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3. Les voies de l'insatisfaction permanente

 

Quand l'industrie est en sursis de perdre sa prédominance et veut gagner du temps sans avoir de but précis, on a la situation d'un ensemble dont chaque élément vit de mouvement, mais qui ne survit, comme système stable, que si le statu quo prévaut. Comme des molécules d'eau qu'on chauffe dans une bouilloire bien étanche. Les molécules s'affolent et il se produit bien de l'énergie. Depuis cinquante ans, c'est une activité fébrile qui caractérise l'industrie ; on n'a jamais tant produit que depuis qu'il est devenu inutile de produire tant.

Mais lorsque c'est produire qui est important et que ce que l'on produit n'a pas d'importance, on en arrive à des jugements fallacieux, à des choix incongrus et à des comportements aberrants. Ainsi, la satisfaction d'un désir n'est plus un gain en soi, mais un danger ; la chose la plus importante à produire, c'est le désir lui-même, la seconde étant que chaque désir soit perçu comme un besoin - aussi « essentiel » que possible - ­ et la troisième d'apparier dans l'esprit du consommateur la satisfaction temporaire et toujours voulue incomplète de son désir à un produit qu'il peut acheter.

La valeur intrinsèque des choses - la rareté d'une ressource, ou le travail qu'exige la fabrication d'un produit - est donc traitée comme une variable qu'on prétend manipuler et c'est la valeur monétaire qu'on peut leur fixer qui devient la référence. L'efficacité est elle-même à prendre sous réserve, selon son impact sur le travail et donc la demande effective, sur les volumes de consommation ou les cycles de renouvellement des produits. Comme dans les phénomènes d'hypnose ou de psycho cybernétique qui permettent de pratiquer son golf bien assis, en IMAGINANT qu'on est sur les links, le miroir monétaire ne fait pas la différence entre une valeur réelle et l'image virtuelle d'une valeur.

Le critère d'utilité n'est donc plus pertinent. Est « utile » ce qui fait tourner la roue de la consommation, et l'on peut en arriver à juger utile une bombe « intelligente » dont le coût bénéfice s'établira en vérifiant si la valeur de remplacement de ce qu'elle détruit est supérieure ou inférieure à son coût de USD $ 9 000 000. Ou en arriver, autre distorsion qui ébahit, à juger sans importance que le consommateur paye ou non son écot pour consommer, en donnant en contrepartie une valeur quelconque, comme son travail, par exemple. Il suffit désormais qu'il y ait apparence de paiement. Nous en parlerons un peu plus loin.

Il va falloir changer notre structure de production. L'habitude nous ayant inculqué une grande indulgence envers les folies et vésanies de la production, toutefois, nous allons, avant de tracer les lignes directrices d'une nouvelle structure, jeter un coup d'il sur la situation dans laquelle nous a mis l'industrie en sursis et sur ce que fait encore le système actuel

 

3.1 La société obèse

 

Nous vivons dans une société qu'on a gavée et dont le foie éclate. On a dit que la pauvreté cesse lorsqu'on a un pantalon, et que la richesse commence quand on en a deux, puisque l'on n'en porte qu'un. Il faudrait ajouter que la pauvreté revient quand on en veut un troisième, car on est toujours pauvre quand on a un désir qui n'est pas satisfait et le système de production actuel, en ce sens, s'est donné pour but principal de nous appauvrir. De nous appauvrir et de nous engraisser. Comme ces roitelets des îles mélanésiennes qui voient l'obésité comme un signe de succès, dans une culture dont la faim n'a jamais été éradiquée.

Toute notre structure sociale est imprégnée d'une volonté d'avoir plus, plutôt que de devenir mieux : on est ce que l'on a. Tout est fait pour faire de la consommation le but central de l'existence. Ce n'est pas une évolution naturelle : la tendance normale est d'arrêter de consommer quand le besoin est satisfait. La boulimie est un désordre qui prend sa source dans la crainte déraisonnable d'une carence. Quand ce sentiment est exacerbé et mène à une gratification secondaire à laquelle on ne peut résister, même si elle est nuisible pour l'organisme, on peut parler d'assuétude.

En fait, le système nous conditionne à une consommation excessive de la même façon qu'utilisent les fabricants de cigarette et autres marchands de drogue pour créer une dépendance : rendre facile la consommation initiale puis monter les prix. Pourquoi la télévision est-elle gratuite ? Pourquoi l'accès au réseau routier est-il gratuit ? Prenez-en l'habitude Après, on vous vendra bien quelque chose.

Il ne faut pas croire que seule la publicité formelle qu'on voit dans les médias nous pousse à consommer ; ce n'est que la pointe du iceberg. C'est la partie visible d'un dispositif de conditionnement qui valorise la possession pour la possession et qui se met en marche pour toucher l'enfant dès qu'il peut voir des dessins animés. L'attaque continue de l'école primaire à l'université et ne s'arrête jamais. La gratification secondaire offerte, c'est le respect des autres : la position sociale se mesure en richesse ostentatoire. Ce qui est nuisible pour le corps social, c'est l'envie pathologique que cette approche suscite entre les partenaires sociaux - (Keep up with the Jones !.) - et l'incroyable gaspillage de nos ressources.

Quand tous les besoins que l'on éprouve spontanément ont pu être comblés, le système industriel a continué sur sa lancée et nous en a créé d'autres, artificiels. Il en est résulté la constitution presque obligée, par chaque citoyen qui se veut respectable, d'un invraisemblable patrimoine d'objets matériels hétéroclites dont l'utilité est souvent douteuse, mais le potentiel d'embarras bien évident. Dans un monde où la mobilité s'affirme comme condition de succès mais aussi de joie, l'industrie en déclin a imposé, par un conditionnement incessant, le modèle pervers de l'accumulation. La masse des choses que l'on possède ­ et dont il faut prendre soin ­ occupe une place démesurée dans la vie de l'individu moyen. C'est une contribution non négligeable de l'industrie à la menace qui pèse sur chaque être humain de limiter sa vie à gérer l'insignifiance. On a créé une société obèse.

Dans le contexte d'un sursis qui prend fin pour une industrie qui a tout donné, le credo de la Simplicité Volontaire (SV) qui fait chaque jour des adeptes est porté par l'esprit du temps et peut apporter la rationalisation dont ils ont besoin pour changer à ceux qui comprennent qu'une consommation boulimique est incompatible avec une Nouvelle Société.

La SV peut ratisser très large : c'est ce qui en fait une solution particulièrement valable. La SV peut mener à l'ascèse, mais aussi au choix tout à fait hédoniste de ne pas se laisser détourner du bonheur et du plaisir véritables par les sirènes du « consumérisme » qui voudraient nous faire croire qu'on ne vit heureux qu'entouré - et en fait alourdi - par un fatras de babioles. La SV peut amener à manger des lentilles et à cuire son propre pain, mais ça peut être aussi l'option de ne rien acheter que l'on peut louer et d'aller de palace en palace, en n'apportant pour tout bagage que deux kilos de soies et cachemires et une carte de crédit Platine. Pour riches comme pauvres, la SV est la voie intelligente de la fuite hors d'une société obèse. Jusqu'à ce qu'elle devienne la cure de minceur et donc le salut pour la société elle-même.

Quand nous disons que l'industrie conserve sa dominance en créant des besoins artificiels, nous ne pensons pas aux nouveaux « besoins » que crée la technologie. On peut vivre sans un téléphone cellulaire, un iPod et un Blackberry, être en forme sans utiliser une planche à voile, ni un deltaplane, mais certaines de ses innovations apportent vraiment un ajout, ne serait-ce qu'au niveau du plaisir, ce qui n'est pas négligeable. On est certes dans le domaine du superflu, mais si la société s'enrichit et que la technique le permet, pourquoi s'en priver ?

Le problème d'obésité de notre société ne vient pas de ce qu'on fait une place dans notre quotidien à 200 grammes de métal où se sont incarnées des décennies de science : les truffes blanches engraissent peu. La boursouflure littéralement viscérale dont notre société doit se débarrasser, c'est celle qu'entraîne la consommation sans réflexion et sans plaisir d'une production itérative de l'inutile en transit rapide vers le sac à déchet et le dépotoir.

