MOISHE POSTONE : « MARX EST-IL DEVENU MUET ?
FACE A LA MONDIALISATION »
Traduit par Olivier Galtier et Luc
Mercier, L’Aube 2003
(Commentaires par Urbain Bizot)
Moishe Postone n’est
pas un auteur qui se fait remarquer par l’abondance de ses publications. Son
seul véritable livre est Time, labor and social domination, publié par
Cambridge University Press en 1993. Postone apparaît du même coup comme
l’antithèse des nombreux polygraphes qui se sont fixé comme objectif d’alourdir
inutilement le poids des étagères, comme les Sollers, les Lévy et les Vaneigem
qui cherchent (et qui parviennent) à occuper le terrain par une véritable
stratégie d’acharnement.
Bien qu’à cheval sur
deux pays, les Etats-Unis et l’Allemagne, Postone est moins cité en France que
Chomsky, Habermas ou Sloterdijk, qui représentent ces pays pour le
lettré français ; et on peut penser qu’il n’a en effet rien en commun avec
de tels « intellectuels », et donc que cette situation va perdurer.
Ceux en Europe qui
l’ont découvert sont jusqu’ici peu nombreux : la revue française Temps
Critiques (en 1990) ; le groupe allemand Krisis (en
1998) ; et un éditeur français marginal, L’Aube, avec la traduction dont
il est ici question, intitulée Marx est-il devenu muet ? Face à la
mondialisation. Ce titre, d’une insigne stupidité (on a peine à croire
qu’il émane de l’auteur lui-même), nuira sans doute à la propagation de
l’ouvrage, et c’est regrettable. Il est vrai que le cœur du livre est constitué
par un article consacré à quelque chose d’insignifiant, puisqu’il est question
de critiquer Derrida. Mais ces efforts de réflexion à propos d’une cause qui ne
le mérite pas (et qui, par voie de conséquence, restent de loin la partie la
plus faible du livre) sont encadrés par Quelle valeur a le travail ?,
une étude de qualité sur le mouvement de la valeur à travers ses manifestations
les plus récentes, et par Antisémitisme et national-socialisme, une
interprétation à la fois perspicace et audacieuse de la furie nazie antijuive.
Cela faisait très longtemps qu’on n’avait pu lire des pages aussi
intelligentes, surtout sous la plume d’un universitaire. Postone restera
déjà, sous cet angle, comme quelqu’un sur qui la médiocrité universitaire
contemporaine a jusqu’ici glissé sans laisser de traces : et pour ne pas
se laisser détourner, en pareil environnement, d’une réflexion effectivement
radicale, il faut sans aucun doute disposer d’un véritable et solide talent
personnel.
Cette avalanche
inhabituelle de compliments ne nous empêchera pas, le lecteur le constatera, de
manifester quelques réserves, pas toujours anecdotiques, au fil des
commentaires qui vont suivre. De manière générale, il nous semble que les
rappels faits par Postone relativement à la critique marxienne de l’économie
politique se montrent appréciables à une époque comme la nôtre, qui a très
largement perdu de vue la profondeur réelle de telles analyses, mais il nous
semble aussi que le progrès est faible, voire inexistant, si l’on compare
Postone aux écrits d’époques plus anciennes. C’est d’ailleurs là un premier
reproche, sérieux, auquel l’on peut et l’on doit exposer les écrits de
Postone : ils passent systématiquement sous silence l’ensemble de la
dissidence « marxiste », qui n’était nullement assimilable au
marxisme de bois dont Postone se démarque avec une facilité qu’on imagine. On
ne peut éviter d’ajouter que son silence à ce sujet ne s’explique certainement
pas par de l’ignorance…
Autre aspect
réellement préoccupant : même si tout ce qu’écrit Postone s’inscrit en
faux contre la platitude antimondialiste, son rapport à la gauche politique ne
semble pas vraiment clair. De cette gauche, dont un théoricien de son niveau ne
devrait même pas évoquer l’existence (parce que cette existence relève de
l’illusion la plus absolue, et qu’elle se situe donc désormais et pour toujours
en dessous de toute critique), Postone écrit successivement que
les récents développement historiques « représentent de sérieux défis à la
gauche » (p. 21), ou encore que « sans une analyse du capitalisme
capable d’aborder une crise structurelle qui affecte la vie de la plupart des
habitants de la planète, quoique avec des différences, la gauche aura
complètement abandonné le champ politique à la droite » (p. 38). De tels
écarts de niveau, aussi compromettants, sont-ils imputables au séjour prolongé
de Postone à l’Institut fondé à Francfort par Adorno et Horkheimer, puis géré
par le nain intellectuel Habermas (qui se prend pour l’hilarant mentor d’une
risible social-démocratie allemande contemporaine) ? Quand « la
gauche » a rejeté depuis plusieurs décennies un marxisme dont même la
version traditionnelle suffirait à l’embarrasser, et quand elle a ainsi rejoint
son concept de figurant sur la scène « politique », que faut-il
penser d’un théoricien qui s’interroge encore à son sujet ?
Postone introduit son
propos en se démarquant de quelque chose qui n’est plus une référence pour
personne, tantôt pour de bonnes, tantôt pour de mauvaises raisons : le
« marxisme traditionnel ». Celui-ci était passé de vie à trépas
avec la naissance du capitalisme d’Etat en Russie puis en Chine, mort écartelé
entre l’impossibilité de justifier la dictature bureaucratique, et l’incapacité
de la comprendre et de la dénoncer. Parmi les esprits honnêtes et lucides, les
diatribes du début du XX° siècle sur l’identité réelle de la classe
bureaucratique avaient vite fait place à un jugement sans appel sur la nature
même de la société faussement dénommée « soviétique ». Il allait de
soi que l’idéologie du capitalisme d’Etat et liée à sa défense ne pouvait en
aucun cas critiquer le capitalisme en général, et que sa dégénérescence
théorique devait donc avancer à grands pas. Promesse amplement tenue. En
réaction contre des lendemains qui déchantaient à ce point, et contre une
supercherie aussi sanglante, les émeutes et les insurrections s’étaient
succédées depuis le début même de l’ère « soviétique »
(anti-soviétique serait infiniment plus proche de la vérité) tandis que,
parallèlement, les mouvements dissidents dans la théorie se multipliaient (des
émeutes anarchistes de Kronstadt et de Makhno aux théories conseillistes de Socialisme
ou Barbarie). Et on voudrait à présent, sur la base d’un black out
sur tout cela, nous mettre en scène un « renouveau théorique » inédit
(« reconceptualiser le noyau du capitalisme », p. 24), comme si se
démarquer de nos jours de l’archaïque épave « marxiste » suffisait
pour mettre à flot une embarcation pimpante et navigable ? Le capharnaüm
contemporain a certes pour coutume de se nourrir d’idées anciennes, recyclées
en fausses découvertes, mais le sérieux d’un théoricien, surtout se réclamant
de Marx, en prend un coup si on le surprend la main dans ce genre de sac ;
et prendre le contre-pied d’une vieillerie comme le « marxisme
traditionnel » ne vaut pas toujours mieux que de simplement le remettre en
circulation : la négation d’une vieillerie n’est souvent qu’une forme
vieillie de négation. Ce n’est donc pas ce cadre général du projet de Postone
qui nous impressionnera favorablement.
