MLG
La dialectique peut-elle juguler le dérèglement
climatique ?
Réponse à
Renaud d’Anglade
Quelle
extension doit-on accorder au concept de maladie ? Plus précisément, quel
avantage ou quel intérêt y a-t-il à étendre ce concept de la sphère organique à
l’univers social ? A première vue, cet avantage paraît
contradictoire : d’un côté, il va dans le sens d’une mise en évidence des
homologies croissantes entre les perturbations, les altérations et les lésions
dans la sphère biologique et les formes de domination, d’aliénation et
d’oppression dans le monde social ; d’un autre côté, homologie n’est pas
identité et la tentation de glisser de l’une vers l’autre requiert quelques
réflexions. Le concept de maladie a comme milieu d’origine le monde organique
et ses vicissitudes ; il épargne en principe le règne minéral, lequel se
trouve simplement affecté de lentes décompositions naturelles, auxquelles
s’ajoutent aujourd’hui de brutales modifications artificielles inductrices de
pathologies pour le milieu vivant. C’est ainsi que dans un sol passablement
chamboulé et minéralement modifié par les engrais de synthèse, plastiquement
comprimé par le passage de trop lourds engins agricoles et stérilisé par la
pharmacopée chimique, il n’y a pratiquement plus d’activité microbienne :
le milieu est devenu ouvertement hostile à la vie.
En
ceci on peut parler, comme Guy Debord en 1971, de planète globalement malade,
au sens où la biosphère y apparaît désormais menacée. De la planète malade, on
est renvoyé à la société qui rend malade, ou à ce qui, dans la société, rend
malade. Un livre récent et bien documenté qualifie à juste titre notre société
de cancérigène[1]. La qualifier en revanche de
cancéreuse est une métaphore biologisante qui ne semble pas aller de soi. Emancipé
de l’hégélianisme, le concept d’aliénation conduit, en théorie sinon en
pratique, à celui de transformation sociale sous l’égide de la conscience.
Celui de société malade risque plutôt de conduire à celui de régénérescence.
D’ailleurs, au nom de quoi la société d’aujourd’hui, celle en passe de basculer
dans le capitalisme total, peut-elle être qualifiée de malade ? Au nom de
l’ancienne société bourgeoise, celle dont les humanistes arrivaient encore à
croire qu’elle parviendrait à s’auto-réformer, et que pour finir elle irait,
après des débuts sanglants, dans le sens de l’amélioration générale ? Ne
risque-t-on pas alors de prescrire un retour à un état général moins perturbé,
à un stade du capitalisme plus souverainiste, etc. ?
Une
autre raison de se méfier des rapprochements entre société et organisme vivant
est qu’ils me paraissent aller dans le sens de cette philosophie naturelle du
capital, celle qui considère avec émerveillement l’économie et son
fonctionnement comme une totalité organique. Comme l’humanisme classique n’a
désormais plus cours, que les vieilles utopies bourgeoises sont devenues
risibles en regard de la dynamique du capital, que le sens supposé de
l’activité économique a basculé dans le non-sens, il ne reste plus qu’à adorer
la chose pour elle-même et lui conférer toutes les beautés du vivant, et aussi
ses fragilités : n’y touchons pas, sinon elle se dérègle !
L’ex-ministre Ferry a écrit des pages burlesques sur le sujet.
Un
des aspects de l’assimilation de la société à un organisme vivant est aussi la
substitution de la notion de civilisation à celle de société. Comme le rappelle
à juste titre le deuxième article de D’Anglade, il s’agit moins d’une invention
que d’un retour à des conceptions anciennes du devenir comme corruption dont un
philosophe comme Platon fut un bon interprète et qu’un auteur comme Michel
Bounan ravive aujourd’hui à partir de questions médicales. Renaud d’Anglade n’a
évidemment pas tort de relever que cette histoire civilisationnelle ne
s’accorde pas précisément avec la dialectique marxienne des forces productives
et rapports de production – dont l’un des attributs est le primat du concept de
société sur celui de civilisation ; pas plus d’ailleurs que la critique de
la société industrielle ne s’accorde d’emblée avec la critique marxienne du
capitalisme.
