce qu'aucune pression indue ne s'exerce pour contraindre
quiconque à céder son droit de vote, mais qu'on ne vienne
pas nous dire qu'on ouvrirait ainsi la porte à la corruption. Au
contraire, les grands électeurs constitueraient un électorat
plus dynamique, mieux renseigné, moins vulnérable à
la manipulation. La démocratie aurait trouvé des amants plus
attentifs et elle ne s'en porterait que mieux.
Pierre JC Allard
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