L’une des thèses
centrales de Postone est la suivante : préférer le Marx de la maturité au
jeune Marx, encore empreint de philosophie de l’histoire hégélienne et
d’anthropologie feuerbachienne, et borner les concepts du Marx de la maturité à
l’époque capitaliste décrite. On peut se demander si ce choix se distingue
autant de la coupure épistémologique du stalinien Althusser que Postone le
pense, mais le but visé, de façon constatable, diffère nettement du scientisme
althussérien : il s’agit en effet d’appliquer en profondeur la critique
marxienne du capitalisme, c.a.d., notamment, de comprendre le travail comme une
catégorie indissolublement liée à la marchandise, et devant être supprimé avec
elle. Cette priorité aux concepts développés dans Le Capital plutôt que
dans les Manuscrits de 1844, dont le principe ne convainc pas mais dont
le résultat s’avère louable, se double d’une opération de
« désontologisation », qui en est l’objectif profond : ramener
les concepts à leur dimension historique, inhérente à la société moderne, les
ramener du concept philosophique « éternel » à la catégorie
descriptive historiquement déterminée. Une telle entreprise, qui sonne
évidemment de façon très marxienne, comporte des aspects contradictoires, sur
lesquels il importe de s’arrêter quelque peu.
Postone s’en prend
très clairement à toute la tradition marxiste qui faisait du travail une
catégorie éternelle, une sorte de donnée naturelle inhérente à l’existence
humaine, et qui prenait appui sur des textes du jeune Marx où effectivement
certains passages se prêtaient à cette interprétation. Postone, pour le moins,
a donc raison de s’opposer à cela. Dans ce contexte, la prétention
« ontologique » ne servait qu’à pérenniser artificiellement une
donnée historique particulière (le capital comme accumulation de travail, le
travail à la base du capital). La transformation de la pensée de Marx en Weltanschauung
(en « matérialisme historique ») permettait aux maîtres du Kremlin de
faire perdurer dans leur intérêt la réalité du travail, celle des travailleurs,
et celle de leur exploitation par la classe bureaucratique. Mais, par ailleurs,
la notion de travail telle que le jeune Marx l’utilisait était-elle
effectivement réductible à son usage stalinien ? Quand Marx critiquait dans
les Manuscrits de 1844 le « travail aliéné », cela supposait
qu’il existait, au moins potentiellement, un travail non aliéné ; que
celui-ci n’existait plus sous la dictature du capital et de la marchandise,
mais qu’il avait existé avant, ou qu’il pourrait exister après. Est-ce à dire
que Marx avait préparé le terrain à la perpétuation par une société
« socialiste » de la logique industrielle développée par le
capital? Certainement pas. Il nous paraît au contraire établi, contrairement
aux limites posées par Postone, qu’aucune grande pensée ne s’est développée
sans poursuivre le projet ambitieux de comprendre le particulier à partir du
général, et donc sans situer une époque transitoire dans une trajectoire
historique plus lointaine. Le piège de la Weltanschauung est alors
toujours proche. Bataille fut un de ces exemples où des données historiques
(don et potlatch) se transmuent sans coup férir en principe ontologique (la
dépense). Chez le jeune Marx, la volonté existe de baser le travail de l’ère
capitaliste, qu’il n’a évidemment aucune intention d’entériner tel quel, sur un
processus plus général, sur un métabolisme actif du vivant qui serait aliéné
par l’organisation de la production en fonction de la valeur. Faut-il craindre
de rappeler cela ? Y a-t-il une raison d’en rougir ? Ce qui éloigne
les théoriciens d’un constat finalement aussi basique semble davantage tenir à
leur enfermement dans des camps conceptuels retranchés qu’à la réalité vivante
du sujet (et Bataille, pour revenir à lui, fut quelqu’un d’extraordinairement
conscient du caractère néfaste de pareils cloisonnements et des limites d’un
rationalisme oublieux de l’ouverture du vivant). On sait aussi que Marx était
un grand admirateur de Shakespeare : cela tenait sans doute en partie à
l’extraordinaire sûreté instinctive avec laquelle Shakespeare était en mesure
de développer des caractères concrets et vivants, c.a.d.
