De
la juste solution de quelques contradictions internes
N. B. : Les
textes en orange sont issus de courriers de Brice M., en réponse à « La
production de l’étrangeté »,
ceux en jaune de
courriers de Renaud d’Anglade. Les passages en italiques renvoient aux propos
de
Renaud d’Anglade
dans « La production de l’étrangeté ».
I. Sur l’origine de
la maladie et la question des contradictions du capitalisme
[24 janvier 2005]
« Que le caractère "malade" de la société réside
dans les désordres et les catastrophes que l’on commence à voir
s’accumuler », c’est ce que je pense de la
société capitaliste, à la lecture de Marx, et pas en tant qu’écologiste. La
maladie a sans doute commencé au moment où la bourgeoisie a dit, en arrivant au
pouvoir, qu’il y avait eu de l’histoire mais que désormais il n’y en avait
plus. Qui plus est, à la relecture de La
planète malade, il ne me semble pas aussi clair qu’à toi que « l’ancien
article de Debord présente la "maladie" de la société comme sa
division (en classes) ». Je
crois plutôt que, pour Debord, la maladie est synonyme de ce qu’ailleurs il
nomme décomposition ou effondrement de la société de classes, en vertu du vieux
principe révolutionnaire, qui traverse toute l’histoire de l’I.S., selon lequel
« tout ce qui n’est pas dépassé pourrit ». La maladie sociale, dans
une perspective situationniste réside, me semble-t-il, non pas dans la société
de classes elle-même mais plutôt dans la contradiction entre le développement
des forces productives (qui rend possible le dépassement de la division sociale
en classes antagonistes) et les rapports sociaux de production (qui interdisent
ce dépassement en emprisonnant les forces productives dans le vieux carcan de
l’appropriation privative.)
[25 janvier 2005]
Le moment où a commencé la maladie gouverne assez largement la
suite de l’analyse, comme la validité et la signification même de la notion de
« maladie », et ne doit donc pas être laissé au hasard. D’ailleurs, tout
le monde a son idée sur le sujet, explicitement ou non.
Du côté technophobe, le primitivisme peut aller par exemple
jusqu’à déplorer la découverte du chopper par l’homo habilis, il y a
environ deux millions d’années, pensant que c’est là la fondation de toute
dérive technicienne. On peut aussi être nettement plus modeste et plus
contemporain en insistant sur certaines répercussions irréversibles de
l’activité technique sur la nature, par exemple avec le début de l’industrie
nucléaire aux alentours de la Seconde Guerre Mondiale.
Du côté économique, on peut dater cette maladie de la domination
de la société par la valeur (donc avec la naissance du capital industriel et du
travail abstrait), mais aussi dater le début de nos malheurs de 1971, date à
laquelle la référence monétaire du dollar à l’étalon-or a été supprimée, et où
« l’instabilité financière » a pris une nouvelle dimension.
Il me semble que toutes ces définitions sont également
fragmentaires et louches parce qu’elles ne tablent pas sur une conception
globale de la société. Si l’on prend en compte le mouvement de la société
comme totalité, on est amené à d’autres considérations. On peut par exemple,
comme tu fais, dater la maladie du moment où la bourgeoisie a cessé de jouer un
rôle « progressiste », et où les forces de production sont entrées en
contradiction avec les rapports de production [1].
Cela correspond indéniablement à une certaine lecture de Marx. Marx a toujours
soutenu le rôle historique joué par la bourgeoisie contre l’Ancien Régime tant
qu’elle n’en était pas parvenue à cette échéance qui la condamnait elle-même,
c’est parfaitement certain. En même temps, ce moment de renversement qualitatif
du rôle historique joué par une classe sociale dominante est le moment où se
déclare une maladie qui était d’emblée contenue, comme virtualité certaine,
dans l’existence même de cette classe : on ne peut pas imaginer une classe
dominante séparée qui ne présenterait pas, tôt ou tard, ce type d’évolution.
Une fois qu’on a admis cela, doit-on continuer à dater la maladie de l’instant
où le malade commence à avoir des rougeurs ? La maladie, si nous admettons
de tester cette notion, réside-t-elle dans ses symptômes ?
