Le
8 décembre 2003
Bonjour,
Des amis m’ont indiqué que vous publiez en
ligne le texte intitulé « Contribution à la polémique relative au statut
des intermittents du spectacle ». Comme vous vous intéressez aux points de
vue critiques sur ce « mouvement de revendication catégorielle », je
me permets de vous écrire pour vous faire connaître mon témoignage et mon avis
sur la question. Je suis moi-même intermittente du spectacle, monteuse vidéo,
et j’ai participé à ce mouvement jusqu’à la fin du mois de juillet. Les auteurs
du texte (que je ne connais pas plus que vous) ont raison de « s’inscrire
en faux contre l’insupportable surestimation de soi qui est si répandue dans
les professions du spectacle », mais je crois qu’on peut pour le moins
nuancer votre jugement sur le « degré de lucidité » dont ce texte
fait état, car pour moi, il méconnaît autant la diversité interne que
l’évolution dans le temps du mouvement des intermittents.
« Quand j’entends le mot “culture”, je
sors mon revolver ! »
C’est dès son
arrivée au pouvoir que le gouvernement Sarkozy s’attaque à notre statut
« privilégié » – qui l’est en effet, surtout depuis que le
« statut général » des chômeurs s’est dégradé, mais qui regroupe
aussi les situations les plus extrêmes, de l’assistant -
bonne à tout faire à la star de cinéma. Pour contribuer à combler le trou dans
le budget de l’Unedic, dû pourtant bien davantage à une gestion véreuse qu’à
nos « privilèges », le montant des charges salariales et patronales
est doublé en août 2002 ; en décembre, le « rapport
Roigt-Klein » préconise la « renégociation » des fameuses
« annexes VIII et X », dénonçant d’innombrables « abus » (à
noter que la réforme ne met pas fin aux « abus » les plus réellement
scandaleux). C’était mettre le feu à un secteur qui s’est souvent battu pour le
maintien de « ses » annexes, et rapidement les syndicats (au premier
rang desquels la CGT, et à l’exception des « syndicats jaunes » ultra-minoritaires, comme la CFDT, qui signeront l’accord)
mobilisent bien au-delà de leurs maigres troupes, avant de lancer un mot
d’ordre de « grève générale du spectacle, du cinéma et de
l’audiovisuel » pour la journée du 25 février 2003, qui est très
largement suivi.
À Paris, jusqu’au
26 juin, jour fixé pour la signature de l’accord « renégocié »,
et dans le contexte de la montée en puissance du mouvement de grèves contre la
réforme des retraites, manifestations et assemblées générales d’intermittents
se multiplient, toujours à l’initiative des syndicats. Dans cette période, les
militants syndicalistes se voient rejoints dans un premier temps par des
techniciens du théâtre et – en moins grand nombre – de l’audiovisuel,
« vétérans » ou non des mobilisations des années précédentes, qui
sont souvent dans une situation précaire, ainsi que par les militants de
diverses organisations, anarcho-syndicalistes de la CNT-spectacle,
revenu-garantistes du « PAP » (« Précaires associés de
Paris »), post-« mao-spontex » de la compagnie de théâtre
« Jolie môme », puis dans un deuxième temps seulement par des
« artistes » et autres acteurs en mal de scène. Dans les assemblées,
qui ont lieu à la Bourse du travail ou dans des salles de spectacle et qui
réunissent des centaines de personnes, la CGT est de plus en plus
bousculée : on lui reproche sa routine bureaucratique, sa vantardise, son
attentisme, son repli sur ses revendications traditionnelles qui n’intéressent
que le secteur du spectacle. Contrainte de répondre à la base, elle organise
entre autres une éphémère occupation du ministère de la culture, mais elle se
voit déjà déborder par quelques actions plus ou moins spontanées. Au mois de
juin, alors que le mouvement contre la réforme des retraites atteint son point
culminant, et que des intermittents participent aux manifestations
interprofessionnelles – et même, pour quelques-uns, aux affrontements du
11 juin sur la place de la Concorde et autour de l’opéra Garnier –,
les assemblées d’intermittents votent à plusieurs reprises la grève générale
« immédiate et reconductible » du secteur du spectacle. Mais la CGT,
en jouant sur les dates des assemblées et les délais de préavis, s’arrange pour
que cette grève ne commence pas avant le 26 juin (dans une réunion de
préparation d’action, où ils ne sont plus qu’une petite minorité, les
cégétistes n’ont à proposer qu’une minute de silence pour la Fête de la
musique…). Elle est donc accusée de respecter le calendrier imposé par le
gouvernement, qui repousse le conflit avec les intermittents au lendemain du
bac. Dans une assemblée interprofessionnelle de la Seine-Saint-Denis à laquelle
j’ai participé à cette époque, profs, postiers, internes d’hôpitaux, employés
municipaux… s’insurgeaient eux aussi de voter en vain, pour la énième fois,
cette fameuse grève générale illimitée qui était alors dans tous les esprits, et
qui n’a été évitée que grâce aux mensonges des syndicats (qui promettent alors
« une rentrée digne de Mai 68 »…).