condensant de façon harmonieuse des déterminations sociales et personnelles,
mais aussi à sa capacité de mettre en scène une force libidinale
caractéristique de certaines époques seulement (il suffit de lire les portraits
retracés par Burckhardt dans son ouvrage La culture de la Renaissance
pour mesurer de quelles merveilles le caractère insatiable, si décrié de
tous temps par les parangons de la vertu limitative, peut accoucher). Le
caractère affirmatif de Marx en matière de forces productives
collectives et d’énergie vitale individuelle ne fait aucun doute et doit être
proclamé haut et fort, tant ceux qui le mentionnent ne le font généralement que
pour formuler des reproches plus ou moins indirects et alambiqués (Marx aurait
été dupe de l’enthousiasme industriel de son temps, contaminé par les
entrepreneurs ivres de profit, acceptés par lui comme relevant d’une phase
ascendante de la bourgeoisie, et, pourquoi pas, tant qu’on y est :
n’aurait-il pas aussi été complice de l’impérialisme montant ?). Il n’y a
en revanche pas lieu de douter que le point de vue de Marx, à cet égard, était
ce que Nietzsche tentera de définir plus tard comme le point de vue de la
santé, par opposition à la perspective du malade, point de vue que Bataille
reprendra ensuite comme dépense, ou principe solaire. Par rapport donc à cette
affirmation des forces vitales et de leur nécessaire activité atéléologique,
présente dans tout le monde vivant, un caractère cumulatif fait son apparition
avec l’animal qui produit son propre monde, ses propres conditions de
vie : avec l’homme, encouragé à l’action du fait de ses résultats
pratiques et, plus encore, de la reconnaissance (confirmation) de soi qui en
résulte (de la création de son identité, qui n’existe pas a priori mais
seulement a posteriori). Hegel a très bien résumé cela : « à ce dont
un esprit se satisfait, on peut reconnaître l’étendue de sa perte ». Si tout cela est vrai, il existe donc
effectivement une substance vivante aliénée par le travail (ou, exprimé
autrement, une forme de « travail » qui n’est plus du travail aliéné
parce que ce « travail » ne serait plus séparé du capital [1]), qu’il faut sans doute appeler d’un
autre terme (« force de travail », ou encore « force
vitale » ; mais le sens en est, comme Marx écrivait dans Travail
salarié et capital, que « le travail est l’activité vitale du
travailleur, l’extériorisation de sa vie ; et cette activité vitale, il la
vend à un tiers pour s’assurer des moyens nécessaires à sa vie » MEW 6, p.
400). En tout cas, les théoriciens de l’époque bourgeoise ont recours au
« travail du négatif » (Hegel) ou du « travail
du deuil » (Freud), et nous, qui détestons le travail et son monde, ne
voyons rien de troublant à cela à condition qu’on sache lire les yeux ouverts.
Pour se méprendre, il faut en effet être doté d’une complicité non négligeable
de ses cinq sens avec l’abrutissement contemporain : la question n’est
évidemment pas simplement terminologique, car l’abolition du travail, dans les
termes remarquablement adéquats des Manuscrits de 1844 (abolition d’une
activité où le travailleur se nie lui-même), est aussi la libération
d’activités, qui stagnent chez tous et dont la stagnation (la stase)
ébranle durablement la santé mentale de toute une époque. La supériorité que
Postone attribue aux catégories du Capital nous paraît donc beaucoup
plus relative et plus ambiguë que ce qu’il écrit (« l’analyse de Marx rend
implicitement superflues les conceptions évolutionnistes de l’histoire, car
elle montre que toute théorie qui pose une logique, en tant que telle, de
développement intrinsèque à l’histoire (que cette logique soit dialectique ou
évolutionniste) projette sur l’histoire en général ce qui ne concerne que le
capitalisme », p. 35) ; or, Marx s’est vu contraint de franchir le
passage qui sépare la spéculation philosophique de l’analyse concrète des
formes historiques dans lesquelles l’universel se présente, mais on ne peut pas
supposer un instant qu’un esprit comme le sien aurait identifié l’un à
l’autre – opération simpliste rigoureusement impossible pour tout
dialecticien (on sait par sa correspondance quel rapport ambivalent Marx
entretenait avec son sujet « économique », à la fois convaincu qu’il
importait d’analyser concrètement l’évolution du capitalisme et de réfuter
précisément l’économie politique, et simultanément mourant d’envie de passer à
d’autres sujets que cette « science » et cette pratique de misère).
Que les autres sujets, quand ils étaient abordés, ne l’étaient pas par Marx (ni
même par Engels) à travers les lunettes déformantes des catégories marchandes
est amplement démontré, par exemple, par L’origine de la famille, de la propriété
privée et de l’Etat (Postone s’en souvient, mais de façon trop allusive,
quand il rappelle à propos de la marchandise que « à certains égards, elle
occupe dans l’analyse de la modernité faite par Marx une place identique à
celle de la parenté dans une analyse anthropologique d’une autre forme de
société », p. 25).
L’un des mérites
indubitables de Postone est de placer la marchandise, la valeur et le travail
au centre du monde critiqué par Marx, catégories devenues inodores et
translucides dans le marxisme traditionnel (mais pas, et Postone n’en pipe mot,
dans la critique sociale dissidente, de Rosa Luxemburg à Guy Debord, qui est en
réalité le seul prolongement authentique de la pensée de Marx). Aucune critique
véritable du capital n’est possible sans être simultanément critique de la
marchandise, de la valeur et du travail : et dans ce contexte,
« critique » ne peut signifier qu’exigence de leur abolition. Postone
développe en quoi le travail remplace les rapports sociaux, se substitue à eux,
c.a.d. empêche tout rapport social qui serait autre que lui : « dans
une société où la marchandise est la catégorie structurante fondamentale de la
totalité, le travail et ses produits ne sont pas socialement distribués au
moyen des liens, des normes et des rapports non déguisés de pouvoir et de
domination traditionnels – c’est-à-dire des rapports sociaux manifestes – comme
c’est le cas dans d’autres sociétés. Au contraire, c’est le travail lui-même
qui remplace ces rapports en servant de moyen quasi objectif par lequel on
acquiert les produits des autres » (p. 26). On peut se demander si ce rôle
central est plus précisément assumé par le travail, par la valeur ou par la
marchandise (différentes facettes d’un même ordre, mais dotées de
particularités indéniables), mais ce qu’il faut retenir dans tous les cas,
c’est bien que si la généralisation de la logique capitaliste détruit
radicalement toute autre forme de rapport social, c’est qu’elle détruit en
définitive tout rapport social – car elle-même n’en est pas un (la
caractériser comme un mode de rapports sociaux, comme le faisait Marx et comme
le fait encore Postone, nous apparaît comme une classification outrancière,
excusable à l’époque de Marx où l’absence de société propre au capitalisme
était encore peu visible). Elle n’est pas un rapport social, parce qu’elle
s’instaure derrière le dos des individus (et des collectivités), à leur insu,
sans qu’ils ne décident de rien et sans qu’ils aient prise sur rien : on
conviendra qu’un rapport social, sans aller jusqu’à l’hypothèse rousseauiste du
« contrat social », traduit nécessairement une volonté des parties,
et la possibilité de réorienter le cours des choses en fonction des objectifs
qu’on se fixe ; or c’est précisément ce qui est impensable tant que domine
l’ordre marchand. Dès qu’une volonté semble s’exprimer, elle relève,
intentionnellement ou non, de l’ordre de l’illusion : les rapports sociaux
ont pris la forme de rapports entre les choses, d’abstractions, ne relèvent
plus d’une volonté. La marchandise et l’argent circonviennent toute
volonté ; la tyrannie du travail est celle de la marchandise et de
l’argent. Le travail n’est que l’exécuteur des basses œuvres de l’argent, le
bourreau appointé par la marchandise, la forme pratique adoptée par la
marchandise et l’argent pour devenir forces agissantes. Il n’est pas en
lui-même l’explication du reste (ce n’est pas le combustible qui explique la
chaudière mais la chaudière qui exige un combustible, qui réduit le charbon, le
gaz, l’électricité à l’état de combustible). Ainsi, à notre avis Postone va
trop loin lorsqu’il écrit : « j’ai affirmé que l’analyse marxienne de
la forme-marchandise et du capital n’est pas une critique faite du point de vue
du travail, des objets et de la production matérielle, compris dans un sens transhistorique.
