Hannah Arendt
A propos des conseils ouvriers
en Hongrie
[Hannah Arendt s’était intéressée de près à la
révolution hongroise de 1956 et aux conseils ouvriers qui y avaient resurgi. Elle
avait publié un essai dans le Journal of
Politics, aux Etats-Unis, qui fut ensuite traduit en allemand pour être
radiodiffusé par la Radio Bavaroise, puis corrigé et étoffé pour être édité en
allemand, en 1958, sous la forme d’un petit livre, intitulé Die
ungarische Revolution und der totalitäre Imperialismus, R. Piper & Co
Verlag, München (La révolution hongroise et l’impérialisme totalitaire). Nous
publions ici même quelques passages de ce livre (p. 35 à 49), consacrés plus
spécifiquement aux conseils ouvriers. Même si nous sommes loin d’adhérer à
l’analyse des conseils que fait Hannah Arendt, il paraissait utile d’en donner
connaissance à nos lecteurs. Ceux-ci pourront d’ailleurs, comme nous l’ont fait
remarquer les Editions Gallimard (Jean-Louis Panné), comparer cette version du
texte avec celle publiée comme quatorzième chapitre de l’édition américaine de
1958 des Origines du totalitarisme,
et traduite en français aux pages 896-938 du volume Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem, Gallimard Quarto,
2002). Le titre que nous avons retenu pour ces extraits est de nous. Note du traducteur]
Pour que son influence sur nous puisse aller au-delà de
l’expérience vivante instantanée, la réalité dans laquelle nous vivons a besoin
du langage, elle a besoin du discours et du dialogue, de la communication avec
autrui : ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra perdurer comme réalité. Le
succès que vise la domination totale dépend de sa capacité à interrompre et à
détruire toutes les voies de communication, tant privées (entre individus) que
publiques (celles que les gouvernements constitutionnels garantissent comme
liberté de parole et de pensée). Il est difficile de déterminer en quoi une
telle tentative, revenant à condamner stricto sensu chaque individu à
l’incommunicable, peut réussir en-dehors des situations limites que sont
l’incarcération solitaire et la torture. Quoi qu’il en soit, cette tentative
prend du temps, et il est clair que la préparation des individus à cette
domination totale demeure encore très incomplète dans les Etats satellites[a]. Tant que la terreur extérieure
n’est pas complétée et soutenue par une capacité idéologique de contrainte de
soi-même inhérente à l’individu, la capacité du peuple à distinguer de façon
élémentaire entre fait et mensonge demeure intacte – et c’est cette contrainte
de soi-même qui s’étale sous le regard d’une façon si affreuse au cours des
procès truqués[b]. Tant qu’il en est ainsi, la
soumission est vécue comme soumission, et le résultat se profile sous la forme
d’une rébellion au nom de la liberté.
Le peuple hongrois savait, du plus jeune au plus vieux, qu’il
vivait « sous le mensonge ». Dans tous ses manifestes il réclamait à
l’unisson ce que l’intelligentsia russe (dans la mesure où l’on peut en juger
d’après les propos qu’elle tint au cours de la crise qui s’ensuivit, et nous ne
pouvons guère tabler sur autre chose pour formuler un jugement aussi global) ne
pouvait même plus concevoir en rêve – la liberté de pensée. On ne peut
certainement pas en déduire que la même tendance à la liberté de pensée qui
sema la rébellion parmi l’intelligentsia, la transforma aussi en feu de forêt
et en révolution consumant tout autour d’elle dans laquelle personne hormis les
cadres de la police secrète n’était plus disposé à lever le petit doigt pour
sauver le régime. Ce serait commettre une erreur comparable que de réduire la
révolution à une affaire purement interne au Parti, à une sorte de révolte des
« vrais » communistes contre les « faux », seulement parce
qu’elle avait été lancée à l’origine par les membres du Parti Communiste. Les
faits tiennent un tout autre langage. Quels faits ?
Autour d’une manifestation de quelques milliers d’étudiants,
désarmés et anodins, on vit s’assembler soudainement et spontanément une foule
importante qui prit la décision de passer sans tarder à la réalisation d’une
des revendications estudiantines, en l’occurrence de renverser et de faire
disparaître la statue de Staline qui se trouvait sur l’une des principales
places de Budapest. Le lendemain, quelques étudiants se rendirent à la Maison
de la Radio pour obtenir la diffusion des seize points composant leur
programme. A nouveau, une masse importante se rassembla autour d’eux dont
personne ne savait d’où elle provenait, et, lorsque la AVH (police politique
ayant en charge la surveillance du bâtiment de la Radio) tenta de disperser la
foule en tirant quelques coups de feu, la révolution éclata. La marée humaine
attaqua la police et se procura ainsi ses premières armes. La nouvelle s’en
répandit auprès des ouvriers, dans les usines, qui abandonnèrent le travail et
rejoignirent la foule. Les unités de police envoyées soutenir les policiers
armés se rallièrent à la foule et partagèrent avec elle leurs propres armes. Ce
qui avait commencé comme une manifestation d’étudiants s’était transformé en
moins de 24 heures en insurrection armée.
