Quand l'industrie est en sursis de perdre sa prédominance et
veut gagner du temps sans avoir de but précis, on a la situation
d'un ensemble dont chaque élément vit de mouvement, mais qui
ne survit, comme système stable, que si le statu quo prévaut.
Comme des molécules d'eau qu'on chauffe dans une bouilloire bien
étanche. Les molécules s'affolent et il se produit bien de
l'énergie. Depuis cinquante ans, c'est une activité fébrile
qui caractérise l'industrie ; on n'a jamais tant produit que depuis
qu'il est devenu inutile de produire tant.
Mais lorsque c'est produire qui est important et que ce que l'on produit
n'a pas d'importance, on en arrive à des jugements fallacieux, à
des choix incongrus et à des comportements aberrants. Ainsi, la satisfaction
d'un désir n'est plus un gain en soi, mais un danger ; la chose la
plus importante à produire, c'est le désir lui-même,
la seconde étant que chaque désir soit perçu comme
un besoin - aussi « essentiel » que possible - et la troisième
d'apparier dans l'esprit du consommateur la satisfaction temporaire et toujours
voulue incomplète de son désir à un produit qu'il peut
acheter.
La valeur intrinsèque des choses - la rareté d'une ressource,
ou le travail qu'exige la fabrication d'un produit - est donc traitée
comme une variable qu'on prétend manipuler et c'est la valeur monétaire
qu'on peut leur fixer qui devient la référence. L'efficacité
est elle-même à prendre sous réserve, selon son impact
sur le travail et donc la demande effective, sur les volumes de consommation
ou les cycles de renouvellement des produits. Comme dans les phénomènes
d'hypnose ou de psycho cybernétique qui permettent de pratiquer son
golf bien assis, en IMAGINANT qu'on est sur les links, le miroir monétaire
ne fait pas la différence entre une valeur réelle et l'image
virtuelle d'une valeur.
Le critère d'utilité n'est donc plus pertinent. Est «
utile » ce qui fait tourner la roue de la consommation, et l'on peut
en arriver à juger utile une bombe « intelligente » dont
le coût bénéfice s'établira en vérifiant
si la valeur de remplacement de ce qu'elle détruit est supérieure
ou inférieure à son coût de USD $ 9 000 000. Ou en arriver,
autre distorsion qui ébahit, à juger sans importance que le
consommateur paye ou non son écot pour consommer, en donnant en contrepartie
une valeur quelconque, comme son travail, par exemple. Il suffit désormais
qu'il y ait apparence de paiement. Nous en parlerons un peu plus loin.
Il va falloir changer notre structure de production. L'habitude nous
ayant inculqué une grande indulgence envers les folies et vésanies
de la production, toutefois, nous allons, avant de tracer les lignes directrices
d'une nouvelle structure, jeter un coup d'il sur la situation dans laquelle
nous a mis l'industrie en sursis et sur ce que fait encore le système
actuel
3.1 La société obèse
Nous vivons dans une société qu'on a gavée et dont
le foie éclate. On a dit que la pauvreté cesse lorsqu'on a
un pantalon, et que la richesse commence quand on en a deux, puisque l'on
n'en porte qu'un. Il faudrait ajouter que la pauvreté revient quand
on en veut un troisième, car on est toujours pauvre quand on a un
désir qui n'est pas satisfait et le système de production
actuel, en ce sens, s'est donné pour but principal de nous appauvrir.
De nous appauvrir et de nous engraisser. Comme ces roitelets des îles
mélanésiennes qui voient l'obésité comme un
signe de succès, dans une culture dont la faim n'a jamais été
éradiquée.
Toute notre structure sociale est imprégnée d'une volonté
d'avoir plus, plutôt que de devenir mieux : on est ce que l'on a.
Tout est fait pour faire de la consommation le but central de l'existence.
Ce n'est pas une évolution naturelle : la tendance normale est d'arrêter
de consommer quand le besoin est satisfait. La boulimie est un désordre
qui prend sa source dans la crainte déraisonnable d'une carence.
Quand ce sentiment est exacerbé et mène à une gratification
secondaire à laquelle on ne peut résister, même si elle
est nuisible pour l'organisme, on peut parler d'assuétude.
