Il y a une génération à peine, au
Québec, qu'on a choisi d'éduquer le monde ordinaire. Avant,
il y avait 4% environ de notre population au cours classique et, pour les
autres, on ne parlait pas encore d'éducation mais seulement
d'instruction. L'éducation, après l'école primaire,
ça se faisait au foyer, dans la rue, ou mieux, chez les Jésuites.
Le meilleur des mondes n'était promis que pour l'Au-Delà.
A l'époque simple des calottes et des cornettes, le collège
classique offrait du grec, du latin et de la philo; il offrait aussi des
valeurs, une culture et un sentiment d'appartenance. C'était rétro,
mais la plupart étaient fiers de leur vieux collège, même
s'ils en sortaient en pensant tous à peu près la même
chose...
Vers les années "60, on a voulu créer un équivalent
des collèges classiques pour tout le monde. On a voulu aussi créer
du même coup une société plus complexe, une société
pluraliste, avec du monde ordinaire qui pensent par eux-mêmes; avec
des gens donc qui ne pensent pas tous la même chose et où chacun
respecte les valeurs et la culture des autres.
Et on a mis le paquet sur l'éducation. Aujourd'hui, l'éducation
au Québec c'est 100 000 enseignants, 8 milliards de dollars au budget
du ministère et le tiers de la population qui suit des cours: on
est bien loin de la Grande Noirceur. Pourtant, presque la moitié
des jeunes québécois ne finissent plus leur cours secondaire
et on dit qu'il y a 20% d'analphabètes fonction-nels au pays. Il
semble que l'éduca-tion au Québec, surtout l'éducation
de niveau secondaire, a raté un virage. Mais quel virage?
Le virage en épingle du pluralisme et du "pensons-par-nous-mêmes".
Il faut respecter la liberté de pensée de chacun. Jusque là
parfait, rien à dire. Vive le pluralisme! Mais, pour en arriver à
ce résultat, on a mal pris le virage et on a sauté le garde-fou.
On a oublié que plus une société est complexe, plus
il est essentiel d'y valoriser l'appartenance à des groupes de dimension
humaine. On a oublié que c'est dans une société pluraliste
qu'il est le plus nécessaire de fournir à chaque éduqué
toutes les ressources nécessaires pour éclairer ce qui devient
pour lui un choix plutôt qu'une acceptation des valeurs.
On a oublié, surtout, que pour que les valeurs de chacun soient respectées,
on doit faire en sorte, d'abord, que chacun en ait, des valeurs.
On a sauté le garde-fou. Alors qu'il était urgent, vers 1960,
d'éduquer le monde ordinaire, on a choisi une solution plus
facile: on s'est contenté de l'instruire, en laissant de côté
la culture, les valeurs et l'appartenance. On a créé des écoles
secondaires qui seraient uniquement pourvoyeuses de connaissances: des polyvalentes..
En sautant le garde-fou des valeurs, on a créé des écoles
monstrueuses, des écoles inhumaines, qui ne favori-sent pas l'autonomie
de l'individu, ni sa formation professionnelle, ni surtout son insertion
sociale. Pire, on a créé des écoles que l'on n'aime
pas. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens de nos jours qui ont la
fierté de leur vieille polyvalente? On a raté un virage et
l'éducation secondaire - sur laquelle on a tant mis le paquet pendant
une génération - est devenue aujourd'hui un problème
à résoudre.
Solution? Recommencer à éduquer, en faisant
le contraire de ce qu'on fait dans une polyvalente. Plutôt qu'une
école impersonnelle, il faut une école dont l'axe soit
une relation personnelle de longue durée entre un groupe d'élèves
et un enseignant; plutôt qu'une école où l'adolescent
est un numéro, il faut une école où les enfants du
monde ordinaire soient traités comme des fils de rois.
Les fils de rois de jadis n'allaient pas à l'école: ils avaient
leurs précepteurs. Le précepteur était celui
qui guidait le prince à travers tous les aspects du processus global
d'apprentissage de son métier de roi. Aujourd'hui, avec huit milliards
de dollars par année, notre meilleur des mondes peut s'offrir un
système de rois: un vrai système "préceptoral"
pour le monde ordinaire.
Comment fonctionne un système préceptoral? D'abord, en satisfaisant
ces deux désirs de l'adolescent qu'on a négligés: le
désir d'avoir un modèle et celui d'appartenir à un
groupe. Un système préceptoral renonce donc à soumettre
l'adolescent aux directives d'une foule de spécialistes et le confie
plutôt à un seul enseignant - le précepteur - qui devient
son modèle et assume une responsabilité plus globale sur son
apprentissage.
L'enseignant cesse d'être la source de toute connaissance, pour devenir
un GUIDE dans l'univers des connaissan-ces et orienter chaque élève
vers un dépassement selon les goûts et les aptitudes de celui-ci.
Et la polyvalente actuelle devient uniquement un lieu où sont offerts
des services, l'âme de l'éducation se situant désormais
à des dimensions plus humaines: le "Foyer" et la
"Famille".
Le groupe de base d'un système préceptoral
est le Foyer : 30 élèves du même âge et
un précepteur qui devient leur guide de 12 à 17 ans. Le même
précepteur. Pendant 5 ans. C'est cette relation de longue durée
qui permet au précepteur d'être un modèle et qui favorise
l'éclosion d'un vrai sentiment d'appartenance. Le foyer devient
le point de convergence de tous les intérêts multiples d'un
adolescent, le groupe au sein duquel celui-ci s'éveille à
son rôle d'être social et développe son autonomie, sa
loyauté et sa responsabilité. Le foyer devient sa "gang",
avec laquelle il passera le plus clair de son temps.