Dès cet instant, les programmes et les manifestes ne jouèrent plus
aucun rôle. Ce qui poussait la révolution en avant n’était rien d’autre qu’une
force élémentaire, née dans l’action commune de tout un peuple qui connaissait
si précisément son objectif que toute formulation compliquée devenait
inutile : les troupes russes devaient immédiatement quitter le pays et
céder la place à des élections libres pour former le nouveau gouvernement. Il
ne s’agissait plus de débattre des meilleures façons d’instaurer diverses
libertés (liberté d’opinion, liberté de pensée, liberté de s’assembler, liberté
d’action, liberté électorale), mais uniquement de stabiliser une liberté qui
était déjà devenue un fait accompli, et de lui trouver les institutions politiques
appropriées. Si l’on oublie un instant l’intervention de l’Armée rouge, qu’il
s’agisse de ses unités stationnées en Hongrie ou des divisions équipées pour
une véritable guerre qui attaquèrent finalement le pays par ses frontières, on
peut avancer que jamais une révolution n’avait atteint ses buts aussi
rapidement, aussi radicalement et en versant si peu de sang[c]. Car ce qui est stupéfiant
dans la révolution hongroise, c’est qu’elle n’entraînait pas de guerre civile.
L’armée hongroise se liquéfia en quelques heures, le gouvernement hongrois fit
de même en quelques jours ; et dès que le peuple fit entendre sa volonté
clairement et publiquement, il devint évident qu’il ne subsistait pas en
Hongrie un seul groupe ou une seule classe qui aurait voulu s’opposer à lui.
Car les membres de la police secrète qui étaient restés fidèles jusqu’au bout à
la dictature ne formaient pas un véritable groupe, encore moins une
classe ; ils avaient été recrutés dans la masse du peuple et étaient
composés d’éléments criminels, en anciens agents des nazis ou en anciens
participants, lourdement impliqués, du parti fasciste hongrois, tandis que leur
hiérarchie était formée par des agents de Moscou, par des hongrois dotés de
passeports russes et, à leur tête, par des officiers russes du NKVD.
La rapidité avec laquelle les structures du pouvoir tombèrent en
poussière, avec laquelle le parti, l’armée et l’ensemble des fonctionnaires se
désagrégèrent, de même que l’absence totale de guerre civile sont d’autant plus
remarquables que l’insurrection fut initialement menée par des
communistes ; il est vrai que ceux-ci perdirent rapidement le monopole de
l’initiative, mais ils ne furent à aucun moment exposés à la colère populaire
ou à la vengeance collective, de même que sentant qu’ils perdaient tout pouvoir
sur le mouvement, ils ne s’opposèrent jamais au peuple. L’absence frappante de
toute dispute doctrinaire propre au parti, de toute amertume idéologique et de
tout le fanatisme qui s’attache généralement à ces querelles, ne peut s’expliquer
que par le fait que la superstructure idéologique s’était décomposée encore
plus rapidement que les organes matériels de la dictature. Dans l’atmosphère
générale d’une fraternité triomphante – en prenant cette expression au sens
précis de la fraternité[d] de la Révolution française –
qui s’était formée dès les premières manifestations de rue et qui se maintint
jusqu’à la fin amère, ou même plutôt au-delà de cette fin, les idéologies de
parti et les slogans (et pas seulement ceux des communistes) semblaient s’être
évanouis en fumée, de sorte que les intellectuels et les ouvriers, les
communistes et les non-communistes en tous genres purent se battre dans une
véritable unité pour la cause commune de la liberté[e]. Ce qui provoqua cet
effondrement de l’idéologie était seulement et exclusivement la réalité de la
révolution elle-même, et dans cette perspective négative le changement soudain
de réalité eut sur la mentalité du peuple hongrois, approximativement, le même
effet dramatique que l’eut sur la façon de penser du peuple allemand
l’effondrement soudain du régime hitlérien (il serait bon de se rappeler ces
liquéfactions soudaines des idéologies causées par la réalité elle-même
lorsqu’on entend parler du sot projet de « rééduquer » le peuple, comme
si rien ne s’était passé. Ces leçons administrées de l’extérieur ne peuvent
jamais atteindre le niveau de choc qui caractérise l’événement et lui
seul ; elles restent dépourvues d’effet, ou se contentent de paralyser la
force de la leçon que la réalité vient pourtant d’administrer).
