Brice M.
Notes pour MLG en marge de
« La dialectique
peut-elle juguler le dérèglement climatique ? »
Je souhaiterais revenir sur une proposition de MLG, évoquée en
passant, mais qui fait partie de ces remarques à longue portée qui méritent d’être relevées. Notre
interlocuteur défend le dépassement qualitatif de la démarche scientifique,
« et non son simple abandon, comme le laisse entendre un auteur comme
Michel Bounan. » Je n’aborderai pas ici la question de savoir s’il n’est pas
quelque peu métaphysique de parler de la démarche scientifique, comme si
elle n’était pas aussi variable que les différents types de société qui en
conditionnent la forme. La conception de l’univers des physiologoi est
tout de même assez étrangère à celle qu’on s’en fait dans les laboratoires de
l’INRA. Mais j’examinerai par contre dans les lignes qui suivent l’exacte
nature de la contradiction qui oppose Bounan à la démarche scientifique
moderne.
Tout d’abord, il n’est pas inutile de
souligner ici, puisqu’il est question d’abandon de la science, que Bounan a
commencé par publier, comme il le rappelle dans La vie innommable, « des
articles “scientifiques” ». Paraissent ainsi dans plusieurs livraisons de
la revue Homéopathie française, entre 1987 et 1989, Introduction à
l’examen critique des fondements théoriques de la médecine
classique, Les sensations pathologiques et leur signification et Fondements
théoriques du traitement homéopathique des infections.
Ces articles exposent une critique scientifique
des « justifications épistémologiques et méthodologiques » et des
« catégories nosologiques » de la médecine classique (en prenant
appui, s’agissant par exemple des sensations pathologiques, dont la valeur
sémiologique est méconnue par la médecine classique, sur l’existence démontrée
« d’aires végétatives viscéro-sensitives ») Ils constituent aussi une
argumentation scientifique pro domo en faveur de certains aspects
de la thérapeutique homéopathique, que, entre autres, les développements
modernes des recherches en immunologie contribuent à éclairer.
Dans l’un de ces articles, Bounan expose
ainsi son épistémologie : « après avoir rappelé l’objet de la
science et de l’art médical, et considéré le contenu de cet objet, nous nous
proposons d’examiner la genèse et le contenu clinique du concept de maladie
ainsi que les relations précises qu’il entretient avec l’objet de la médecine.
[...] Nous verrons que les résultats de ces observations permettent de
déterminer la place exacte occupée par la maladie dans l’ensemble du processus
morbide, et du même coup, celle de la médecine classique fondée sur ce concept
dans l’ensemble de la science médicale. Nous serons en outre plus à même de
juger alors si l’exigence formulée par la médecine officielle de soumettre
toute thérapeutique à ses propres concepts et déterminations méthodologiques,
est scientifiquement recevable. » À moins de considérer, à l’instar de
l’Académie des Sciences (instrument central de la propagande scientiste
en faveur de tous les progrès de l’aliénation, qu’il s’agisse d’énergie
nucléaire, de chimères génétiques ou d’agrochimie) qui prétend soumettre la
thérapeutique homéopathique « à ses propres concepts et déterminations
méthodologiques » que celle-ci n’est pas scientifique, ces articles suffisent
à eux seuls à invalider l’affirmation que Bounan en appelle à l’abandon de
toute démarche scientifique. Il convient d’ailleurs d’ajouter que la
« dialectique du vivant » exposée dans Le Temps du sida
constitue, à certains égards, un développement de quelques aspects déjà
présents dans ces articles. C’est pourquoi Bounan était fondé à écrire dans La
vie innommable que les critiques qui lui ont été faites (et qui continuent
de lui être faites), aussi bien par des « radicaux » que par des
journalistes médicaux ou autres, à propos du Temps du sida permettaient
« d’en dissimuler les fondements scientifiques et leurs
développements. » (p. 64) Pourtant, comme il l’a rappelé : « Le
Temps du sida [...] est assurément un ouvrage médical. Il s’efforce de
reconnaître les causes d’une maladie nouvelle, individuelle et
sociale ; de rattacher le tableau morbide à quelque chose de connu,
c’est-à-dire de poser un diagnostic ; et de prévoir l’évolution
ultérieure, ce qu’on appelle le pronostic. [...] en tant que médecin,
j’ai cru devoir présenter aussi quelques suggestions thérapeutiques. »
(p. 58)
De manière plus générale, et pour en
revenir à ce supposé abandon de la démarche scientifique, il me semble plus
exact de dire que la théorie du sujet vivant (« la dialectique du vivant »)
de Bounan est une critique, non pas de toute science, mais de la science
marchande, mécaniste et réductionniste. D’ailleurs, une lecture soigneuse
permet de relever que même cette critique radicale de la science des temps
marchands n’est pas unilatérale. Bounan observe dans Le Temps du sida que
« la Renaissance a ramené à la réalité la substance de l’univers, mais n’a
pas permis la réappropriation simultanée du sujet du monde [...] Le
renversement amorcé par la Renaissance n’a pas été achevé. Cette perspective a
dominé le développement scientifique moderne, les sciences physiques, la
biologie, l’art médical actuel. Réussites et échecs y sont assurément liés à
cet éclairage insolite. » (p. 25) Il en appelle à la nécessité d’achever
le renversement de l’ancienne perspective religieuse que la science moderne n’a
accompli que partiellement, en d’autres termes, non pas à l’abandon de la
démarche scientifique mais à son dépassement qualitatif, ce que, dans sa propre