Le problème de surproduction et de surconsommation se manifeste sur les biens de consommation courante et les produits semi-durables, mettant seulement en oeuvre pour ceux-ci les raffinements additionnels dans l'arnaque que justifie leur valeur supérieure et que permet l'ambiguïté des attentes qu'ils suscitent.

 

3.2 Les biens de consommation courante

 

Pour les produits de consommation courante, l'astuce assez grossière pour en produire et en vendre plus est à la fois de promouvoir la consommation de ce qui est inutile et d'encourager la consommation excessive de ce qui est utile comme ce qui ne l'est pas. On est ici dans la chasse gardée par excellence de la publicité, car c'est quand il faut faire beaucoup avec peu que celle-ci est surtout nécessaire.

Prétendre que le détergent A fait briller vos verres plus que le détergent B laisse sceptique. Dire que « du beurre, c'est du beurre » a un certain charme, mais n'est pas très instructif. De même les boissons qui « rafraîchissent » et autres lapalissades. Insignifiant mais relativement innocent. Parfois, cependant, la publicité glisse vers la « suggestio falsi » et la non-vérité. Ainsi, personne ne conteste qu'il soit utile de se brosser les dents ou de se laver les cheveux. On pourrait même concevoir qu'une population raisonnablement éduquée continuerait à le faire même sans publicité. On pourrait aussi penser que l'hygiène dentaire n'en souffrirait pas, si tout le mode choisissait l'une ou l'autre des grandes marques connues de dentifrice plutôt qu'une autre. Mais...

Il a été établi que l'usager moyen met sur sa brosse à dents quatre (4) fois la quantité de dentifrice nécessaire. Ne croyez pas les études, essayez : vous verrez si vos dents ne terniront pas. Personne n'a dit à l'usager d'en mettre 20 millimètres au lieu de 5, mais c'est 20, ce qu'il voit sur la brosse dans les annonces et personne ne l'a détrompé, bien sûr. Ça ne peut pas lui faire de mal et ça quadruple le chiffre d'affaires. Ce qui représente sans soute le revenu national brut d'un petit pays d'Afrique.

Ça ne lui fait pas de mal. Si, cependant, comme bien des gens, vous faites deux cycles lavage-rinçage à chaque shampoing, pour avoir des cheveux plus soyeux, ça devient un peu plus ambigu. Vous en aurez, des cheveux plus soyeux, mais vous devriez savoir que le premier cycle a rendu vos cheveux aussi propres qu'ils peuvent l'être ; le second enlève seulement toute trace résiduelle d'huile naturelle du cheveu et le rend plus fragile, plus friable Le problème n'est pas que vous le fassiez, c'est votre choix. Le problème, c'est qu'on ne vous informe pas des conséquences.

Le problème, c'est la consommation intempestive de produits de consommation courante dont on se garde bien de nous avertir qu'ils ne nous apportent rien ou parfois nous font du mal. La surconsommation des produits de consommation courante ne donne son plein potentiel de gaspillage, toutefois, que lorsque l'on quitte carrément le domaine de l'utile pour passer dans celui de l'imaginaire et de la superstition.

Le besoin artificiel parfait, c'est celui qui n'apporte rien, part d'un mensonge implicite et joue sur la bêtise humaine. L'industrie des cosmétiques est un exemple de mensonge implicite qui s'est fait une belle carrière, aidé au besoin de quelques autres mensonges, bien explicites ceux-là. Le mensonge implicite, c'est de laisser supposer, sans en avoir la moindre preuve, que quelque produit cosmétique connu que ce soit puisse régénérer votre peau, empêcher la calvitie, ou que sais-je Les mensonges explicites, c'est le recours massue à l' «effet chinchilla »

L'«effet chinchilla », en deux temps, c'est d'associer d'abord ce qui est cher avec ce qui est bon, puis de généraliser ensuite allègrement en laissant supposer que ce qui est bon pour quelque chose l'est pour n'importe quoi. Pour l'industrie des cosmétiques, c'est de prétendre que les huiles de vison ou de chinchilla, les extraits d'orchidées, de champagne ou de caviar - ou de quoi que ce soit dont le nom puisse projeter une image de cherté - puisse vous faire quelque bien, et surtout plus de bien qu'une concoction sortie des pissenlits, de la queue de rat ou de la crotte de mouton.

Peut-être existe-t-il un produit cosmétique miraculeux, mais on l'ignore. Au milieu des mensonges, même une vérité devient incroyable. S'il existe un produit qui tienne ce genre de promesses, il faudrait qu'on le sache ; s'il n'y en a pas, il ne faudrait pas le prétendre (117). Dans un prochain texte (713) nous verrons comment on peut mettre fin aux mensonges explicites de la publicité et faire en sorte que, si la cosmétologie peut avoir un effet vraiment bénéfique, ceux qui peuvent offrir des résultats probants puissent se faire entendre. Pour le reste, on ne peut qu'éduquer : l'humain est encore bien jeune.

On peut regretter, que l'industrie des cosmétiques exploite la sottise populaire ­ à la hauteur de 130 milliards de dollars par année ! - mais Il y a au moins 4 000 ans que les Egyptiens et les Chinois utilisent des fards. Aucune civilisation subséquente n'y a échappé. On peut donc dire que la victime, ici, est bien consentante, ce qui, dans une Nouvelle Société, est une raison suffisante pour qu'on n'interdise rien. C'est affaire d'éducation : aussi longtemps que le client le veut, il y a droit.

Les cosmétiques, d'ailleurs, ne sont visés ici que parce qu'ils sont une cible facile. C'est la seule illustration qui suffit, mais il faut comprendre que tout le champ des produits de consommation courante obéit à la même problématique d'une industrie qui vise avec acharnement à vendre plus de n'importe quoi à une population qui a déjà assez de tout, et bien trop d'une foule de choses que seule sa naïveté la pousse à acquérir

 

3.3 Les produits semi-durables

 

Quand on passe aux produits semi-durables, l'attaque des producteurs contre les consommateurs, pour traduire en profit leur pouvoir et affirmer le contrôle de la demande par l'offre commence, comme pour les produits de consommation courante, en cherchant à vendre tout ce qu'on peut à tous ceux qu'on peut. Pour satisfaire les désirs et les caprices qu'ils ressentent spontanément, mais aussi tous les faux besoins artificiels qu'on peut leur inventer et dont on peut les convaincre.

Le besoin artificiel, pour les produits semi-durables, c'est d'abord la troisième voiture qui ne roule presque jamais, l'équipement de camping qui ne sert que 10 jours par ans, les skis que les enfants n'utilisent qu'une fois, etc. Le désir irrationnel de posséder, soigneusement entretenu par la publicité, conduit le consommateur à acheter impulsivement ce qu'en bonne logique il devrait louer. Alors qu'un produit utilitaire, par définition, ne vaut que par les services qu'il nous rend, la publicité vise à remplacer cette motivation par une autre : celle d'avoir pour avoir, d'avoir pour paraître. La consommation tape-à-l'il est un facteur important de surconsommation pour tous les produits semi-durables comme pour les produits de consommation courante

Un facteur important auquel s'est aussi ajouté l'équivalent d'un « effet chinchilla » dont nous avons vu l'usage pour les cosmétiques. Truc qui prend ici la forme d'une « qualité » mal définie, dont on peut soupçonner qu'elle n'est pas tant la cause d'un prix plus élevé qu'elle n'en est un effet induit. Jadis, quand les choses devaient durer, celles qui duraient étaient de meilleure qualité. Critère simple et objectif. Mais quand rien ne dure plus vraiment, on peut dire « qu'est-ce que la qualité ? »et s'en laver les mains. On peut dire n'importe quoi et une pseudo qualité de pure convention prend une importance énorme.

On tient bien en main, par la publicité et la pression sociale, un consommateur de biens semi-durables qui n'a plus de vrais désirs qu'on puisse satisfaire. On ne peut plus justifier de lui vendre un nouveau produit par les services que ce produit est censé fournir, puisque le consommateur en jouit déjà. Comment maximiser le profit qu'on peut encore en tirer ? En lui vendant « autre chose » autour et en sus de chaque produit. Plus de gadgets, plus de produits d'entretien, etc., mais aussi plus d'intangible : plus de rêve et plus de prestige. Il faut faire dépendre la satisfaction que l'acheteur en retirera des caractéristiques secondaires du bien qu'il achète et qui lui confèrent une valeur exceptionnelle. Idéalement, une valeur totalement subjective, mais au besoin simplement inventée. On revient à l'huile de chinchilla ; l'essence du besoin artificiel devient la pseudo qualité.

