[Les liens hypertextes renvoyant aux textes cités sont en couleur orange].

 

Le 11 avril 03

 

Cher MLG,

 

Merci de votre réponse. Mais nous ne méritons assurément pas les qualités que vous nous attribuez. Si notre propos avait été aussi clair et précis que vous le dites, nul doute que quelques-unes des critiques que vous nous avez adressées n’auraient pas lieu d’être. La pondération, la vigueur et la franchise de votre réponse nous permettront en retour de clarifier ce qu’il y avait encore d’insuffisamment explicite dans l’énoncé de nos thèses et de les défendre avec toute la précision dont nous sommes capables, de telle sorte que si nos explications n’atteignent pas leur but, il faudra moins blâmer notre bonne volonté que regretter nos médiocres capacités. En nous offrant la chance de lever quelques malentendus, vous nous donnerez aussi l’occasion de montrer avec netteté en quels points nos positions sont distinctes.

 

Bien que vous ayez compris les enjeux du Passé composé, il nous semble nécessaire d’ajouter, avant toute chose, un fait d’une telle évidence qu’il a pu passer inaperçu, comme il arrive parfois dans ces cas-là. Notre propos central n’était pas d’analyser l’aliénation modernisée mais plutôt de dénoncer l’imposture technophobe, avançant sous la bannière « En arrière toute ! » pour présenter ses solutions d’arrière-garde avariées comme le nec plus ultra de la critique radicale. La dénonciation de la « société industrielle » ne constitue pas un progrès par rapport à l’ancienne critique sociale mais sa décomposition[1]. Montrer l’inanité de telles solutions de rechange —les solutions technophobes de l’avant-veille ne pouvant être plus satisfaisantes que les solutions de la veille — nous semble être un préalable indispensable à un nouveau départ de la critique révolutionnaire, comme le fut, à une autre époque, la critique de l’art séparé moribond.

Pour ce qui est de notre propre position (l’ouverture même de notre article suffirait à le montrer), nous savons bien que la critique sociale élaborée depuis Marx doit être réexaminée à la lumière des échecs successifs des assauts prolétariens contre le vieux monde. Nous sommes partis, comme les technophobes bien que dans une toute autre direction, de « l’observation évidente du caractère fallacieux de la théorie marxiste de l’inéluctabilité économique de la révolution sociale ». A cet égard, nous souscrivons entièrement à votre critique du scientisme marxiste de la IIe Internationale, comme en témoigne le passage suivant : « Sans doute, la machine n’est pas ce Dieu caché auquel il resterait au travailleur, gagné à un nouveau messianisme technologique, à s’en remettre contemplativement ― tout en s’agitant toujours plus, tels ces cadres surmenés — comme à l’agent extérieur de sa libération. Sur la scène de l’histoire des luttes de classes, comme au théâtre, le deus ex machina ne se meut pas tout seul, sinon comme apparence fétichisée. » Nous avons également pris soin de souligner, ce qui était déjà vrai du vivant de Marx, que le « progressisme capitaliste » est l’ennemi principal du mouvement révolutionnaire. A ce titre, nous faisons partie, faut-il le répéter ici, de ces obscurantistes que n’émerveillent pas « les prouesses du télétravail ». Nous ne nous reconnaissons pas davantage dans la figure du « progressiste irradié de bonheur par les performances de l’industrie nucléaire. » De même que nous ne vous tenons pas pour le dernier « intellectuel maoïste », nous espérons que nos quelques remarques (à propos des luddites) sur « le développement de l’industrie capitaliste, purement quantitatif », l’« âge de l’ersatz » à ses débuts et la « falsification généralisée » attestent que nous sommes conscients des problèmes nouveaux que pose l’invasion de la vie quotidienne par les « objets techniques individualistes ». Pas plus que la critique orwellienne du totalitarisme n’était une apologie de la démocratie bourgeoise, notre critique de l’idéologie technophobe n’est une apologie unilatérale de la technologie. Voilà aussi ce que signifie notre formule : « Technophiles et technophobes partagent la même religion. »