En réalité, c’est la théorie d’une forme abstraite et historiquement spécifique
de médiation sociale – d’une forme de rapports sociaux unique dans la mesure où
elle est médiatisée par le travail » (p. 72). La théorie de Marx est celle
« d’une forme abstraite et historiquement spécifique de médiation
sociale », pour sûr, et c’est bien pour cela qu’elle est aussi une
critique faite du point de vue certes non du travail, mais de la force vitale
dont le travail se nourrit. Dans la vision habituelle des choses, les deux se
confondent pour une raison bien simple : c’est qu’il n’existe de nos jours
d’autre forme d’activité que le travail. Mais tant la force vitale que le
métabolisme avec la nature sont indéniablement à comprendre dans un sens
« transhistorique », au-delà de cette confusion sémantique.
Seulement, il ne s’agit plus du fétichisme marchand, il ne s’agit plus de
l’accumulation irréfléchie, il ne s’agit plus de « matière sans
âme », mais de l’équipement volontaire et raisonné de vie guidées par
d’autres passions. Le matériel n’est maudit que dans un monde où l’abstraction
a su s’équiper.
Il arrive à Postone
d’opposer à la valeur ce qui selon lui est son contraire. Cela donne :
« Marx a explicitement distingué valeur et richesse matérielle, et il a
lié ces deux formes distinctes de richesse à la dualité du travail sous le
capitalisme. La richesse matérielle est déterminée par la quantité de biens
produite et elle dépend de nombreux facteurs, tels que le savoir,
l’organisation sociale et les conditions naturelles, en plus du travail. La
valeur, selon Marx, n’est constituée que par la dépense de temps de travail
humain et elle est la forme dominante de richesse sous le capitalisme. Alors
que la richesse matérielle (quand elle est la forme dominante de richesse) est
médiatisée par des rapports sociaux non déguisés, la valeur est une forme
automédiatisante de richesse » (p. 28 – 29). S’il est vrai, en effet, que
la logique du capital ne vise pas la richesse matérielle en soi (illusion que
ne partagent que les visions les plus superficielles et les plus
journalistiques de notre temps), il paraît un peu court de lui opposer
celle-ci. Ce matérialisme primaire perd de vue que l’accumulation de biens
matériels ne peut exister que dépendant d’une accumulation de valeur :
le ressort de l’accumulation relève forcément plus de la quête fantomatique et
obsessionnelle abstraite que d’un engorgement sensoriel peu viable (selon les
époques, par exemple à l’époque des grands empires de l’Antiquité,
l’entassement de biens correspond à des formes primitives de valeur, et à la
puissance absolue du monarque qui se laissait hypnotiser par elles). Critiquer
la valeur en lui opposant la pure richesse matérielle n’est pas vraiment la
critiquer : à un principe dominant, il faut en opposer un autre, et la
richesse matérielle n’en est jamais un. Le principe dominant qui
s’oppose à la valeur, c.a.d. à la domination des hommes par une logique
abstraite, est une logique concrète, et la seule logique concrète qu’on puisse
concevoir est que la « richesse » ou la « pauvreté »
matérielles ne jouent plus d’autre rôle que de se plier, en tant que moyens, à
des projets qualitatifs dans la biographie des individus et des collectivités,
dont l’objectif se situe ailleurs (jeu, dépense, expérimentation de soi,
stratégie). De la sorte, on ne confondrait plus au sein d’une catégorie
syncrétique telle que les « rapports sociaux non déguisés » (Postone)
des formes archaïques de despotisme et la vie émancipée de sociétés
affinitaires.
Dans sa volonté de se
démarquer du marxisme, Postone construit en contrepoint serré des thèmes qui
n’entretiennent pas entre eux des rapports de nécessité. Ainsi, quand il écrit
que la domination sociale du capitalisme, « c’est la domination des
individus par le temps » mais en ajoutant, comme si cela découlait d’un
tel constat, que « la forme abstraite de domination analysée par Marx dans
Le Capital ne peut donc pas être comprise de manière adéquate en termes
de domination concrète de groupes sociaux ou d’organismes institutionnels de
l’Etat et/ou de l’économie » (p. 30). En bref, la domination par le temps
élimine celle par la classe bourgeoise, comme s’il s’agissait là d’une
rivalité : « une sorte de système objectif » aurait remplacé la
volonté des exploiteurs. C’est là une sorte de plus petit dénominateur commun
des théories contemporaines, une figure de « destin » qui redevient
crédible chaque fois que les luttes de classe ne lui opposent pas un démenti
pratique en levant les lièvres capitalistes cachés dans le champ de la
« nécessité objective ». Cet épouvantail caractéristique des
accalmies nous proclame : « le temps s’en prend à nous ! »,
à l’instar d’une allégorie de Dürer où la mort se saisit de la jeune fille. Dès
lors, il ne semble plus possible de comprendre que tout le pari de la
bourgeoisie, pour la première fois dans l’histoire, a été de domestiquer le
temps, de partager sa couche, de se servir de lui pour dominer le reste de
l’humanité, c.a.d. de retourner contre les vivants l’une des dimensions dans
lesquelles ils existent. Certains ont compris jadis qu’aucune domination ne
pourrait jamais être plus solide et plus inébranlable que celle qui
parviendrait à interposer, à son service, le temps entre elle et ses victimes.