Dans la nuit du
26 juin, le nouveau protocole d’accord sur le statut des intermittents du
spectacle est contresigné, comme prévu, grâce à la collaboration de l’appareil
confédéral CFDT (contre l’avis des syndiqués CFDT eux-mêmes !), quelques
heures après qu’une manifestation eut rassemblé à Paris plus de dix mille
personnes. Dès le lendemain, la masse qui avait rejoint les assemblées et les actions
de la CGT, augmentée de nombreux nouveaux arrivants, se réorganise spontanément
en dehors de tout syndicat, formant la « Coordination des intermittents et
précaires d’Île-de-France » (« CIP-IDF »). Cette auto-organisation des intermittents est d’abord la
conséquence de leur (relative) radicalisation, mais aussi des réunions et des
actions organisées sans la CGT, dans les semaines qui ont précédé, par les
« papistes » revenu-garantistes et la CNT-spectacle. On retrouve donc
dans la coordination ces organisations, de même que la compagnie Jolie môme et
des syndiqués (notamment des « juristes »), mais ce sont d’abord des
techniciens, des « petites mains » et des membres de petites troupes
de théâtre, dont bon nombre vivent alors leur premier mouvement social, qui
sont à l’origine de la dynamique de ce que les médias appellent dès lors
« le mouvement des intermittents ». Dans la première quinzaine de
juillet se multiplient les actions directes, avec plus ou moins de succès
(débrayages sauvages, interventions lors d’avant-premières ou de directs
télévisés…), pendant qu’en province commence la vague d’annulations de
festivals. L’activisme, avec ses qualités et ses défauts, est ainsi
l’expression première et spontanée de la coordination parisienne. Ses assemblées
générales, qui réunissent près (plus ?) d’un millier d’intermittents dans
des théâtres en grève, sur le parvis de la Grande Halle de La Villette en
grève, et dans la salle Olympe-de-Gouges prêtée par la mairie du XIe arrondissement
de Paris, sont démocratiques, souveraines et rapidement quotidiennes.
Rapidement, la coordination s’organise en « commissions » tenues de
rendre compte à l’assemblée de leurs activités (commission actions, commission
médias, commission juridique, commission relations avec le public…) :
c’est dans certaines de ces commissions que vont se cristalliser les penchants
d’artistes et de politiciens à la paranoïa, à l’égocentrisme, au sectarisme, à
la méritocratie militante, etc., qui vont dégoûter de plus en plus de monde. Une
« commission propositions-revendications »
est tout de suite la cible des manœuvres des politiciens revenu-garantistes, et
la création d’une « commission intercommissions », qui réunit un
représentant de chaque commission et décide de l’ordre du jour des assemblées,
laisse vite présager que certaines décisions pourront être prises par une
minorité cooptée, en dépit des meilleures volontés démocratiques. Quand les
activistes des premiers jours, épuisés, remettent leurs mandats, ils sont
remplacés par ces artistes et ces politiciens qui vont mettre fin à la
démocratie directe et à la souveraineté de l’assemblée : dans la deuxième
quinzaine de juillet, une « commission relations avec les élus » est
ainsi créée dans le dos de l’assemblée, et l’on murmure que le lugubre parti
dit socialiste infiltre la « commission interprofessionnelle ». Dans
les assemblées, il faut désormais batailler pour seulement obtenir qu’un débat
précède les votes.
