Emile
Robin
PLATON ET LA C.N.T.
Quelques gloses sur la représentation autonomisée
comme figure de l’aliénation historique
« Vis-à-vis de ses militants, la C.N.T. prétend qu’elle
défendra mieux les collectivités au gouvernement que dans la rue ».
Antoine Gimenez & Les Giménologues, Les Fils de la nuit – souvenirs de la guerre d’Espagne, Edition
L’Insomniaque, 2006, p. 424).
« Il est aussi de
toute nécessité que ce monde soit l’image de quelque chose. [...] Or, il y a
lieu, à mon sens, d’établir tout d’abord les divisions que voici :
qu’est-ce qui “est” toujours, et n’a point de devenir ? qu’est-ce qui
devient toujours, mais qui n’ “est” jamais ? L’un, de toute évidence,
saisissable par l’intellection accompagnée de raison, toujours “est” de façon
identique ; l’autre, au contraire, qui fait l’objet de l’opinion
accompagnée de sensation irraisonnée, il devient et s’en vient, mais réellement
jamais il n’est ».
Platon, Timée 29.b / 28.a, Pléiade Tome II, p. 444-443.
Préférer la participation au
gouvernement à l’action dans la rue: c’est cette déclaration aux effets
désastreux que fit, en juillet 1937 et donc en pleine guerre d’Espagne, un
« syndicat anarchiste » (la Confederación Nacional del Trabajo),
théoriquement opposé au Pouvoir séparé et à l’Etat, illustrant à son tour une
tendance lourde et permanente inséparable de l’aliénation sociale : celle
de préférer la représentation au réel. Emanation directe du prolétariat, la
C.N.T. lui tournera le dos et préfèrera les tractations politiques qui, pour
finir, feront triompher la contre-révolution au sein même du camp républicain.
S’il est un point commun
entre toutes les formes de société dotées d’une forme séparée de pouvoir (et
donc d’une scission en castes, en classes ou, de façon générale, en formes
sociales antagoniques), c’est bien celui de privilégier et de préférer, au réel
empirique, toutes les formes possibles de représentation – d’une représentation
qui en principe, initialement, est déduite de ce réel, mais qui, sitôt qu’elle
prend corps, entreprend sans tarder de s’opposer à lui. La situation espagnole
permit de vérifier que ce théorème était parfaitement réversible : car si
la division mène généralement à la représentation, la représentation suffit
aussi à ramener la division.
Ce processus liant la
division et la représentation se retrouve aisément dans tous les secteurs, de
sorte que, selon le moment historique et le mode de production dominant, il lui
arrive de privilégier :
·
La
représentation politique (devant Dieu ou devant le peuple : ces
différences demeurent insignifiantes),
·
La
représentation religieuse (Dieu à la place de la créature vivante, le ciel au
lieu de la terre),
·
La
représentation économique (la valeur d’échange au lieu de et contre la valeur
d’usage, le travail abstrait au lieu du travail concret),
·
La
représentation intellectuelle (l’idée à la place du réel)[1].
Le fonctionnement d’une société
clivée est donc essentiellement et fondamentalement « idéaliste »,
« platonicien » : il met en œuvre, pour prendre une formule
d’inspiration marxienne, un idéalisme
pratique, une idée réellement
agissante.
Dans le système platonicien,
les formes intelligibles
(généralement traduites par le terme français « idées », terme qui
égare complètement leur compréhension en tant que formes objectives,
indépendantes de toute idéation subjective), possédaient un étonnant pouvoir
d’unification conceptuelle des problématiques les plus diverses[2]. La fonction de ce système, dans une
cité dont l’éphémère unité était sur le point de chavirer définitivement, avait
été de vouloir reconstruire l’unité perdue ; sa grandeur fut de ne pas
s’en remettre, pour ce faire, à une simple nostalgie des traditions, mais au
contraire de s’en prendre aux mythes colportant cette tradition, et de se
lancer dans la construction d’un édifice philosophique nouveau et cohérent.
Mais ce triomphe, réel dans le champ de la philosophie (au point qu’on a pu
avancer, comme Whitehead, que « la philosophie occidentale est à
comprendre comme simple note de fin de page à Platon »), mais illusoire
dans ses intentions politiques, n’aurait évidemment jamais été possible sans
qu’au sein de la théorie des formes intelligibles, il n’existât un solide noyau
rationnel.