Quelle que soit l’importance de ces aspects, ils en disent plus sur
l’essence du régime contre lequel la révolution hongroise se dressa que sur
cette insurrection elle-même. Le plus surprenant, vu sous l’angle positif, fut
que l’action populaire dépourvue de chefs et de programme ne mena nullement au
chaos ou à l’anarchie. Les magasins ne furent pas pillés, la propriété privée
ne fut pas perturbée, et tout cela dans un pays que caractérisent un niveau de
vie très bas et un important besoin de marchandises. Il n’y eut pas davantage
de meurtres, car dans les rares cas où la foule passa à l’action directe et en
arriva à pendre en public des officiers supérieurs de la police secrète, elle
s’efforça de rester équitable et de faire des choix réfléchis, évitant de
pendre à la légère les opposants qui tombaient entre ses mains. Au lieu de la
justice par le lynchage et de la domination de la populace auxquelles on aurait
pu s’attendre, on vit prendre forme immédiatement, dans le même temps que les premières
manifestations armées, ces conseils révolutionnaires –conseils d’ouvriers et de
soldats – qui depuis plus d’un siècle apparaissent avec une parfaite régularité
dans le champ d’action de l’histoire, dès que le peuple dispose pour quelques
jours, pour quelques semaines ou quelques mois, de la chance de suivre son
propre entendement politique sans être mis en laisse par un parti ou sans être
mené par un gouvernement.
On rencontre la première apparition historique de ces conseils au
cours des révolutions qui balayèrent l’Europe en 1848. On les retrouve lors de
la Commune de Paris en 1871 et dans la première révolution russe en 1905 ;
mais ils se sont déployés dans toute leur force et dans toute leur clarté
pendant la révolution d’octobre 1917 en Russie, ainsi que dans les révolutions
d’après-guerre de 1918 et 1919 en Allemagne et en Autriche. Pour ceux qui
pensent que l’histoire universelle est aussi le tribunal universel, le système
des conseils est déjà éliminé puisqu’il a toujours été vaincu, et pas toujours
par ce qu’on appelle la contre-révolution. Le régime bolchevique a dépouillé
les conseils (les soviets, selon leur appellation russe) de leur pouvoir alors
qu’il était encore dirigé par Lénine, et a volé leur nom pour s’en affubler
alors qu’il était un régime anti-soviétique, ce qui au moins témoignait de leur
popularité. Pour comprendre les événements de la révolution hongroise, nous
devons faire comme Silone dans son magnifique article sur ce qui s’est passé
pendant l’hiver 1956, et « commencer par nettoyer le langage », ce
qui permet d’établir que « les soviets avaient déjà disparu de Russie en
1920 », que l’armée russe n’était pas du tout une « armée des
soviets », et que « les seuls soviets qui existaient actuellement
(c.a.d. il y a deux ans) dans le monde étaient les conseils révolutionnaires en
Hongrie »[f]. Peut-être est-ce pour cette
raison que l’armée russe a frappé si violemment et si rapidement – parce que la
révolution hongroise ne voulait rien restaurer et n’était nullement
« réactionnaire », mais qu’au contraire en elle, le système
originaire des soviets, celui des conseils, qui était né de la révolution
d’octobre et qui fut anéanti par la répression bolchevique des insurgés de
Cronstadt, revenait sur la scène de l’histoire. On peut penser qu’aujourd’hui,
les maîtres totalitaires de la Russie ne craignent rien aussi fortement que
cette « forme élémentaire du pouvoir populaire » (Silone), peu
importe dans quel pays elle fait son apparition. Il n’existe pas de nos jours
de système des conseils en Yougoslavie et pas de conseils libres de
travailleurs ; mais le simple fait que Tito utilise parfois l’ancien
vocabulaire révolutionnaire et que le parti puisse à l’occasion flirter avec
l’idée des conseils suffit à plonger les maîtres de la Russie dans une sorte de
panique. Il faut pourtant ajouter qu’ils ne sont pas les seuls à connaître
cette inquiétude violente : car tous les partis politiques sans exception,
de la gauche à la droite, la partagent, dès que le mot de conseil veut dire
quelque chose. De la même façon, ce n’est pas la réaction qui a liquidé le
système des conseils en Allemagne, mais la social-démocratie. Et si celle-là ne
l’avait pas fait, les communistes s’en seraient assurément chargés, une fois
parvenus au pouvoir.