Là-dessus
je dirais surtout ceci. On peut considérer que tous ces glissements sont tantôt
l’expression d’une « cohérence potentiellement défaillante », tantôt
la manifestation d’un affaissement de l’esprit dialectique et d’une
contamination par les morales du ressentiment, au sens de Nietzsche. Mais
l’affaissement de la dialectique forces productives – rapports de production me
paraît tout sauf de nature subjective, et, dans sa réponse, Brice M. s’en fait
l’écho lorsqu’il écrit qu’il « devient difficile de distinguer la
croissance aliénée des forces productives des forces productives
elles-mêmes ». D’autant plus que cette idée d’une croissance aliénée
n’est pas présente chez Marx, et qu’elle doit donc être greffée sur la
dialectique marxienne. Or je maintiens, ainsi que je l’avais avancé il y a
deux ans sur ce même site, qu’une telle greffe ne va pas de soi et qu’elle est
plus lourde de conséquences que ce que Renaud d’Anglade laisse entendre.
Croissance aliénée des forces productives signifie que l’essentiel de
l’héritage technique du capitalisme est vicié, avec tout l’effet de brouillage
qui en résulte sur la perspective de la réappropriation, laquelle ne peut plus
être cantonnée à la seule dimension sociale et prend aussi un caractère
technique. Or un des aspects non négligeables, et même essentiels, de
l’espoir marxien résidait dans le caractère globalement favorable de l’héritage
technique du capitalisme. « Il est clair que Marx ne pouvait anticiper
le degré d’anéantissement et d’empoisonnement que seule l’époque contemporaine
allait par la suite infliger à la planète » écrit Renaud d’Anglade. Nul ne
songe d’ailleurs à le lui reprocher ; au demeurant l’idée lui est venue à
l’esprit mais, à ma connaissance, à propos de la seule agriculture et du sol.
De toute façon, l’important est moins un manque d’anticipation en la matière
que la reconnaissance rétrospective que l’empoisonnement n’est pas réductible à
la « seule époque contemporaine » : l’accélération des
modifications artificielles et dommageables de la biosphère – la teneur en gaz
carbonique de l’atmosphère, par exemple – est déjà contemporaine du milieu du
19ème siècle avec le développement de la grande industrie.
Simplement l’accélération de la pollution a d’abord eu sa source dans la sphère
de la production, avant de se voir amplifiée par celle de la consommation.
« La
croissance des forces productives a changé de sens au cours de son histoire.
Changé de sens, non pas tant du point de vue du capital que de celui de la
réappropriation révolutionnaire […] L’idée que les forces productives
accumulées par le capitalisme industriel sont très aisément reprenables par le
projet de la propriété commune aura été la toile de fond de toute l’histoire
sociale européenne jusque dans les années 1960 […] Aujourd’hui, le projet de
l’expropriation des expropriateurs est devenu inséparable d’une mutation
technologique fondamentale, ce qui est une situation bien nouvelle par rapport
au 19ème siècle et dont on aurait, à mon avis, tort de minimiser la
portée ». J’extrais ces phrases d’un texte de réponse aux auteurs du Passé
composé et publié par Les amis de Némésis au printemps 2003.
Renforçant
le sens jugé positif de la croissance des forces productives, un autre
aspect de l’espoir marxien résidait dans l’idée que la dynamique du capitalisme
allait dans le sens d’une unification de sa critique et d’une vision
universalisante de son dépassement. La conception dite « dialectique »
et « scientifique » du socialisme devait à terme supplanter les
diverses doctrines et approches dont le Manifeste de 1848 donne
l’énumération : diverses formes de « socialisme réactionnaire »,
d’inspiration aristocratique ou petite-bourgeoise ; ensuite « le
socialisme bourgeois », d’inspiration philanthropique et humanitaire,
cherchant à escamoter l’incompatibilité entre « l’existence de la
bourgeoisie et l’existence de la société » ; enfin les différents
courants des « socialisme et communisme utopiques et critiques »,
auxquels les auteurs du Manifeste reconnaissent une indéniable puissance
critique de « la société existante dans tous ses fondements » en même
temps qu’une totale cécité quant à la « spontanéité historique » du
prolétariat dont ils ne voient que « le seul aspect de la souffrance
extrême » ; les utopistes en viennent à préférer aux soulèvements
ouvriers leurs « inventions personnelles », « leur fiction d’une
organisation de la société », « la propagande et la mise en pratique
de leurs plans de société », lesquels, selon Marx et Engels, sont voués à
l’échec car manquant d’objectivité historique.