En fait, le système nous conditionne à une consommation
excessive de la même façon qu'utilisent les fabricants de cigarette
et autres marchands de drogue pour créer une dépendance :
rendre facile la consommation initiale puis monter les prix. Pourquoi la
télévision est-elle gratuite ? Pourquoi l'accès au
réseau routier est-il gratuit ? Prenez-en l'habitude Après,
on vous vendra bien quelque chose.
Il ne faut pas croire que seule la publicité formelle qu'on voit
dans les médias nous pousse à consommer ; ce n'est que la
pointe du iceberg. C'est la partie visible d'un dispositif de conditionnement
qui valorise la possession pour la possession et qui se met en marche pour
toucher l'enfant dès qu'il peut voir des dessins animés. L'attaque
continue de l'école primaire à l'université et ne s'arrête
jamais. La gratification secondaire offerte, c'est le respect des autres
: la position sociale se mesure en richesse ostentatoire. Ce qui est nuisible
pour le corps social, c'est l'envie pathologique que cette approche suscite
entre les partenaires sociaux - (Keep up with the Jones !.) - et
l'incroyable gaspillage de nos ressources.
Quand tous les besoins que l'on éprouve spontanément ont
pu être comblés, le système industriel a continué
sur sa lancée et nous en a créé d'autres, artificiels.
Il en est résulté la constitution presque obligée,
par chaque citoyen qui se veut respectable, d'un invraisemblable patrimoine
d'objets matériels hétéroclites dont l'utilité
est souvent douteuse, mais le potentiel d'embarras bien évident.
Dans un monde où la mobilité s'affirme comme condition de
succès mais aussi de joie, l'industrie en déclin a imposé,
par un conditionnement incessant, le modèle pervers de l'accumulation.
La masse des choses que l'on possède et dont il faut prendre
soin occupe une place démesurée dans la vie de l'individu
moyen. C'est une contribution non négligeable de l'industrie à
la menace qui pèse sur chaque être humain de limiter sa vie
à gérer l'insignifiance. On a créé une société
obèse.
Dans le contexte d'un sursis qui prend fin pour une industrie qui a
tout donné, le credo de la Simplicité Volontaire (SV) qui
fait chaque jour des adeptes est porté par l'esprit du temps et peut
apporter la rationalisation dont ils ont besoin pour changer à ceux
qui comprennent qu'une consommation boulimique est incompatible avec une
Nouvelle Société.
La SV peut ratisser très large : c'est ce qui en fait une solution
particulièrement valable. La SV peut mener à l'ascèse,
mais aussi au choix tout à fait hédoniste de ne pas se laisser
détourner du bonheur et du plaisir véritables par les sirènes
du « consumérisme » qui voudraient nous faire croire
qu'on ne vit heureux qu'entouré - et en fait alourdi - par un fatras
de babioles. La SV peut amener à manger des lentilles et à
cuire son propre pain, mais ça peut être aussi l'option de
ne rien acheter que l'on peut louer et d'aller de palace en palace, en n'apportant
pour tout bagage que deux kilos de soies et cachemires et une carte de crédit
Platine. Pour riches comme pauvres, la SV est la voie intelligente de la
fuite hors d'une société obèse. Jusqu'à ce qu'elle
devienne la cure de minceur et donc le salut pour la société
elle-même.
Quand nous disons que l'industrie conserve sa dominance en créant
des besoins artificiels, nous ne pensons pas aux nouveaux « besoins
» que crée la technologie. On peut vivre sans un téléphone
cellulaire, un iPod et un Blackberry, être en forme sans utiliser
une planche à voile, ni un deltaplane, mais certaines de ses innovations
apportent vraiment un ajout, ne serait-ce qu'au niveau du plaisir, ce qui
n'est pas négligeable. On est certes dans le domaine du superflu,
mais si la société s'enrichit et que la technique le permet,
pourquoi s'en priver ?