Toute l’histoire de l’accumulation primitive est le portrait de pauvres hères,
ne possédant rien mais disposant du temps, avant de se faire progressivement
imposer le joug de la temporalité mécanique, de la même façon que l’Eglise de
la fin du Moyen Age s’était déjà subordonné les moinillons en leur imposant le
temps de l’horloger à l’intérieur des prisons monacales (la première horloge
mue par un poids date de 1283, et a été retrouvée au Prieuré de Dunstable dans
le Bedforshire ; elle y servait à rythmer la journée et à minuter la
succession de prières et de travaux). Plaute, déjà, savait que « les Dieux
devraient maudire l’homme qui le premier apprit à distinguer les heures,
maudire aussi celui qui sur place réalisa la première horloge solaire, laquelle
permet de couper et d’affreusement broyer mes jours en petits lambeaux ».
Nous serions tentés de baptiser cela un « paradoxe postonien » :
quand la volonté de demeurer dans un environnement historique concret,
sans généralité ni abstraction abusives, débouche sur la réintroduction, dans
ce contexte, d’une abstraction particulièrement incongrue (le temps devenu
marteau sans maître), du fait d’ignorer le point de vue de l’action pratique
(indéniable proximité avec feu le structuralisme).
Dans le même fil, les
traducteurs notent à leur tour que « le matériel n’est que le support de
l’immatériel, le concret n’est que le support de la domination de
l’abstrait » et concluent en ajoutant que « la lutte contre le
capitalisme est donc une lutte entre les hommes et la valeur, et non entre le
prolétariat et la bourgeoisie, entre le travail et le capital » (p. 6-7).
Autant la première idée, largement exprimée et développée par Marx, ne présente
rien que l’on puisse mettre en doute, autant la seconde en constitue, selon
nous, une déduction passablement dévoyée et unilatérale. Cette déduction pose
la délicate question de l’abstraction réelle, notion introduite par Marx
pour faire face au paradoxe d’intérêts réels promouvant et structurant une
forme et des rapports de production (et, de proche en proche, un mode de vie
sociale) prenant leur indépendance et dictant finalement leur propre loi, au
besoin de façon impitoyable, à ses « créateurs », à la classe qui en
détient le « droit de jouissance ». On sait que le détournement de
termes métaphysiques ou religieux paraissait à Marx susceptible d’exprimer ce
paradoxe d’une façon convenable, c.a.d. elle-même paradoxale (Lafargue avait
systématisé ce penchant, de façon fort brillante, en écrivant son pamphlet La
religion du capital). Toute la thématique du fétichisme illustre et
développe cet aspect central du monde moderne, qui croit s’être émancipé
de la religion (et qui n’oppose donc à la croyance qu’une autre croyance). La
façon dont la marchandise s’impose sans égards rappelle étroitement la
dialectique habituelle du mensonge : une fois qu’on s’y est engagé,
celui-ci produit ses exigences, qui requièrent sans cesse de nouveaux
mensonges, au point de déboucher un jour sur un véritable monde factice. Les dogmes
religieux en sont l’exemple le plus abouti dans le monde des idées. La
marchandise comme abstraction réelle risque fort d’en être l’exemple le plus
abouti dans le monde des pratiques réelles. La classe possédante est quant à
elle parfaitement consciente de cette dérive permanente, et c’est bien
pourquoi, même quand elle est provisoirement sortie indemne des rivalités
économiques, elle ne peut se contenter de compter ses profits et de mener une
vie de jouisseur contemplatif ; elle ne peut supprimer l’Etat mais doit au
contraire le conserver constamment entre ses mains, pour que la police, l’armée
et le fisc viennent à son secours dès qu’elle en ressent le besoin – c.a.d. dès
que le mouvement de la valeur ne lui est plus intrinsèquement favorable, et que
d’autres bourgeoisies deviennent menaçantes. Pour la bourgeoisie aussi, la
logique économique doit sans cesse être « rectifiée », limitée ou
amplifiée, accompagnée ou contrecarrée. En réalité, aucune classe sociale ne
peut se fier à elle : les salariés et les chômeurs, les petits commerçants
et les intermittents du spectacle, les Rmistes et les retraités, les étudiants
et les fonctionnaires publics, aucun d’entre eux ne peut échapper à la
formation en économie politique que la marchandise dispense sur le tas :
un jour ou l’autre, et plutôt deux fois qu’une, ils en subissent les avatars et
voient leur situation, déjà peu brillante, se dégrader encore plus ; et
les actionnaires eux-mêmes se voient contraints de se montrer infidèles à leur
propre dogme, le laisser faire, qui ne vise qu’à endormir le grand public.
Mais, si la bourgeoisie est elle-même contrainte d’utiliser d’autres formes
d’intervention pratique que la pratique économique, elle ne peut pour autant,
malgré les risques qu’elle court à titre individuel, dénoncer ou rêver
d’abroger le destin qui s’impose à elle : il est la condition de son
succès, c’est la nuit qui amène aussi le jour, c’est le terrain qui la
terrorise relativement mais qui terrorise absolument un prolétariat dont elle a
besoin. C’est donc un mal nécessaire (la pensée et la pratique
économiques, c.a.d. non politiques, ne peuvent jamais dépasser cette catégorie,
ce mode d’être bancal reste leur élément indépassable). La lutte entre classes
sociales est donc indissociablement liée, intriquée, avec la lutte entre
« les hommes » et « la valeur ». Dissocier l’une de l’autre
relève de l’erreur. Les opposer l’une à l’autre est bien pire encore.