Ce noyau rationnel de
l’eidos consistait dans la constitution universelle de l’objet par le
sujet : l’eidos étant l’objet produit par le raisonnement, celui-ci
inférait l’existence de cet objet indépendamment de sa propre activité
(projetait son propre fonctionnement sur le réel), et le succès fréquent du
raisonnement (le progrès de la compréhension du monde) encourageait bien
évidemment une telle projection. A partir de là, ce que je pense, dans son
universalité, semble exister en tant que
tel. Et si le réel en diffère, épisodiquement ou catégoriquement, c’est le
réel qui est jugé : en défaut ; impropre ; mâtiné d’illusion, de
corruption, d’instabilité, d’erreur ; à peine digne de la methexis[3] ; condamné aux errements de la
doxa[4]. C’est ainsi que l’idéalisme objectif
ne peut jamais se départir de sa racine subjective, quoi qu’il advienne. C’est
ainsi, également, que même l’hypothèse la plus saugrenue de toutes –
l’hypothèse divine – a pu rencontrer un tel succès, de si longue haleine. C’est
aussi grâce à ce paradoxe qu’un choix au profit de la représentation a pu
produire des effets aussi manifestement absurdes que celui d’un peuple
rassemblé dans la rue auquel un gouvernement opposait le « concept »
de ce peuple, la représentation de ce
peuple, c.a.d. lui opposait sa propre existence en tant que gouvernement[5] : la racine subjective de la
représentation étant ainsi dévoilée.
La représentation
« politique » n’est ainsi que l’ultime avatar, le plus dérisoire,
d’une longue série, et sa portée est de plus considérablement limitée par la
forme de représentation réellement dominante, puissante et efficace, celle
instaurée par la valeur (et par l’argent, qui pour n’intervenir que de façon
ponctuelle dans le cycle de la marchandise, n’en représente pas moins la valeur
d’une façon persistante) : la supercherie « politique » n’est
alors plus qu’un accessoire exsangue et insignifiant de la représentation
économique. Le champ d’une réelle politique s’ouvrirait précisément là où
cesserait et où disparaîtrait le monde de la représentation.
La transformation rapide de
la révolution sociale en Espagne en guerre « antifasciste » prenait
ici valeur de paradigme, ce dont une grande masse de libertaires et d’autres
révolutionnaires eut parfaitement conscience. La négation du mouvement réel au
profit d’une sphère de représentation gouvernementale y réalisa d’emblée,
d’abord essentiellement puis de plus en plus visiblement, ce retour à l’ordre
ancien que tous les pouvoirs européens espéraient : le rétablissement de
l’aliénation. Qu’un guignol comme Francisco Largo Caballero, qui s’était
illustré comme membre du Conseil d’Etat du dictateur Primo de Rivera, puis
ministre du travail du conservateur Niceto Alcalá Zamora, ait pu faire ensuite
figure de « Lénine espagnol » évoque, comme anticipation tragique, la
comédie de boulevard de 1981 en France, et le « changer la
vie ! » de l’ancien Garde des Sceaux Mitterrand, coresponsable en mai
1945 du massacre de milliers d’émeutiers à Sétif, et auteur, en tant que
ministre de l’intérieur en 1954, de cette phrase fameuse, toujours au sujet de
l’Algérie : « la seule négociation possible, c’est la guerre ».
Ce qui s’était reconstitué
en Espagne, c’était l’ordre qui règne partout depuis lors, sur toute la surface
de la terre : celui de l’abrogation du réel, et de sa subordination, en
tant que matière première passive, à la logique de la valeur comme
représentation exclusive de la richesse.
Sur le moment même, les
prolétaires espagnols (et Gimenez l’exprime de façon répétée dans ses
souvenirs) le comprirent et l’exprimèrent à leur façon : par exemple en
réclamant d’autogérer collectivement les secteurs « utiles » tels que
l’agriculture et l’industrie. Il s’est trouvé depuis lors de fins critiques
pour railler ce point de vue prétendument borné, cette tentative soi-disant
désuète de vouloir ressusciter une économie basée sur la valeur d’usage, et
donc de socialiser un mode de production demeurant intrinsèquement capitaliste
dans ses formes. A cela, il convient de répondre qu’en agissant ainsi, ces
prolétaires, même si l’on peut déceler chez eux une certaine fierté liée à leur
condition, pourtant asservie, et susceptible de fétichiser leur travail « productif »,
ne voulaient laisser subsister que cette
sphère-là parmi les anciennes activités sociales aliénées ; donc
supprimer toutes les autres, et notamment celles liées à l’existence et à la
pratique de l’argent, et à la simple reproduction du système capitaliste en
lui-même ; et donc réduire considérablement les proportions du travail
socialement utile ; et donc réduire considérablement, à court terme (le
temps d’étendre et de généraliser leur révolution à l’ensemble du pays),
l’importance du travail dans la vie de chacun, laissant ainsi le champ libre à
l’épanouissement personnel de chacun et à une véritable activité politique.