Le problème d'obésité de notre société
ne vient pas de ce qu'on fait une place dans notre quotidien à 200
grammes de métal où se sont incarnées des décennies
de science : les truffes blanches engraissent peu. La boursouflure littéralement
viscérale dont notre société doit se débarrasser,
c'est celle qu'entraîne la consommation sans réflexion et sans
plaisir d'une production itérative de l'inutile en transit rapide
vers le sac à déchet et le dépotoir.
Le problème de surproduction et de surconsommation se manifeste
sur les biens de consommation courante et les produits semi-durables, mettant
seulement en oeuvre pour ceux-ci les raffinements additionnels dans l'arnaque
que justifie leur valeur supérieure et que permet l'ambiguïté
des attentes qu'ils suscitent.
3.2 Les biens de consommation courante
Pour les produits de consommation courante, l'astuce assez grossière
pour en produire et en vendre plus est à la fois de promouvoir la
consommation de ce qui est inutile et d'encourager la consommation excessive
de ce qui est utile comme ce qui ne l'est pas. On est ici dans la chasse
gardée par excellence de la publicité, car c'est quand il
faut faire beaucoup avec peu que celle-ci est surtout nécessaire.
Prétendre que le détergent A fait briller vos verres plus
que le détergent B laisse sceptique. Dire que « du beurre,
c'est du beurre » a un certain charme, mais n'est pas très
instructif. De même les boissons qui « rafraîchissent
» et autres lapalissades. Insignifiant mais relativement innocent.
Parfois, cependant, la publicité glisse vers la « suggestio
falsi » et la non-vérité. Ainsi, personne ne conteste
qu'il soit utile de se brosser les dents ou de se laver les cheveux. On
pourrait même concevoir qu'une population raisonnablement éduquée
continuerait à le faire même sans publicité. On pourrait
aussi penser que l'hygiène dentaire n'en souffrirait pas, si tout
le mode choisissait l'une ou l'autre des grandes marques connues de dentifrice
plutôt qu'une autre. Mais...
Il a été établi que l'usager moyen met sur sa brosse
à dents quatre (4) fois la quantité de dentifrice nécessaire.
Ne croyez pas les études, essayez : vous verrez si vos dents ne terniront
pas. Personne n'a dit à l'usager d'en mettre 20 millimètres
au lieu de 5, mais c'est 20, ce qu'il voit sur la brosse dans les annonces
et personne ne l'a détrompé, bien sûr. Ça ne
peut pas lui faire de mal et ça quadruple le chiffre d'affaires.
Ce qui représente sans soute le revenu national brut d'un petit pays
d'Afrique.
Ça ne lui fait pas de mal. Si, cependant, comme bien des gens,
vous faites deux cycles lavage-rinçage à chaque shampoing,
pour avoir des cheveux plus soyeux, ça devient un peu plus ambigu.
Vous en aurez, des cheveux plus soyeux, mais vous devriez savoir que le
premier cycle a rendu vos cheveux aussi propres qu'ils peuvent l'être
; le second enlève seulement toute trace résiduelle d'huile
naturelle du cheveu et le rend plus fragile, plus friable Le problème
n'est pas que vous le fassiez, c'est votre choix. Le problème, c'est
qu'on ne vous informe pas des conséquences.
Le problème, c'est la consommation intempestive de produits de
consommation courante dont on se garde bien de nous avertir qu'ils ne nous
apportent rien ou parfois nous font du mal. La surconsommation des produits
de consommation courante ne donne son plein potentiel de gaspillage, toutefois,
que lorsque l'on quitte carrément le domaine de l'utile pour passer
dans celui de l'imaginaire et de la superstition.