Si, votre réponse nous le prouve, il nous est nécessaire de dire plus explicitement que notre position ne relève en aucun cas d’un quelconque futurisme archaïque, nul ne pourra dire que nous avons dissimulé les quelques mérites que nous reconnaissons aux adversaires de la « société industrielle ». Nous doutons si peu que la critique technophobe ait pris en compte « des phénomènes et des problèmes nouveaux » que nous l’avons relevé. Détournant un passage du Manifeste communiste à propos du socialisme réactionnaire, n’écrivions-nous pas ceci : « Ce radicalisme anti-progressiste nous a donné et continue à nous donner une analyse extrêmement fine des contradictions inhérentes au système de la production moderne. »

Du reste, cet aggiornamento théorique des anciens partisans de la critique situationniste (pour la majorité d’entre eux, du moins en France) recyclés en un bureau de traduction de Sale, Kaczynski, Goldsmith, etc., ne nous semble pas plus réellement nouveau que n’importe quelle pseudo-découverte dernier cri jetée périodiquement sur le marché des idées. Cela ne doit pas faire oublier que des penseurs anciens ont davantage de titres à notre considération pour avoir su discerner plus tôt, à leur stade encore embryonnaire, quelques-unes de ces contradictions. Sans oublier ces socialistes réactionnaires apparus dans les fourgons de l’industrialisation comme son complément négatif, qu’il nous suffise de mentionner les anarcho-naturiens, regroupés autour d’Henri Zisly, Beylie, Gravelle et de publications telles que La nouvelle humanité, La Vie naturelle. La critique de diverses pollutions (les engrais chimiques, l’empoisonnement de l’eau et de l’air, certaines catastrophes dites naturelles, etc.) constituait le noyau rationnel de ce naturalisme[2]. Vous citez de votre côté ces intellectuels français des années 30 qui, d’ailleurs, n’appartenaient pas tous à la droite réactionnaire et fascisante. A la même époque, La Critique sociale dénonçait déjà ces discours anti-progressistes, sous la plume d’intellectuels de gauche, d’Emmanuel Berl à Ilya Ehrenbourg, en passant par Georges Duhamel (ou encore sous celle de Gandhi), pour ne citer que les plus connus. Chaque crise dans le développement contradictoire du capitalisme a favorisé cycliquement le retour sur le devant de la scène intellectuelle de ce romantisme « révolutionnaire », au sens littéral.

Dans le cas précis des adversaires de la « société industrielle », nous voyons bien que cette identification d’une catégorie subordonnée (l’industrie) à la totalité (l’économie spectaculaire-marchande) les conduit à rejeter, pour commencer, les nécrotechnologies, et pour finir le tracteur, la moissonneuse-batteuse et l’électricité, bref l’industrie en bloc, avant de nous vanter les mérites d’un grand bond en arrière à la recherche du temps perdu de la traction animale et de l’exégèse biblique[3]. C’est donc, nous semble-t-il, plutôt le propre de la confusion technophobe, comme l’illustrent d’aussi scandaleux glissements, de méconnaître des « phénomènes et des problèmes nouveaux » en amalgamant in fine les différentes strates de la société industrielle. Nous ne voyons pas que dans la littérature technophobe se fasse jour une compréhension nuancée du changement de sens que revêt progressivement la croissance des forces productives, comme vous l’écrivez. Les néo-luddites en viennent à penser que la sphère du machinisme ne peut plus « être pensée sous un angle émancipateur », lui opposant l’artisanat et l’agriculture pré-industrielles. Les solutions qu’ils proposent sont antérieures aux solutions qui peuvent se trouver « dans des textes et des auteurs des époques antérieures ». Ces solutions de l’avant-veille ne sont en fin de compte que des solutions de facilité.