La page 31 mérite,
elle, d’être relevée et même citée in extenso, tant elle déroge à la grande masse
des points de vue critique abâtardis de notre époque, en rappelant quelques
utiles banalités de base marxiennes : « D’une part, cette dynamique
se caractérise par des transformations continues de la production et, plus
généralement, de la vie sociale. D’autre part, elle entraîne la reconstitution
permanente de ce qui la fonde en tant que caractéristique immuable de la vie
sociale – c’est-à-dire que, finalement, la médiation sociale est réalisée par
le travail et que donc, quel que soit le niveau de productivité, le travail
vivant reste intégré au procès de production (considéré en fonction de la
société prise comme un tout). La dynamique historique du capitalisme engendre
sans cesse le "nouveau" tout en réengendrant le "même". Une
analyse de ce type permet de comprendre pourquoi le cours du développement
capitaliste n’a pas été linéaire, pourquoi les énormes gains de productivité
engendrés par le capitalisme n’ont conduit ni à des niveaux généraux
d’abondance toujours plus élevés ni à une restructuration fondamentale du
travail social entraînant des réductions générales significatives du temps de
travail. Dans ce cadre théorique, l’histoire sous le capitalisme n’est ni une
simple question de progrès (technique ou autre) ni une simple question de
régression ou de déclin. Au contraire, le capitalisme est une société en
changement permanent mais qui reconstitue en permanence l’identité qui la
sous-tend. Cette dynamique engendre la possibilité d’une autre organisation de
la vie sociale et cependant entrave la réalisation de cette possibilité. Cette
compréhension de la dynamique complexe du capitalisme permet une analyse
critique, sociale (et non pas technologique), de la trajectoire de croissance
et de la structure de production dans la société moderne ». Bref, pour le
formuler à notre façon : l’intrication entre l’exigence circulaire
(d’auto-reproduction) du capital et le déchaînement d’évolution linéaire est le
mode temporel réel de notre époque, et tous ceux qui ne se souviennent que
de l’une ou de l’autre de ses deux moitiés se trompent lourdement. L’unité de
ces deux tendances contraires est déjà contenue dans le mouvement simple de
l’échange A – M – A’. L’argent (A) ne vise que le retour à lui-même. Il est
pressé de se débarrasser des oripeaux profanes de l’objet marchand (M) et de
ressusciter comme argent. Mais ce retour (circulaire) est aussi l’occasion de
son accumulation : il sort grandi de sa transsubstantiation (augmenté de
la plus-value : A’= A + ∆ A). La marchandise transforme le monde
pour que l’argent retourne à lui-même, dans des proportions augmentées. Il est
à noter, ce qui nous paraît essentiel, que le détour par la substance marchande
n’est que temporaire, et que cette substance est un élément qui ne mérite pas
qu’on s’y installe durablement : le monde réel est perçu par le mouvement
de la valeur comme un mal nécessaire et comme une chrysalide à quitter à
cadences accélérées. C’est la vallée de larmes transitoire face au Paradis
éternel de la valeur. La mort du monde réel est la condition sine qua non de la
vie de la valeur, qui s’érige sur le cadavre de la substance. La vérité de
la valeur n’est finalement pas l’accumulation positive de biens mais la
destruction de ces biens, leur consumation. C’est pourquoi Postone a
foncièrement raison de baser sur le caractère contradictoire du mouvement
temporel marchand « que le capitalisme se caractérise par une forme
déterminée, aveugle, de "croissance" qui entraîne la destruction
accélérée de l’environnement naturel. Dans le cadre de cette analyse, le problème
de la croissance économique sous le capitalisme n’est pas seulement que
celle-ci soit accablée par les crises, comme l’ont souvent souligné les
approches marxistes traditionnelles. En fait, c’est la forme même de la
croissance qui pose problème » (p. 32), ce à quoi Postone ajoute une
maladresse que nous avons déjà commentée plus haut : « d’après notre
approche, la trajectoire de croissance serait différente si le but ultime de la
production était d’augmenter les quantités de biens et non la survaleur ».
Ce qui précède se passe fort heureusement d’une telle conclusion. Mais comment
ne pas se réjouir de lire quelques lignes plus loin ce qui devrait aller
de soi dans des esprits moins troublés par une mauvaise époque : « le
procès de production industriel ne devrait pas être compris en tant que procès
technique » (p. 33) ? Ou encore : « la structure actuelle
du travail et de l’organisation de la production ne peut donc pas être comprise
seulement en termes technologiques : le développement de la production sous
le capitalisme doit être compris également en termes sociaux » ? Ou
enfin cette phrase qui expose Postone aux foudres des néo-primitivistes :
« l’écart entre l’organisation présente de la vie sociale et la façon dont
elle pourrait être organisée – en particulier, étant donné l’importance
croissante de la science et de la technologie » (p. 36) ?
Après avoir rappelé la
conceptualisation du prolétariat par Marx, Postone revient au monde
contemporain et à la situation qu’il estime être celle de ce qui reste du
prolétariat : « cette approche [la sienne] reconceptualise la société
post-capitaliste en termes de dépassement du prolétariat et du travail que le
prolétariat effectue – c’est-à-dire en termes de transformation de la structure
générale du travail et du temps. En ce sens, elle diffère de l’idée marxiste
traditionnelle de réalisation du prolétariat et elle diffère aussi du mode
capitaliste d’ « abolition » des classes ouvrières nationales par la
création d’une sous-classe dans le cadre de la distribution inégale du travail
et du temps nationalement et mondialement » (p. 37). Cette analyse nous
paraît assez largement héritée d’Adorno, qui tenait que le moment de la
révolution avait été « manqué », et que désormais se mettait à
pourrir ce qui avait été promis au dépassement. Pour Postone, de façon
nettement moins unilatérale, le capital s’est mis en devoir de dissoudre un
prolétariat qui n’a pas pris en main son auto-suppression, mais il semble
considérer cette dernière comme étant toujours d’actualité. C’est là un débat
que nous n’ouvrirons pas ici.