Durant cette période, à Paris comme
semble-t-il partout ailleurs en France, tous les débats peuvent se résumer à la
question stratégique : face à l’inflexibilité du gouvernement, faut-il
radicaliser les actions en les ouvrant aux autres secteurs en lutte, ou plutôt
chercher à se concilier les faveurs du public et du monde de la culture ?
Au début, l’immense majorité pense que ces deux stratégies peuvent être menées
de front, et nous ne sommes que quelques individus épars à soutenir que le
discours unique sur la « sauvegarde de la culture française » empêche
toute solidarité pratique avec les autres secteurs en dehors d’une couche
sociale pseudo-privilégiée, à laquelle la
« culture française » contemporaine est spécialement destinée ;
la grande masse de la population, et en particulier les autres travailleurs
précaires, n’étant en rien concernés par « l’avenir » de cette
marchandise avariée. Ce point de vue se verra confirmé par l’intervention d’un
chômeur lors d’une assemblée générale interprofessionnelle, mais la stratégie
« culturelle » est de son côté régulièrement renforcée par des
interventions de profs, qui se déclarent, en tant que public des salles de
spectacle et des festivals, solidaires des revendications des intermittents.
Forts de ce soutien, les artistes parviendront peu à peu à imposer leur
idéologie, qui se veut une farouche défense de la « vraie culture »
prétendument « engagée » contre les assauts d’une « sous-culture de masse » méprisée (je n’ai toujours pas
compris où ces « artistes engagés » situent la frontière de leur
mépris, sachant que le contenu de leurs « œuvres » – qui
n’existeraient pas sans les subventions du ministère de la culture, ou au moins
de la Ville de Paris – dépasse rarement le moralisme « citoyen »
d’un cours primaire d’instruction civique). Il est vrai que les salariés du
spectacle sont presque tous contaminés, à des doses très variées, par cette
idéologie artistique : pourtant, nombreux sont les techniciens qui savent
bien que leur travail consiste principalement à produire de creuses illusions,
avec des contraintes de temps et d’argent qui interdisent de surcroît qu’on se
soucie de leur qualité (et pas seulement sur le plateau de la Star
Academy !). Les interminables débats sur l’opportunité ou l’inopportunité
de bloquer certains festivals « off » ou spectacles « engagés »,
et qui n’ont parfois pu être tranchés que par les directeurs et organisateurs
eux-mêmes (préférant tout annuler plutôt que continuer à subir l’agitation
permanente provoquée par ces débats), la question de savoir s’il fallait ou non
huer le public quand il manifestait son mécontentement d’être privé de
spectacle, sont la preuve que le mouvement des intermittents a aussi
exprimé une révolte sans illusion contre la très simple perspective de devoir
travailler plus pour gagner moins d’argent ; c’est sur cette base
élémentaire qu’il aurait pu, et dû, se développer explicitement en tant que
suite « estivale » du mouvement social du printemps
– Baudrillard aurait alors eu raison d’écrire, dans son inepte article
pour Libération du 16 juillet : « C’est cette politique
d’effacement du social par le culturel, le festif et le spectaculaire, qui a
été brisée cette année par le mouvement des intermittents (…). » Mais en
réalité, face à l’évidence du retard, dans tous les domaines, du
« mouvement des intermittents », fatigués d’avoir à supporter les
artistes et leur pesante bêtise (exemple éloquent, cette intervention d’une
actrice qui, faisant référence à Debord (!), appelle les intermittents à
« organiser le spectacle de la contestation »), et enfin contraints
aussi de retourner « faire leurs heures » de travail, les