Qu’il s’agisse de l’analyse de l’histoire passée ou des possibilités du présent, le point de vue des néo-luddites nous semble entaché par son unilatéralisme. Les naturiens méconnaissaient déjà dans les premiers développements du machinisme ses aspects émancipateurs — que vous relevez très justement — contenus en négatif. Cette critique mérite en (grande) partie d’être reconduite, « dans l’élément supérieur », à propos des néo-luddites. Les situationnistes pensaient que le capitalisme avait surmonté ces contradictions initiales dans l’abondance de marchandises, mais pour en créer d’autres. Vint mai 68, et sa suite subversive, pour leur donner raison, en brisant la vitrine du bonheur conforme. Force nous est de constater, après eux, que la restructuration post-fordiste du capitalisme a eu raison du « second assaut » contre la société de classes mais pour déchaîner d’autres contradictions plus formidables : le monde entier tend à ressembler de plus en plus à l’Argentine. Pour nous en tenir à la technique et à la civilisation, certains développements de la technologie sont sans doute, pour l’essentiel, indétournables (le nucléaire et les nécrotechnologies en particulier) et nous conduisent à tombeau ouvert dans une impasse. Mais d’autres, en grand nombre, nous paraissent porteurs de potentialités émancipatrices : les ordinateurs ; certaines formes modernes d’équipement et de techniques médicales permettant, entre autres avantages, de soigner des maladies sans rapport avec la « société industrielle », qu’on le veuille ou non, à moins de verser dans un naturalisme naïf ; le matériel agricole ; les télécommunications ; les panneaux solaires, etc. Quelques auteurs contemporains, qui ne sont pas tous technophiles, parmi lesquels il faut par exemple compter Ken Knabb, l’auteur de Poverty of primitivism, considèrent ainsi que les développements des contenus numériques permettrait, et autorise d’ores et déjà plus ou moins clandestinement à travers les fichiers d’échange gratuits, la création d’une bibliothèque mondiale communiste. « But this rational relation is impeded by the persistence of separate economic interests. To take the latter example, it will soon be technically possible to create a global “library” in which every book ever written, every film ever made and every musical performance ever recorded could be put online, potentially enabling anyone to freely tap in and obtain a copy (no more need for stores, sales, advertising, packaging, shipping, etc.). But since this would also eliminate the profits from present-day publishing, recording and film businesses, far more energy is spent concocting complicated methods to prevent or charge for copying (while others devote corresponding energy devising ways to get around such methods) than on developing a technology that could potentially benefit everyone. » (The Joy of revolution). N’est-ce pas l’une des manifestations de ce mode de production en gestation dans les entrailles du vieux monde que Marx annonçait ? Et comment ne pas reconnaître qu’est atteint là, sous une forme entièrement renouvelée qui va bien au-delà de la vieille prévision marxiste, le point d’incompatibilité entre le développement des forces productives et les rapports sociaux ? C’est parce qu’elle est asservie aux vieux intérêts de la logique marchande que la technologie de l’industrie du disque s’emploie par exemple à inventer des dispositifs anti-copie (les CD bridés) sur un nombre croissant de titres pour prévenir les copie-pirates qui seraient à l’origine de pertes évaluées à 10% du marché, alors que les conditions sont réunies d’une socialisation intégrale des biens culturels (en l’occurrence). Et l’économie autonome en est dans ce domaine, comme en matière d’OGM ou d’industrie nucléaire, à chaque embranchement du processus du développement aliéné des forces productives, à concevoir des dispositifs indétournables, tels que la nécrotechnologie Terminator ou le SACD, le futur support protégé appelé à succéder au CD, sur lequel certaines majors ont déjà tout misé. Ces quelques considérations suffiront, nous l’espérons, à vous convaincre que nous ne dissocions aucunement la critique du capitalisme de la critique de l’industrie dans certaines de ses manifestations, qui ne sont pas toutes mécaniquement identifiables aux performances les plus récentes de la technologie. Assurément nous continuerons, aussi longtemps que la croissance aliénée des forces productives n’aura pas confisqué intégralement et irréversiblement tous les secteurs de la pratique sociale, à disjoindre la critique du capitalisme de la critique de la « société industrielle ».

Pour les mêmes raisons, il nous paraît impossible de détacher les interrogations sur « l’appropriation sociale de la puissance technique » de l’ensemble des conditions économiques qui la commandent. Les « exigences et l’autorité de la machine » ne sont en réalité que celles de l’industrie capitaliste et de l’organisation de la vie qu’elle façonne. L’automobile et la télévision fabriquent des « figures anthropologico-sociales » fondamentalement séparées et isolées qui favorisent en retour au mieux la reproduction de la marchandise. Mais ces machines célibataires sont sélectionnées, au détriment d’autres possibilités, telles que, en effet, certains « objets à usage collectif ». de telle sorte qu’elles ne témoignent à notre sens en rien contre le machinisme. Là où la machine domine l’homme, là où elle lui impose ses buts, là est matérialisé le « mouvement autonome du non-vivant », la marchandise spectaculaire. Là où l’homme domine la machine, là seulement prend fin la préhistoire.