Inutile
d’insister sur le fait historiquement incontestable que le dépassement de ces
divergences d’ordre théorique, politique et esthétique n’a pas eu lieu, loin
s’en faut ! Pire encore, c’est aujourd’hui l’objet de la critique qui tend
à se fissurer : comme vu précédemment, une certaine hésitation, ou
substitution entre société capitaliste et civilisation marchande est apparue
ces quinze dernières années, pendant que du côté de la seule société un
glissement s’est effectué à propos de la détermination qu’il convenait de lui
attribuer : marchande et capitaliste, ou essentiellement industrielle. A
l’origine de ces glissements et fissures, on peut, si l’on y tient, conjecturer
diverses formes de dérapage insidieux, de renoncement, de soumission, de
trahison, de ressentiment ou de maladie mentale. C’est à mon sens mal poser le
problème. Au-delà des polémiques et des anecdotes, c’est la critique du
monde qui est en crise. En trente ou quarante ans, la réalité est devenue
science-fictionnelle et toutes les questions théoriques ont désormais comme
toile de fond le devenir hostile de la planète à l’égard de l’espèce humaine et
la possible extinction de cette dernière. Si pour ma part je continue de
penser que la logique de la valeur reste en dernière instance la force
inductrice du désastre, celui-ci n’en découle pas moins d’un certain nombre de
médiations toujours aptes à agir de manière relativement indépendante.
Dans
cet ordre d’idées, s’il est parfaitement justifié de critiquer le caractère
moraliste et insuffisamment politique de la notion d’ « empreinte
écologique »[2], s’il est en effet aberrant de
substituer, en tant que cause du désastre, l’homme abstrait à l’organisation
sociale, on aurait pourtant tort de minimiser le degré de complicité ou de
participation écervelée des individus réels à ladite organisation.
« N’est-on pas en train de nous refaire le coup du consommateur qui serait
responsable de la médiocrité des programmes de télévision et de tout le reste
aussi ? »[3]. Responsable, sans doute pas, mais
complice, à coup sûr ! Et, à mes yeux, ce degré de complicité,
potentiellement variable, détermine, pour une très grande part, la nature
fréquentable ou non de quelqu’un. Quant à la télévision, les habitués de la
chaîne la plus regardée de France auront été récemment informés que les
programmes dont ils se repaissent ont pour fonction première de dégager
« du temps de cerveau humain disponible » pour la manipulation
marchande, puisqu’il s’avère qu’en cet étrange début de millénaire les PDG des
puissances médiatiques rejoignent la critique radicale quand ils parlent
clairement. L’honnête téléspectateur, le loyal collaborateur du spectacle n’en
ont pas, que je sache, changé leurs habitudes vespérales, ni amené leur
récepteur à la casse.
Parmi
les idées qui sont non pas devenues fausses ou obsolètes mais résonnent de
façon quelque peu dissonante et surtout laissent dans l’ombre bien des aspects
de la situation présente, il faut s’arrêter un instant sur celle-ci :
« le retour à soi médiatisé par la maîtrise de la nature ». A ce
sujet, Renaud d’Anglade précise : « rien ne justifie de confondre
l’appropriation du vivant par le vivant avec une forme aliénée, morte, de cette
appropriation », avec une appropriation privative, dirons-nous. Il
n’empêche que le caractère privatif de l’appropriation historique du monde par
l’humain aura fini par ne plus laisser subsister que le caractère privatif,
marchand, capitaliste et aura fait voler en éclats l’appropriation, laissant
place à une Nature altérée, encore plus redoutable qu’une Nature sauvage, et à
un type d’individu pour qui l’appropriation n’aura bientôt plus aucune autre
dimension que celle d’enclencher d’innombrables prothèses qui finiront de le
rendre infirme et idiot. En regard d’un cueilleur du paléolithique ou d’un
cultivateur néolithique, dont la connaissance pratique du monde environnant
était la condition même de son être et de son existence, l’individu postmoderne
barbote dans un univers magique, saturé d’objets manufacturés. Et on ne peut
pas dire que ce dont il est privé en tant qu’individu lui revient en tant
qu’être social. Disant cela, je n’enfourche pas la monture écologiste de
« l’accord entre soi et le milieu » [4] que j’estime, moi aussi, par trop
statique et anhistorique. Mais lorsque l’appropriation active du milieu se
confond avec un tel niveau de destruction, qu’un nombre croissant de ces