Le besoin artificiel parfait, c'est celui qui n'apporte rien, part d'un
mensonge implicite et joue sur la bêtise humaine. L'industrie des
cosmétiques est un exemple de mensonge implicite qui s'est fait une
belle carrière, aidé au besoin de quelques autres mensonges,
bien explicites ceux-là. Le mensonge implicite, c'est de laisser
supposer, sans en avoir la moindre preuve, que quelque produit cosmétique
connu que ce soit puisse régénérer votre peau, empêcher
la calvitie, ou que sais-je Les mensonges explicites, c'est le recours massue
à l' «effet chinchilla »
L'«effet chinchilla », en deux temps, c'est d'associer
d'abord ce qui est cher avec ce qui est bon, puis de généraliser
ensuite allègrement en laissant supposer que ce qui est bon pour
quelque chose l'est pour n'importe quoi. Pour l'industrie des cosmétiques,
c'est de prétendre que les huiles de vison ou de chinchilla, les
extraits d'orchidées, de champagne ou de caviar - ou de quoi que
ce soit dont le nom puisse projeter une image de cherté - puisse
vous faire quelque bien, et surtout plus de bien qu'une concoction sortie
des pissenlits, de la queue de rat ou de la crotte de mouton.
Peut-être existe-t-il un produit cosmétique miraculeux,
mais on l'ignore. Au milieu des mensonges, même une vérité
devient incroyable. S'il existe un produit qui tienne ce genre de promesses,
il faudrait qu'on le sache ; s'il n'y en a pas, il ne faudrait pas le prétendre
(117). Dans un prochain texte (713) nous verrons
comment on peut mettre fin aux mensonges explicites de la publicité
et faire en sorte que, si la cosmétologie peut avoir un effet vraiment
bénéfique, ceux qui peuvent offrir des résultats probants
puissent se faire entendre. Pour le reste, on ne peut qu'éduquer
: l'humain est encore bien jeune.
On peut regretter, que l'industrie des cosmétiques exploite la
sottise populaire à la hauteur de 130 milliards de dollars
par année ! - mais Il y a au moins 4 000 ans que les Egyptiens et
les Chinois utilisent des fards. Aucune civilisation subséquente
n'y a échappé. On peut donc dire que la victime, ici, est
bien consentante, ce qui, dans une Nouvelle Société, est une
raison suffisante pour qu'on n'interdise rien. C'est affaire d'éducation
: aussi longtemps que le client le veut, il y a droit.
Les cosmétiques, d'ailleurs, ne sont visés ici que parce
qu'ils sont une cible facile. C'est la seule illustration qui suffit, mais
il faut comprendre que tout le champ des produits de consommation courante
obéit à la même problématique d'une industrie
qui vise avec acharnement à vendre plus de n'importe quoi à
une population qui a déjà assez de tout, et bien trop d'une
foule de choses que seule sa naïveté la pousse à
acquérir
3.3 Les produits semi-durables
Quand on passe aux produits semi-durables, l'attaque des producteurs
contre les consommateurs, pour traduire en profit leur pouvoir et affirmer
le contrôle de la demande par l'offre commence, comme pour les produits
de consommation courante, en cherchant à vendre tout ce qu'on peut
à tous ceux qu'on peut. Pour satisfaire les désirs et les
caprices qu'ils ressentent spontanément, mais aussi tous les faux
besoins artificiels qu'on peut leur inventer et dont on peut les convaincre.
Le besoin artificiel, pour les produits semi-durables, c'est d'abord
la troisième voiture qui ne roule presque jamais, l'équipement
de camping qui ne sert que 10 jours par ans, les skis que les enfants n'utilisent
qu'une fois, etc. Le désir irrationnel de posséder, soigneusement
entretenu par la publicité, conduit le consommateur à acheter
impulsivement ce qu'en bonne logique il devrait louer. Alors qu'un produit
utilitaire, par définition, ne vaut que par les services qu'il nous
rend, la publicité vise à remplacer cette motivation par une
autre : celle d'avoir pour avoir, d'avoir pour paraître. La consommation
tape-à-l'il est un facteur important de surconsommation pour tous
les produits semi-durables comme pour les produits de consommation courante
Un facteur important auquel s'est aussi ajouté l'équivalent
d'un « effet chinchilla » dont nous avons vu l'usage pour les
cosmétiques. Truc qui prend ici la forme d'une « qualité
» mal définie, dont on peut soupçonner qu'elle n'est
pas tant la cause d'un prix plus élevé qu'elle n'en est un
effet induit. Jadis, quand les choses devaient durer, celles qui duraient
étaient de meilleure qualité. Critère simple et objectif.