L'automobile est un exemple emblématique. Même en laissant de côté, aux extrêmes de la courbe, les Ferrari et les tacots « faits maison », le prix des voitures varie encore du simple au quadruple dans la fourchette où se situent 80% des consommateurs. Une Cadillac donne-t-elle vraiment 4, 5, 6 fois plus de services qu'une Lada ?

Les systèmes de sons sont équipés, depuis bien longtemps, de haut-parleurs qui transmettent tous les sons audibles, sans distorsion perceptible pour une oreille humaine. Aujourd'hui, seuls les modèles d'une qualité vraiment lamentable n'en ont plus ; pourtant, il s'en vend tous les jours de certaines marques à dix (10) fois le prix de certaines autres dont les caractéristiques techniques sont bien similaires. Pourquoi ? Le même phénomène est présent sur tous les marchés d'objets pourtant dits «utilitaires », des casseroles aux écrans d'ordinateurs. Le critère « qualité» a été érigé en obsession.

Le bon sens, c'est qu'un produit qu'on achète strictement pour son utilité ne peut jamais valoir plus que le prix du produit le plus économique qui rend le même service. Quand vous payez plus, vous achetez autre chose. Vous achetez le nom, le « look », le prestige. C'est cet intangible que le système de production vous vend en plus du produit. Quand le prix moyen de l'objet utilitaire vendu dans une société de consommation opulente dépasse le double du prix minimal qu'on pourrait payer pour en obtenir l'équivalent, c'est SURTOUT cet intangible que l'industrie vous vend.

Honte et anathème ? Pas nécessairement. Quand le système de production nous inculque des critères qui nous font choisir des objets utilitaires pour une autre raison que l'utilité, ses intentions sont on ne peut plus mauvaises, mais les résultats sont mitigés. D'une part, nous avons développé un patron de consommation dont les priorités sont absurdes et nous nous tuons à maintenir le profil de consommation qui impressionnera nos voisins ; c'est la « consommation ostentatoire » de Veblen à l'état presque pur.

D'autre part, il y a un aspect positif. La recherche d'une qualité, même mal définie, garde notre société plus éveillée à des valeurs autres que la seule utilité. Nous ne brûlons pas tous les livres « parce que la vérité est en un seul », nous ne dynamitons pas les vieilles statues parce qu'elles rendent superstitieux et nous gardons le respect de l'esthétique et des souvenirs.

Ce n'est pas parce que l'on hausse les critères de qualité selon des critères qui confinent à l'escroquerie pour pousser le bon peuple à se tuer à la tâche afin d'acquérir des biens dont les avantages sont douteux qu'il faudrait interdire la production de ces biens. C'est un aspect important de la qualité de vie de pouvoir, si c'est ce qu'on veut, rouler dans la plus belle bagnole, dormir dans le lit de Napoléon, ou apprendre d'une Patek Philippe plutôt que d'une Timex qu'il est l'heure d'aller dormir. Il faut seulement que l'acheteur soit conscient qu'il ira à la même place, ne dormira pas mieux et que le temps ne s'arrêtera pas parce qu'il porte une montre devenue un bijou.

Il ne faut pas que la production vise à un utilitarisme qui fasse du monde entier un Moscou des années ''50 Nous verrons plus loin, d'ailleurs, pourquoi nous devrons au contraire, dans une Nouvelle Société, encourager la production de biens haut-de-gamme. Il faut seulement que le consommateur soit bien conscient des subterfuges des producteurs. Il faut qu'il sache que ce n'est pas un meilleur service qu'on lui vend quand on lui vend un produit de luxe plus cher, mais une autre valeur, bien subjective. C'est cette transparence qu'une Nouvelle Société va exiger. Mais, ça, c'est au palier de la publicité (713) qu'il faut le régler, pas à celui de la production ou de la distribution même.

Que le consommateur devienne un esthète ou un collectionneur ne crée pas de préjudice à la société, au contraire. Sans nous faire de bien, même celui qui veut se munir d'un pot de chambre en or massif ne nous fait pas plus de mal que si cet or était resté sous forme de lingots à Fort Knox. Il faut s'opposer à ce que le producteur mente à la population quand il lui crée des besoins artificiels, mais laissons-le agir quand il vend autre chose que de l'utilité. À condition, bien sûr, qu'il ne prétende pas alors vendre de l'utilité et qu'il n'ait surtout pas l'effronterie de prétendre vendre un produit plus durable quand il a tout fait pour le rendre éphémère.

 

3.4 Le plan Pénélope

 

On sait que Pénélope, épouse fidèle, voulant garder à distance les prétendants à sa main qui l'avait sommée de choisir parmi eux celui qui l'épouserait et accéderait au trône d'Ulysse, avait trouvé l'astuce de promettre de faire connaître son choix quand elle aurait terminé une tapisserie dont elle défaisait discrètement chaque nuit tout ce qu'elle en avait brodé le jour. De la même façon, si on veut empêcher que la production de biens industriels ne devienne triviale, il faut faire en sorte que ce que l'on produit ne dure jamais bien longtemps.

Le premier volet de la cour trop pressante que font les producteurs aux consommateurs consiste à susciter chez eux des besoins artificiels, à leur vendre le futile et l'inutile déguisé en essentiel et à tout affubler d'une pseudo qualité mythique pour rendre précieux ce qui est souvent inacceptable. Leur deuxième stratagème, c'est de faire en sorte que s'autodétruise ce qu'ils leur ont vendu pour pouvoir le leur vendre encore, pouvoir le refaire, le refaire encore, indéfiniment et de plus en plus souvent.

La voie royale vers l'insatisfaction permanente a été bâtie sur l'empattement de deux vérités indéniables. La première est que tout passe, tout lasse tout casse : l'usure est une réalité. La deuxième est qu'une société technologique peut faire sans cesse mieux : la désuétude est aussi une réalité. À partir de ces deux assises, l'industrie en sursis a pris avantage de chaque pli du terrain pour mener sa campagne de surconsommation.

Un système de production rationnel vise la satisfaction et cherche à contrer la fatalité de l'usure et de la désuétude en allongeant l'espérance de vie utile des produits. Une production qui veut satisfaire la demande s'efforce d'augmenter la robustesse du produit. L'augmenter peut accroître le coût de production et il y a donc un optimum à atteindre en tenant compte du coût supplémentaire de production d'un produit qui dure plus longtemps.

C'est cette optimisation qui est l'objectif de départ. On peut s'éloigner de cet objectif pour d'autres considérations, esthétiques, par exemple. Ceci ne cause pas problème, pour autant que ce soit clairement dit, mais c'est cet optimum de solidité et de permanence, cependant qui demeure le référentiel ; toutes autres choses étant égales, on favorise le produit qui dure. Du moins, c'est ce qu'implicitement l'acheteur attend du producteur.

Pendant des lustres, les producteurs ont misé leur destinée sur l'établissement d'une relation de confiance avec le consommateur et certaines firmes y sont parvenues. Elles ont produit pour la durée. Mais quand la finalité est devenue l'insatisfaction permanente, il est clair que les règles ont changé. On a souhaité le taux de remplacement le plus élevé possible pour maximiser la production et donc cherché à RÉDUIRE la durée d'utilisation des produits. Un système comme celui qui s'est instauré, et qui a pour but premier de produire pour produire, cherche à fabriquer des biens de plus en plus fragiles et à n'apporter qu'une satisfaction éphémère. Le nouvel optimum de référence pour la production est devenu la durée de vie utile la plus courte que puisse tolérer le client.

L'objectif immédiat des producteurs est donc de baisser tous les produits d'un cran sur l'échelle de la durabilité. Il y a maintenant plus de 50 ans que le système cherche à transformer les produits durables en produits semi-durables ­ - avec des maisons Levitt pour les vétérans, bâties à la fin des années "40 pour durer 20 ans ­- et à remplacer les produits semi-durables par des objets de consommation courante. En ce dernier cas, il y a des substituts qui méritaient d'être introduits. à cause de la valeur ajoutée du service qu'ils rendent, comme Kleenex et Pamper, par exemple. Mais que ces innovations soient souhaitables ne change rien à la motivation de ceux qui les ont introduites

Entre le durable qui ne l'est plus et le réutilisable qui cède la place au jetable ­- avec certains avantages, mais des conséquences pour l'environnement que nous verrons ailleurs - il y a cependant tout un univers de produits dont personne ne conteste qu'ils soient réutilisables, mais dont l'intérêt évident du consommateur est qu'ils durent et l'intérêt tout aussi évident du producteur est qu'ils ne durent pas. Ces produits vont de la lame de rasoir qui peut servir une, cinq, dix fois à l'automobile qui durera trois, dix, trente ans. C'est sur ce marché que la guerre entre consommateurs et producteurs s'est surtout engagée et elle n'est pas finie.

