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Blaise Cendrars

Photo Michel Claquin

Prose du Transsibérien 
et de la petite Jehanne de France  - 4 -

 

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Elle dort
Et de toutes les heures du monde
elle n'en a pas gobé une seule
Tous les visages entrevus dans les gares
toutes les horloges
L'heure de Paris l'heure de Berlin
l'heure de St Pétersbourg et l'heure de toutes les gares
Et à Oufa, le visage ensanglanté du canonnier
et le cadran bêtement lumineux de Grocho
Et l'avance perpétuelle du train
Tous les matins on met les montres à l'heure
Le train avance et le soleil retarde
Rien n'y fait, j'entends les cloches sonores
Le gros bourdon de Notre - Dame
La cloche aigrelette du Louvre qui sonna la Barthélemy
Les carillons rouillés de Bruges - la - Morte
Les sonneries électriques de la bibliothèque
de New - York
Les campagnes de Venise
Et les cloches de Moscou, l'horloge de la Porte - Rouge
qui me comptait les heures quand j'étais dans un bureau
Et mes souvenirs
Le train tonne sur les plaques tournantes
Le train roule
Un gramophone grasseye une marche tzigane
et le monde, comme l'horloge du quartier juif de Prague,
tourne éperdument à rebours.

Effeuille la rose des vents
Voici que bruissent les orages déchaînés
Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés
Bilboquets diaboliques
Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais
D'autres se perdent en route
Les chefs de gare jouent aux échecs
Tric - trac
Billard Caramboles Paraboles
La voie ferrée est une nouvelle géométrie
Syracuse Archimède
Et les soldats qui l'égorgèrent
Et les galères et les vaisseaux
Et les engins prodigieux qu'il inventa
Et toutes les tueries
L'histoire antique

L'histoire moderne
Les tourbillons

Les naufrages
Même celui du Titanic que j'ai lu dans le journal
Autant d'images - associations
que je ne peux pas développer dans mes vers
Car je suis encore fort mauvais poète
Car l'univers me déborde
Car j'ai négligé de m'assurer
contre les accidents de chemin de fer
Car je ne sais pas aller jusqu'au bout
Et j'ai peur.



J'ai peur
Je ne sais pas aller jusqu'au bout
Comme mon ami Chagall
je pourrais faire une série de tableaux déments
mais je n'ai pas pris de notes en voyage
" Pardonnez-moi mon ignorance
Pardonnez-moi de ne plus connaître
l'ancien jeu des vers "
comme dit Guillaume Apollinaire
Tout ce qui concerne la guerre
on peut le lire dans les Mémoires de Kouropatkine
ou dans les journaux japonais
qui sont aussi cruellement illustrés
A quoi bon me documenter
Je m'abandonne
aux sursauts de ma mémoire...

 

À partir d'Irkountsk le voyage devint
beaucoup trop lent beaucoup trop long
Nous étions dans le premier train
qui contournait le lac Baïkal
On avait orné la locomotive de drapeaux
et de lampions et nous avions quitté la gare
aux accents tristes de l'hymne au Tzar.
Si j'étais peintre
je déverserais beaucoup de rouge,
beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
car je crois bien que nous étions tous un peu fous
et qu'un délire immense ensanglantait les faces énervées
de mes compagnons de voyage
Comme nous approchions de la Mongolie
qui ronflait comme un incendie.

Le train avait ralenti son allure
et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
les accents fous et les sanglots d'une éternelle liturgie

J'ai vu
J'ai vu les trains silencieux les trains noirs
qui revenaient de l'Extrême-Orient
et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme le fanal d'arrière,
court encore derrière ces trains
À Talga
cent mille blessés agonisaient
faute de soins
J'ai visité les hôpitaux de Kranoïarsk
et à Khilok nous avons croisé un long convoi
de soldats fous
J'ai vu dans les lazarets
des plaies béantes des blessures
qui saignaient à pleines orgues
Et les membres amputés dansaient autour
ou s'envolaient dans l'air rauque
L'incendie était sur toutes les faces dans tous les cœurs
Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres
Et sous la pression de la peur
les regards crevaient comme des abcès
Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons
Et j'ai vu
J'ai vu des trains de soixante locomotives
qui s'enfuyaient à toute vapeur
pourchassés par les horizons en rut
et des bandes de corbeaux qui s'envolaient
désespérément après

disparaître
dans la direction de Port - Arthur.


  Suite

 

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