Blaise Cendrars

 

Dessin : Lydia

Prose du Transsibérien... III

 

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" Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin
La folie surchauffée beugle dans la locomotive
la peste, le choléra, se lèvent comme des braises ardentes
sur notre route
Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel
La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade
et fiente des batailles en tas puants de morts
Fais comme elle, fais ton métier...

" Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux

Tomsk
Tchéliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk
Kourgane Samara Pensa-Toulone
La mort en Mandchourie
est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts
depuis quinze jours...
Fais comme elles, la Mort la Famine, fais ton métier

Ça coûte cent sous,
en transsibérien, ça coûte cent roubles
En fièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
ses doigts noueux excitent toutes les femmes
La Nature
Les Gouges
Fais ton métier jusqu'à Karbine...

" Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

Non mais... fiche-moi la paix... laisse-moi tranquille
Tu as les hanches angulaires
ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse
c'est tout ce que Paris a mis dans ton giron
C'est aussi un peu d'âme... car tu es malheureuse
J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi sur mon cœur
Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
et les moulins à vent sont les béquilles qu'un mendiant
fait tournoyer
Nous sommes les cul-de-jatte de l'espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes,
les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable
Basse-cour
Le monde moderne
La vitesse n'y peut mais
le monde moderne
les lointains sont par trop loin
et au bout du voyage c'est terrible d'être un homme
avec une femme...

" Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? "

J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi

je vais te conter une histoire
Viens dans mon lit
Viens sur mon cœur
Je vais te conter une histoire...

Oh viens ! viens !

Aux Fidji règne l'éternel printemps
La paresse
L'amour pâme les couples dans l'herbe haute
et la chaude syphilis rôde sous les bananiers
Viens dans les îles perdues du Pacifique !
Elles ont nom du Phénix, des Marquises,
Bornéo et Java
Et Célèbes à la forme d'un chat.

Nous ne pouvons pas aller au japon
Viens au Mexique !
Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissent
Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil
On dirait la palette et les pinceaux d'un peintre
Des couleurs étourdissantes comme des gongs,

Rousseau y a été
il y a ébloui sa vie
C'est le pays des oiseaux
L'oiseau du paradis, l'oiseau-lyre
Le toucan, l'oiseau moqueur
Et le colibri niche au cœur des lys noirs
Viens !
Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses
d'un temple aztèque
Tu seras mon idole
Une idole bariolée enfantine un peu laide
et bizarrement étrange
Oh viens !

Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons
Le pays des mille lacs,
Les nuits y sont démesurément longues
L'ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur
J'atterrirai
Et je construirai un hangar pour mon avion avec les os
fossiles de mammouth
Le feu primitif réchauffera notre pauvre amour
Samowar
Et nous nous aimerons bien bourgeoisement
près du pôle
Oh viens !

Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichon
Mimi mamour ma poupoule mon Pérou
Dodo dondon
Carotte ma crotte
Chouchou p'tit-cœur
Cocotte
Chérie p'tite-chèvre
Mon p'tit-péché mignon
Concon
Coucou

Elle dort.

 

 

 

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