Dans cette guerre, le producteur a l'arme de la publicité et le consommateur le bouclier de la libre concurrence. Mais c'est une guerre bien inégale, car c'est toujours le producteur qui contrôle cette variable primordiale qu'est l'espérance de vie du produit semi-durable. Celle-ci ne dépend pas seulement du soin qu'on met à le fabriquer, mais aussi d'autres facteurs. Des facteurs comme la disponibilité après vente des pièces de rechange et des services d'entretien. Comme l'apparition sur le marché, surtout, d'un produit nettement supérieur qui rendre le premier désuet ou d'un produit dont on laissera croire qu'il est supérieur.

À l'usure bien physique qu'on peut accélérer, en fabriquant plutôt mal que bien, vient donc s'ajouter, au profit du producteur la désuétude, qui est non seulement pour une bonne part subjective - et donc manipulable à quia par la publicité - mais aussi planifiable, puisque la technologie est toujours de 5 à 10 ans en avance sur la production, que le producteur a l'information pertinente que le consommateur n'a pas et que la cédule de mise en marché de nouveaux produits est totalement discrétionnaire.

Le consommateur à qui l'on vend un produit semi-durable voudrait qu'il dure, le producteur veut qu'il ne dure pas. Le jeu sur la durabilité et l'usure d'une part, sur la désuétude (obsolescence) planifiée d'autre part, est le fin du fin de la manipulation de la variable « durée » dans l'équation des produits semi-durables qui constituent le volet le plus important de la production industrielle. Quand on maîtrise la durabilité des produits, on peut achever la mutation définitive d'un système de production afin qu'il n'existe plus que pour produire. On peut garantir que la demande ne sera jamais satisfaite. Et c'est l'offre qui a le pouvoir, pas la demande.

Quand on prend pour politique de produire des choses qui ne durent pas ou qui ne durent pas autant qu'elles devraient durer, on repousse aux calendes grecques la satisfaction du besoin qui devrait être le but ultime d'une société industrielle conçue pour apporter l'abondance. Quand, comme maintenant, tous les marchés industriels importants sont matures et qu'on ne produit vraiment de biens semi-durables que pour assurer le remplacement de ceux qui sont désuets, chaque baisse de durabilité est un APPAUVRISSEMENT collectif bien réel.

Un appauvrissement à deux niveaux. D'abord, la population, en termes des services qu'elle peut en attendre pendant une période prévisible, possède aujourd'hui un investissement en biens semi-durables à usage domestique dont la valeur est inférieure à ce qu'elle serait si ces biens étaient faits pour durer. Ensuite, chaque fois qu'on produit encore une fois la même chose pour répondre à un besoin qu'aurait continué à satisfaire le bien qu'on remplace si on ne l'avait pas fabriqué pour qu'il s'autodétruise, un producteur fait un profit et le système perdure, mais on consomme tout à fait inutilement davantage des intrants.

Quels sont les intrants (input) ? Les matières premières, le capital, et le travail. En ce qui a trait aux matières premières, on peut limiter les dégâts - bien imparfaitement - par le recyclage, mais il y a des ressources non renouvelables qui s'épuisent. Le capital ? Le capital fixe, celui qui est équipement et outils, s'use en pure perte à produire l'inutile et se transmute en une richesse monétaire symbolique qui s'enfle des profits réalisées. Une enflure qui suffit à faire jouir ceux qui en disposent. (*D ­ 04) En ce qui concerne le travail, cependant, il n'y a pas de recyclage possible ni transmutation. Une heure perdue à produire l'inutile ne reviendra jamais. Le temps, c'est de ça que votre vie est faite et c'est votre vie que le système gaspille.

Où est le bouclier du consommateur ? La concurrence ? Il n'y a pas de concurrence. Ou plutôt si, il y a une concurrence, mais elle n'est plus entre fabricants produisant des produits similaires et se disputant la clientèle des acheteurs, fabricants vulnérables donc, aux pressions que les consommateurs peuvent exercer ; elle est désormais à un tout autre niveau et ne le protège en rien.

 

3.5 Les cartels de fait

 

En théorie, l'offre doit se plier à la demande : c'est son rôle. Elle le fait lorsque l'acheteur a le choix entre une large gamme de fournisseurs dont chacun lui propose, pour satisfaire son besoin, un produit raisonnablement différent de celui des autres, ou un produit similaire, mais à un prix différent. Dans la mesure où ce choix est inexistant, trop limité ou purement spécieux, c'est la demande, au contraire, qui doit se conformer à l'offre. Avec d'autant plus d'empressement que son besoin est pressant.

Si les producteurs se concertent pour ne pas offrir un véritable choix au consommateur, ils sont alors en position de force et constituent de fait un cartel. Ils sont un cartel même si les ententes entre eux demeurent au niveau du non-dit. On a une situation qui confine au monopole. L'hydre a plusieurs têtes, mais c'est la même bête. C'est la situation que nous vivons présentement.

La croissance en volume et en complexité du système de production a conduit à sa division en grappes (clusters). Des groupes d'affinité qui ne sont précisément, ni les branches d'activités ni les ni occupations (professions) identifiées par les classifications traditionnelles, mais qui se définissent d'abord par les besoins connexes auxquels leurs productions d'adressent et qui ont en commun de pouvoir être satisfaits par un agencement des mêmes ressources humaines et techniques. Des grappes d'industries qui se définissent, donc, par un appel aux mêmes compétences et la nécessité de soutenir une même recherche.

Le nombre des joueurs dans chaque grappe tend à diminuer, par la nécessité de réaliser des économies d'échelle et la simple concentration du capital. À l'intérieur de chaque grappe, quelques producteurs peuvent donc se créer de plus en plus facilement une position dominante, en embauchant les travailleurs qui seuls ont les compétences requises et en soutenant une recherche bien ciblée. Ils ont alors le monopole de l'expertise, puisque ensemble ils ont sous contrat tous les travailleurs compétents et la propriété de tous les brevets. Les brevets qui permettent de produire aujourd'hui et, aussi, d'orienter l'évolution de la production pour des années à venir.

On en est arrivé assez vite au point où la production de quelque produit manufacturier que ce soit est réservée de fait à un groupe très restreint de producteurs, les seuls qui disposent des ressources et de l'expérience requise pour gérer cette production spécifique. Chaque grappe devient une chasse gardée o� pr�vaut une strat�gie coop�rative de type "commmensal" telle que d�crite par Astley. C'est un environnement où une industrie peut agir bien à l'aise. Tout le système de production industrielle tend donc à devenir une collection de semblables grappes

Prenez la liste « Fortune » des 500 plus grandes entreprises et répartissez-les par grappes. Vous verrez ainsi se dessiner, pour prendre une autre métaphore, un grand «Casino du Capital » où les gros pontes industriels sont assis à des tables différentes dont chacune correspond à un groupe d'affinités. A chaque table, il n'y a que quelques joueurs. Normalement une demi-douzaine, jamais plus de dix (10). À la table « Automobile », de GM à Toshiba, n'importe qui peut les compter. Même chose dans l'industrie pharmaceutique. Idem pour l'informatique ou l'électronique.

Les joueurs d'une même table s'échangent civilement les jetons que leur fournit le Grand Croupier ­, le système monétaire international ­, jetons qui représentaient à l'origine le travail des masses laborieuses, mais qui, de plus en plus, sont « virtuels » et créés de façon tout à fait discrétionnaire. Ils ne se mêlent pas. Un intrus n'a aucune chance de prendre sa place à la table voisine, car ce ne sont plus les jetons qui importent, mais les compétences, les brevets, les amis...