Dans un tel contexte, une requalification intégrale des besoins et des désirs ne manquerait pas d’intervenir. La production de l’homme par lui-même donnerait un coup d’arrêt à la prolifération cancéreuse des biens à l’obsolescence intégrée, des gadgets et autres leurres compensatoires des privations engendrées par l’aliénation marchande, et supprimerait la quasi-totalité des spécialisations sociales, liées à la vente et à la surveillance de la marchandise. Nous ne pouvons qu’extrapoler sur les « sources énergétiques » qu’utiliserait une « industrie débarrassée de la domination du capital ». Mais il nous paraît douteux qu’aucune puisse faire l’objet d’une utilisation intensive. Une production industrielle abondante nous semble indissociable de la dictature de la marchandise, et de son obsession des « objets techniques individualistes ».

Les restrictions qui précèdent démontrent que notre optimisme technologique n’est pas moins relatif que celui des situationnistes. Vous avez pleinement raison de le rappeler (« ils laissent entendre que la poursuite du développement technique sous l’égide du capitalisme est en passe de se retourner contre le projet d’émancipation. ») cette constatation est présente dès l’origine de l’aventure situationniste : « nous allons assister, participer, à une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l’emploi des nouvelles techniques de conditionnement. Dans cette course la police a déjà un avantage considérable. De son issue dépend pourtant l’apparition d’environnements passionnants et libérateurs, ou le renforcement — scientifiquement contrôlable, sans brèche — de l’environnement du vieux monde d’oppression et d’horreur. Nous parlons d’artistes libres, mais il n’y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le XXe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n’être pas des artistes de ce temps. Si le contrôle de ces nouveaux moyens n’est pas totalement révolutionnaire, nous pouvons être entraînés vers l’idéal policé d’une société d’abeilles. La domination de la nature peut être révolutionnaire ou devenir l’arme absolue des forces du passé. » Cependant, ce qui est en cause dans de telles propositions ce ne sont pas ces moyens techniques eux-mêmes mais bien leur emploi « sous l’égide du capitalisme », suivant votre formulation — d’où l’utilité de distinguer capitalisme et industrie.

Vous avez également raison de souligner que le passage d’une quinzaine d’années entre la fondation de l’I.S. et sa dissolution a conduit les derniers situationnistes (plutôt que le seul Debord) à développer la théorie critique à la lumière de faits nouveaux. Mais le rideau de fumée de la pollution n’empêchait pas Debord de rappeler, en dépit de cette nécessaire correction de tir, le cap poursuivi, comme le démontre sa lettre à Denevert citée en épigraphe de notre Passé composé. Si, dans l’esprit des derniers situationnistes, « les forces productives ont commencé à pourrir », ladite lettre, postérieure à La véritable scission dans l’Internationale, démontre que cette décomposition n’impliquait pas une remise en cause du processus lui-même mais plutôt la réaffirmation d’un nécessaire dépassement, la réappropriation consciente de la puissance sociale extériorisée dans le spectacle plutôt que l’impossible retour « aux belles manières du passé ».

Sur ce point essentiel, il nous semble que nos positions se rapprochent sans se confondre. Nous ne pouvons qu’adhérer pleinement à votre point de vue : une société émancipée de l’économie et de l’Etat devra, dans les conditions entièrement inédites de la « mutation technologique majeure » de notre temps, se doter d’« un système efficace d’appréciation et de surveillance populaire de ce que des experts scientifiques auraient à proposer. » Mais, avant de revenir sur ce point, écrire, comme vous le faites, qu’« il y a sûrement d’autres perspectives révolutionnaires que celle d’un retour à un passé technologique lointain ou franchement archaïque » nous semble insuffisamment clair. Il est presque assuré qu’aucun modèle univoque ne saurait prévaloir si des perspectives révolutionnaires se dessinaient. Si la banalité est bien la maladie qui hante le capitalisme bureaucratisé, il n’y a pas à douter que des communautés morrissiennes « à très faible valeur ajoutée » aussi bien que d’autres hautement sophistiquées verraient le jour, entre mille possibilités, dans un mode de production émancipé des contraintes actuelles. Ce que des gens ordinaires font dans des circonstances extraordinaires, lorsque leur créativité peut expérimentalement se donner libre cours sans frein, avec les moyens du bord, permet de pressentir que l’intégration de la production dans une volonté consciente de reproduction sociale, dans une généralisation de l’esprit de coopération, devenu conscient de lui-même et pleinement actif, dans la production du sujet social lui-même, ferait du fouriérisme le plus débridé l’expression minimale d’un authentique réalisme socialiste.