terminologie, il nomme un nouveau « renversement épistémologique »
(p. 26). « La science aussi est à réinventer. Les rêveries scientifiques
de ce siècle ne sont que des sophismes. » (Le Temps du sida, p. 168) Cette réinvention ne manquerait pas de
« susciter de nouvelles sciences : non seulement cette algèbre des
passions, chère à Fourier, mais une biologie digne de ce nom, une science de la
nature et de ses relations, une physique et une chimie partie prenante de ce
mouvement ». (Ibid., p. 168)
La critique des postulats objectivistes de
la science séparée, dont la méthodologie repose sur l’ignorance complète de la
dialectique de la nature, est le préalable à tout « renversement
épistémologique ». En effet, si l’on admet, comme le propose MLG,
« que l’essentiel de l’héritage technique du capitalisme est vicié »,
il convient aussi de reconnaître qu’on ne peut ici séparer ces techniques de
l’esprit scientifique étroitement historique, qui les a conçues. Un tel
héritage technique est l’instrumentation précise sélectionnée par le système
marchand pour son auto-reproduction et son extension universelle ; et la
science qui en a permis l’élaboration n’est pas seulement une idéologie, mais
une « idéologie matérialisée », « une Weltanschauung devenue
effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est
objectivée. » (Guy Debord) Pour prendre un exemple des plus actuels, comme
l’expose un directeur de recherche à l’INRA, « l’économie politique du
profit impose à la biologie appliquée à l’agriculture de dépouiller les plantes
et les animaux de la faculté la plus fondamentale des êtres vivants, se
reproduire et se multiplier ». Le réductionnisme moléculaire en biologie,
un nouvel avatar de la “bête machine” cartésienne », en est le fondement
scientifique (Jean-Pierre Berlan). Bien sûr, « pour un scientifique,
l’idée que les influences politiques, idéologiques et économiques affectent le
contenu objectif des faits et leur interprétation est anathème. Pourtant, la
biologie est un cimetière d’idées scientifiques marquées, sinon déterminées,
par ces influences. [...] Les scientifiques devraient avoir conscience du rôle
que leur assigne l’économie politique [...] Nier a priori que les forces
sociales exercent une influence sur les “vérités scientifiques” ne
prédispose-t-il pas à tomber dans le piège qu’il faut éviter ? Ne
vaudrait-il pas mieux avoir constamment à l’esprit que ces influences sont
travesties et déguisées et qu’elles s’exercent par de multiples canaux pour
tenter d’en prendre conscience et les éviter ? Après tout, le scientifique
est une femme ou un homme dont on se demande par quelle grâce d’état elle ou il
pourrait échapper aux influences de son époque. » (Jean-Pierre Berlan)
Si MLG ne confond pas, comme j’ai de fortes raisons de
l’espérer, toute démarche scientifique avec le réductionnisme scientiste, et
si, par ailleurs, l’on prend en considération que la conception développée dans
Le Temps du sida et axée sur la reconnaissance de la dialectique du
vivant, n’est pas une critique religieuse mais scientifique, bien que reposant
sur des fondements épistémologiques non canoniques, de la
« scientolâtrie » marchande, je l’invite à reconsidérer son
interprétation du point de vue de Bounan sur cette question. En réalité, pour
peu qu’on prenne la peine de lire de près ce qu’il a écrit, on ne peut manquer
de vérifier que ce n’est pas Bounan qui laisse entendre la nécessité de
l’abandon de « la » science, ce dont il s’est défendu de façon
convaincante, mais plutôt que ce sont ses divers détracteurs, Nicholson-Smith,
Quadruppani, Mandosio, Semprun, Dumontier et consorts, qui l’ont calomnié en le
présentant comme un charlatan, un mystique ou un guénonien, en d’autres termes
comme un obscurantiste pré-scientifique. Quant aux étranges motifs qui
alimentent ce ressentiment durable, c’est une autre affaire. Bornons-nous ici à
constater que nous voyons là à l’œuvre, en particulier du côté de la critique
du monde existant, où tout de même on ne l’attendait pas, le même sophisme que
celui qui permet de disqualifier les opposants à la dissémination des chimères
génétiques, taxés d’obscurantisme parce qu’il s’opposent à la marche
dévastatrice du progrès de la marchandise. Les mécanismes de cet amalgame sont
connus depuis longtemps : c’est l’identification « totalitaire »
de la science à sa forme marchande qui permet d’ignorer toute démarche
scientifique reposant sur d’autres principes, de même que jadis c’est
l’identification du communisme au stalinisme qui permettait de calomnier tous
les révolutionnaires authentiques qui critiquaient la bureaucratie russe en les
accusant par exemple d’hitléro-trotskisme.
Accessoirement, je ne peux pas non plus
être d’accord avec MLG lorsqu’il suggère que Bounan méconnaît « le clivage
de l’inconscient » dans le destin des pathologies. La prise en compte de
cet aspect est permanente dans Le Temps du sida aussi bien que dans La
vie innommable. Bornons-nous à citer ceci, qui est suffisamment éclairant
dans sa généralité théorique : « L’activité mentale est la face
intime du vivant. Elle participe toujours à la réaction morbide. Ses perturbations
correspondent à celles des structures physiques. Elles sont, comme elles,
réactionnelles et défensives, et chacune témoigne de l’autre. Il n’existe
assurément aucun trouble psychique sans perturbation physiologique associée
(nerveuse, endocrinienne, vasculaire, métabolique), ni aucune affection
organique sans symptômes subjectifs. » (Le Temps du sida, p. 97)
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