Blaise Cendrars

 



Le Sacré-coeur photo de 1923


Prose du Transsibérien... 5

 

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À Tchita nous eûmes quelques jours de répit
Arrêt de cinq jours vu l'encombrement de la voie
Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch
qui voulait me donner sa fille unique en mariage
Puis le train repartit.
Maintenant c'était moi qui avais pris place au piano
et j'avais mal aux dents
Je revois quand je veux cet intérieur si calme
le magasin du Père et les yeux de sa fille
qui venait le soir dans mon lit
Moussorgsky
Et les lieder de Hugo Wolf
Et les sables du Gobi
Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs
Je crois bien que j'étais ivre
durant plus de cinq cents kilomètres
mais j'étais au piano et c'est tout ce que je vis
Quand on voyage on devrait fermer les yeux
Dormir
J'aurais tant voulu dormir
Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
et je reconnais tous les trains au bruit qu'il font
Les trains d' Europe sont à quatre temps
tandis que ceux d' Asie sont à cinq ou sept temps
D'autres vont en sourdine sont des berceuses
et il y en a qui dans le bruit monotone des roues
me rappellent la prose lourde de Maeterlinck
J'ai déchiffré tous les textes confus des roues
et j'ai rassemblé les éléments épars d'une violente beauté
Que je possède
Et qui me force.

Tsitsika et Kharbine
Je ne vais pas plus loin
C'est la dernière station
Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre
le feu au bureau de la Croix - Rouge.



O Paris
Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés
de tes rues et tes vieilles maisons
qui se penchent au-dessus et se réchauffent
Comme des aïeules
Et voici des affiches, du rouge du vert

Multicolores comme mon passé bref
Du jaune
Jaune

La fièvre couleur des romans de la France à l'étranger.
J'aime me frotter dans les grandes villes
aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint Germain - Montmartre
m'emportent à l'assaut de la Butte
Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or
Les vaches du crépuscule broutent le Sacré - Cœur
O Paris
Gare centrale débarcadère des volontés
Carrefour des inquiétudes
Seuls les marchands de couleurs
ont encore un peu de lumière sur leur porte
La compagnie internationale des Wagons-lits
et des Grands Express Européens
m'a envoyé son prospectus :
C'est la plus belle église du monde


J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous
Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus
Toutes les femmes que j'ai rencontrées
se dressent aux horizons
avec les gestes piteux et les regards tristes
des sémaphores sous la pluie :
Bella, Agnès, Catherine
et la mère de mon fils en Italie
Et celle, la mère de mon amour en Amérique
Il y a des cris de sirène qui me déchirent l'âme
Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore
comme dans un accouchement
Je voudrais
Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C'est par un soir de tristesse
que j'ai écrit ce poème en son honneur
Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste je suis triste


J'irai au " Lapin agile "
me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
Puis je rentrerai seul

Paris

Ville de la Tour unique
Du grand Gibet
Et de la Roue.

 

***


Blaise Cendrars

Paris 1913.

 

 

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