Les amis, car il y a longtemps que le nombre des joueurs été réduit au point où l'on est devenus copains et où chaque table est contrôlée par un cartel de fait. Chaque joueur joue pour lui, bien sûr, mais pour des avantages positionnels qui ne remettent pas la structure en péril Les participants à un tel cartel de fait n'ont pas besoin de s'échanger des mémos pour fixer les prix ou déterminer le rythme optimal d'acceptation de l'innovation qu'ils favoriseront. Comme des trapézistes, ils connaissent parfaitement les règles du jeu, voient du coin de l'oeil les mouvements de leurs concurrents - qui sont surtout plut�t des partenaires - et font les gestes qu'ils doivent faire. Vous avez vu récemment une différence significative du prix de l'essence entre Shell et Exxon ?

L'image que véhicule la théorie économique classique de producteurs aux aguets, anxieux de répondre au moindre désir de la clientèle, est une fiction. On voit plutôt des producteurs qui veulent vendre, bien sûr, mais dont chacun trouve son profit à ne PAS adapter sa production à la demande, si ce n'est in-extremis et à son corps défendant. La production ne s'ouvre à l'innovation, pour satisfaire de nouveaux besoins ou mieux satisfaire les besoins existants, que quand apparaît un étranger, traître/héros qui vient jeter un pavé dans la mare de complaisance de la production routinière.

Le héros ­ - ou le traître, selon le camp qu'on choisit ­- arrive dans ce qui paraissait une chasse gardée avec un nouveau concept et un capital financier qui n'est pas déjà investi et qu'il prend le risque de transformer en un nouvel équipement. Si le concept est porteur et que l'équipement produit mieux et à meilleur compte, ou répond mieux aux désirs des consommateurs constituant la demande effective, l' Étranger va s'accaparer du marché. Ceux qui le détenaient doivent réagir ou ils sont perdus. L'offre condescend alors à écouter la demande. Brièvement.

Dans ce nouveau scénario, ce ne sont plus, comme le voudrait la théorie classique, les signaux qu'envoie la demande qui entraînent une réaction automatique des producteurs. Ceux-ci sont en attente d'un autre signal : celui de l'investisseur trouble-fête. En fait, ce n'est plus de la demande mais de l'offre que doit venir l'initiative du changement. L'équilibre à maintenir entre l'objectif de satisfaire la demande et l'exigence d'amortir les équipements est évidemment biaisé en faveur du report de la décision de réinvestir et l'adaptation de l'offre à la demande subit un décalage systémique.

Un décalage d'autant plus important que le pouvoir du producteur est grand face à celui du consommateur, car la tentation est forte de tirer un peu plus de profit de l'équipement. De retarder l'innovation et, au besoin, d'abattre dans un défilé - ­ symboliquement, on veut le croire - les héros en puissance qui voudraient compromettre les profits des cartels de fait qui règnent sur la production de chaque branche d'activités. Les héros n'arrivent pas. La production continue inchangée pour encore un temps et la demande, pendant ce temps, est de moins en moins satisfaite. C'est le scénario le plus fréquent, car, comme disait Macchiavel, rien n'est plus difficile que de changer l'ordre établi. (*D-05).

Les joueurs peuvent feindre des rivalités mortelles, mais ils ont, du simple fait qu'ils sont à la même table, plus d'intérêts communs que de différends. Le marché est saturé, mais chacun a un énorme tapis et, derrière lui, un ou plusieurs États qui ne le laisseront pas tomber. Personne ne crie banco. Le système feint une libre concurrence, mais ce n'est qu'un leurre. La «concurrence» n'est jamais qu'une émulation courtoise entre joueurs acoquinés qui se renvoient l'ascenseur. Que ce soit Ford ou GM qui prévale cette année, l'an prochain sera différent et recréera l'équilibre. C'est le jeu qui importe.

Ce qui est vraiment crucial pour chaque joueur, c'est ce qui l'est pour eux tous. Pour la table « Automobile », par exemple, la position concurrentielle de chacun à un moment donné est anecdotique ; l'important c'est que le transport par voitures particulières ne soit pas délaissé au profit du transport en commun et que le jeu continue. Les vrais concurrents, ce sont les joueurs de la table à côté. Ceux du rail qui voudraient qu'on passe au transport en commun. Ceux de l'aéronautique qui trouvent bien injuste que l'on construise encore des routes sans péage alors qu'on impose des taxes d'aéroport.

La concurrence se fait de table à table et par lobbies interposés. L'État sert d'amiable compositeur et ses lois sont ses jugements. Les jugements font le constat de la force relative des parties en présence. L'automobile, pas le train. Pas de supersoniques ni de super-jumbos aux USA : Boeing. Seulement Boeing. Concurrnce entre tables, mais ans jamais, toutefois, même à ce niveau, compromettre la stabilité du Casino lui-même. Le Casino du Capital a intérêt à ce que la production industrielle se fasse en optimisant l'utilisation du capital fixe, et donc à ce que la « concurrence » n'oppose que quelques joueurs bien élevés qui respectent les règles du jeu et ne trichent jamais sur les choses sérieuses. Les intrus ne sont pas les bienvenus, surtout s'ils ont des idées.

Quelques joueurs, donc, à chaque table et chacun à la sienne. Bill Gates en informatique, mais pas en chimie ; Hoffman-Laroche pour les pilules mais pas pour les pneus et je vous prédis que Wal-Mart - qui circule trop allégrement entre les tranchées de la distribution - va subir bientôt bien des avanies Le capital financier, par sa nature même pourtant indifférencié, a mis fin à la prolifération des conglomérats et garde désormais ses industriels dans des cages à part, permettant une concurrence contrôlée qui n'est plus une véritable concurrence.

On est loin du capitalisme sauvage mais dynamique de John Rockefeller ou d'Andrew Carnegie. Un marché bien élevé, mais, sauf pour Shylock et son capital qui se multiplie sans contrainte dans son univers virtuel, le système stagne. Cette fragmentation du marché réduit à néant l'effet de la concurrence dont on fait tant état pour assurer le dynamisme du système de production et garantit que c'est l'offre et non la demande qui mène le marché.

Qu'est ce que ça produit un système dominé par l'offre, qui n'existe que pour se perpétuer et retourner un profit au fabricant ? N'importe quoi. N'importe quoi, mais préférablement la même chose. Le résultat du marché géré en connivence est de freiner l'innovation puisque la rentabilité de la production industrielle va de paire avec l'utilisation prolongée des équipements.

Chaque innovation abrège le temps d'amortissement des équipements dont cette innovation suggère le remplacement, hâte leur mise au rancart et réduit le profit du producteur. Donc, rien ne presse pour innover. Il s'est écoulé 7 ans entre la mise au point du DVD et son introduction commerciale aux USA ; personne n'a triché et les écrans à plasma attendent sagement leur tour, sans doute quand sera vraiment saturé le marché de la téléphonie cellulaire.

 

3.6 Les jeux de la demande effective

 

Notre système de production produit pour rien, entretient l'insatisfaction, dilapide nos ressources et crée une distorsion entre valeur réelle et valeur monétaire qui est l'une des causes premières de l'injustice et de la misère. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Simultanément, comme nous allons le voir dans ce chapitre, il détruit peu à peu le lien apparent entre travail et valeur, sapant la solidarité qui est indispensable au maintien d'une société.

On s'attend du système de production, non seulement à ce qu'il produise pour nos besoins, mais aussi à ce qu'il distribue aux travailleurs - dans le sens le plus large de quiconque apporte une contribution au processus de production - un revenu qui leur permettra de consommer ce qui est produit. Nous avons vu précédemment ce qui arrive s'il ne le fait pas : la demande effective chute, le niveau de consommation effective globale n'est pas maintenu et la société tout entière entre en crise.

Il y a bien des scénarios de distribution de revenus, mais un seul est acceptable : celui d'une distribution de revenus par la participation à l'effort productif commun de tous ceux qui ont la capacité de travailler et la rémunération de leur travail à un prix qui permette à l'ensemble des travailleurs/consommateurs d'acheter et de profiter de tout ce qu'ils produisent. Ce n'est pas, de toute évidence, le scénario que joue le système actuel.

Le système a compris la nécessité de la demande effective, mais il se fiche comme d'une guigne de la façon dont les fonds sont distribués. Dans l'apposition « travailleur/consommateur », c'est le terme consommateur qui est ciblé et le revenu distribué colle donc de moins en moins au travail accompli. Puisque l'argent n'est plus qu'une création discrétionnaire et que le profit même qu'on peut retirer de la production n'a plus d'importance - seul le pouvoir qui s'y rattache étant signifiant - on peut rendre toute demande effective sans exiger un travail correspondant. La création de demande effective devient une simple formalité de distribution de billets de banque.