Le parti que j’ai pris est différent. Si la notion de maladie
peut être envisagée à propos de l’histoire sociale (avec l’idée que la société
est le malade), il me semble qu’elle doit être fondée ailleurs que dans
l’apparition (momentanée ou même cyclique) de symptômes (économiques ou
écologiques). Elle ne peut être que de nature intrinsèquement et durablement
sociale. Ceci gouverne d’ailleurs les types de protestation que l’on
rencontre : les symptômes économiques ou écologiques induisent toujours
des solutions réformistes et illusoires, la nature sociale ne permet elle
qu’une guérison radicale, par la transformation en profondeur du type de
société. Si la maladie est intrinsèquement sociale, elle réside alors dans le
caractère conflictuel, contradictoire de la société, c.a.d. dans sa désunion,
dans le dérèglement permanent de sa relation aux effets de son action pratique,
dans la division de la société en classes. Cela aussi se trouve dans Marx,
puisqu’il est question de l’histoire comme histoire de la lutte des
classes : la société est divisée depuis que les classes existent, et
l’évolution conflictuelle des classes est ce qui détermine l’histoire des
sociétés. L’histoire existerait aussi sans la lutte des classes (parce qu’elle
existe partout), mais en ce qui concerne la société humaine, elle n’a existé
depuis très longtemps qu’en tant que conflit entre les classes, et en tant que
canalisation des innovations et des activités en fonction de ce conflit.
Doit-on dire qu’un Empereur qui fait passer par les armes
plusieurs milliers de prisonniers afin de combler une vallée avec leurs
dépouilles régissait une société saine ? Doit-on dire qu’une bureaucratie
d’Etat qui absorbait de façon stérile tout le surplus produit par une
paysannerie condamnée à une misère perpétuelle dirigeait une société
saine ? Une communauté de citoyens qui excluait de la vie publique les
femmes et les esclaves était-elle sur la voie de la santé ? Ce ne sont pas
là des jugements moraux, mais des situations qui montrent que la forme de
société régnante était condamnée, incompatible avec l’évolution qu’elle était
décidée à bloquer, imperméable à ce qu’elle produisait en son propre sein, et
donc, à terme, avec sa propre continuation. Ce qui a changé, et ce qui a pris
la forme d’un symptôme, c’est que le désordre social créé par la division en
classes se double à présent d’un désordre tout aussi profond dans l’ordre
naturel.
Ceux qui datent la maladie de la domination par la valeur n’ont
certainement pas tort. Encore faut-il se demander quelles formes archaïques de
proto-valeur ont coexisté avec les classes dominantes d’avant l’économie
marchande. L’histoire de toute cette misère est assurément plus longue que ce
qu’on en dit couramment.
[31 janvier 2005]
Je ne pense pas qu’il y ait de véritable contradiction entre mes
commentaires à « La production de l’étrangeté » et mes précédentes
remarques à propos du « Concept de maladie ». Au XIXe
siècle, l’étude de l’histoire passée donnait généralement raison à ceux qui
pensaient alors que la contradiction entre le développement des forces
productives et les rapports de production avait conduit en divers temps et
lieux à la dissolution permanente des anciennes structures sociales. Et, du
vivant de Marx, les contradictions du capitalisme semblaient conduire, avec la
fatalité qui préside aux lois de la nature, à son effondrement et à une
révolution sociale. Mais, nous avons vu depuis comment le capitalisme a
surmonté, du moins provisoirement, ses contradictions initiales, en donnant
naissance à la société du spectacle. Dans ce nouveau contexte, l’ancien schéma
des contradictions du mode de production marchand connaît une mutation
imprévue. Contrairement à l’ancienne prévision marxiste, les rapports de
production capitaliste ont résisté victorieusement au développement des forces
productives, au prix fort, cependant, d’une importante limite qui est la
signature même du système marchand. Ce développement est condamné à être
purement quantitatif. En d’autres termes, comme Debord l’avait compris dès
1972, le mode de production capitaliste s’est montré à la fois capable de
surmonter ses contradictions premières, en parvenant à un développement quantitatif de la production de
marchandises, et incapable d’un développement qualitatif, comme le montre le danger croissant représenté par la
pollution. C’est pourquoi, conformément à ce schéma, j’écrivais :
« Ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à
l’accroissement quantitatif des
forces productives. » Cela signifie en clair que les rapports de
production ont réussi à enrôler et maîtriser le développement productif en lui
donnant un tour exclusivement quantitatif, mais en produisant dialectiquement
de nouvelles et plus formidables contradictions. Bref, mes différentes
remarques ne me semblent pas contradictoires parce qu’elles s’appliquent à
différents moments du processus.