destructions apparaissent de moins en moins réversibles, qu’un tel état du
monde, loin de préparer objectivement la possibilité de l’abondance matérielle
et du dépassement du travail, ne laisse la porte ouverte, dans le meilleur des
cas – celui où les catastrophes artificielles ne prendront pas le dessus –
qu’aux utopies que le « socialisme scientifique » avait cru dépasser,
je ne suis guère emballé, ni convaincu de l’opportunité d’attaques contre un
supposé ramollissement de l’esprit dialectique. Car c’est, me semble-t-il, la
réalité qui est dialectiquement affaiblie. Et si quelques perspectives sont
encore susceptibles de surgir, il faudra aussi que le souci de « la
cohérence logique » laisse la possibilité à des sensibilités nouvelles de
se faire jour et de s’exprimer, avec ce que cela entraîne parfois de momentanément
incohérent. Concernant la rubrique de la cohérence, je n’entends nullement
passer par pertes et profits la question à mon sens toujours cruciale de la
propriété[5]. Par contre, j’en suis arrivé à
penser qu’elle n’est pas nécessairement solidaire de ce qu’il faut quand même
bien appeler un certain progressisme technologique. Dans un texte d’avril 2003
déjà évoqué, je proposais ceci : « Plutôt que de considérer
qu’artisanat implique nécessairement régime de la petite propriété
individuelle, on pourrait aussi réfléchir à la manière dont les méthodes et les
produits de l’activité artisanale pourraient s’intégrer dans une production
intégralement socialisée. Car on ne voit pas pourquoi une activité
industrielle pourrait être émancipée des rapports de production capitalistes,
tandis que les méthodes artisanales resteraient irrémédiablement soudées à un
régime particulier de propriété. »
Je
n’ai pas particulièrement réfléchi à la question de savoir si une telle
perspective serait ou non synonyme de « baisse programmée » du niveau
de vie individuel »[6]. Je pense que la vie dans son
ensemble pourrait y être qualitativement bien différente, et préférable. Mais
je suis surtout étonné de la manière dont cette question surgit dans le propos
de Renaud d’Anglade, et les manuels de « critique d’économie
politique » dont je dispose ne m’ont pas renseigné sur ce qu’est le
« niveau de vie individuel », même au simple plan national. De quel
individu s’agit-il ? Du Rmiste ? Du salarié précaire qui, tout en
travaillant, dort sous les ponts, faute de pouvoir louer un logement devenu
exorbitant ? Du classe « moyen-moyen », ou
« moyen-supérieur » ? De monsieur le baron Seillière ? De
toute évidence, dans une perspective éventuelle de « baisse programmée du
niveau de vie individuel », certains individus y auraient plus à perdre
que d’autres qui n’y hasarderaient que la perte de leurs chaînes et de leur
misère. Renaud d’Anglade semble pourtant bien conscient de cela lorsqu’il
dénonce, quelques lignes plus bas, l’idée selon laquelle « la richesse des
nations serait la richesse des propriétaires et celle de la population ».
Mais, pour le coup, on comprend encore moins cette affaire de niveau de vie
individuel, sans même parler de sa position à l’échelle planétaire[7].
J’achève
cette communication pour dire mon accord
à propos de la captivité de la démarche scientifique et de la
perspective de son dépassement qualitatif, et non son simple abandon, comme le
laisse entendre un auteur comme Michel Bounan[8]. Et aussi, pour en revenir au thème
initial – la maladie : je pense aussi que l’échec de la réaction vivante
face à la maladie n’est pas réductible à une situation où « les facteurs
pathogènes débordent les défenses du sujet malade » (Bounan) et que le
vivant, sous sa forme humaine, est également agi par le clivage de
l’inconscient qui est tout sauf neutre dans le destin des pathologies.
Le 15
janvier 2005
: Chronologie des textes publiés
: Comptes-rendus de publications
: Liste
des titres en préparation
: Tribune
: E-mail
[1] Geneviève Barbier et Armand
Farrachi, La société cancérigène, Editions de la Martinière, 2004.
[2] Renaud d’Anglade, Fidélité ou
recyclage – notre rapport à Marx.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] La lecture des textes
« anti-industriels » pourrait parfois laisser croire qu’elle est
devenue anecdotique.
[6] Renaud
d’Anglade, Fidélité ou recyclage – notre rapport à Marx.
[7] Comme le fait à juste titre Brice
M. dans sa réponse à Renaud d’Anglade.
[8] Renaud d’Anglade, Fidélité ou
recyclage – notre rapport à Marx.