Le niveau de consommation effective nécessaire au système de production est maintenu, mais il l'est toujours par les moyens les plus faciles, au total mépris de l'indispensable rapport à maintenir entre effort et rétribution qui est le ciment d'un consensus social. En négligeant ce rapport, le système va droit au désastre, car on peut briser le lien entre travail et revenu, mais un système de production qui repose sur le travail de quelques-uns et l'exclusion de la majorité mène à des conflits sociaux, à cause de la rancoeur de ceux qui portent un fardeau démesuré, à la stagnation par le manque à produire de ceux qui ne produisent pas et à la décadence par le manque de motivation de tous.

Le néolibéralisme est le régime de domination sociale le plus efficace qu'on ait encore inventé. En maintenant la satisfaction juste hors de portée, comme la carotte devant l'âne, on obtient que l'âne marche droit - ce qui évite des coups de trique - et Coco porte tout guilleret à la grange le bien de son maître, un fardeau d'autant plus léger qu'il est devenu virtuel. Maître Jacques suit Coco en sifflant, les mains dans les poches, pense au vin tiré qu'il faut boire, aux demoiselles et, de temps en temps, à de nouvelles façons de rendre les carottes attrayantes.

Mais si Coco voit beaucoup d'autres baudets qui gambadent dans les prés et ne portent rien, tout change et le bât blesse. Coco est bien nourri, mais il a cette vague impression d'être utilisé. En dissociant le travail du revenu, on exacerbe le sentiment d'exclusion chez ceux qui sont exclus et la conscience d'être exploités chez ceux qui portent le fardeau de la production. Cette polarisation forme un mélange détonant avec la politique néolibérale de renforcement positif, autrement fort astucieuse, qui a donné l'insatisfaction permanente comme nouvelle finalité à l'industrie, au système de production en général et à toute la société.

Dans sa stratégie de maintien de la demande effective, le système mène trois démarches parallèles. La première dans les pays développés (WINS), lesquels constituent pratiquement aujourd'hui un seul vaste marché ; la seconde dans le tiers-monde et la troisième dans un univers virtuel, un monde miroir ou tout apparaît à l'envers mais dont on peut tirer quelques gratifications moroses. Dans chacune de ces trois démarches, on rend la demande effective à la hauteur de ce qui convient au système de production, mais on affaiblit le lien entre travail et consommation.

On a choisi la solution de facilité - et trois fois plutôt qu'une - mais la façon dont on rend la demande effective n'est pas sans importance. Il résulte de celles qu'on a choisies des incohérences insupportables et des tensions sociales croissantes.

 

3.6.1 Le 4ème travailleur

Là où il faut d'abord maintenir la demande effective, c'est dans le vaste marché unique des pays développés (WINS). Au début de l'industrialisation, nous l'avons vu , le processus se déroulait spontanément. À mesure que la production se complexifiait, cependant, il n'était plus suffisant de tirer le travailleur de son champ et de l'installer devant un métier. Il fallait lui enseigner quelque chose. La productivité augmentant beaucoup, il n'était plus nécessaire non plus d'avoir en usine toute la population, y compris les femmes et les enfants. On est arrivé à ne plus avoir qu'une minorité de travailleurs au sein de la population, leur travail assurant les besoins d'une majorité de « non travailleurs ».

Un progrès social indubitable, mais le message n'a pas été perdu que le maintien du niveau de consommation effective - qui exigeait qu'on remette au travailleur/consommateur la pleine valeur de son travail pour qu'il puisse acheter toute la production - n'était en rien compromis, si on rendait effective la demande de non travailleurs au lieu de celle des travailleurs. Ce faisant on pouvait même résoudre l'équation avec moins de problèmes : celui à qui l'on donne ne rouspète pas tant que celui qui gagne sa croûte et celui qui ne produit rien n'a pas à être formé. Le non travailleur dont la demande est rendue effective est un « bon » consommateur.

Lorsqu'on a constaté que les gains de productivité permettaient de produire désormais sans travail et qu'il y aurait un énorme surplus de travailleurs dans l'industrie, on a donc choisi la solution de la facilité. On ne s'est pas trop embarrassé d'utiliser au mieux le travailleur déplacé de son emploi par les gains de productivité. Beaucoup se sont retrouvés dans les postes bas-de-gamme du secteur tertiaire : ceux dont les machines ne sont pas exclues parce qu'il faut un travailleur humain pour les occuper, mais seulement parce qu'il est encore plus rentable pour un temps de les confier à un travailleur mal payé. D'autres ont été mis en chômage, chômage souvent déguisé sous des noms d'emprunt. Le « non travail » s'est développé et est devenu endémique.

Le système a gardé la demande effective en distribuant des revenus aux non travailleurs, sans faire aucun effort sérieux pour utiliser toute la main d'uvre de façon productive. Il a pu le faire sans contrevenir à la règle du niveau de consommation effective qui accorde déjà TOUTE la valeur de la production aux consommateurs et donc sans créer de pression inflationniste ; il s'est contenté de déduire le revenu donné aux non travailleurs du revenu accru qui autrement serait allé aux travailleurs de la richesse additionnelle correspondant aux gains de productivité. On a seulement permis que se développe, à côté des travailleurs et consommant comme eux, toute une classe de consommateurs non travailleurs vivant à leurs dépens.

Cette utilisation extrêmement inefficace des ressources humaines n'a pas suscité la réaction qu'elle aurait causée s'il en était résulté une baisse de la consommation. Les gains de productivité ainsi gérés ont permis de produire pour la demande effective additionnelle des non travailleurs, sans inflation et sans que la consommation réelle du travailleur ne diminue. Est-ce que le système n'a pas réalisé ainsi un miracle dont il faudrait lui savoir gré ? Ça dépend de ce qu'on veut. Quand la demande est rendue effective sans qu'un travail ne soit fourni quelqu'un s'appauvrit. Quelqu'un s'appauvrit, en fait, dès qu'on paye à un travailleur plus que ce que vaut, au prix du marché, ce que son travail peut produire... et ce n'est pas les « gagnants» qui s'appauvrissent.

Dans la réalité quotidienne, les hausses de productivité ayant permis une production supplémentaire avec le même travail, le travailleur n'a pas vu diminuer le pain dans sa corbeille ; il a seulement reçu une part décroissance de ce qu'il aurait dû recevoir pour son travail. Les gains de productivité, qui auraient pu servir à le libérer pour la production d'autre chose ­ ou le simple loisir ­, n'ont finalement été utilisés que pour exclure de la main-d'oeuvre ceux que l'évolution de la production laisse pour compte. Aujourd'hui, c'est environ UN TRAVAILLEUR SUR QUATRE. (701) qui ne travaille pas et ce sont les trois autres travailleurs qu'on a responsabilisés lespour l'entretien du quatrième.

Eux et seulement eux, car on fait face ici, en sens opposé, à la même réalité qui protége le travailleur quand le producteur veut l'exploiter : le niveau de consommation effective. Le « gagnant » dont les besoins sont satisfaits ne consomme pas. Lui enlever quoi que ce soit ne diminuerait donc pas la pression inflationniste sur la consommation du revenu donné sans contrepartie productive au « quatrième travailleur » exclu de la main-d'oeuvre. A moins que ce dernier ne revienne au travail et ne produise pour ce qu'il consomme, seule peut le faire la production découlant du travail des trois autres travailleurs.

Un travail qu'ils ne sont pas payés pour faire, car le niveau de vie réel des travailleurs stagne depuis 30 ans et la semaine de 40 heures reste la vraie norme pour beaucoup de travailleurs. Comme en 1936. Tous les gains de productivité semblent finalement avoir surtout servi à réduire le nombre de travailleurs sur lesquels repose le poids de produire. Obnubilés par sa quête de la demande effective, le système de production et l'État son complice optimisent le rendement de la production sans faire AUCUN effort pour remettre tous les travailleurs au travail. Or, augmenter la demande effective n'a de sens que si s'ajoute un nouvel élément à la production comme à la consommation ; autrement, collectivement, on s'appauvrit.