intermittents les plus désabusés partent peu à peu. Sans doute quelques-uns
d’entre eux se résignent-ils aussi, avec les anarcho-syndicalistes de la
CNT-spectacle, à bavasser tristement sur « l’avenir de la culture française » :
mais il ne s’agit là que d’un choix tactique, conforme aux intérêts économiques
immédiats d’un secteur qui vit des illusions et des prétentions
« culturelles » du public des salles de spectacle. Briser la loi du
silence qui recouvre le mode de production de la « culture »,
c’est-à-dire déjà saboter le marché culturel, apparaît comme étant bien trop
dangereusement « suicidaire »… C’est ainsi que la stratégie
« culturelle » finit rapidement par l’emporter, sous la conduite
d’artistes de gauche et de politiciens revenu-garantistes (ces derniers ayant
enfin trouvé, avec l’idéologie artistique, le déguisement sous lequel mendier
des subventions d’État, qu’ils croient mériter pour toutes les fois qu’ils
portent un T-shirt publicitaire ou sont filmés par les caméras de la
télévision : voir l’encyclique du PAP « Beaucoup d’argent parce que
je suis nombreux »). D’où cette dégénérescence accélérée du mouvement des
intermittents, depuis ce ridicule happening à Monoprix, en août, jusqu’à la
dernière revendication d’un « débat sur l’avenir de la culture » sur
une chaîne publique à une heure de grande écoute, en passant par la
transformation de la Coordination des intermittents et précaires
d’Île-de-France en association loi 1901… Tout ça pour finalement
n’aboutir à rien : qu’est-ce donc que les intermittents pouvaient perdre,
en assumant le sabotage de la « culture », qu’ils n’ont pas perdu
avec leur foireuse stratégie « culturelle » ?
Ainsi la « culture » (ou
« l’art »), dans « la polémique sur le statut des intermittents du
spectacle », se présente non seulement comme une idéologie de bouffons,
mais aussi comme un masque de modération. La « Contribution… » omet
complètement de critiquer ce dernier aspect, ses auteurs ne s’attardant, avec
la plus grande facilité, que sur l’aspect le plus visible du mouvement des
intermittents – eux-mêmes partagent d’ailleurs avec les « artistes
engagés » (à qui ils reprochent surtout, semble-t-il, de ne pas être des
« enfants de prolétaires ») la croyance en la possibilité de
rapprocher les « masses laborieuses » (sic) « d’une
conception de l’art beaucoup plus subversive », conception qu’ils se
gardent bien de définir. L’Internationale situationniste (puisque dans cette
histoire tant de monde se réfère, explicitement ou secrètement, à Guy Debord
et ses camarades) concluait pourtant il y a déjà quarante ans que dans la
perspective de la subversion de cette société il est parfaitement vain de
s’inscrire dans une logique « artistique », quand elle excluait tous
ses membres qui pouvaient encore partager cette illusion ; ceci à une
époque où l’activité artistique « d’avant-garde » n’était pas encore
seulement le pur plagiat, ou au mieux les plates imitations, des charlatans
contemporains ! C’est bien une telle lucidité qui a manqué à l’ensemble du
mouvement des intermittents, et qui manque aujourd’hui aux auteurs de la
« Contribution… » ; mais rien n’interdit de penser qu’il s’en
est peut-être fallu de peu, à un moment, qu’il en aille autrement : c’est
dans ce moment-là que nos polémistes pouvaient « contribuer » quelque
peu utilement à un débat qui était alors pratique, bien davantage qu’en
jetant maintenant l’eau du bain avec l’affreux bébé.
Je vous remercie
de m’avoir fourni l’occasion de rassembler et synthétiser par écrit mes
observations sur ce mouvement qui, à ce que j’ai pu constater ici et là, a
intrigué pas mal de monde en dehors du secteur du spectacle.
Cordialement,
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