L’ensemble de
l’article consacré par Postone au génocide juif commis par les nazis vise à
expliquer celui-ci par la structure même de l’économie ; non pas en tant
que traduisant des intérêts économiques, comme le prétend (faussement) le
« marxisme », mais au sens où les catégories logiques de la
marchandise et du capital sont l’inconscient de notre époque, et les
cadres formels dans lesquels tout « se pense ». La Critique du travail marginal, publiée sur ce même site, parvenait
à des conclusions similaires (§ 9 à 12, et § 28 à 30), à partir d’un phénomène
sans nul doute nettement plus insignifiant (mais dans ce domaine, la taille
n’est pas un critère, au point qu’on pourrait même être tenté de donner plus
d’importance au phénomène le plus restreint, exactement comme Freud l’avait
fait dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne). La cohésion
logique de la marchandise est un phénomène incontestable et universellement reconnu
(qui fait par exemple dire à Postone, p. 69, que l’on ne peut abolir l’argent
sans abolir de façon solidaire la totalité de la logique marchande, et donc le
travail). Mais Postone va plus loin en affirmant à propos du génocide juif que
« ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de
l’antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir
d’explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la
guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter
les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l’armée
alors que la Wehrmacht était écrasée par l’Armée rouge. Une fois
reconnue la spécificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme européen,
il devient évident que toutes les tentatives d’explication qui s’appuient sur
les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle
ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales » (p.
83). Or, la démonstration même qu’apporte ensuite Postone donne à penser que le
problème ne se situe pas seulement entre le spécifique et le général, mais
aussi et surtout dans le fait que ni les intérêts matériels, ni les
idéologies manifestes ne régissent la pensée profonde d’une époque, mais
que c’est bien plutôt la logique latente des concepts économiques.
Postone le formule très clairement : « la critique faite par Marx
comprend une dimension épistémologique qui traverse tout Le Capital mais
qui n’est explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. L’idée
que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux
« réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère
essentiellement du principe courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories
en termes de « base économique » et la pensée en termes de
superstructure, dérivée d’intérêts et de besoins des classes » (p. 91). Se
référant à Lukàcs, à Adorno et à Sohn-Rethel, Postone rappelle à juste titre
que « ce mode d’objectivation des rapports sociaux est leur aliénation.
Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi
objective qui leur est propre [...] Les catégories marxiennes expriment à la
fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche
se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent
prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes »
(p. 91), ce qui permet en effet d’établir que :
§
les juifs en tant que représentants du capital financier
(international) ont permis aux allemands de projeter sur eux leur désir
d’avoir à s’en prendre à un ennemi extérieur, exterritorialisé, et de ne pas
devoir bouleverser leur propre monde et leur propre vie (ni le capital
industriel allemand) pour s’extirper de la misère grandissante de la République
de Weimar ; l’extermination des juifs sauvait la réputation du capital
industriel (national), dans la mesure où « l’organisation du capital
industriel paraît alors s’apparenter à celle de la corporation médiévale –
l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique
supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk,
race » (p. 96) ;
§
les juifs devinrent une sorte de fétiche négatif
n’acquérant « une vie quasi objective qui leur est propre » que pour
la perdre aussi le plus vite possible ; leur « vie objective »
devenant ainsi leur mort réelle ;
§
« quand on considère les caractéristiques spécifiques du
pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs – abstraction,
insaisissabilité, universalité et mobilité –, on remarque qu’il s’agit là des
caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a
analysées : la valeur » (ibidem) ;
§
l’argent fonctionne comme une sorte d’abcès de fixation
pour la logique marchande, la critique de l’argent permettant de sauver la
marchandise elle-même, c.a.d. ce qui rend nécessaire l’existence de l’argent
(« la tension dialectique entre valeur et valeur d’usage dans la
forme-marchandise implique que ce "double caractère" s’extériorise
matériellement dans la forme-valeur : en tant qu’argent (forme phénoménale
de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur
d’usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la
valeur et la valeur d’usage, le résultat de cette extériorisation est que la
marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d’usage, comme
purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le seul dépôt de
la valeur, comme la manifestation de l’abstrait pur au lieu de se présenter
comme la forme phénoménale de la dimension-valeur de la marchandise
même », p. 92, ou encore : « … l’argent comme racine du mal. La
dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce
qui serait "naturel" ou ontologiquement humain et se situerait
prétendument en dehors de la société capitaliste », p. 93).
La logique marchande
exposée par Marx apparaît rigoureusement comme la chaîne signifiante le long de
laquelle migre l’investissement libidinal, pour pasticher le terrain sur lequel
Freud avait mis à jour les mécanismes d’inversion, de condensation
et de déplacement qui permettent au sujet de se situer de façon conforme
aux exigences de son désir (déplacement du problème social vers un
problème « racial », condensation de la problématique
marchande sur l’argent et le capital financier). Comme c’est en réalité la
totalité de ce qui est exposé dans la chaîne qui pose problème, on peut
constater que la chaîne offre elle-même les faux remèdes, en
« redistribuant les cartes », quand le seul vrai remède serait au
contraire de les abattre, dans tous les sens du terme. Les solutions
offertes par la chaîne logique reviennent toujours à transformer ou à sacrifier
une partie d’elle (pour rester dans le pastiche freudien : en
organisant un Fort-Da entre marchandise et argent, entre valeur d’usage
et valeur, pour toujours esquiver la partie mise en cause). C’est par
définition ce qui lui permet de se reconstituer, et de s’adapter pour
survivre : elle est un nœud gordien en progrès permanent, qu’il faut
trancher.
On ne peut que se
féliciter, en une époque d’ « altermondialisme », de lire des lignes
comme celles-ci : « mais le capitalisme se caractérise par des
rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des formes catégorielles dont l’argent
est l’une des expressions et non la cause. En d’autres termes,
Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme – l’argent en tant
qu’objectivation de l’abstrait – avec l’essence du capitalisme » (p. 94).
L’ultime refuge du capitalisme apparaît être le « concret » (concept
devenu équivalent de « tangible », y compris chez Postone), quelle
qu’en soit la forme (les racines, le pays, l’objet, la machine, le
travailleur) : « ce qui n’est pas compris, c’est que, dans ce type d’
"anticapitalisme" fétichisé, tant le sang que la
machine sont vus comme principes concrets opposés à l’abstrait. L’accent
positif mis sur la "nature", le sang, le sol, le travail concret, la
communauté (Gemeinschaft) s’accorde sans problème avec une glorification
de la technologie et du capital industriel » (p. 97). « Or, faire du
concret une hypostase, identifier le capital à l’abstrait phénoménal, c’est
affirmer une forme d’ "anticapitalisme" qui tente de dépasser l’ordre
social existant à partir d’un point de vue qui, en fait, lui reste immanent […]
L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties
fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait
– de la dimension de la valeur – suppose le dépassement pratique et historique
de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes » (p.