Les efforts pour rendre effective la demande de tous et de chacun ont atteint la limite de ce qu'on peut faire sur le marché domestique d'un pays développé occidental et dans le marché des WINS vu comme un tout. On peut dire, dans une perspective sociale, que certains ne reçoivent pas suffisamment, mais c'est une autre question. En ce qui a trait à la production, le système a non seulement atteint mais largement dépassé le seuil ou la demande n'est rendu effective qu'au prix d'une baisse du revenu réel du travailleur.

Cette baisse de son revenu réel, c'est la ponction qui est faite sur le pouvoir d'achat du travailleur pour soutenir le sans-travail. Elle équivaut à la valeur de ce que pourrait produire le sans travail, mais qu'il ne produit pas parce que la structure de la production ne le lui permet pas. Par son incurie, son incapacité à voir les occasions d'utilisation des ressources humaines et à prendre les mesures pour en adapter la qualification à la nature de la demande, le système nous appauvrit.

Que l'on subventionne par solidarité les enfants, les vieillards, les infirmes, les malades et autres inaptes au travail, cela va de soi dans une société civilisée. Qu'on en fasse autant pour 20 à 25 % des travailleurs pour la seule raison que le système ne se donne pas la peine de les utiliser est tout à fait inacceptable. C'est de 25 à 33 % qu'augmenterait le revenu réel moyen des travailleurs, si tous ceux qui peuvent travailler, mais ne travaillent pas, étaient remis a travail à des conditions similaires à celles de ceux qui travaillent déjà. Coco se sent un peu utilisé

3.6.2 El Dorado

Quand on retourne déjà au consommateur ­ travailleurs et non travailleurs - la valeur totale de son travail, que peut-on faire de plus pour augmenter la demande effective et la production? Chercher ailleurs. Élargir la clientèle, pour le système de production industriel, ne veut plus dire aujourd'hui, une distribution supplémentaire de monnaie et de crédit sur des marchés domestiques saturés - le surplus distribué, d'ailleurs, irait droit vers l'acquisition de services ! - mais une politique agressive de commercialisation vers les marchés des pays sous-développés.

Il semble que toutes les sociétés ont le mythe d'une terre lointaine d'où peut venir la richesse ou la solution des problèmes. Il y a eu l'Atlantide, l'El Dorado, le Klondike, Shangri-la... Pour les pays sous-développés, aujourd'hui, les pays de cocagne ce sont les WINS, au premier chef les USA. Pour ceux dans les WINS et en premier lieu aux USA qui se préoccupent aujourd'hui de la demande effective, ceux qui cherchent encore des marchés providentiels pour un système de production industrielle en décroissance, l'El Dorado, ce sont les pays du tiers monde, les pays en voie en développement.

Certains de ces pays sont vraiment en voie de développement ; d'autres sont simplement des sous-développés à qui l'on étend le vocable "en voie de développement" par courtoisie, au risque de créer une grande confusion : la Chine n'est pas dans la ligue du Mali, ni le Brésil dans celle d'Haïti. Sous-développés ou en développement, les pays du tiers-monde ont droit à toute notre courtoisie : ce sont eux, maintenant, l'El Dorado.

Pour ceux qui rêvent de maintenir en croissance les marchés industriels des WINS, le développement des marchés du tiers-monde apparaît souvent comme une panacée. Cette approche, cependant, ne peut être à moyen terme, une solution. Il n'est pas possible de rendre effective la demande des pays sous-développés afin qu'ils puissent absorber le surplus de nos usines et de préserver en même temps le modèle de société que nous avons. C'est une contradiction.

En effet, Il n'y a que deux (2) scénarios possibles pour les pays du tiers-monde... Le premier, c'est que ces pays s'industrialisent, comme hier le Japon, aujourd'hui la Corée et demain la Chine, par exemple. Alléluia ! Nous en sommes heureux, mais ils deviennent alors évidemment une partie du problème de la surproduction systémique du secteur industriel plutôt qu'une solution. Sans parler des problèmes inhérents à un scénario de délocalisation éventuelle des usines vers le tiers-monde et des conséquences de ce réajustement des rôles sur le simple équilibre de l'emploi dans les pays développés.

Le deuxième scénario, c'est que ces pays ne continuent à offrir, en contrepartie des produits industriels que nous leur exportons, que les seuls biens dont la fabrication repose sur l'utilisation intensive du facteur travail. Mais la part du travail non spécialisé dans la production globale ne pouvant être que dégressive, il y aura alors de moins en moins de produits que des travailleurs sans formation des pays du tiers-monde pourront produire et vendre à meilleur prix qu'une exploitation industrielle de pointe en pays développé. En ce cas, contrairement à ce qu'on feint de craindre aujourd'hui, la balance des comptes et les termes d'échange entre les WINS et ces pays tendront à évoluer de plus en plus au désavantage de ceux-ci.

Or, balance des comptes et termes d'échange ayant déjà été établis et étant sans cesse manipulés pour permettre toute l'exploitation possible des pays pauvres par les pays riches, promouvoir davantage la vente de produits industriels dans les pays sous-développés n'est alors possible qu'en leur prêtant davantage, sans espoir de profit ou même une chance crédible de remboursement. Ce scénario conduit à l'hérésie contre le dogme capitaliste de donner quelque chose pour rien. Est-ce que le système va arrêter ou continuer cette démarche ?

Il continue, bien sûr ! Le dogme capitaliste n'a plus d'importance. On vendra au tiers-monde tous nos surplus. Il nous les payera avec l'argent qu'on lui prêtera. On prêtera au tiers-monde tout ce qu'on pourra. On annulera cette dette ou on ne l'annulera pas, simple jeu de relations publiques. De toute façon, il ne nous remboursera jamais, puisqu'il ne dégagera jamais un profit pour le faire. Entre temps, on touchera un intérêt sur l'argent prêté, ce qui fera un profit virtuel sur un écran, mais ne sortira pas un seul grain de riz réel du tiers-monde en remboursement. Pendant qu'on joue au Monopoly sur les ordinateurs, on lui aura prêté davantage m�me que l'équivalent de ce profit virtuel et sa dette se sera encore alourdie..!

La demande effective qu'on crée au tiers-monde est une « charité » qui n'ose pas dire son nom. On a bien raison de le taire, d'ailleurs, car les dons qu'on fait aux antipodes sont aussi aux antipodes de toute charité. Le nouveau colonialisme qui prête et qui donne pose un obstacle insurmontable au développement du tiers-monde et a déjà fait bien du mal.

On a déjà affamé les pays pauvres en leur exportant nos surplus agricoles � vil prix et en ruinant ainsi leur agriculture. Leur évolution normale est encore une fois contrariée par la promotion intensive des ventes du secteur industriel des WINS dont l'output n'a pas, de toute évidence, été planifié en fonctions de leurs besoins. Il n'est pas souhaitable, pour ces pays - qu'on dit souhaiter en développement - qu'ils deviennent de plus en plus le déversoir principal d'un trop plein de produits industriels fabriqués dans les usines des WINS. Nous leur faisons des cadeaux empoisonn�s. Mais c'est produire qui importe, n'est-ce pas ?

Une Nouvelle Société mettra fin à cette escroquerie. Il FAUT développer le tiers-monde, mais le développement du tiers-monde doit se faire en obéissant à sa propre logique. Il ne doit pas être perçu et instrumentalisé comme une solution au problème de surproduction des WINS, ce qui est l'essence même de l'exploitation colonialiste. Prolonger la primauté du secteur industriel et maintenir la demande effective en prenant le Sud pour faire-valoir n'est pas une solution acceptable.

3.6.3 Le cr�dit

La règle du niveau de consommation effective oblige le système à donner aux consommateurs, ­ travailleurs et non travailleurs confondus ­, un revenu qui leur permettra d'acheter tout ce qui est produit. Si les producteurs ne le font pas en salaires, l'État le fera en paiement de transferts et passera par la fiscalité la facture aux « gagnants », coupables alors d'avoir été trop gourmands et d'avoir mis le système en péril.

Jusque­là, ça va, mais qu'est-ce qu'on fait pour maintenir le niveau de consommation effective si les consommateurs ­, dont il ne faut pas oublier que les besoins sont de plus en plus satisfaits ­, décident tout à coup, que leur demande soit effective ou non, de ne pas consommer ? On peut mener l'âne à la rivière, on ne peut pas le forcer à boire. Que faire si les consommateurs choisissent plutôt d'épargner, d'investir et donc de faire avec l' « argent pour la consommation » ce qui ne devrait être fait qu'avec l'« argent pour le pouvoir » ? Si les consommateurs manifestent des velléités de sous-consommation, on appelle au secours l'univers parallèle de la richesse virtuelle et on distribue du crédit.

