L'école doit rendre des comptes à ses clients
En plus du glissement d'une approche centrée sur les besoins vers une approche
centrée sur les performances, un autre changement est à signaler, à
savoir le changement de l'instance à laquelle les écoles à autonomie
partielle doivent rendre des comptes sur les performances accomplies. Il y a encore
quelques années, il fallait rendre à l'Etat un rapport sur les mesures
prises en vue d'assurer l'intégration et l'égalité des chances
des minorités. Rappelons que cette règle s'appliquait même aux
entreprises privées qui déposaient des demandes de subventions auprès
de l'Etat. Ces entreprises étaient tenues (en anglais américain : «
accountable ») de faire la preuve qu'elles prenaient suffisamment de mesures
sur le plan de l'intégration et l'égalité des chances des minorités.
Il est important d'ajouter que les institutions d'Etat, comme les écoles,
qui ne satisfaisaient pas à cette condition devaient s'attendre à ce
que leurs subventions soient réduites ou même qu'on leur retire leur
licence.
Les réformes scolaires centrées sur l'efficacité prévoient,
par contre, que les écoles ne doivent rendre des comptes qu'à leurs
client-e-s, c'est-à-dire aux parents de leurs élèves. Dans ce
système, l'organe de l'Etat responsable de l'instruction publique n'intervient
que si au niveau de l'output (résultats d'examens en mathématiques
et dans la langue principale) les objectifs ne sont plus atteints. Aujourd'hui, il
est donc possible qu'une école reçoive des subventions de l'Etat pour
mettre sur pied un programme attractif destiné uniquement aux familles blanches
de classe moyenne. Par le passé, cette école aurait dû faire
la preuve qu'elle a au moins essayé de s'adresser aux minorités. Aujourd'hui,
par contre, les écoles ne doivent plus se justifier par rapport à la
ségrégation de fait qu'elles opèrent en fonction de la couleur
de la peau. Elles doivent uniquement satisfaire leur clientèle. Si cette dernière
est blanche et fait partie de la classe moyenne, comme dans l'exemple cité
plus haut, il ne reste pas suffisamment de place pour un enseignement multiculturel.
Dans ce cas de figure, l'argument principal pour introduire une dimension multiculturelle
dans les programmes d'enseignement disparaît, puisque les cours ne sont plus
axés sur les besoins d'une société multiculturelle.
Nouveaux pouvoirs, ancien pouvoir et absence de pouvoir
Le magazine autrichien Schulheft publiera cette année un numéro
spécial sur le thème du pouvoir à l'école. Différents
auteur-e-s y analyseront plus précisément les glissement de pouvoir
qui s'effectuent dans le cadre des réformes scolaires centrée sur l'efficacité.
L'équipe d'édition de ce magazine a décrit avec pertinence les
quatre niveaux de glissement de pouvoir (cf. le n°3/1998 du magazine Schulheft).
Pour le contexte helvétique, le « nouveau pouvoir à grande échelle
» se réfère au glissement de pouvoir de l'Etat vers les structures
de l'industrie de la formation ainsi que le glissement du pouvoir des cantons vers
les communes ; le « nouveau pouvoir à petite échelle »
correspond au pouvoir repris par les nouvelles directions d'écoles qui sont
constituées; « l'ancien pouvoir » représente le contrôle
qui continue d'être assuré par les départements de l'instruction
publique et « l'absence de pouvoir » illustre le déficit de pouvoir
qui reste une des caractéristiques de la situation des parents étrangers.
Dans cette partie, j'aimerais aborder plus en détail la notion «
d'ancien pouvoir » en me basant sur l'analyse différenciée faite
par Sertl. Cette thèse - la quatrième - est la suivante : Il ne faut
pas confondre la « décentralisation » avec la « dérégulation
» pratiquée par l'Etat. Il s'avère qu'à long terme la
décentralisation entraîne un renforcement de la réglementation
étatique, bien que cette dernière se fasse avec moins de moyens financiers.
La décentralisation et le développement scolaire local dissimulent
donc les mesures d'économies prévisibles dans le domaine de la formation
sous un voile pédagogique, détournant ainsi l'attention des facteurs
de l'égalité des chances et de la discrimination.