Plus clairement encore que dans les révolutions précédentes, le
système des conseils représente en Hongrie « le premier pas pratique pour
rétablir l’ordre et pour réorganiser l’économie hongroise sur des bases
socialistes, sans la soumettre à la rigidité d’un contrôle par le Parti ou un
appareil de terreur »[g]. Les conseils avaient ainsi
deux fonctions, une politique et une économique. Mais on ferait fausse route en
pensant que ces deux fonctions peuvent être séparées proprement et
différenciées sur un plan institutionnel ; il suffit de retenir que les
conseils « révolutionnaires » poursuivaient des objectifs
principalement politiques, tandis que les conseils « d’ouvriers »
étaient plutôt consacrés à régler la vie économique. Dans ce qui suit, ce sont
les conseils révolutionnaires et leurs fonctions politiques qui nous
intéresseront avant tout, fonctions qui résidèrent d’abord dans le souci de ne
pas laisser s’instaurer un chaos et d’éviter que des éléments criminels
prennent le dessus : les conseils furent très efficaces pour l’un comme
pour l’autre. Nous laisserons ici ouverte la question de savoir si les
questions économiques, qui obéissent à des lois tout à fait différentes de
celles qui commandent à la politique, peuvent également être traitées par les
conseils, si en d’autres termes il est possible de laisser le personnel d’une
usine la gérer et la posséder. Car il est en effet très douteux que les
principes politiques d’égalité et de liberté puissent être tels quels appliqués
au domaine économique. Il n’est pas impossible que la pensée politique de
l’antiquité eusse raison lorsqu’elle avançait que tout ce qui est économique
est lié aux besoins de la vie elle-même et donc à la nécessité, ou encore que
l’économique, qu’il s’agisse de la gestion d’une cellule familiale ou de celle
d’un Etat, ne pouvait survivre et prospérer que sous la férule d’un maître, et
que pour cette raison précise, l’économique ne devait pas jouer de rôle dans le
domaine politique. Le principe de la domination répond ici à la nécessité dont
la vie humaine ne peut s’affranchir dans la mesure où elle reste aussi vie
biologique ; libre, l’homme ne l’est que parce que et dans la mesure où il
n’est pas seulement un être vivant, mais un être politique. Liberté et égalité
ne commencent que là où l’intérêt vital trouve sa limite et rencontre sa
satisfaction – à l’époque antique : à l’extérieur de la vie domestique et
de l’économie esclavagiste, ou à notre époque : au-delà des métiers et du
souci d’assurer son lendemain. Il convient de comprendre avec la plus grande
clarté que ces principes politiques que sont la liberté et l’égalité ne sont
déterminés ni par une instance transcendante, devant laquelle les hommes
seraient tous égaux, ni par un destin universel tel que la mort, qui un jour
retire chaque homme du monde. Il s’agit plutôt de principes inhérents au monde,
qui naissent directement de la communauté humaine, de la vie commune et de
l’action commune des hommes. Cette conception antique selon laquelle
l’économique n’a rien à voir ni avec la politique ni avec la liberté et ne peut
donc pas être réglé sur le mode de l’égalité, trouve une confirmation dans le
monde moderne, même si elle est négative : car il s’y est toujours révélé
que ceux qui concevaient l’histoire d’abord comme produit de forces économiques
finissaient aussi par conclure que l’homme n’est pas libre et que son histoire
n’est que le développement temporel d’une nécessité.
Quoi qu’il en soit, on fait mieux de distinguer les conseils
révolutionnaires des conseils ouvriers, même s’ils faisaient leur apparition
simultanément, déjà parce que, surtout dans le cas de la révolution hongroise,
les premiers étaient la réponse à la domination politique par la contrainte,
tandis que les seconds s’étaient formés en Hongrie en opposition à un type de
syndicats qui ne représentait pas les ouvriers et leurs intérêts, mais le Parti
et son intérêt à maintenir la soumission des ouvriers. Ainsi, l’exigence
d’élections nouvelles et libres dans tout le pays faisait partie du programme
le plus invariable des conseils, partout où il en existait ; tandis que
l’exigence hongroise de restaurer le multipartisme n’était pas caractéristique
des conseils, et exprimait au contraire une réaction quasi automatique du
peuple hongrois à la suppression autoritaire de tous les partis qui avait eu
lieu pour préparer la dictature du Parti unique.