Rien n'est plus facile que d'augmenter ou de restreindre le crédit. Non seulement il y a des sommes qui dépassent l'imagination d'argent virtuel qui n'attendent qu'une excuse pour s'activer et devenir du crédit, mais l'État et les banques peuvent en créer plus d'un simple clic d'ordinateur. Le crédit est un jeu d'écriture. Une magie. Le crédit à la consommation n'obéit pas à d'autre règle que d'ajuster l'offre à la demande et suit les instructions des alchimistes financiers au service des « gagnants », les maîtres du système.

Le Grand Savoir des alchimistes financiers, c'est que la richesse RÉELLE n'est strictement rien d'autre que la somme des services que nous retirons des biens tangibles que nous utilisons et des services intangibles que nous rendent nos co-sociétaires. Toute autre « richesse », monétaire, symbolique, virtuelle n'est qu'une clef d'accès à la richesse réelle et n'a pas d'autre valeur que ce rôle de clef. On peut donc s'en servir comme bon semble. Si on sait comment.

Les alchimistes financiers savent que le système de production industriel a pour unique but réel de produire des biens dont nous retirerons les services qui nous rendront satisfaits. Ils savent très bien aussi, toutefois, que les gagnants ont d'autres objectifs intangibles, comme le « Pouvoir » ou même la « Richesse », mais celle-ci n'étant plus alors la réalité d'objets concrets pouvant rendre des services, mais LA Richesse, concept mythique affublé de la propriété de satisfaire tous les besoins et d'assurer le bien-être. Ces objectifs des gagnants interfèrent avec le processus de production de la richesse réelle, parfois même s'y substituent.

Ces autres objectifs des gagnants ont leur épiphanie dans l'univers virtuel, mais leur simple reflet sur la réalité peut créer au monde ordinaire bien des tracas. Des tracas qui, à la limite, peuvent voir un impact négatif sur le Grand Oeuvre d'enrichissement virtuel des alchimistes et des gagnants eux-mêmes. Il faut donc prévoir qu'une providence vienne résoudre les problèmes causés aux simples mortels par les activités d' « en-haut ». Le crédit est le geste de mansuétude du monde virtuel envers la réalité.

Quand le crédit descend en Pentecôte sur la réalité, il efface les bévues des péquenots consommateurs et rétablit l'équilibre. On peut faire confiance à la nature humaine : pour un travailleur qui veut épargner, on peut toujours en trouver plusieurs qui ne demandent pas mieux que de dépenser plus qu'ils ne touchent en revenu. On trouve ceux qu'il faut et ils font ce qu'on veut. Actuellement, par exemple, le consommateur moyen s'endette. C'est parce qu'on le veut bien. C'est parce que l'équilibre est par là.

Si les consommateurs y vont trop fort, on augmentera le taux d'intérêt ou, plus simplement encore, on alourdira les exigences et l'on privera de crédit des classes entières de la population, commençant souvent par celles qui ont de vrais besoins. Si la population revient vers la parcimonie et hésite à s'engager, on baissera les taux, ou l'on augmentera simplement les marges disponibles sur les cartes de crédit, sans même consulter les bénéficiaires. C'est une faveur qu'on leur fait, n'est-ce pas ?

Avec l'avènement du crédit à la consommation, on a étendu au marché du monde ordinaire les artifices qu'on utilisait déjà sur les marchés financiers et gardé avec la réalité des liens uniquement discrétionnaires. Croyez-vous, par exemple, qu'une population qui dépense plus que son revenu vit « au-dessus de ses moyens » et risque des lendemains qui déchantent ? Pas du tout. Elle utilise précisément comme on veut qu'elle les utilise les crédits mis à sa disposition pour que le pouvoir d'achat découlant de son travail coïncide avec la valeur monétaire fixée à la production découlant de son travail... comme il ne peut en être autrement si on veut maintenir le niveau de consommation effective. Le crédit ajuste tout. On ne demande au consommateur qu'une simple formalité, comme Méphisto à Faust : signer cette reconnaissance de dette qui porte intérêt et qu'on lui présente quand on lui consent le crédit.

Vend-il son âme quand il la signe ? Pas vraiment. Il la prête pour qu'elle serve de jeton dans le jeu financier virtuel qui se déroule autour de la production. Le crédit n'est qu'un jeton du jeu financier. La position financière d'un individu n'est plus jugée saine ou malsaine en regard d'une quelconque réalité objective, mais par rapport à la moyenne des comportements des acteurs économiques dont on sait que les manipulations du pouvoir feront après coup que ces comportements auront été ceux qui gardent le système stable, enrichissent les riches et gardent les autres tranquilles. Le crédit garantit que les producteurs ont toujours raison. Comme dans 1984 d'Orwell, le pouvoir qui contrôle le présent peut réécrire la valeur monétaire passée et nous faire l'avenir financier qu'il veut.

Si on voit comme un tout l'ensemble des consommateurs devenant ainsi débiteurs, leur dette commune ne peut avoir aucun effet, car il n'est pas question qu'on veuille jamais vivre dans l'avenir le problème de déséquilibre qu'on a créé ce crédit pour éviter de vivre aujourd'hui. La somme de toutes ces créances augmente sans cesse la dette de ceux qui n'ont rien envers ceux qui ont tout, mais on joue ici sur des infinis. « Tout » n'augmentera pas et il n'y a que dans les livres comptables que rien peut devenir moins que rien.

Globalement, cette dette ne représente que la correction de la somme des erreurs d'ajustement de la valeur globale du travail à la valeur du produit global. Dans l'univers réel, cette dette n'a aucune valeur. Elle ne sera remboursée que par l'usage judicieux de la touche « delete » d'un ordinateur central, noble héritière de la gomme à effacer. Passez à la caisse, on vous rendra votre âme.

La masse des travailleurs peut jouir du crédit qu'on lui consent, acheter tout ce qu'elle produit, dépenser plus que son revenu et dormir sur ses deux oreilles. Un ajustement fiscal, un réajustement des salaires, une modification des taux d'intérêt, une inflation ou une dévaluation fera à posteriori que sa décision aura été la bonne. Un individu peut se tromper, mais la population, non, puisque c'est l'équilibre global qui est tenu pour acquis et qui sert de point de référence dans l'univers virtuel. Les variations monétaires sont introduites de façon purement discrétionnaire pour confirmer cet équilibre. C'est le reste qui est en mouvement.

Est-ce à dire que quiconque peut s'endetter sans risque ? Non, puisque c'est l'ensemble des consommateurs qui sera tenu indemne du remboursement global de ce crédit-fiction. Si vous vous endettez PLUS que la moyenne, vous devrez en supporter les conséquences, car si vous pouvez compter que le système remettra la moyenne à zéro par une astuce quelconque, il n'épongera pas l'écart au bilan, positif ou négatif, de chaque joueur par rapport à cette moyenne.

Ce que ne fera pas non plus une Nouvelle Société. Le crédit ne disparaîtra pas du système de production ; il est d'une extrême importance et il ne s'agira à aucun moment d'annuler les dettes publiques ou privées et de faire disparaître ainsi le sommaire de toutes les parties financières jouées depuis des décennies. C'est sur le résultat de ces parties que tous les citoyens ont bâti leur sécurité et leur espoir d'une rente. Il faut le respecter.

Le crédit, toutefois, ne servira pas comme aujourd'hui à rendre la demande effective. Une Nouvelle Société a d'autres moyens plus justes et plus sûrs d'en arriver à cette fin, garantissant à chacun un revenu suffisant pour satisfaire ses besoins et un nombre croissant de ses désirs. Le crédit jouera un rôle distinct, dont nous parlons dans la deuxième partie de ce texte. Ce nouveau rôle ­ ainsi que la baisse généralisée des taux d'intérêt et l'inflation contrôlée dont nous parlons au texte 706 - feront en sorte que, dans une Nouvelle Société, le crédit à la consommation reprenne contact avec la réalité de la production et soit utilisé à bon escient.

 

Pierre JC Allard


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