Jean-Luc Debry
Débat
autour de la thèse de la fonction
du complot
dans l’histoire
Le 27 février 1933 le Reichstag
est détruit par les flammes. Un jeune militant révolutionnaire hollandais âgé d’à
peine 24 ans, Marinus Van der Lubbe, est aussitôt arrêté par la police. Il
revendique son acte et affirme avoir agi seul. Condamné à mort, il est décapité
le 10 janvier 1934.
Nico
Jassies[i], dans un texte[ii] publié en 2000 en Hollande et qui vient de
sortir en France, revient sur cet épisode tragique. Il s’agit en quelque sorte
d’une suite à la publication[iii] du journal – sorte de carnet de voyage - de
Marinus Van der Lubbe sous la direction d’Yves Pagès et Charles Reeve.
Le Carnet de route d’un sans-patrie, préfacé par André Prudhommeaux, avait été
publié en France en 1934[iv],
par le Comité
international Van der Lubbe. Mais à l’époque, le communisme de parti étant
hégémonique au sein du mouvement révolutionnaire, cette publication passera
totalement inaperçue, hors des milieux anarchistes. Et depuis peu nombreux
furent ceux qui s’intéressèrent à la personnalité et aux motivations du jeune
incendiaire. La thèse de la provocation policière défendue par un KPD (parti
communiste allemand) aux abois, soumis aux directives contradictoires du
Komintern, tiendra lieu, et pendant de longues années, de vérité historique.
D’autant que suite à cette action, une répression féroce s’abattra sur
l’ensemble du mouvement ouvrier, et les militants communistes de toutes
tendances en seront bien sûr les premières victimes.
Le
jeune Marinus Van der Lubbe est, dès lors, présenté comme un « simple d’esprit
» manipulé par le Parti National-Socialiste. Or, il s’avère que Marinus Van der
Lubbe était proche des communistes de conseil. En 1932, il avait adhéré à la
LAO. Ce mouvement communiste révolutionnaire, hostile à l’idée de parti,
soutenait le principe de l’organisation autonome du prolétariat, notamment par
l’instauration de conseils ouvriers capables de se fédérer. Ses membres étaient
partisans de l’action violente et individuelle dans laquelle ils voyaient un
moyen de développer la lutte anticapitaliste. Ils estimaient en effet que le
fascisme n’est qu’une des figures historiques de la domination capitaliste.
D’une façon générale, les positions des communistes de conseil se fondaient sur
des analyses politiques parfaitement structurées dont l’un des grands mérites
fut de dénoncer très tôt la dictature du Parti-État en Union soviétique. Il
faut aussi souligner, pour comprendre la nature des débats qui agitaient le
mouvement communiste, que la lutte à mort engagée par les partis communistes
désormais entièrement contrôlés par le Komintern contre l’aile gauche du mouvement
révolutionnaire, avait pour objectif de supprimer toutes formes de résistance à
son hégémonie au sein de la classe ouvrière. L’échec de la révolution allemande
de 1918 avait en effet ouvert la voie au triomphe des principes léninistes sur
lesquels la bureaucratie stalinienne s’appuiera pour instaurer son pouvoir.
Rappelons enfin que c’est en Hollande[v] et en Allemagne que les communistes de
conseil seront les plus dynamiques et les plus actifs.
Lors de
son interrogatoire de police, le jeune chômeur hollandais expliquera aux
enquêteurs : « ce qui ne m’a
pas plus dans ce parti (communiste),
c’est qu’il veut jouer un rôle dirigeant et qu’il refuse de laisser la
direction aux travailleurs eux-mêmes ». L’insurrection ouvrière,
pensait-il, était encore possible et son geste qu’il voulait exemplaire allait,
croyait-il, réveiller un prolétariat tétanisé par les consignes de modérations
du parti. Nico Jassies, dans son ouvrage Marinus
Van der Lubbe et l’incendie du Reichstag, nous rappelle fort à propos,
qu’en 1933 le parti communiste allemand disposait encore d’une organisation
paramilitaire[vi] capable de résister aux nazis et qu’il n’en
fut rien car telle n’était pas la ligne imposée par le Komintern. Et c’est
cette attitude que de nombreux militants révolutionnaires allemands et
hollandais ne comprenaient pas. Marinus Van der Lubbe était de ceux-là. Cette
part de désespoir devant le refus du combat qui caractérisa la ligne politique
du KPD est très présente dans son geste. Ce n’est donc ni le simple d’esprit,
ni le complot communiste, ni la machination nazie qui serait à l’origine de cet
événement spectaculaire, mais bien la démarche d’un individu radicalisé, un
activiste conscient des enjeux propres au contexte historique au sein duquel il
évoluait et qu’il avait parfaitement analysé grâce à sa fréquentation des
communistes de conseil hollandais.
En 2003, publiant Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, Yves Pagès et Charles Reeve nous avaient permis
de lire le journal de ce jeune révolutionnaire à la personnalité attachante. Et
surtout, la lecture du texte de Marinus Van der Lubbe nous permettait de mieux
comprendre la singularité du contexte allemand et hollandais des années 1929 à
1933. Mais en postface, leur « Parti pris pour un sans-parti »
était pour eux l’occasion de dénoncer une lecture « complotiste » de
l’histoire. Ils condamnent de façon implicite la thèse défendue, entre autres,
par Michel Bounan[vii] qui, quant à lui, insiste, sur les nombreux
précédents qui virent les états manipuler des groupes d’activistes pour
renforcer leur appareil de domination sociale et idéologique. Et dans son
ouvrage, il souligne plus particulièrement le rôle trouble que jouèrent les
services secrets américains dans les attentats-suicides du 11 septembre 2001
contre le World Trade Center et le Pentagone (et il y a certainement matière à
s’interroger au regard des zones d’ombres et des coïncidences troublantes qui
entourent « cette ténébreuse affaire »). Pour appuyer sa démonstration, Michel Bounan
reprenait, et c’est bien ce qu’on lui reproche en la circonstance, la thèse du
complot policier dans l’incendie du Reichstag, mettant sur le même plan la
naïveté d’Auguste Vaillant, les brigadistes italiens et Marinus van der Lubbe.