Une gang axée sur l'apprentissage. Dans l'encadrement du foyer,
l'élève apprend; non pas tant par des cours traditionnels
que par une démarche basée sur un cheminement fait pour lui
et sur l'acquisition par lui-même de connaissances, dans une relation
de tuteur avec son précepteur.
Le système préceptoral n'impose que des cours jugés
essentiels au rôle social ou à l'activité professionnelle
probable d'une vaste majorité de la population; la partie obligatoire
des programmes est donc réduite au profit de cours librement choisis
par l'élève en vue de sa carrière future et de diverses
activités parascolaires.
On trouve ainsi dans un foyer autant de cheminements
personnels que d'élèves. Certains terminent leurs cinq années
avec plus de crédits que d'autres - et auront par la suite des orientations
distinctes - mais personne dans un foyer ne rivalise sur le plan
académique. Personne ne "coule", et un groupe demeurera
toujours uni par cet apprentissage en commun.
Une Famille est la réunion de cinq foyers
de groupes d'âge successifs. Contrairement au foyer - qui ne
peut durer que 5 ans - la famille est une entité permanente
puisque chaque année un nouveau foyer de débutants
vient remplacer celui des finissants. Cette permanence permet à la
famille de répondre à d'autres besoins.
Comme le besoin de faciliter les échanges sociaux entre élèves
de groupes d'âge différents. Ou celui d'assurer au système
sa continuité administrative, par exemple; avec ses 150 élèves
au départ - et très peu d'abandons - la famille devient
le module de base, à échelle humaine, du système d'éducation
secondaire.
Surtout, la famille étant permanente, elle peut devenir dépositaire
d'une vraie TRADITION. L'ancienne fierté du "vieux collège"
s'appliquera à la famille. Elle s'ajoutera à
la loyauté envers cette "gang de chums" que constituera
le foyer pour donner à chaque adolescent un encadrement social
à sa mesure.
Le directeur d'une famille - le "Chef de Famille" - est
le supérieur immédiat des précepteurs. Il doit les
décharger de leurs tâches administratives, car le précepteur
doit penser à l'éducation de ses élèves, pas
à remplir des formulaires. Il doit aussi les conseiller en matières
de relations humaines, surveiller l'éthique des relations entre précepteurs
et élèves, et agir comme médiateur si un conflit survient.
Pour un jeune, le précepteur est un guide, un modèle et un
ami, alors que le Chef de Famille représente l'Autorité; ce
sont eux, avant tout, qui l'éduquent. Mais, bien sûr, l'école
d'une Nouvelle Société doit offrir d'autres services.
Un précepteur qui prend charge de la démarche
globale d'apprentissage de trente adolescents a besoin d'un soutien pédagogique.
Ceci, dans un système préceptoral, est l'affaire de conseillers
pédagogiques spécialisés répartis à
travers le réseau et qui assistent le précepteur à
maîtriser les contenus des programmes. Ce sont ces mêmes conseillers
qui vérifient au moyen de "pré-tests" les connais-sances
des élèves et qui les inscrivent aux examens officiels du
Ministère. Ce sont eux qui corrigent, par des conseils, les lacunes
techniques de la démarche des précepteurs, et aussi qui doivent
travailler en équipes à la révision continue des programmes.
Et que deviennent dans un système préceptoral les polyvalentes
et les sommes que nous y avons investies? Elles deviennent utiles. Les familles
pourront, sans perdre leur identité, cohabiter au sein des polyvalentes
actuelles et y partager laboratoires, ateliers, gymnases, bibliothèques,
cafétérias. C'est là aussi qu'elles auront accès
aux services des conseillers pédagogiques, orienteurs et moniteurs
d'éducation physique, de sports, d'arts et de loisirs. Une grosse
polyvalente pourra accueillir ainsi de dix à quinze familles.
Et le Ministère? C'est lui qui entretient nos polyvalentes, qui forme
et assigne conseillers pédagogiques, orienteurs et moniteurs, comme
c'est lui qui forme les précepteurs et chefs de familles, qui définit
les programmes et, surtout, qui fait passer les examens et qui SEUL décerne
les crédits et les diplômes. A la liberté d'enseigner
du précepteur doit correspondre, en effet, un droit exclusif de l'État
de vérifier ce qui a été appris.
Un système préceptoral permet un meilleur
développement socio-affectif de l'adolescent, de meilleurs résultats
scolaires, une activité professionnelle plus gratifiante pour l'enseignant;
c'est un moyen de bâtir une vraie culture populaire plus large et
d'obtenir une orientation professionnelle bien plus adéquate. C'est
aussi la façon idéale de réduire absentéisme,
vandalisme et violence à l'école. Et un système préceptoral
coûterait moins cher que notre système actuel. C'est un pas
vers une Nouvelle Société
Un pas en avant si... Il n'y a qu'une seule condition préalable à
la mise en place de ce système - en plus, bien sur, d'une véritable
volonté politique de changement. Cette condition, c'est qu'existe
chez un nombre suffisant des enseignants, le désir de créer
une relation plus humaine avec leurs élèves. Il faudrait leur
en parler.