 

Même l’époque actuelle, au Paradis de la marchandise, mijote déjà des potlatchs imaginatifs, qui ne sont encore que le défouloir d’hommes normaux, mais qui annoncent à quoi l’on pourrait passer une vie de dépense.

 

Chaque année, dans le désert du Nevada, une ville peuplée de milliers d’habitants naît et meurt en sept jours. Tout y est gratuit, tout y est permis, jusqu’à l’incendie final.

(…) Ils vont construire de toutes pièces une ville éphémère, où tout sera gratuit, où la liberté d’expression et de création sera absolue, et où chacun pourra vivre ses fantasmes, sans limite et sans pudeur.

Les jours précédents, une équipe arrivée en éclaireur a tracé sur le désert le plan de la ville : neuf avenues en arc de cercle, dont la plus grande fait 7 Km, et quinze rues radiales. Au milieu de l’esplanade centrale de 1,2 Km de diamètre, un groupe de charpentiers de San Francisco a construit une structure de bois haute de 21 mètres couverte de tubes de néon bleus, représentant un homme debout, jambes écartées, bras ballants : The Burning Man, l’Homme en feu. A l’écart de la ville, une autre équipe a érigé le Temple de la joie, une pagode barbare haute de quatre étages, faite d’une armature de madriers recouverte de milliers de pièces de bois finement sculptées.

Dès leur arrivée, les habitants se mettent au travail, nuit et jour, au son de leur musique préférée. L’électricité est fournie par des groupes électrogènes qui emplissent le désert de bruits de moteurs et de gaz d’échappement. Certaines tribus se contentent de campements de fortune, mais la plupart ont apporté des meubles, des appareils ménagers et des charpentes, et bâtissent des constructions en dur : baraques en bois de deux étages avec terrasses, dômes en tubulures d’acier tendus de bâches multicolores, maisons-cylindres, maisons-bulles tournant sur un axe…

En tout, Burning Man abrite plus de cinq cents camps, dont les noms sont affichés sur une forêt d’oriflammes et d’enseignes lumineuses : Anchois bleu, Shampooing astral, Amour et péché, Camp des salauds de riches, Fumerie d’opium du fer-à-cheval-porte-bonheur, Entomo-lavement, Pyromanciers, Opération confort du désert, Wasabi Underground, Continuum de la lumière spatiale vierge…

Un camp est à la fois un lieu de vie pour ses membres et un centre d’activité ouvert à tous. En se promenant dans les rues, on découvre des dizaines d’ateliers où l’on enseigne gratuitement le yoga, le banjo, la fabrication de cerfs-volants, la méditation, la réparation de vélo, la pâtisserie, et bien sûr l’art du déguisement et de la peinture corporelle, car tout le monde rêve de posséder la tenue la plus outrancière ou la plus insolite. Dans les rues, des gens hurlent dans des mégaphones à la recherche de bénévoles pour toutes sortes de corvées. On recrute même des journalistes, car Burning Man compte cinq journaux quotidiens, allant du semi-sérieux au délirant, et quarante-huit stations de radio FM, la plupart spécialisées dans les musiques insolites, les rumeurs invérifiables et les histoires abracadabrantes.

Face au désert, des groupes de sculpteurs, de peintres et d’artisans sont occupés à monter une centaine d’expositions, d’installations d’art conceptuel et de shows laser. Cette année, les artistes ont décrété que l’esplanade centrale était un océan : elle est parsemée de navires à roulettes, de sirènes lumineuses, d’îles exotiques, de repaires de pirates, de baleines grandeur nature…

A partir du troisième soir, des dizaines de bars, restaurants, discothèques, cafés-théâtres et salles de concert ouvrent un peu partout. Là encore, tout est gratuit, spectacles, nourriture, alcools, cannabis parfois : les passants s’installent et se servent à leur guise, mais sans gaspiller. Dwight, chauffeur de bus dans l’Ohio, passe ses nuits à servir de la vodka et du thon grillé dans le bistrot en contreplaqué qu’il a construit avec deux amis : « C’est moi qui ai tout acheté, j’y ai laissé mes économies, d’ailleurs ma femme n’était pas très d’accord. Mais je suis heureux, cette aventure est simplement en train de changer ma vie. » Dès les origines, les pionniers de Burning Man ont édicté une règle simple, qui est appliquée avec rigueur : l’interdiction de toute transaction financière et de toute activité commerciale. » (…)

(Le Monde, « Burning Man, la ville phoenix », 28.09.02)

 

Si, dans ce contexte, certains veulent mener la vie d’un paysan du 19° siècle, libre à eux. Ce que nous contestons, c’est que des communautés artisanales puissent se prévaloir d’autre chose que d’un goût personnel. Cela ne serait en aucun cas un « mode de production » ou une activité sociale dominante.