Toutes les inénarrables sottises d’un Gaston Leval n’y changeront rien[6]. C’est par là que le règne du réel
aurait pu commencer, le réel serait progressivement sorti de sa prison profane
pour ruiner la position céleste de la représentation et pour accéder au statut
universel qu’il mérite.
Car l’antique préférence
pour la représentation témoignait intrinsèquement d'un divorce entre le sacré
et le profane. Dans les religions animistes, caractérisant grosso modo les
sociétés sans Etat, la sphère divine était mêlée aux êtres mortels (on en
trouve encore des traces, devenues procédé littéraire, dans les poèmes
homériques). Mais dès l'instant où les dieux se retirèrent du monde et
s'éloignèrent de lui, cette mise à distance impliqua l'instauration d'une
hiérarchie. Dans un premier temps, les dieux ne s’étaient distingués du vivant
que du fait d'être eux-mêmes des vivants immortels, connaissant les mêmes
aventures et vicissitudes que les mortels, mais d'une manière éternelle. Dans
un second temps, ils cessèrent d'être des vivants, lesquels furent assimilés à
des créatures, et ils s'érigèrent en créateurs, dés lors voués à une éternité
immobile, plus prétentieuse que la condition olympienne, mais aussi infiniment
plus ennuyeuse[7]. C’est que l’éloignement des dieux
marquait à sa façon l’accession au pouvoir réel, dans le monde, d’un pouvoir
infiniment plus efficace et plus omniprésent que le leur : celui de
l’argent. Il n’y avait plus de place pour eux.
Un tel antagonisme entre
créateur et créature s'accompagnait d'un statut fort ambigu de la
représentation : d'une certaine façon, théologiquement, le réel profane n'était
qu'une copie d'un modèle divin (qu'il s'agisse de la vie des dieux, ou
seulement d'une esquisse divine informant la réalité passagère), mais pourtant,
cette réalité divine restait elle-même, et pour cause, indissociable de son
caractère irréel, abstrait, symbolique, purement figuratif. Le summum ens, le degré absolu de l’être,
c’était Dieu, que personne n’avait pourtant jamais rencontré. C’était déjà le
paradoxe qui se généralisera avec l’argent, cet équivalent général qui est davantage que tout le réel, et en même
temps moins que rien, un néant, une
pure fiction.
On considérait l’irréel
comme un plus-que-réel, un sur-réel. L’aimer, c’était aimer une
image figée de la liberté, une utopie coagulée : c’était donc
admettre que la liberté se réduise à une image, et l’utopie à une substance.
Renoncer à la fascination par une simple idée, cela semblait dès lors comme
renoncer à la vie : l’inversion avait été efficacement menée, si
efficacement que les esprits simples prirent pour la vie ce qui n’était au
contraire que sa négation (pathos tragique qui imbibe encore les mouvements
religieux de notre temps : et confusion largement favorisée et renforcée
par le fait qu’en face, dans le camp adverse, on ne voit se profiler comme
conception du monde et de la vie qu’une canette de Desperados, des SMS et un
iPod).
Toute cette longue période
de la représentation religieuse se caractérisait par l’opposition pauvre
décelée par le jeune Marx, entre passivité matérielle et activisme idéaliste (Thèses sur Feuerbach). Mais comme Marx
l’avait précisément compris, ce clivage ne pouvait être compris qu’à partir
d’un autre clivage, interne à la réalité
matérielle. Et ce renvoi, qui ne doit pas passer pour le simple rappel
d’une prétendue « infrastructure » (comme dans les formes dégénérées
de « marxisme »), signifie bien plutôt que la lutte entre l’idée et
le matériel est à l’œuvre dans l’activité
pratique sociale elle-même.
La représentation
fondamentale du capitalisme, celle de la valeur comme forme de richesse, et qui
articule pratiquement la totalité de la vie sociale, a repris en son sein les
formes archaïques qui l’avaient précédée, notamment religieuses. Contrairement
à ce que croient constater les malheureux musulmans anti-occidentaux, le monde
du capital ne se caractérise nullement par son caractère incroyant, mais au
contraire comme une religion de la valeur que rien ne peut prendre en défaut.
Aucune orthodoxie n’est parvenu à régner, en aucun pays et à aucune époque,
comme celle de la valeur et du capital, et ce pour une raison d’une extrême
simplicité : parce que cette théologie n’est plus extérieure à l’activité
réelle, mais qu’elle est au contraire son fil conducteur inhérent, permanent et
inévitable.
