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Contributions : Analyses : Steiner III


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Un programme de formation minimal

La troisième thèse est la suivante : La décentralisation et les économies qu'elle permet à l'Etat de réaliser entraînent sur le plan concret un démantèlement du système de formation touchant tout le monde. A la longue, les intérêts des groupes minoritaires sont supplantés par ceux de la majorité, qui ne peut créer son unité qu'autour du plus petit dénominateur commun en matière de formation. C'est pourquoi le programme d'enseignement ne prévoit que ce plus petit dénominateur commun, à savoir « des connaissances générales ». Tous les autres éléments sont considérés comme faisant partie des projets de réforme scolaire locale. Ainsi, le contrat que la société doit remplir en matière de formation selon Comenius, à savoir «omnibus omnia omnio» (toutes les connaissances doivent être enseignées à tou-te-s par toutes les méthodes possibles), principe qui n'est pratiquement appliqué nulle part, malgré des efforts entrepris dans ce sens, est aujourd'hui sérieusement remis en question.

Dans le cadre des réformes scolaires centrées sur l'efficacité et qui ont été entreprises dans les années 1980 et 1990, la qualité de la formation n'est déterminée que par le biais d'un programme de formation minimal, se limitant à la définition de normes pour les branches enseignées, à la fixation au niveau national de programmes-cadres en matière d'enseignement et à la création de documents d'examens au niveau central.

Le fait de se limiter au plus petit dénominateur commun en matière de formation répond à la fois à « une intention pédagogique » et à « une volonté de réforme du système éducatif », dans le but de permettre le développement d'une multitude de modèles scolaires et d'approches favorisant la créativité.

Dans l'espace germanophone, les chercheurs-euses du domaine de la formation interculturelle se sont également penchés sur le principe des « connaissances générales » et sur ses conséquences pour la formation destinée aux minorités. Dans leur ouvrage réunissant différentes études, Ingrid Gogolin, Marianne Krüger-Potratz et Norbert Wenning (1996) étudient trois questions intéressantes qui découlent du principe des « connaissances générales » : Est-il prévu d'enseigner ces connaissances dans le cadre d'une formation destinée à tou-te-s les élèves ? Faut-il enseigner toutes les connaissances à tout le monde et de quelle façon ? S'agit-il d'une formation incluant toutes les dimensions de base d'un enseignement ?

 

Une nouvelle approche, centrée sur les performances

Le fait de lier un programme de formation minimale et une approche centrée sur l'efficacité des écoles entraîne le glissement mentionné précédemment, c'est-à-dire le passage d'une approche centrée sur la formation à une approche centrée sur les performances.

Aujourd'hui, l'autorisation d'enseignement accordée par l'Etat à des écoles gérées de manière autonome aux Etats-Unis ne dépend pratiquement plus que du niveau de performances des élèves, évalué sur la base des résultats d'examens concernant les mathématiques et la langue principale. Pour les dernières années scolaires, l'évaluation se base également sur les résultats obtenus en sciences naturelles.

Ainsi, la notion d'efficacité basée sur les performances a supplanté la notion de formation en fonction des besoins, qui constituait la référence précédemment. Il est clair que la pédagogie interculturelle n'a pratiquement aucune chance de pouvoir être appliquée, si son efficacité est uniquement mesurée en fonction des performances des élèves dans les domaines des mathématiques et de la langue principale. En effet, toute mesure de contrôle évaluant l'efficacité d'un enseignement sur la base d'une seule langue engendre de fait une discrimination des enfants et adolescent-e-s bilingues.