Pour en revenir au contrôle populaire de l’expertise scientifique, des producteurs librement associés gagneraient à se souvenir des expériences passées de la révolution espagnole en matière d’autogestion. Le technophobe contemporain montre une très nette prévention à l’encontre d’une production collective intégralement socialisée, dont le corollaire serait une dépossession individuelle totale, à tel point que, à la faveur de l’abolition du capitalisme, des individus librement associés ne pourraient maîtriser leur activité qu’en démantelant la quasi-totalité de l’industrie. Mais les faits sont têtus et résistent là encore à pareille réduction. Kaminski décrit en détail dans Ceux de Barcelone (Allia, 1986, réed. 2003) les moyens mis en œuvre pour augmenter le contrôle ouvrier sur la production industrielle en Catalogne, après le 19 juillet, dans les usines qui furent spontanément occupées par le prolétariat. « Presque sans exception, les anciennes équipes continuaient d’aller dans leurs usines, avec la seule différence que c’étaient elles désormais qui les dirigeaient ». (p. 152) La direction de ces entreprises collectivisées passait aux mains d’un conseil d’usine dont les membres (de cinq à quinze membres) étaient élus par les ouvriers pour deux ans ; et dont une moitié devait être renouvelée chaque année (même les ouvriers des entreprises non-collectivisées élisaient leur conseil d’usine). Ce conseil pouvait nommer un directeur et lui déléguer tout ou partie de ses fonctions, mais sa signature n’avait de valeur que soussignée par deux de ses membres. Les entreprises collectivisées étaient elles-mêmes regroupées dans des conseils généraux, « centres de l’économie collectivisée », aux droits très étendus et dont la fonction était d’ajuster les intérêts de chaque branche de l’industrie aux besoins sociaux. Ces conseils devaient « étudier et réaliser des améliorations techniques », mais aussi fixer des prix, exclure toute concurrence, regrouper ou créer de nouvelles entreprises, centraliser ventes et achats, etc. Huit représentants des syndicats et quatre techniciens nommés par le ministère de l’Economie composaient chaque conseil général. Sans doute ces conseils d’usine n’étaient pas les lieux de la pure démocratie ouvrière. Par exemple, le conseil d’usine d’España Industrial, la plus grande entreprise textile d’Espagne ne comprenait pas une seule femme. Cependant, observait Kaminski, « chaque samedi a lieu une réunion d’usine où toutes les questions de la fabrique sont discutées. » (p. 160) Ailleurs, il notait lucidement : le système capitaliste « n’est pas détruit, ni même remplacé par une production collectiviste, la transformation économique de la Catalogne est seulement commencée ; on n’en distingue encore que les grandes lignes. » (p. 152) Mais, outre qu’un ouvrier d’usine collectivisée détenait déjà un plus grand empire sur sa propre activité que le premier rabassaire venu travaillant en coupe réglée dans la plus archaïque des fincas, ces quelques exemples démontrent à l’envi que les éléments peu ou prou révolutionnaires ne cherchaient pas la solution rationnelle du contrôle sur leur propre vie dans le démantèlement de l’industrie. Ce n’était pas un problème technique, mais une question économique, et mieux encore une question politique.