[31 janvier 2005]
J’adhère totalement à tes propos relatifs au développement
quantitatif versus qualitatif des forces productives, et je regrette vivement
que cette clarification ne vienne que maintenant, et qu’elle était si
cruellement absente de mes propres propos. Cette opposition est plus à l’œuvre
que jamais, comme tu écris, et nous devons sans cesse exposer les formes
diverses qu’elle adopte, dans toute la mesure du possible. Il y a peut-être là
une innovation terminologique à dégager, dans la mesure où le qualitatif qui
était prévu a été contourné, et est constamment contourné, mais où
l’accumulation quantitative mène à une sorte de "qualitatif négatif"
dont la pollution est un exemple pilote. Le terme d’empoisonnement désigne bien
cet état et pourrait peut-être constituer le terme adéquat.
[24 janvier 2005]
« Qu’on ne puisse plus parler d’appropriation de la nature dans la mesure où l’appropriation implique l’idée qu’elle ait un sujet vivant. Or, l’appropriation du monde par la valeur équivaut finalement, après un assez long trajet fait apparemment en commun, à une opposition radicale entre la perspective de la valeur et la perspective de l’homme, et à une véritable désappropriation du monde par l’homme ». Cela, ce n’est pas dans Marx en tout cas. Du moins je n’y ai rien lu de tel. Je trouve cela d’autant plus bizarre que ton cadre de référence c’est Marx, comme tu l’as écrit. D’autre part, pourquoi ce qui était vrai du temps de Marx ne le serait plus ? Nous assistons aujourd’hui à l’approfondissement d’un processus de concentration de la propriété (à un mouvement d’appropriation pluriséculaire) entre les mains d’un nombre d’hommes de plus en plus réduit. C’est une banalité de base mais pourquoi cela n’en serait-il pas pour autant vrai ? Prenons un exemple : l’appropriation du vivant par Monsanto ne serait plus une appropriation de la nature parce que les actionnaires de cette multinationale ne sont pas des sujets vivants ? Par conséquent, si, selon toi, « la notion d’appropriation mérite elle-même d’être précisée et approfondie, le terme à lui seul n’évoquant plus rien de convaincant », c’est plutôt ton explication que je ne trouve pas convaincante. Certes, lorsque tu écris que « l’ancienne idée d’une réappropriation du monde ne porte donc pas, spécifiquement, sur des instruments et des méthodes de production, mais sur l’ensemble de ce qui fait partie d’une appropriation vivante : la réappropriation est à comprendre comme une restauration de l’appropriation elle-même », cela éclaire ton propos. Mais, il me semble qu’une appropriation morte (ou une mauvaise appropriation) n’en reste pas moins une appropriation, même par opposition à une appropriation vivante.
[25 janvier]
Comme avec toute notion, on peut traiter celle de
l’appropriation de deux façons. Soit on distingue plusieurs phases successives
en elle, et on lui donne une portée quasi-éternelle, soit on la spécifie pour
l’une des phases et on la refuse à l’autre. Autre exemple, très voisin, et par
analogie : la notion de travail chez Marx, tantôt synonyme de catégorie
anthropologique, tantôt spécifique au travail abstrait du capitalisme (débat
rendu actuel par ce qu’en disent Postone et le Manifeste contre le travail).
Jusqu’à présent, tout le monde s’en est tenu à la première
solution. Chaque époque possède sa propre forme d’appropriation de la nature,
mais toutes les époques pratiquent l’appropriation de la nature. D’abord
concrète et publique (pendant très longtemps), ensuite abstraite et privée
(depuis 2 à 3 siècles). Cette approche était sans nul doute justifiée, et loin
de moi d’ailleurs l’idée de la repousser. Non seulement ce qu’elle exprime me
semble justifié, mais je crois même qu’il faut aller plus loin dans le même
sens – ce qui peut paradoxalement déboucher sur une acception plus spécifique
du terme.