C'est pour cette raison que les écoles à autonomie partielle dont l'existence dépend du soutien financier de l'Etat n'ont pas très envie d'accueillir des élèves ayant des besoins en formation particuliers. S'ajoute à cela le volume de travail administratif que les mesures de soutien et d'encouragement engendrent pour les directions d'école aux Etats-Unis

L'école doit rendre des comptes à ses clients

En plus du glissement d'une approche centrée sur les besoins vers une approche centrée sur les performances, un autre changement est à signaler, à savoir le changement de l'instance à laquelle les écoles à autonomie partielle doivent rendre des comptes sur les performances accomplies. Il y a encore quelques années, il fallait rendre à l'Etat un rapport sur les mesures prises en vue d'assurer l'intégration et l'égalité des chances des minorités. Rappelons que cette règle s'appliquait même aux entreprises privées qui déposaient des demandes de subventions auprès de l'Etat. Ces entreprises étaient tenues (en anglais américain : « accountable ») de faire la preuve qu'elles prenaient suffisamment de mesures sur le plan de l'intégration et l'égalité des chances des minorités. Il est important d'ajouter que les institutions d'Etat, comme les écoles, qui ne satisfaisaient pas à cette condition devaient s'attendre à ce que leurs subventions soient réduites ou même qu'on leur retire leur licence.

Les réformes scolaires centrées sur l'efficacité prévoient, par contre, que les écoles ne doivent rendre des comptes qu'à leurs client-e-s, c'est-à-dire aux parents de leurs élèves. Dans ce système, l'organe de l'Etat responsable de l'instruction publique n'intervient que si au niveau de l'output (résultats d'examens en mathématiques et dans la langue principale) les objectifs ne sont plus atteints. Aujourd'hui, il est donc possible qu'une école reçoive des subventions de l'Etat pour mettre sur pied un programme attractif destiné uniquement aux familles blanches de classe moyenne. Par le passé, cette école aurait dû faire la preuve qu'elle a au moins essayé de s'adresser aux minorités. Aujourd'hui, par contre, les écoles ne doivent plus se justifier par rapport à la ségrégation de fait qu'elles opèrent en fonction de la couleur de la peau. Elles doivent uniquement satisfaire leur clientèle. Si cette dernière est blanche et fait partie de la classe moyenne, comme dans l'exemple cité plus haut, il ne reste pas suffisamment de place pour un enseignement multiculturel. Dans ce cas de figure, l'argument principal pour introduire une dimension multiculturelle dans les programmes d'enseignement disparaît, puisque les cours ne sont plus axés sur les besoins d'une société multiculturelle.

 

Nouveaux pouvoirs, ancien pouvoir et absence de pouvoir

Le magazine autrichien Schulheft publiera cette année un numéro spécial sur le thème du pouvoir à l'école. Différents auteur-e-s y analyseront plus précisément les glissement de pouvoir qui s'effectuent dans le cadre des réformes scolaires centrée sur l'efficacité. L'équipe d'édition de ce magazine a décrit avec pertinence les quatre niveaux de glissement de pouvoir (cf. le n°3/1998 du magazine Schulheft). Pour le contexte helvétique, le « nouveau pouvoir à grande échelle » se réfère au glissement de pouvoir de l'Etat vers les structures de l'industrie de la formation ainsi que le glissement du pouvoir des cantons vers les communes ; le « nouveau pouvoir à petite échelle » correspond au pouvoir repris par les nouvelles directions d'écoles qui sont constituées; « l'ancien pouvoir » représente le contrôle qui continue d'être assuré par les départements de l'instruction publique et « l'absence de pouvoir » illustre le déficit de pouvoir qui reste une des caractéristiques de la situation des parents étrangers.

Dans cette partie, j'aimerais aborder plus en détail la notion « d'ancien pouvoir » en me basant sur l'analyse différenciée faite par Sertl. Cette thèse - la quatrième - est la suivante : Il ne faut pas confondre la « décentralisation » avec la « dérégulation » pratiquée par l'Etat. Il s'avère qu'à long terme la décentralisation entraîne un renforcement de la réglementation étatique, bien que cette dernière se fasse avec moins de moyens financiers. La décentralisation et le développement scolaire local dissimulent donc les mesures d'économies prévisibles dans le domaine de la formation sous un voile pédagogique, détournant ainsi l'attention des facteurs de l'égalité des chances et de la discrimination.

