La décentralisation mène à la MacDonaldisation
Voici la première thèse provocante dont le but est de stimuler la
discussion : Le développement scolaire local et la diversité pédagogique,
qui devrait - selon l'intention affichée - se traduire par une différence
de profil entre les écoles, sont des notions qui, à la longue, s'excluent
mutuellement. Au lieu d'introduire une différenciation, la décentralisation
mène au contraire à la MacDonaldisation des réformes scolaires,
processus dans lequel les programmes de formation des différentes écoles
deviennent de plus en plus semblables.
Le développement scolaire local ou le système d'école publique
à autonomie partielle permettent - c'est du moins l'argument de leurs partisan-ne-s
- de tenir compte des besoins d'une école précise ou d'un arrondissement
scolaire particulier. A la longue, ce processus est censé créer des
écoles plus innovatrices sur le plan de la formation, répondant mieux
aux besoins et dirigées de manière plus démocratique. Pour concrétiser
ces objectifs ambitieux, beaucoup d'écoles ont aujourd'hui recours à
des consultant-e-s externes. Il s'agit souvent de personnes spécialisées
dans le développement des organisations ou, dans des cas assez rares, de chercheurs/-euses
en sciences de l'éducation. Ce sont ces expert-e-s du développement
des organisations et de l'évaluation qui élaborent les critères
pour une école centrée sur l'efficacité. [º] Ce processus
s'effectue dans un premier temps en collaboration avec les directions d'école
et le corps enseignant. Cependant, très rapidement, l'on attribue l'ensemble
des tâches d'évaluation et d'innovation à des expert-e-s externes.
Jusqu'à un certain point, la pensée centrée sur l'efficacité
va à l'encontre de l'action pédagogique. En effet, l'approche centrée
sur l'efficacité vise les résultats (ouput) du processus, alors que
l'action pédagogique se concentre sur le processus lui-même et sur ce
que l'on y intègre (input). Si les enseignant-e-s ne sont pas dépassé-e-s
par ce type d'approche axée sur les résultats du processus (output),
elles-ils sont plutôt confronté-e-s à une contradiction fondamentale
qu'il s'agit de résoudre. L'autonomie de l'école implique deux tâches
pour le corps enseignant. D'une part, il doit remplir le mandat pédagogique,
axé sur la continuité, et le travail sur des sujets particuliers. D'autre
part, il doit également remplir le mandat structurel lié à la
réforme du système éducatif, qui consiste à mener une
réflexion constante sur son travail, à réviser sa pratique,
à s'orienter d'après les positions d'un collectif et à adapter
sa méthode d'enseignement personnelle en fonction de critères d'évaluation
liés au marché et à la politique en matière de formation.
Cette contradiction est bien connue des personnes chargées de la planification
de la formation. Pour la résoudre, l'on a créé une nouvelle
fonction - elle est nouvelle pour la Suisse - , à savoir la fonction de «
responsable d'école», qui incarne à la fois les deux aspects
du problème. Cette personne dispose d'une certaine pratique pédagogique
et adopte une approche centrée sur l'efficacité. Sa tâche est
d'appliquer sur le plan de la pédagogie pratique les principes d'action centrés
sur l'efficacité, à savoir l'efficience, le calcul de la rentabilité,
la prévisibilité et le contrôle. La double compétence
dont jouit la/le responsable d'école, c'est-à-dire ses expériences
pédagogiques pratiques et sa formation dans le domaine de l'organisation centrée
sur l'efficacité, subit assez rapidement un changement, dans la mesure où
la deuxième compétence devient très vite plus importante que
la première. En effet, après peu de temps, les responsables d'école
ne sont plus perçu-e-s par les enseignant-e-s plongé-e-s dans la pratique
comme étant proches de cette pratique mais plutôt comme des «
gestionnaires d'école ». Ainsi, les responsables d'école se trouvent
constamment pris dans un conflit de loyauté. Abandonnées par leurs
ancien-ne-s collègues du corps enseignant, ces personnes cherchent alors du
soutien auprès de leurs nouveaux collègues spécialistes : des
professionnel-le-s du développement d'organisations et de l'évaluation
venant de l'extérieur. Il est plus facile de supprimer des postes, d'introduire
le salaire au mérite, de modifier le programme scolaire lorsque ces mesures
sont proposées par des spécialistes externes...
Des « expert-e-s » qui doivent agir dans un but lucratif
Le fait que sur le plan pratique le développement scolaire local et l'autonomie
de l'école soient pris en charge par des professionnel-le-s externes et non
pas - comme l'on pensait - par les personnes concernées, n'est pas un détail.
