98.09.23
AUBERGINES ET GROSSES LÉGUMES
Quand Girouard, à l'émission J.E., pose la question "Y
a-t-il deux justices au Québec?", il est bien modéré.
Il y a au Québec - et au Canada - autant de justices que de statuts
sociaux, de lâcheté et de réseaux de copinage, ce qui
fait beaucoup de "justices" et donc pas de justice du tout. Girouard
met en parallèle le traitement bien différent que la justice
accorde aux éleveurs de porcs qui bloquent la circulation sur la
20 d'une part et aux Micmacs qui en font autant sur la 132 d'autre part.
Il a bien raison de dire que la différence ne tient pas aux droits
de chacun mais à la crainte qu'ils peuvent susciter. On respecte
la force, pas le droit. Or quand la force prime le droit il n'y a pas de
justice.
Quand il n'y a pas de justice, le pouvoir n'a plus de légitimité.
Ce qui ne veut pas dire que tous les crimes soient excusables, loin de là,
mais ce qui signifie que l'indignation, le déchirement de toge et
les cris de vierges offensées ne constituent plus des éléments
crédibles dans l'arsenal de ceux qui veulent faire respecter la loi.
Il ne va plus de soi que la moralité et la légalité
aillent de paire.
Ça donne de curieuses situations. Prenons le cas des "aubergines",
les mercenaires de la contraventions. On découvre que certains d'entre
eux - peut-être avec la complicité de tous, mais ce n'est pas
prouvé - ont mis en place une opération d'escroquerie et de
détournement de fonds publics. Que fait-on dans un état de
droit? On enquête, on identifie tous les présumés coupables,
on les traduit en justice et on condamne ceux qui le sont vraiment aux peines
prévues par la loi. La sanction administrative du renvoi vient normalement
s'ajouter à l'amende ou à la peine de prison, parce que l'employeur
n'a pas à garder des criminels à son emploi. Tout est clair.
Mais que se passe-t-il dans un État en pleine déliquescence
morale comme le nôtre? D'abord on ne réagit pas au crime, mais
à l'apparence du crime et à son impact électoral possible;
on ne réagit donc pas par un processus de justice mais par des mesures
qui donnent l'apparence de la justice. Or, comme l'apparence de justice
naît du choc entre le spectaculaire médiatique et les émotions
du bon peuple qui ne lit que les rubriques, ce qu'on fait a toutes les chances
d'être injuste et déraisonnable.
Le déraisonnable, ici, c'est de punir des criminels par une simple
sanction administrative - le congédiement - ce qui est insuffisant
et ne peut qu'encourager d'autres entreprises du même genre. L'injuste,
c'est de congédier un peu au hasard, pour satisfaire le public qui
veut une décision exemplaire, ainsi que sous l'Occupation, en France,
on fusillait dix otages pour venger chaque soldat tombé dans une
embuscade.
Ensuite, dans un État qui n'est plus un État de droit, on
voit que les intervenants n'opposent plus vraiment la justice à l'injustice
ou la rigueur à l'arbitraire, mais défendent seulement leur
propres agendas, chechant à substituer des injustices qui leur sont
favorables à celles qui ne le leur sont pas. Ainsi, les syndicats
vont voler à la défense de leurs membres injustement congédiés...
mais se garderont bien d'avouer que certains, et peut être la vaste
majorité de ceux-ci, mériteraient en fait un châtiment
autrement plus sévère.
Chacun prend parti, mais il n'y a plus guère de gens pour prendre
le parti de la justice. De sorte qu'au lieu de séparer ceux qui ont
raison de ceux qui ont tort et les bons des méchants, notre "justice"
ne sépare plus que les gagnants des perdants et les forts des faibles.
Et quand on en arrive là, il ne faut plus compter que la petite voie
de la conscience vienne prêter main forte à la Loi.
Comment voulez-vous que celui qui glisse une fausse pièce dans un
parcomètre se sente coupable, quand il sait que son voisin ne paye
plus rien du tout, ayant glissé la bonne pièce dans l'appareil
de la corruption érigée en système? Comment voulez-vous
culpabiliser le travailleur au noir, quand il a compris que le système
fait tout a fait sciemment ce qu'il faut pour le maintenir sans emploi?
Et quelle honte y a-t-il a esquiver tous les impôts qu'impose une
société, quand cette société en exempte les
plus riches et les plus puissants?
Quel respect peut-on avoir pour la justice d'un système qui a laissé
filé les Mohawks après qu'il y ait eut mort d'homme, qui prétend
punir adéquatement ceux qui ont tué Barnabé en coupant
sur leurs jours de congé, qui monte une opération judiciaire
exceptionnelle pour laver rapidement la réputation de Mulroney...
mais n'hésite pas à utiliser tous les délais d'appel
pour retarder le paiement de milliards de dollars dûs à des
femmes, ses employées, cyniquement sous-payées pendant des
années ?
Pierre JC Allard
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