Mais quand rien ne dure plus vraiment, on peut dire « qu'est-ce que
la qualité ? »et s'en laver les mains. On peut dire n'importe
quoi et une pseudo qualité de pure convention prend une importance
énorme.
On tient bien en main, par la publicité et la pression sociale,
un consommateur de biens semi-durables qui n'a plus de vrais désirs
qu'on puisse satisfaire. On ne peut plus justifier de lui vendre un nouveau
produit par les services que ce produit est censé fournir, puisque
le consommateur en jouit déjà. Comment maximiser le profit
qu'on peut encore en tirer ? En lui vendant « autre chose »
autour et en sus de chaque produit. Plus de gadgets, plus de produits d'entretien,
etc., mais aussi plus d'intangible : plus de rêve et plus de prestige.
Il faut faire dépendre la satisfaction que l'acheteur en retirera
des caractéristiques secondaires du bien qu'il achète et qui
lui confèrent une valeur exceptionnelle. Idéalement, une valeur
totalement subjective, mais au besoin simplement inventée. On revient
à l'huile de chinchilla ; l'essence du besoin artificiel devient
la pseudo qualité.
L'automobile est un exemple emblématique. Même en laissant
de côté, aux extrêmes de la courbe, les Ferrari et les
tacots « faits maison », le prix des voitures varie encore du
simple au quadruple dans la fourchette où se situent 80% des consommateurs.
Une Cadillac donne-t-elle vraiment 4, 5, 6 fois plus de services qu'une
Lada ?
Les systèmes de sons sont équipés, depuis bien
longtemps, de haut-parleurs qui transmettent tous les sons audibles, sans
distorsion perceptible pour une oreille humaine. Aujourd'hui, seuls les
modèles d'une qualité vraiment lamentable n'en ont plus ;
pourtant, il s'en vend tous les jours de certaines marques à dix
(10) fois le prix de certaines autres dont les caractéristiques techniques
sont bien similaires. Pourquoi ? Le même phénomène est
présent sur tous les marchés d'objets pourtant dits «utilitaires
», des casseroles aux écrans d'ordinateurs. Le critère
« qualité» a été érigé en
obsession.
Le bon sens, c'est qu'un produit qu'on achète strictement pour
son utilité ne peut jamais valoir plus que le prix du produit le
plus économique qui rend le même service. Quand vous payez
plus, vous achetez autre chose. Vous achetez le nom, le « look »,
le prestige. C'est cet intangible que le système de production vous
vend en plus du produit. Quand le prix moyen de l'objet utilitaire vendu
dans une société de consommation opulente dépasse le
double du prix minimal qu'on pourrait payer pour en obtenir l'équivalent,
c'est SURTOUT cet intangible que l'industrie vous vend.
Honte et anathème ? Pas nécessairement. Quand le système
de production nous inculque des critères qui nous font choisir des
objets utilitaires pour une autre raison que l'utilité, ses intentions
sont on ne peut plus mauvaises, mais les résultats sont mitigés.
D'une part, nous avons développé un patron de consommation
dont les priorités sont absurdes et nous nous tuons à maintenir
le profil de consommation qui impressionnera nos voisins ; c'est la «
consommation ostentatoire » de Veblen à l'état presque
pur.
D'autre part, il y a un aspect positif. La recherche d'une qualité,
même mal définie, garde notre société plus éveillée
à des valeurs autres que la seule utilité. Nous ne brûlons
pas tous les livres « parce que la vérité est en un
seul », nous ne dynamitons pas les vieilles statues parce qu'elles
rendent superstitieux et nous gardons le respect de l'esthétique
et des souvenirs.
Ce n'est pas parce que l'on hausse les critères de qualité
selon des critères qui confinent à l'escroquerie pour pousser
le bon peuple à se tuer à la tâche afin d'acquérir
des biens dont les avantages sont douteux qu'il faudrait interdire la production
de ces biens. C'est un aspect important de la qualité de vie de pouvoir,
si c'est ce qu'on veut, rouler dans la plus belle bagnole, dormir dans le
lit de Napoléon, ou apprendre d'une Patek Philippe plutôt que
d'une Timex qu'il est l'heure d'aller dormir. Il faut seulement que l'acheteur
soit conscient qu'il ira à la même place, ne dormira pas mieux
et que le temps ne s'arrêtera pas parce qu'il porte une montre devenue
un bijou.