 

Le renforcement de la réglementation étatique

Selon cette thèse, la réforme scolaire centrée sur l'efficacité ne représente qu'une étape intermédiaire introduisant la phase suivante, au cours de laquelle l'Etat réglemente très sévèrement le système de formation, en réduisant néanmoins fortement les moyens financiers qu'il verse. De ce point de vue, le discours selon lequel la réforme du système de formation serait génératrice d'innovations pédagogiques potentielles et d'autonomie ne constitue qu'un paravent idéologique servant à dissimulent la base du processus, c'est-à-dire les coupes concrètes dans les moyens financiers. Du reste, les politicien-ne-s s'occupant du système éducatif ne cachent pas que la « crise de l'Etat-providence» et « les mesures d'économies nécessaires » ont engendré une pression en faveur d'une réforme du système éducatif. Pourtant, l'on n'évoque que rarement les tendances centralisatrices très fortes qui résultent de l'introduction des réformes scolaires locales.

Ces évolutions contradictoires nécessitent quelques explications et illustrations. La centralisation s'explique par la nécessité de contrôler la qualité et l'efficacité. En effet, avant que les écoles puissent élaborer leur programme de cours et leur propre profil pédagogique, il faut - selon la logique des politicien-en-s s'occupant du système éducatif - définir dans les moindres détails les normes concernant les niveaux de formation à atteindre. Ainsi, dans la plupart des Etats, l'autonomisation partielle des écoles va de pair avec l'introduction de tests standardisés, qui sont remplis chaque année à tous les échelons scolaires - de l'école enfantine jusqu'à la fin de l'école obligatoire -, puis envoyés dans un centre d'évaluation. Etant donné que les Etats-Unis appliquent le système des tests à choix multiple (« multiple choice ») à tous les enfants et tous les adolescent-e-s, la centrale d'évaluation des tests peut calculer les performances des écoles au niveau national et indiquer si les performances d'une école ou d'un-e élève sont inférieures ou supérieures à la moyenne. Un formulaire d'évaluation valable pour la lecture, la langue principale et le calcul, m'avait d'ailleurs été transmis à Berkeley (Californie) pour mon garçon alors âgé de 8 ans ! Ces tests standards sont considérés comme des outils permettant de mesurer la qualité des écoles à autonomie partielle.

 

« Les écoles qui échouent »

En Europe centrale et en Europe de l'Est ainsi qu'en Eurasie, où l'on a recours à mes services en tant que conseillère depuis quelques années, l'on constate qu'il existe actuellement une vraie panique concernant la standardisation et l'accréditation. Ces Etats sont mis sous pression par le Banque mondiale, la Banque asiatique de développement ou des organismes européens pour qu'ils effectuent des réformes scolaires centrées sur l'efficacité. Avant de déléguer le pouvoir de décision aux écoles, l'on met en place une structure garantissant que l'Etat garde le pouvoir de décision en tant que dernière instance, malgré le transfert de pouvoir aux écoles. Dans ce but, l'on élabore pour chaque degré scolaire un plan de cours détaillé. A cela s'ajoute le fait que la privatisation de la formation des maîtres a engendré une multiplication des institutions de formation et de perfectionnement professionnels pour les enseignant-e-s. Actuellement, le département de l'éducation doit en toute hâte définir des critères d'accréditation, c'est-à-dire fixer les critères de la formation des maîtres dans tous les détails afin de pouvoir justifier la reconnaissance étatique des institutions privées et la participation financière que leur verse l'Etat.

Comme le soulignent les exemples des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, les nouvelles autorités de l'instruction publique - y compris les autorités de type « nouvelle gestion publique » - ne sont pas des instances passives dans le cadre des réformes scolaires centrées sur l'efficacité. Toutes les deux ou trois semaines, certaines écoles font les gros titres des journaux parce qu'elles sont menacées de perdre les subsides de l'Etat, si elles n'abandonnent pas sur-le-champ et complètement leur autonomie et ne se soumettent pas à l'autorité de l'Etat. Ma collègue de Londres, Sally Tomlinson, a étudié en détail le destin de ces « failing schools » ou « écoles qui échouent » (cf. Tomlinson & Craft 1995). La plupart des écoles anglaises considérées comme menacées accueillent un grand nombre d'élèves immigré-e-s ou nécessitant un soutien pédagogique spécial sous forme de cours d'appui et d'encouragement.

4ème partie (IV)

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