Personne ne se sera donc
libéré de la religion sans en faire autant du capital et de la valeur :
maintenant que la religion terrestre a été reconnue comme le secret de la
religion céleste, elle doit elle-même être détruite en théorie comme en
pratique pour qu’on se libère de l’autre aussi.
Chaque fois qu’on abandonne
le terrain qui permet au réel de s’exprimer et d’agir, chaque fois que le
chemin est pris qui mène à nouveau aux fantasmagories de la représentation
(comme dans le cas de la C.N.T. en 1937), on prépare le retour de la position
religieuse.
Lorsque la révolution se
réduisit à la guerre, les libertaires espagnols sentirent le sol se dérober
sous leurs pieds, et leur union se perdre ; la communauté semblait se
perdre en même temps que le réel, mais c’était le réel qui se perdait en même
temps que la communauté. La confiance accordée aux représentations qui les
avaient trahis les avait aussi privés de la maîtrise du réel que leur unité
seule pouvait accorder. On leur tint ce discours platonicien qui veut que le savoir ne vit que dans le calme de la
séparation, et que de leur côté, au contraire, il ne leur était possible que de
s’égarer dans les méandres d’opinions
sans cesse changeantes. Mais ce n’est là que la croyance la plus répandue de
toutes, qui prive de confiance en soi, et qui fait accepter la non-vie
dominante. Il importe de propager l’unité aliénante des formes de
représentation en général, de sorte que les conflits perdent leur apparente et
trompeuse particularité. Car c’est bien la même logique qui est à l’œuvre sur
tous les terrains.
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des titres en préparation
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de publications
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des personnes, groupes et périodiques cités
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des textes publiés
: Tribune
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[1] Au lecteur qui relèverait que le terme
« représentation » possède deux significations différentes, et que la
représentation politique (« représenter » le peuple, se substituer à
lui pour parler en son nom) se distingue sémantiquement de la
« représentation » religieuse ou artistique (construire l’image de
quelque chose), nous répondrons qu’il fait erreur. C’est au contraire
l’identité profonde des deux sens que nous nous proposons de développer
brièvement ici.
[2] Cette économie remarquable du système platonicien, extrêmement
efficace bien que centrée sur un objet
absolument fictif, n’avait évidemment rien de fortuit, et ne peut être
purement et simplement abandonnée : elle doit bien plutôt être expliquée,
et dépassée. Mais elle n’a pu être
dépassée par un nouveau système philosophique, car elle ne peut l’être que par
un système pratique au cœur duquel une vie pleine et entière serait venue se
situer : donc en ayant admis en son sein ce devenir réel qu’elle en avait
proscrit.
[3] La participation,
processus reliant les formes intelligibles et les êtres réels.
[4] L’opinion, par
opposition à la science (épistèmê).
[5] De cette situation, il existe d’innombrables exemples. On cite
souvent le cas des régimes staliniens, qui en effet se distinguaient par
l’énormité de leur mensonge, et jamais,
bien sûr, il ne sera possible d’oublier ces politburos enseignant doctement à
une manifestation de masse qu’elle n’était composée que de quelques hooligans
marginaux, tandis que le pouvoir esseulé, qui allait pourtant tomber dans les
semaines qui suivaient, s’arrogeait une « représentativité
démocratique », donc la dignité d’une forme intelligible ; mais point
n’est besoin de rester fixé sur ce type d’exemple, et chaque fois qu’un
gouvernement occidental contemporain affirme, dans une situation de crise comme
récemment en France, que ce n’est pas la rue qui doit gouverner, mais lui, on
est exactement dans le même registre.
[6] Gaston Leval, Espagne
libertaire 1936 – 1939, L’œuvre constructive de la révolution espagnole,
Editions de la Tête de Feuilles, 1971. Ce livre conserve néanmoins un intérêt
impossible à réfuter : celui de venir en aide à tous les insomniaques de
la planète. Fatigue immédiate garantie. Les Giménologues, quant à eux, nous
apprennent bien pire encore : Leval était devenu le représentant en France
de la CNT collaborationniste et contre-révolutionnaire en 1937 (Gimenez, op.
cit., p. 437).
[7] Même un film contemporain pour grand public parvient encore à le
comprendre, comme lorsque Achille confie à Briséis : « Je vais te dire
un secret ... Une chose qu'ils ne t'apprennent pas dans ton temple : les dieux
nous envient, ils nous envient car nous sommes mortels et parce que chacun de
nos instants peut être le dernier. Et tout est beaucoup plus beau parce que
nous sommes condamnés. Tu ne seras plus jamais aussi ravissante qu’à cet
instant, plus jamais nous ne serons ici tous les deux. » (Wolfgang
Petersen / David Benioff, Troie).