99).
Postone achève son
analyse du génocide juif en Allemagne (dont nous n’avons retenu que les
quelques traits qui nous intéressaient plus particulièrement, mais qui comprend
bien d’autres pistes et aperçus) par un verdict audacieux : « L’usine
capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui,
"malheureusement", doit prendre la forme d’une production de biens,
de valeurs d’usage. C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le
concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la
version d’horreur d’une telle usine – il faut y voir au contraire la négation
"anticapitaliste", grotesque, aryenne, de celle-ci. Auschwitz était
une usine à "détruire la valeur", c’est-à-dire à détruire les
personnifications de l’abstrait » (p. 105). Il nous semble utile d’ajouter
une nuance à cette interprétation par ailleurs parfaitement cohérente :
c’est que cette négation se présentait au moins sous une forme strictement
identique avec ce qu’elle niait. Le triomphe du capital était concrètement
visible d’emblée dans ce qui affectait d’en être une négation. Ce qui veut dire
à la fois que personne de sensé ne pouvait être dupe de ce mensonge, et aussi
que la forme industrielle reste en toute circonstance la réalité phénoménale
indépassable du capital.
Quels que soient donc
les mérites et les lacunes du livre de Postone, on peut à tout le moins considérer
qu’il se situe dans la seule perspective qui vaille d’être envisagée, et d’être
voulue. Les recherches et les discussions que nous appelons de nos vœux,
pour les années qui vont suivre, devront nécessairement traiter des questions
qu’il soulève, et les faire avancer. Il y aura en tout cas concouru.
Ajoutons quelques mots
à propos de la Présentation faite par les traducteurs.
Une orientation qu’ils
donnent nous paraît critiquable : « contrairement à la richesse
matérielle mesurée en termes de quantité et de qualité, la valeur n’est pas une
grandeur, c’est une forme de richesse qui n’existe qu’en tant qu’elle inclut la
dépense de temps de travail humain » (p. 9). Le défaut de raisonnement est
le même que celui déjà relevé à plusieurs reprises ci-dessus : on a
tendance à opposer abstraitement entre eux des termes qui sont les éléments
d’une même unité dialectique. Le fait que la forme de richesse capitaliste est
basée sur la dépense de temps de travail humain ne contredit en rien l’expression
de la valeur en terme de grandeur (quantitative) mais au contraire fonde cette
expression ; l’expression quantitative est précisément ce qui à la fois
traduit et verrouille l’exploitation de temps de travail humain. Ce n’est que
réduit à un paramètre quantitatif de coût de production que le travail humain
peut être réduit à son abstraction, à une substance exploitable indiscutable en
tant que telle. Par ailleurs, il est faux d’écrire que la richesse matérielle
(du côté donc de la valeur d’usage) est « mesurée en termes de quantité et
de qualité » : Marx écrivait précisément que « comme valeurs
d’usage les marchandises présentent avant tout des différences de qualité,
comme valeurs d’échange elles ne peuvent être différentes qu’en termes de
quantité, ne contenant plus un seul atome de valeur d’usage » (Le
Capital, Tome I, La marchandise, MEW 23 p. 52). Dire que la valeur d’usage
peut en elle-même être « mesurée en termes de quantité » est faux.
Ecrire qu’elle peut être « mesurée en termes de qualité » est
carrément une absurdité.
En revanche, les
traducteurs résument très bien l’une des qualités du livre de Postone en
écrivant que « la méthode qu’il élabore ici peut être utilisée pour
analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance
personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils
ne font que participer à sa mutation) » (p. 19). Ceux en effet qui ne
veulent à aucun prix prendre parti dans les luttes intestines du capital, au
profit comme au détriment de ses sous-ensembles (capital privé / capital
bureaucratique ; capital industriel / capital financier ; conglomérat
industriel / petite entreprise ; commerce sauvage / commerce
« équitable » ; travail hiérarchique / travail autogéré), en ont
bien pris note, et ne l’oublieront pas. Le critère est assurément solide.
31 octobre
2003
:Liste des titres en
préparation
:Comptes-rendus de
publications
[1] Il n’est pas inutile de rappeler que
ce qui caractérise le travail (au sens de travail aliéné) est, à la base, sa
séparation d’avec les moyens de production et d’avec les objectifs de
production. Le travail (aliéné) est l’activité humaine vivante réduite à un
facteur de production de plus-value du fait de sa dépossession des conditions
de production. La réappropriation du « capital » (des moyens de
production) et de « l’économie » (objectifs de production) par le
« travail » reviendrait à désaliéner le travail, à lui rendre ce que
l’organisation capitaliste du travail lui avait pris, ce qu’elle lui avait
opposé, ce à quoi elle l’avait soumis. C’est cela que visait, très précisément,
la critique marxienne : l’émancipation du « travail » (de la
force de travail) et, en même temps, la suppression du travail (aliéné,
séparé), son Aufhebung. Le « travail » est ce qui (re)produit,
dans des circonstances aliénées, à la fois la marchandise, le travail et le
travailleur. Or, dans une perspective économique (c.a.d. pour une conscience
aliénée), le travail ne produit que des marchandises (et encore, il ne le fait
qu’embrigadé par le capital quand celui-ci le juge productif, créateur de
plus-value). Mais le fait que le travail produise le travailleur et se produise
lui-même, comme Marx le rappelait dans les Manuscrits de 1844, échappe
par définition au point de vue borné de l’économie : cela reste une vérité
clandestine. Le caractère réflexif du travail ne peut resurgir au
grand jour qu’une fois que le travail s’est émancipé. Mais une fois émancipé, il
n’est déjà plus la catégorie centrale, obligatoire, de la société, qui se
subordonne tout rapport social, il devient alors la manifestation libre de
l’activité de chacun, isolément ou en association, l’instrument dont disposent
librement des individus et des collectivités qui se définissent en-dehors du
champ de la valeur et du productivisme. Marx et Engels l’expriment clairement
dans le Manifeste : « Dans la société bourgeoise, le travail
vivant n’est qu’un moyen pour augmenter le travail accumulé. Dans la société
communiste, le travail accumulé est un moyen pour étendre, pour enrichir, pour
favoriser le processus de vie des travailleurs » (MEW 4, p. 476).