Sans doute, les expériences techniques conduites pendant la révolution espagnole doivent être passées au crible des connaissances scientifiques nouvelles accumulées dans l’intervalle, en particulier en matière d’agronomie, comme vous le relevez. Cependant, il est assuré que l’introduction de l’outillage agricole dans les collectivités améliora les conditions d’existence des paysans espagnols. « Isolé, abandonné à son sort, le petit propriétaire se sentait perdu. Il n’avait ni moyen de transport ni outillage. Par contre, les collectivités disposaient d’un équipement qu’il n’aurait jamais pu s’offrir. Les petits paysans ne le comprirent pas immédiatement. La plupart du temps, ils s’intégrèrent peu à peu aux collectivités et seulement après qu’elles eurent fait leurs preuves. » (Timón, juillet 1938. Cité dans B. Bolloten, La Révolution espagnole, p. 101)

Détacher l’introduction de l’outillage dans la production agricole des conditions socio-économiques dans lesquelles elle survient, comme le font les tenants de la traction animale est incontestablement douteux. Considérer la dépossession du paysan endetté auprès des banques, suite à de coûteux investissements techniques — qui ne sont pas tous nuisibles à l’environnement — comme une preuve de leur caractère absolument néfaste, ou encore constater que la mécanisation approfondit la prolétarisation de l’ouvrier agricole, laisse entièrement de côté la question de la propriété privée de ces moyens de production. L’oubli de cette petite banalité de base de la critique sociale nous semble tout de même ennuyeux. La position des situationnistes était en la matière de considérer « la société technicienne avec l’imagination de ce qu’on peut en faire. » (I.S. 7). Le progrès, si l’on ose dire, des technophobes est de considérer que la société technicienne est dans sa forme actuelle tout ce qu’elle pourrait être, d’où le conformisme peureux et le manque fondamental d’imagination qui leur font admettre que telle ou telle production est inutile, mauvaise, superflue. En fait, la racine du manque d’imagination des technophobes ne peut se comprendre si l’on n’accède pas à l’imagination du manque ; c’est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit et caché, et pourtant possible, dans la vie moderne[4].

Parce que la société technicienne est aujourd’hui au contraire tout ce que le capitalisme surdéveloppé veut bien en faire, nous ne sommes pas convaincus qu’il faille réduire la sous-alimentation dans les pays en voie de sous-développement à la seule question de la « faillite des méthodes industrielles ». La division internationale du travail, imposant à ces nations l’abandon des cultures vivrières pour des cultures tournées vers l’exportation, sous l’égide d’une bureaucratie parasitaire, les guerres, etc., ont aussi une lourde part de responsabilité dans la misère endémique du « milliard d’individus » qui « crèvent de faim ». L’introduction programmée des biotechnologies dans le tiers-monde est « une profonde remise en cause technique » destinée à dissimuler la nécessité d’une réappropriation sociale. La faim en Afrique est une question sociale avant d’être un problème technique. Ce constat élémentaire de la nécessité d’une réappropriation sociale doit être la base minimum du refus de l’introduction des nécrotechnologies.

Nous ne pensons pas pour autant que l’on puisse se contenter de constater les éventuels mérites des méthodes artisanales sur les méthodes industrielles. Outre les effets émancipateurs de l’introduction d’une mécanisation raisonnée dans l’agriculture, la critique doit, sous peine de tourner à la controverse académique, partir de ce qui est là, c’est-à-dire de l’industrialisation généralisée des modes de vie. Le plus conséquent des technophobes l’a compris et dit, à la différence de ses épigones : « When things break down, there is going to be violence and this does raise a question, I don’t know if I exactly want to call it a moral question, but the point is that for those who realize the need to do away with the techno-industrial system, if you work for its collapse, in effect you are killing a lot of people. If it collapses, there is going to be social disorder, there is going to be starvation, there aren’t going to be any more spare parts or fuel for farm equipment, there won’t be any more pesticide or fertilizer on which modern agriculture is dependent. So there isn’t going to be enough food to go around, so then what happens? This is something that, as far as I’ve read, I haven’t seen any radicals facing up to » Il ne s’agit pas de s’abandonner au fait accompli. Mais, ce que vous écrivez à propos de la commune rurale, qu’il convenait selon Marx d’en favoriser graduellement l’évolution, est plus vrai encore de la situation agricole mondiale actuelle. Aucun assainissement écologique dans ce domaine n’est possible que graduellement. Quant au mir, il ne faut pas perdre de vue les conditions historiques de son avenir qu’Engels rappelait dans sa réponse à Tkatchev (1875). Il « admettait la transition directe de la commune rurale au socialisme à certaines conditions, entre autres : … Cela peut arriver seulement au cas où le prolétariat d’Europe occidentale accomplit une révolution victorieuse avant la désagrégation définitive de la commune rurale et assure ainsi les conditions exigées par cette transition, en particulier les moyens matériels nécessaires au paysan russe pour un bouleversement fondamental de son système économique… Si quelque chose peut encore sauver quelque chose de la propriété communale russe, lui donner la possibilité de passer à une forme nouvelle, réellement viable, c’est justement la révolution du prolétariat occidental. En postface à cette réponse, Engels devait confirmer et préciser en 1894 ce point de vue en disant de la Révolution russe : … Cette révolution donnera une nouvelle impulsion et de meilleures conditions de lutte au mouvement ouvrier en Occident, et y hâtera ainsi la victoire du prolétariat industriel sans laquelle la Russie contemporaine ne peut arriver à une transformation socialiste ni par la commune, ni par le capitalisme. » (La critique sociale n°2, juillet 1931)