Cet aspect doit être pris très au sérieux, car ces expert-e-s
externes doivent agir dans un but lucratif, ce qui n'est pas le cas pour les écoles.
L'industrie de la formation en pleine essor, qui occupe des spécialistes du
développement des organisations, de l'évaluation, de la planification
des programmes scolaires, cherche à développer des modèles applicables
non seulement dans une seule école mais simultanément dans plusieurs
établissements. Au lieu de développer pour chaque école un profil
pédagogique particulier, il est plus rentable de procéder à
une Mac-décentralisation. C'est la seule manière de faire du profit
et d'assurer sa propre existence. A la longue, cette approche produit des «
paquets de réformes » (en anglais américain : «pre-packaged
school reform»), que les différentes entreprises de formation proposent
aux écoles. Aux Etats-Unis, les écoles ont par exemple le choix entre
les paquets de réformes du « Projet Edison », du « Sylvan
Learning System », etc. Ainsi, le développement scolaire local disparaît
peu à peu au profit d'une Mac-décentralisation, au cours de laquelle
les écoles sont réduites à jouer le rôle de satellites
d'un nouveau système, c'est-à-dire d'une entreprise de formation. [...]
L'incompatibilité entre une approche centrée sur l'efficacité
et l'action pédagogique ainsi que le conflit de loyauté qui en résulte
pour les directions d'école ont déjà été soulignés.
Voilà pourquoi ce sont souvent des professionnel-le-s externes que l'on charge
de la tâche du développement scolaire local. Celles qui en profitent,
ce sont les entreprises de formation.
La dépendance par rapport à l'industrie de la formation
La deuxième thèse est la suivante : La décentralisation remplace
un type de dépendance par un autre. Elle remplace la dépendance de
l'école par rapport à l'Etat central, qui prend les décisions
politiques, par une dépendance par rapport à l'industrie de la formation,
qui fonctionne selon le principe de la recherche de profit.
Pour illustrer cette deuxième thèse, nous allons nous référer
à l'exemple du « Edison Project », une firme américaine
de formation dont l'essor est vertigineux. Cette firme a été fondée
en 1991 par une série de personnalités : Christopher Whittle, Benno
C. Schmidt, ancien président de l'Université de Yale, et John Chubb,
auteur avec Terry Moe, professeur à l'Université de Standford, d'un
des livres les plus lus dans ce domaine. Jusqu'à ce jour, 25 écoles
américaines (regroupant 13 000 élèves) ont chargé la
firme Edison d'organiser et de gérer leur établissement. La firme estime
que 60 écoles rejoindront la chaîne Edison d'ici 1999 et prévoit
un chiffre d'affaires de 1 milliard de dollars dans dix ans.
L'école «Seven Hills Charter School» de Worcester, Massachusetts,
est un exemple soulignant l'étroite collaboration entre l'école et
l'industrie de la formation. Cette école a été créée
en juillet 1996 par un groupe de parents. Ce dernier a engagé une responsable
d'école, qui de son côté a conclu un partenariat avec Edison
Project. Alors que les travaux de rénovation des locaux de la future école
n'étaient pas encore achevés, l'on publiait déjà le profil
pédagogique de ce nouvel établissement scolaire. Dans le cadre de ce
projet, la firme Edison s'est occupée des relations publiques, de l'engagement
des enseignant-e-s et du personnel, de l'élaboration du programme scolaire
et du dépôt des demandes de subventions auprès des pouvoirs publics.
L'afflux des demandes d'inscription a été massif. A peine deux mois
plus tard, l'école ouvrait ses portes avec un jardin d'enfants et des classes
pour les six premières années du niveau primaire. Alors que 1000 candidat-e-s
s'étaient inscrit-e-s pour les 330 places disponibles, les élèves
retenus ont été tiré-e-s au sort. L'afflux a été
tellement fort qu'il a fallu ouvrir des classes pour la septième et la huitième
année d'école. Au cours de la deuxième année de vie de
l'établissement, le nombre de candidat-e-s s'était déjà
élevé à 1400, dont seuls 635 ont pu être retenus. Pour
la firme Edison, l'école «Seven Hills Charter School» est une
affaire rentable. En effet, la commune lui verse 5800 dollars par élève
faisant partie de l'école. Cette somme représente le montant annuel
des frais de scolarité par élève fixé par l'Etat fédéral
du Massachusetts. Du reste, toute association de type « Charter School »,
c'est-à-dire toute association de parents, peut demander à recevoir
ce type de subvention en soumettant un projet d'école concret.
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