On ne peut comprendre le système des conseils qu’en s’imaginant
qu’il est aussi ancien que le système des partis lui-même, qu’il est né avec ce
dernier et qu’il a toujours à nouveau été anéanti par ce dernier[h]. Jusqu’à nos jours, les
conseils représentent la seule alternative au système des partis, c.a.d. la
seule alternative d’un gouvernement démocratique à l’époque moderne. Ils ne
surviennent pas forcément comme étant anti-parlementaires puisqu’ils se
contentent d’avancer un autre mode de représentation du peuple, mais leur
essence est anti-parlementaire, ce qui signifie qu’ils s’opposent à un mode de
représentation déterminée d’une part par des intérêts de classe, d’autre part
par des idéologies et des conceptions du monde. Alors que le lieu originaire
historique du système des partis réside dans le parlement, les conseils
naissent exclusivement de l’action en commun et des exigences populaires
spontanément issues de cette action. Aucune idéologie ne se cache derrière eux,
et aucune théorie politique à la recherche à la meilleure forme possible pour
l’Etat ne les a prévus ou même entrevus. Chaque fois que des conseils
surgissent, c’est l’ensemble de la bureaucratie de tous les partis, de l’extrême-droite
à l’extrême-gauche qui s’oppose à eux avec la plus hostile des résolutions, et
de la part de la science politique et de la théorie politique, ils ne peuvent
attendre qu’un silence aussi écrasant qu’unanime, et une ignorance sans faille.
Il n’est pourtant même pas possible de se demander si l’esprit des conseils est
authentiquement démocratique, mais la démocratie apparaît ici sous une forme
qu’on n’avait jamais vue, et jamais envisagée. D’autant plus caractéristique
est l’insistance particulière avec laquelle ils reviennent périodiquement sur
le devant de la scène, chaque fois que le peuple parvient à faire entendre sa
voix. Alors, nous avons vraiment affaire à une spontanéité qui résulte
directement de l’action elle-même, sans être déterminée par un intérêt
extérieur à l’action ou par une théorie apportée de l’extérieur.
Dans les conditions de vie modernes, nous ne connaissons donc que
deux possibilités d’une démocratie dominante : le système des partis,
victorieux depuis un siècle, et le système des conseils, sans cesse vaincu
depuis un siècle ; et les deux s’opposent de la manière la plus
catégorique. Ainsi, les individus élus dans les conseils sont élus en vote
direct par la base, tandis que les partis confrontent les électeurs avec des
candidats nommés par en haut, qu’il s’agisse de voter pour différentes
personnes au choix ou pour une liste collective. Ceci produit un choix des
représentants fondamentalement différent, car tandis que la nomination d’un
candidat par le parti dépend du programme du parti ou de l’idéologie du parti
qui ont permis de définir le caractère idoine du candidat, le choix du candidat
par un conseil est fait exclusivement en raison du fait que sa personne, son
intégrité, son courage et sa force de jugement inspirent confiance pour faire
face aux situations politiques à venir. L’élu est donc lié par l’obligation de
justifier cette confiance dans sa personne, et c’est sa fierté d’avoir été élu
« par les ouvriers, et non par un gouvernement »[i] ou par un appareil de parti.
Si un groupe d’hommes de confiance a ainsi été élu, il est bien
évident qu’en son sein vont immanquablement se produire et se développer les
divergences d’opinion qui peuvent habituellement mener à la formation de
partis. Mais ces regroupements entre individus ayant des affinités dans les
conceptions ne sont pas à proprement parler des partis ; il est plus juste
de les comparer avec les fractions parlementaires qui étaient à l’origine des
partis. La transformation de telles fractions en partis n’a rien d’inéluctable
pour autant que l’élection des représentants ne dépend pas de leur appartenance
aux fractions, mais de leur faculté individuelle de convaincre en exposant et
en défendant leur opinion : c.a.d. tant que l’élection porte sur des
qualités personnelles. Ceci signifie en clair que les conseils contrôlent les
fractions « partidaires », au lieu de les représenter. Le pouvoir des
fractions ne dépend pas de leur appareil bureaucratique ou de leur programme,
ni même de la capacité d’attraction d’une conception du monde, mais seulement
de savoir combien de personnes s’y rattachent et disposent de qualités qui les
rendent dignes de confiance. Il dépendrait en d’autres termes du fait d’être
populaire stricto sensu. On peut voir à quel point ce principe purement personnel
peut devenir dangereux pour la dictature d’un parti en regardant les premières
étapes de la révolution russe, alors que Lénine pensa qu’il était nécessaire de
déposséder les conseils de tout pouvoir parce qu’il devenait manifeste que les
sociaux-révolutionnaires comptaient bien plus d’individus qui inspiraient
confiance au peuple que les bolcheviques. Le pouvoir du parti bolchevique, qui
a quand même accompli cette révolution, était menacé par le système des
conseils qui était né de la révolution.