Quoi qu’il en soit, que l’agriculture se prête difficilement à une mécanisation intégrale, nous vous l’accordons. Mais nous y apporterions volontiers une restriction importante : il nous semble très contestable que l’agriculture puisse constituer la matrice à l’aune de laquelle juger les autres technologies. Toute homologie entre les diverses technologies dans ce domaine nous semble sophistique. Nous lui opposerions d’une part la plus ou moins grande contrainte du respect des équilibres naturels selon les secteurs de la pratique sociale, et de l’autre, la notion d’un « développement inégal » de la domination réelle du capital sur les différentes technologies.

C’est en vertu de ce même réalisme, qui nous commande de rechercher les chances de la liberté dans des conditions que nous n’avons pas choisies, que le point de vue anti-industriel sur les campagnes nous semble dérisoire[5]. Comment chercher un sujet révolutionnaire dans une campagne vidée de ses paysans ? Chez les technophobes, on voit bien que la répétition circulaire du blâme généralisé, que certes l’époque mérite, ne mène nulle part.

D’autre part, nous n’opposons aucune autorité théorique de quelque époque que ce soit aux Amigos de Ludd. Nous leur avons opposé le mouvement de l’histoire. Il faut rappeler ici que les considérations désabusées sur les masses réifiées avaient déjà cours dans les années 60. Mai 68 réfuta l’irréalité de ce qui était « empiriquement observable » et dont tous les vedettes de la sociologie faisaient leur pâture.

Il faut bien continuer à chercher les chances de la liberté là où il y a des hommes, dans les villes : à Buenos Aires par exemple. Ou bien encore parmi ces salariés qui réapprennent la désobéissance dans leurs usines. Que cette pratique du sabotage procède d’un sentiment de désespoir, nous vous l’accordons. Mais alors, c’est d’un désespoir communicatif qu’il s’agit, se répandant comme une traînée de poudre de Cellatex en Metaleurop en passant par Moulinex. De telles méthodes sont exemplaires et plus contagieuses que la rage. Que des hommes en viennent à désespérer de tout n’augure rien de bon pour le système des illusions régnantes.

 

L.L & M.B.A.

 

 

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[1] On lira à ce propos Contre l’EdN. Ce texte prolonge sans jamais la nommer la brochure L’encyclopédie des puissances.

[2] Le lecteur désireux d’en savoir plus sur cet aspect méconnu du mouvement libertaire se reportera à l’anthologie commentée du mouvement naturien publiée dans le numéro de juillet 1993 d’Invariance, version française de l’idéologie primitiviste à la sauce bordiguiste.

[3] « Avec un peu d’imagination on pourrait se représenter une situation dans laquelle les sectes et les délirants en tous genres seront les seuls à survivre à une série de catastrophes du progrès. Cela aussi fait partie de la dialectique des Lumières : une exégèse mot à mot de la Bible peut de nos jours s’avérer plus utile qu’une consultation médicale. » (Gene, Werte, Bauernaufstände, Anselm Jappe, in Nadir, 11 mai 2002)

 

[4] Interdit doit se comprendre littéralement. Une étude précise de tout ce qui est breveté pour ne pas être utilisé serait instructive à cet égard.

[5] Est-il besoin de le préciser ? Nous ne faisons pas partie de ces gens, que nous ne connaissons pas, qui se réjouissent du relatif échec des campagnes de sabotage contre les nécrotechnologies. Nous partageons sur ce sujet la position des Amis de Némésis rendue publique dans le Communiqué à propos de René Riesel, et occultée jusqu’à ce jour par les principaux intéressés.

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