98.10.7
LA MAUVAISE GRAINE
Si vous avez déjà mis à la poubelle La Presse du
samedi 3 octobre - ou si vous avez déjà renoncé à
lire les journaux - vous avez congé cette semaine: cet article n'est
pas pour vous. Si vous avez encore ce journal, cependant, nous pouvons faire
ensemble une petite analyse de ce qu'on pourrait appeler un travail pratique
du cours de Manipulation 101 qui semble devenu un prérequis à
une carrière de journaliste. Allez vite cherchez ce journal et ouvrez-le
à la page 3.
En haut, à droite... "La SPCA fait campagne..." et c'est
signé Isabelle Hachey. Vous y êtes? Bon. Nous avons ici une
occasion exceptionnelle de voir une débutante utiliser assez grossièrement
les principaux trucs du métier pour vous façonner une pensée
"correcte"; en identifiant ici ces trucs, vous apprendrez à
les reconnaître quand ils vous seront servis de manière plus
subtile par les maîtres-manipulateurs des médias. Ceux qui
vous disent que nous vivons dans une démocratie, que les banques
sont vos amies et que le taux de chômage "naturel" doit
frôler les 10%.
Vous avez l'article en main? Demandons-nous d'abord ce que veut nous vendre
ici la-journaliste-impartiale-sans-idée-préconçue-qui-ne
rapporte-que-les-faits. Ici, elle veut descendre en flamme la SPCA, laquelle
rappelle que les petits salopards qui éviscèrent des chats
pour s'amuser peuvent grandir et devenir les grands salopards qui battent,
violent et assassinent.
Pourquoi La Presse consacre-t-elle sa prestigieuse Page 3 à taper
sur la SPCA? Peut-être un rédacteur qui a la nostalgie des
"chiens écrasés" où il a fait ses débuts...,
un "pupitre" mordu par un cabot.... Un gros ponte du journal qui
fait une fleur à Isabelle... Je n'en sais rien et c'est sans importance.
L'important, c'est de voir les petites astuces des manipulateurs... en profitant
de ce qu'elles sont ici bien mal gardées.
D'abord voyez le titre. Règle #1: attirer l'attention. Donc, mettre
en évidence le "tueur Marc Lépine". Remarquez que
c'est exactement ce que La Presse reproche à la SPCA, mais la cohérence
n'est pas essentielle à une bonne manipulation. Règle # 2:
paraître impartial tout en mettant l'adversaire ou la victime sur
la défensive. La Presse nous dit donc: "L'organisme se défend
de faire preuve de mauvais goût." Remarquez que La Presse n'accuse
pas la SPCA de mauvais goût et ne précise pas qui l'en accuse...
elle se contente d'énoncer que la SPCA se défend... Ça
donne le ton.
Au premier paragraphe - le "lead" pour les initiés de la
manipulation - remarquez l'usage des guillemets autour de "massacrer".
Les guillemets, normalement, indiquent que l'on cite quelqu'un. Subtilement,
toutefois, les guillements autour d'un seul mot veulent dire que l'auteur
de l'article est en désaccord avec le mot qu'il cite et invite le
lecteur à partager son désaccord. Isabelle Hachey nous amène
à croire que la SPCA fait un usage abusif du mot "massacrer"
, lequel, selon le dictionnaire, est pourtant tout à fait le mot
à utiliser pour décrire une "grande tuerie d'animaux".
Ce faisant, elle nous prépare à croire que ces gens de la
SPCA sont vraiment des extrémistes... Mais, ça, elle va le
faire dire par un autre.
L'autre va être Jacques Talbot, psychiatre. Il est difficile de savoir
si le Dr Talbot partage vraiment les vues de Madame Hachey ou s'il n'a été
que manipulé lui aussi. S'il les partage, je le déplore: quiconque
ne perçoit pas intuitivement qu'un enfant qui torture des animaux
peut devenir un adulte à risque ne mérite pas de soigner qui
que ce soit. Donnons plutôt le bénéfice du doute au
Dr Talbot, lequel, attrapé au pied-levé au téléphone,
a sans doute dit prudemment qu'il n'existait pas encore de preuves définitives
établissant un lien entre la cruauté envers les animaux et
la violence envers les humains.
C'est à partir de ça que notre aspirante manipulatrice, ayant
sans doute tenté en vain de rejoindre une demi-douzaine d'autres
experts, a bâti son dossier comme s'il reposait sur un consensus de
la profession médicale. Comment ? En insérant des petits mots
assassins qui paraissent anodins.
Ainsi, on nous apprend que le Dr Talbot "met sérieusement en
doute "... Ah bon... mais n'est-il pas scientifiquement raisonnable
de mettre en doute tout ce qui n'est pas irréfutablement prouvé?
Comme l'existence de Dieu, ou l'intelligence de Isabelle Hachey...? Ce qui
n'est pas un argument démontrant que Dieu n'existe pas ni qu'Isabelle
Hachey soit une sotte. Les doutes du Dr Talbot sont-ils donc des arguments
contre la démarche de la SPCA? Imaginez qu'au lieu de "massacre"
entre guillemets, ce soit le mot "vices" en haut de la troisième
colonne que l'auteur y ait mis, voyez-vous comment c'est la crédibilité
du psychiatre plutôt que celle de la SPCA qui aurait été
minée insidieusement ?
Après, l'insinuation, le piège: " M. Barnotti, ne pensez-vous
pas que certaines personnes pourraient être choquées..."
et la victime, terrorisée par le pouvoir de la presse qui est là,
menaçant, passe aux aveux: " Oui, il y a des gens qui se sont
plaints... je ne voudrais pas que ça devienne une bombe (entendez:
que La Presse nous fasse des misères)..."
Mais Madame Hachey a "trois colonnes à la 3" à remplir...
de sorte que M. Barnotti se serait dit "tout de même confiant
d'amasser beaucoup de sous"... alors que je suis sûr qu'il a
plutôt affirmé être confiant d'atteindre ses objectfs.
Toujours ce pouvoir de déformer dont la presse abuse.
Et l'angélisme tartuffard, au bon moment, comme le coup de pied dans
les couilles : "une collecte (celle de la SPCA) qui joue clairement
sur les sentiments de la population". Comme s'il y avait des levées
de fonds qui ne jouaient pas sur les sentiments de la population ! Allez
donc...
Pour finir, le renvoi à la chronique de Lubrina. Un souci tardif
d'impartialité? Ou toute cette histoire n'est-elle qu'une émulation
entre deux collègues qui s'affrontent par réactions des lecteurs
interposées?
De toute façon, c'est une histoire qui nous arrange. Faites maintenant
vos devoirs: passez aux articles qui parlent de Bouchard, Charest et Johnson
et voyez comment les mêmes trucs sont utilisés pour vous manipuler.
Il n'est pas mauvais de toucher parfois l'ivraie du doigt au milieu du bon
blé; ça incite à chercher une solution à cette
mauvaise graine de criminels crapuleux qui fait ses classes de cruauté
sur les animaux. Et à cette mauvaise graine de manipulateurs qui
pousse chez les jeunes journalistes.
Pierre JC Allard
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