La grande flexibilité inhérente au système des conseils est
également décisive, un système qui ne repose sur rien d’autre que sur la
réunion en commun et l’action en commun d’une certaine quantité de gens pendant
une unité de temps déterminée, pas trop brève. En Hongrie il y eut toutes
sortes de conseils – certains provenaient de la proximité, ces conseils de
voisinage qui débouchèrent sur les conseils urbains, puis sur les conseils de
district et sur les conseils de provinces, les conseils révolutionnaires qui étaient
nés des luttes menées en commun, les conseils d’écrivains et d’artistes qui,
peut-on penser, naissaient dans les cafés, les conseils d’étudiants et de
jeunes issus de milieux de condisciples, les conseils de soldats, mais aussi
des conseils de fonctionnaires ministériels, des conseils d’usine et ainsi de
suite. Partout où des gens se réunissaient dans un lieu public quel qu’il soit,
des conseils prenaient naissance, et transformaient dans ces groupes si
disparates le fait d’être accidentellement ensemble en une institution
politique délibérée. Etaient élus côte à côte des communistes et des
non-communistes, des membres de partis divers, dans le plus heureux désordre,
tout simplement parce que la ligne des partis ne jouait plus aucun rôle. Le
seul critère, comme le relevait un quotidien, était que « personne ne
pouvait faire mauvais usage de son pouvoir ou penser seulement à son intérêt
personnel ». Il s’agit moins d’une question de morale que d’une question
de qualification personnelle, – de
talent. Car celui qui mésuse de son pouvoir, par exemple pervertit son pouvoir
en violence, ou qui se désintéresse du monde commun à tous pour se replier sur
sa vie privée, celui-là ne se prête pas à la vie politique. Les mêmes principes
se réalisèrent dans les élections quand les conseils de base avaient à choisir
leurs représentants pour les organes de gouvernement. Ce qui importait était de
nommer des représentants « sans tenir compte de leur appartenance de parti
et en privilégiant la confiance qu’avait en eux le peuple »[j].
Au cours des douze longues (ou courtes) journées que dura la
révolution hongroise, elle n’a pas seulement manifesté le principe des
conseils, elle a – et ceci est le plus remarquable – parcouru une grande étendue
de ses possibilités de développement dans le détail et dans le concret, et
indiqué les directions qui peuvent être les siennes. A peine les premiers
conseils étaient formés dans des élections directes qu’ils commençaient déjà à
se rapprocher les uns des autres et à nommer parmi eux les participants aux
organes représentatifs plus élevés jusqu’au Conseil National Suprême, qui
équivalait à un véritable gouvernement. Et de qui émanait l’initiative de
remplacer un gouvernement normal par un organe émanant des conseils de
base ? Du Parti National Paysan qu’on venait de ressusciter, et qui
n’était assurément pas un groupe susceptible de produire des idées d’une grande
radicalité. Même si ce Conseil National n’eut pas le temps de prendre forme,
des préparatifs furent entrepris, les conseils avaient formé des commissions
pour communiquer et créer des liens entre eux, et des conseils centraux
d’ouvriers fonctionnèrent déjà dans de nombreuses régions. Les conseils
révolutionnaires des diverses provinces se coordonnaient et prévoyaient la
création d’une Commission Révolutionnaire Nationale, qui devait tenir lieu de
Parlement, d’Assemblée Nationale.
Nous n’en savons pas beaucoup plus. Ici comme lors de chaque
instant historique toujours trop bref où la voix du peuple se fait entendre
sans être faussée par les cris de la populace ou les disputes des fanatiques,
rien ou presque ne nous reste, seules quelques esquisses de ce qui voyait le
jour, à peine parvenons-nous à nous faire une image de ce qui est voulu et de ce
qui échoue, de la physionomie du seul système démocratique capable de se
rallier le peuple, dans cette Europe où le système des partis était discrédité
depuis sa naissance (pour autant, il importe de garder à la mémoire la
différence décisive qui a toujours existé entre le système du multipartisme
européen et le système du bipartisme anglo-américain, sur lequel je ne peux
m’étendre ici même). De la sorte, nous ne savons pas si le système des conseils
se montrerait à la longue capable de faire face aux exigences politiques
modernes, de quelles corrections il aurait besoin, quelle est sa capacité en
tant que corps politique, et si la démocratie de conseils et le principe
d’élection et de sélection qui lui est inhérent seraient en mesure de remplacer
la démocratie représentative même dans des pays à population importante. Les
spéculations théoriques ne peuvent pas remplacer l’expérience politique, mais
d’autres facteurs que leur indéniable popularité plaident en faveur de ce
système et de sa capacité : il a appris à exister en Russie, dans l’un des
plus grands Etats modernes, et il ne s’est nullement effondré puisqu’il fallut
en venir à bout par la force des armes. On ne peut pas non plus passer sous
silence ce fait étonnant que la démocratie ne semble fonctionner dans le monde
moderne que là où existent des organes locaux de l’autogestion lesquels
présentent une ressemblance étonnante avec le système des conseils – comme le
système cantonal en Suisse ou le townhall
meeting aux Etats-Unis, ou comme d’autres institutions encore en Angleterre
et en Scandinavie. En tout cas ce fut l’éclosion spontanée du système des
conseils qui donna à la révolution hongroise le cachet d’un élan
authentiquement démocratique, de la lutte pour la liberté contre la domination
par la violence, et non les tentatives de restaurer les vieux partis
politiques ; mais on ne peut nier que face au double développement de la
révolution hongroise (éclosion du système des conseils d’une part, restauration
du multipartisme de l’autre) il eut été possible de voir le multipartisme
l’emporter et anéantir les conseils.