Estimant qu’à partir de ce point discutable, c’est l’ensemble de son analyse
tout entière qui se discrédite d’elle-même, Yves Pagès et Charles Reeve
enchaînent et, partant, leur point de vue prend la forme d’une véritable
obsession « anti-complotiste ». Dans son ouvrage, Nico Jassies réagit
surtout sur cet aspect en publiant en annexe à la postface son échange de
correspondance avec Charles Reeve. Il estime que cette généralisation confine à
l’instrumentalisation. C’est, semble-t-il, l’amalgame qui le dérange.
Outre
le fait qu’en historien avisé travaillant sur le sujet de longue date, il
déplore leur comportement d’ « amateurs » et souligne les erreurs et
les approximations, trop nombreuses à son goût, de ceux qui sont venus puiser à
ses sources, ce qui somme tout est assez banal, il exprime surtout son
désaccord quant à la généralisation des auteurs qui attaquent avec vigueur les « thèses complotistes ».
L’enjeu est de taille et mérite sans doute que nous nous y intéressions. Dans Gavroche n°139 de janvier - février
2005, Miguel Chueca se faisait l’écho, à propos de « la ténébreuse affaire de la piazza Fontana » du rôle des
services secrets italiens dans ce qu’il est convenu d’appeler les années de
plomb. Et puis, on pense naturellement à L’apocalypse de notre temps, publiée en 1939,
ouvrage dans lequel Henri Rollin[viii]
s’est attaché à démontrer que le « Protocole
des sages de Sion » était l’œuvre de l’Okhrana, la terrible police
secrète tsariste – ancêtre du KGB et de l’actuel FSB dont la réputation n’est
plus à faire. Le rôle du FSB dans la tragédie tchétchène a été dénoncé à
maintes reprises. D’ailleurs, par bien des côtés, il n’est pas sans rappeler le
cas des socialistes-révolutionnaires russes dont les dirigeants furent, on le
sait, manipulés par l’Okhrana. L’auteur analyse en détail l’utilisation du
mythe et du faux document
dans la falsification de l’histoire et, ce faisant, présente une critique
générale de la désinformation. Le fait que ce texte date de 1939 n’est pas
anodin et, avec le recul, donne toute sa valeur au travail d’Henri Rollin. Les
Éditions Antisociales poursuivent le débat en publiant L’ultime Razzia[ix]. Les auteurs, anonymes, présentent
le 11 septembre comme le résultat
nécessaire, inéluctable, du développement simultané et convergent du mensonge
social, de l'État policier et du marché mondial ; il est leur point de
fusion. » Ils vont au-delà de la polémique et déploient une analyse
qui ne manque pas de pertinence. La démonstration mérite, en tout cas, d’être
considérée avec sérieux et relativise avec bonheur la crispation dogmatique de
Charles Reeve et d’Yves Pagès.
Et, au-delà de l’aspect historique propre à la
prise de pouvoir du Parti National-Socialiste Allemand, c’est à l’analyse et à
la compréhension d’événements contemporains qui nous touchent de près et dont
certains processus ne sont pas sans conséquences directes sur notre liberté,
que l’ensemble des textes que je viens de présenter, nous renvoient forcément.
Et à ce titre la lecture du travail de Nico Jassies et dans la foulée de L’Ultime Razzia me semble incontournable
pour quiconque estime que l’analyse politique se construit dans le passage de
l’actualité à l’histoire et que ce processus est forcément itératif, complexe
et gagne sans doute à être l’objet de polémiques un peu vives.
Le 16/01/05
: Chronologie des textes publiés
: Comptes-rendus de publications
: Liste des titres en préparation
: Tribune
: E-mail
[i] Historien spécialiste de la période, il travaille
comme archiviste à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam.
[ii]
Marinus Van der Lubbe et l’incendie du
Reichstag, Éditions Antisociales, 2004, 8 Euros.
[iii] Marinus van der Lubbe, Carnets
de route de l’incendiaire du Reichstag et autres écrits, présentés par Yves Pagès et Charles Reeve,
Éditions Verticales, 2003, 18 €.
[iv]Libération
du 20 mars 2003 prétendra
à tort, propos de journaliste, que ces carnets n’avaient jamais été publiés en
France.
[v] Anton Pannekoek est sans doute le théoricien le plus connu de
ce mouvement. Et aujourd’hui encore ces textes font références.
[vi]
Le Roter Frontkämpfer Bund, Ligue des
combattants du Front Rouge.
[vii]
Logique du Terrorisme, Éditions
Allia, 2003, 61 p., 6,10 Euros.
[viii]
L'Apocalypse de Notre Temps, Éditions.
Allia, 1991, 27,52 Euros
[ix] L'Ultime Razzia - le 11
septembre 2001 dans l'histoire, 144 p., décembre 2004. 6 Euros.