Le renforcement de la réglementation étatique
Selon cette thèse, la réforme scolaire centrée sur l'efficacité
ne représente qu'une étape intermédiaire introduisant la phase
suivante, au cours de laquelle l'Etat réglemente très sévèrement
le système de formation, en réduisant néanmoins fortement les
moyens financiers qu'il verse. De ce point de vue, le discours selon lequel la réforme
du système de formation serait génératrice d'innovations pédagogiques
potentielles et d'autonomie ne constitue qu'un paravent idéologique servant
à dissimulent la base du processus, c'est-à-dire les coupes concrètes
dans les moyens financiers. Du reste, les politicien-ne-s s'occupant du système
éducatif ne cachent pas que la « crise de l'Etat-providence» et
« les mesures d'économies nécessaires » ont engendré
une pression en faveur d'une réforme du système éducatif. Pourtant,
l'on n'évoque que rarement les tendances centralisatrices très fortes
qui résultent de l'introduction des réformes scolaires locales.
Ces évolutions contradictoires nécessitent quelques explications
et illustrations. La centralisation s'explique par la nécessité de
contrôler la qualité et l'efficacité. En effet, avant que les
écoles puissent élaborer leur programme de cours et leur propre profil
pédagogique, il faut - selon la logique des politicien-en-s s'occupant du
système éducatif - définir dans les moindres détails
les normes concernant les niveaux de formation à atteindre. Ainsi, dans la
plupart des Etats, l'autonomisation partielle des écoles va de pair avec l'introduction
de tests standardisés, qui sont remplis chaque année à tous
les échelons scolaires - de l'école enfantine jusqu'à la fin
de l'école obligatoire -, puis envoyés dans un centre d'évaluation.
Etant donné que les Etats-Unis appliquent le système des tests à
choix multiple (« multiple choice ») à tous les enfants et tous
les adolescent-e-s, la centrale d'évaluation des tests peut calculer les performances
des écoles au niveau national et indiquer si les performances d'une école
ou d'un-e élève sont inférieures ou supérieures à
la moyenne. Un formulaire d'évaluation valable pour la lecture, la langue
principale et le calcul, m'avait d'ailleurs été transmis à Berkeley
(Californie) pour mon garçon alors âgé de 8 ans ! Ces tests standards
sont considérés comme des outils permettant de mesurer la qualité
des écoles à autonomie partielle.
« Les écoles qui échouent »
En Europe centrale et en Europe de l'Est ainsi qu'en Eurasie, où l'on a
recours à mes services en tant que conseillère depuis quelques années,
l'on constate qu'il existe actuellement une vraie panique concernant la standardisation
et l'accréditation. Ces Etats sont mis sous pression par le Banque mondiale,
la Banque asiatique de développement ou des organismes européens pour
qu'ils effectuent des réformes scolaires centrées sur l'efficacité.
Avant de déléguer le pouvoir de décision aux écoles,
l'on met en place une structure garantissant que l'Etat garde le pouvoir de décision
en tant que dernière instance, malgré le transfert de pouvoir aux écoles.
Dans ce but, l'on élabore pour chaque degré scolaire un plan de cours
détaillé. A cela s'ajoute le fait que la privatisation de la formation
des maîtres a engendré une multiplication des institutions de formation
et de perfectionnement professionnels pour les enseignant-e-s. Actuellement, le département
de l'éducation doit en toute hâte définir des critères
d'accréditation, c'est-à-dire fixer les critères de la formation
des maîtres dans tous les détails afin de pouvoir justifier la reconnaissance
étatique des institutions privées et la participation financière
que leur verse l'Etat.
Comme le soulignent les exemples des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, les
nouvelles autorités de l'instruction publique - y compris les autorités
de type « nouvelle gestion publique » - ne sont pas des instances passives
dans le cadre des réformes scolaires centrées sur l'efficacité.
Toutes les deux ou trois semaines, certaines écoles font les gros titres des
journaux parce qu'elles sont menacées de perdre les subsides de l'Etat, si
elles n'abandonnent pas sur-le-champ et complètement leur autonomie et ne
se soumettent pas à l'autorité de l'Etat. Ma collègue de Londres,
Sally Tomlinson, a étudié en détail le destin de ces «
failing schools » ou « écoles qui échouent » (cf.
Tomlinson & Craft 1995). La plupart des écoles anglaises considérées
comme menacées accueillent un grand nombre d'élèves immigré-e-s
ou nécessitant un soutien pédagogique spécial sous forme de
cours d'appui et d'encouragement.
4ème partie (IV)
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