Si nous voulons intégrer à la critique sociale, et assimiler en
elle au moins partiellement, la position d’une « dialectique du
vivant », cela ne peut se faire qu’en creusant les concepts critiques
quand ils le permettent et quand ils le méritent. La notion d’appropriation en
fait partie puisque, au-delà d’une appropriation au sens technique ou
économique, elle relève d’une activité du vivant en général. Le vivant
s’approprie (par fragments) son environnement et, de même que le mode de
production caractérise une société, le mode d’appropriation caractérise un mode
de vie animal (ou végétal). On peut sans doute aller jusqu’à comprendre une
espèce animale comme étant un certain type d’appropriation du réel. Dès
lors, le terme d’appropriation se présente comme parfaitement ouvert à une
généralité qui dépasse de très loin ce que l’économie entend sous ce terme (et
que les remarques à propos de l’appropriation « douce », par
exemple esthétique, illustraient très bien).
Cette potentialité anthropologique du terme me paraît ainsi
justifier de rapprocher l’appropriation concrète (pré-marchande) des formes
d’appropriation vivantes en général, et d’en séparer l’appropriation abstraite
comme ne relevant plus, à proprement parler, de la dialectique complexe de
l’appropriation (vivante) ; et ce parti-pris de déplacer la frontière
conceptuelle me semble se justifier du fait que le sujet agissant dans
l’appropriation abstraite n’est plus une forme d’activité vivante, même
aliénée, mais un sujet mort, la valeur, qui n’ingère plus ce qu’il
« s’approprie ».
Mon choix, consistant à réserver la notion d’appropriation au
vivant, est certainement très discutable mais je suis prêt à l’argumenter et à
le défendre, non pas par hostilité au choix inverse (appropriation concrète /
appropriation abstraite), mais parce qu’il me semble ouvrir des perspectives
d’analyse et d’étude partiellement inédites. Les différentes impasses que
produit la valorisation du monde tiennent précisément au franchissement de
cette frontière conceptuelle, au remplacement de l’appropriation par autre
chose (la valorisation).
[31 janvier 2005]
Le second point de ta lettre permet de lever mes réserves
initiales. A la lumière de tes explications, je me rends compte que ce n’est
qu’une question de terminologie. Désireux de bien montrer la spécificité
logique et historique de l’appropriation abstraite (où le mort se saisit de
vif), tu refuses de lui accorder la même dénomination, tout en reconnaissant
que l’approche critique habituelle que je défends « reste sans nul doute
justifiée ». Je crois en effet que l’époque actuelle, placée sous le signe
de la confiscation du vivant, rend plus
que jamais nécessaire de rappeler explicitement, simultanément au point de
vue qualitatif original que tu exposes, la validité de l’ancien point de vue
critique sur l’appropriation privative, en montrant ses développements ultimes
au stade suprême de la domination réelle du capital.
[31 janvier 2005]
Je vois que nous sommes également d’accord pour la question de
l’appropriation, mais là je le savais bien. Ma rupture terminologique est un
peu abrupte, et j’essaierai de « négocier le virage » à l’avenir en
montrant bien qu’elle est à sa façon la continuation d’un processus dont la
critique était déjà entièrement valable. Autant il faut s’efforcer de ne pas
rater de seuil qualitatif, autant il faut éviter de lancer des gadgets
conceptuels.
: Chronologie des textes publiés
: Comptes-rendus de publications
: Liste des titres en préparation
: Tribune
: E-mail
[1] Je tiens à faire observer que tu as
critiqué dans de précédents courriers l’application de cette dialectique à
l’époque actuelle. Il faut donc vérifier que l’intention de la considérer
toujours comme critère d’apparition de la maladie (les forces excèdent les
rapports) est pleinement compatible avec les réserves que tu exprimais
(« ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à
l’accroissement quantitatif des
forces productives »).