Blaise Cendrars

 

Photo Antoine Ducret

Prose du Transsibérien
et de la petite Jehanne de France - II -

 

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Et pourtant, et pourtant
J'étais triste comme un enfant
Les rythmes du train
La " moëlle chemin-de-fer " des psychiatres américains
Le bruit des portes, des voies, des essieux grinçant
sur les rails congelés
Le ferlin d'or de mon avenir
Mon browning, le piano et les jurons des joueurs de cartes
dans le compartiment d'à côté
L'épatante présence de Jeanne
L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement
dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature !
Et derrière, les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres
des Taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent
d'un express à toute vapeur
n'est pas plus riche que ma vie
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d'or
avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume
Et la seule flamme de l'univers
est une pauvre pensée...

Du fond de mon cœur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse ;
Elle n'est qu'une enfant, que je trouvai ainsi
Pâle, immaculée, au fond d'un bordel.

Ce n'est qu'une enfant, blonde, rieuse et triste,
elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;
mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.


Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
avec un long tressaillement à votre approche ;
mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
elle fait un pas, puis ferme les yeux ---- et fait un pas.
Car elle est mon amour, et les autres femmes
n'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
ma pauvre amie est si esseulée,
elle est toute nue, n'a pas de corps ---- elle est trop pauvre.

Elle n'est qu'une fleure candide, fluette,
la fleur du poète, un pauvre lys d'argent,
tout froid, tout seul, et déjà si fané
que les larmes me viennent si je pense à son cœur.
Et cette nuit est pareille à cent mille autres
quand un train file dans la nuit
- Les comètes tombent -
et que l'homme et la femme, même jeunes, s'amusent à faire l'amour.

Le ciel est comme la tente déchirée d'un cirque pauvre
dans un petit village de pêcheurs
en Flandres
Le soleil est un fumeux quinquet
et tout au haut d'un trapèze une femme fait la lune.
La clarinette, le piston, une flûte aigre et un mauvais tambour
et voici mon berceau
Mon berceau
Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary
jouait les sonates de Beethoven
J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone
et l'école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance
Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derrière moi :
Bâle-Tombouctou
J'ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp
Paris-New York
Maintenant, j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie
Madrid-Stockholm
Et j'ai perdu tous mes paris
Il n'y a plus que la Patagonie,
la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse,
la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud
Je suis en route.
J'ai toujours été en route
Je suis en route avec la petite Jehanne de France
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues.

" Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

Nous sommes loin Jeanne, tu roules depuis sept jours
tu es loin de Montmartre, de la butte qui t'a nourrie,
du Sacré-Cœur contre lequel tu t'es blottie
Paris a disparu et son énorme flambée
il n'y a plus que les cendres continues
la pluie qui tombe
la tourbe qui se gonfle
la Sibérie qui tourne
les lourdes nappes de neige qui remontent
et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier
désir dans l'air bleui
Le train palpite au cœur des horizons plombés
Et ton chagrin ricane...

" Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

Les inqiétudes
oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardées obliques sur la route
les fils télégraphiques auxquels elles pendent
les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent
Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon
qu'une main sadique tourmente
dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie
s'enfuient
et dans les trous, les roues vertigineuses les bouches les voix
et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
Les démons sont déchaînés
Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues
Chocs
Rebondissements
Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd...

 

 

 

Photo : Antoine Ducret, La Lorraine en Hiver

 

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