Si l’on examine les leçons qui sont à tirer de la révolution
hongroise, on fait bien de prendre en considération les mesures adoptées par le
pouvoir une fois qu’il s’était rétabli par la force pour étouffer les troubles.
L’armée russe mit trois semaines entières à mener une véritable campagne
militaire régulière pour reprendre en main le pays, ce qui montre à quel point
le jeune pouvoir des conseils était déjà solide. Parmi les exigences manifestées
de façon unanime par le peuple, une seule fut encore qu’imparfaitement
satisfaite : la paysannerie qui avait abandonné les structures
collectivistes en Pologne et en Hongrie n’a pas été forcée de les réintégrer,
ce qui eut pour conséquence que la production agricole, qui avait déjà été
restructurée sur le modèle collectiviste et avait de ce fait énormément perdu
en productivité, acheva de s’effondrer, et qu’elle, qui pendant longtemps avait
été à l’origine d’un surplus destiné à l’exportation, ne fut même plus capable
de couvrir les besoins intérieurs. La concession faite aux paysans se montrait
donc importante, tant sur un plan économique qu’idéologique.
Le premier coup porté par le pouvoir fut pour les conseils
révolutionnaires qui non seulement représentaient le peuple comme un tout,
indépendamment des classes et des appartenances, mais qui étaient le véritable
organe de son action. Ainsi, la nation fut replongée dans l’impuissance, et le
pouvoir osa passer à la mesure suivante en s’en prenant avec dureté et sans
compromis aux étudiants et aux intellectuels et à tous les organes qui avaient
demandé la liberté de pensée et d’opinion. Ce ne fut qu’ensuite que le pouvoir
s’en prit aux conseils d’ouvriers, qui semblaient passer aux yeux de la dictature
plus comme les successeurs des syndicats contrôlés par l’Etat et par les partis
que comme des organismes réellement politiques. Cet ordre de succession dans la
répression n’avait rien de fortuit, et on peut s’en rendre compte en voyant
qu’il fut identique en Pologne, où les maîtres russes n’eurent pas affaire à
une révolution et où il ne s’est agi que de revenir en arrière sur certaines
concessions accordées sous la pression des troubles de 1956. Là aussi, la
répression des nouveaux conseils (c.a.d. des syndicats indépendants) vint
relativement tard ; ces organes n’ont été supprimés qu’en 1958, et leur
liquidation fit suite à celle des intellectuels, qui fut infiniment plus
brutale.
Si nous traduisons cet ordre de succession dans les mesures de
répression dans un langage conceptuel ou théorique, il s’avère que la
domination totale ne craint rien autant que la liberté d’action, mais qu’elle
la craint seulement un peu plus qu’elle ne craint la liberté de pensée. Comme
toute manifestation d’un intérêt contient manifestement quelque élément
d’action, elle est également considérée comme dangereuse, mais sa répression
est moins urgente que celle du reste. La seule sphère dans laquelle on restait
disposé à accorder des concessions temporaires, voire où on les considérait
comme opportunes était celle de l’économie, et ce en dépit de tous les discours
relatifs au « primat absolu de l’économie » : une sphère donc où
il ne s’agit de rien de plus que de travailler et de consommer, d’activités qui
font partie des plus médiocres de l’homme et dans lesquelles ce dernier est
soumis à une domination, qui n’est même pas politique.
Le plus remarquable dans ces mesures et dans leur ordre de
succession est peut-être l’absence totale de toute idéologie matérialiste. Dès
l’instant où les dominateurs russes n’étaient plus confrontés à des disputes
idéologiques mais à une véritable action politique, ils comprirent avec une
surprenante rapidité que la liberté ne s’exprime pas dans les choses
matérielles et dans les activités humaines consacrées à la maîtrise du
matériel, dans le travail et dans la sécurité matérielle, mais exclusivement
dans l’action et dans la pensée. Du fait que le travail obéit au souci de
rester en vie, il n’était pas très vraisemblable que les concessions faites sur
un plan économique allaient ouvrir la porte à la liberté. Quoi que le monde
libre puisse penser de cette question, quelle que puisse être sa fierté de voir
dans son aire l’économie jouir de sa liberté, le pouvoir totalitaire a montré
en pratique que lui était très conscient que la différence entre l’économie
capitaliste et l’économie socialiste non seulement n’est pas la source
principale du conflit entre lui et le monde libre, mais qu’elle est au
contraire le seul domaine dans lequel des concessions au moins temporaires sont
toujours possibles.
: Chronologie des textes publiés
: Comptes-rendus de publications
: Liste
des titres en préparation
: Tribune
: E-mail
[a] Dans les
pages précédentes, Hannah Arendt avait analysé la situation spécifique des
« Etats satellites » comme la Hongrie, par opposition au degré
d’anéantissement plus achevé déjà atteint en URSS [Note du traducteur].
[b] L’effondrement du régime en Hongrie nous a
offert un nouvel exemple, tout à fait remarquable, de la technique et de la
motivation de ces auto-accusations. Il s’agit de la publication d’un entretien
destiné à préparer Rajk à son procès truqué, et, plus précisément, du bref
discours que Kadar lui tint en prison pour le compte de Rakosi et que ce
dernier fit enregistrer en secret, probablement pour utiliser l’enregistrement
par la suite dans un procès truqué contre Kadar. Lorsque Rakosi fut exclus du
Parti, cette bande enregistrée fut écoutée par les membres du Comité Central,
et voici ce qu’ils entendirent : « Cher Lazi, je viens te voir au nom
du camarade Rakosi. Il m’a prié de te rendre visite et de te donner des
explications à propos de la situation. Bien sûr, nous savons tous que tu es
innocent. Mais le camarade Rakosi espère que tu comprendras. On ne peut confier
des rôles aussi importants qu’à des camarades vraiment grands. Il m’a demandé
de te dire que tu rendras un service historique au mouvement communiste si tu
fais ce qu’il te demande. » (Cité et traduit d’après E. M., Janos Kadar : A Profile, publié par
le magasine Problems of Communism).
Ce mélange de flatterie grossière et d’appels à la fidélité idéologique à la
ligne du Parti paraît insurpassable [Note
de Hannah Arendt].
[c] Selon une estimation des correspondants du
quotidien polonais Nowa Kultura, le
nombre des victimes de la révolution à Budapest se situait aux alentours de 80
morts. Cf. Selon Watson, Introduction au Livre
blanc de la révolution hongroise, publié en 1958 par le Colloquium Verlag à
Berlin. [Note de Hannah Arendt]
[d] En
français dans le texte [Note du traducteur].
[e] Cet aspect est particulièrement convaincant
lorsqu’on prête l’oreille à des détails comme le fait que « 800 cadets de
l’Académie militaire Petöfi se rallièrent immédiatement aux insurgés. Ces
cadets étaient principalement les fils de hauts fonctionnaires du gouvernement
ou du parti, et du corps supérieur des officiers de l’AVH ; dans
l’Académie militaire, ils avaient joui de tous les privilèges, et avaient
évidemment été soumis pendant des années à l’endoctrinement idéologique »
(Cf. le Rapport des Nations Unies sur la Hongrie). [Note de Hannah Arendt]
[f] Je cite Silone, qui est à ma connaissance le
seul à avoir placé cet aspect au centre de son étude de la révolution
hongroise, d’après la traduction allemande de son article publié dans L’Express du 7 décembre 1956. Voir
également le Livre blanc de la révolution
hongroise de Lasky, p. 149. [Note de
Hannah Arendt]. « Ignazio
Silone » était le pseudonyme de Ignazio Tranquilli, 1900 – 1978, qui
participa à la fondation du Parti Communiste italien en 1921, collabora dans la
clandestinité avec Gramsci en 1926, puis quitta le PCI en 1930 en opposition à
la politique de Staline pour, après un long séjour en Suisse, adhérer
momentanément au Parti Socialiste et finir en romancier catholique. [Note
du traducteur]
[g] Comme l’écrit le rapport des Nations Unies. [Note de Hannah Arendt]
[h] Il est
impossible de ne pas évoquer ici le livre de Bernard Manin, Principes du gouvernement
représentatif, Calmann-Lévy, 1995, qui
développe ce sujet de façon systématique. [Note du traducteur]
[i] Cité d’après The Revolt in Hungary. A documentary Chronology of Events, qui
publia une anthologie des émissions radiophoniques, officielles ou non, de la
période révolutionnaire. [Note de Hannah
Arendt]
[j] Ibidem.