Il ne faut pas que la production vise à un utilitarisme qui fasse
du monde entier un Moscou des années ''50 Nous verrons plus loin,
d'ailleurs, pourquoi nous devrons au contraire, dans une Nouvelle Société,
encourager la production de biens haut-de-gamme. Il faut seulement que le
consommateur soit bien conscient des subterfuges des producteurs. Il faut
qu'il sache que ce n'est pas un meilleur service qu'on lui vend quand on
lui vend un produit de luxe plus cher, mais une autre valeur, bien subjective.
C'est cette transparence qu'une Nouvelle Société va exiger.
Mais, ça, c'est au palier de la publicité (713) qu'il faut
le régler, pas à celui de la production ou de la distribution
même.
Que le consommateur devienne un esthète ou un collectionneur
ne crée pas de préjudice à la société,
au contraire. Sans nous faire de bien, même celui qui veut se munir
d'un pot de chambre en or massif ne nous fait pas plus de mal que si cet
or était resté sous forme de lingots à Fort Knox. Il
faut s'opposer à ce que le producteur mente à la population
quand il lui crée des besoins artificiels, mais laissons-le agir
quand il vend autre chose que de l'utilité. À condition, bien
sûr, qu'il ne prétende pas alors vendre de l'utilité
et qu'il n'ait surtout pas l'effronterie de prétendre vendre un produit
plus durable quand il a tout fait pour le rendre éphémère.
3.4 Le plan Pénélope
On sait que Pénélope, épouse fidèle, voulant
garder à distance les prétendants à sa main qui l'avait
sommée de choisir parmi eux celui qui l'épouserait et accéderait
au trône d'Ulysse, avait trouvé l'astuce de promettre de faire
connaître son choix quand elle aurait terminé une tapisserie
dont elle défaisait discrètement chaque nuit tout ce qu'elle
en avait brodé le jour. De la même façon, si on veut
empêcher que la production de biens industriels ne devienne triviale,
il faut faire en sorte que ce que l'on produit ne dure jamais bien longtemps.
Le premier volet de la cour trop pressante que font les producteurs
aux consommateurs consiste à susciter chez eux des besoins artificiels,
à leur vendre le futile et l'inutile déguisé en essentiel
et à tout affubler d'une pseudo qualité mythique pour rendre
précieux ce qui est souvent inacceptable. Leur deuxième stratagème,
c'est de faire en sorte que s'autodétruise ce qu'ils leur ont vendu
pour pouvoir le leur vendre encore, pouvoir le refaire, le refaire encore,
indéfiniment et de plus en plus souvent.
La voie royale vers l'insatisfaction permanente a été
bâtie sur l'empattement de deux vérités indéniables.
La première est que tout passe, tout lasse tout casse : l'usure est
une réalité. La deuxième est qu'une société
technologique peut faire sans cesse mieux : la désuétude est
aussi une réalité. À partir de ces deux assises, l'industrie
en sursis a pris avantage de chaque pli du terrain pour mener sa campagne
de surconsommation.
Un système de production rationnel vise la satisfaction et cherche
à contrer la fatalité de l'usure et de la désuétude
en allongeant l'espérance de vie utile des produits. Une production
qui veut satisfaire la demande s'efforce d'augmenter la robustesse du produit.
L'augmenter peut accroître le coût de production et il y a donc
un optimum à atteindre en tenant compte du coût supplémentaire
de production d'un produit qui dure plus longtemps.
C'est cette optimisation qui est l'objectif de départ. On peut
s'éloigner de cet objectif pour d'autres considérations, esthétiques,
par exemple. Ceci ne cause pas problème, pour autant que ce soit
clairement dit, mais c'est cet optimum de solidité et de permanence,
cependant qui demeure le référentiel ; toutes autres choses
étant égales, on favorise le produit qui dure. Du moins, c'est
ce qu'implicitement l'acheteur attend du producteur.
Pendant des lustres, les producteurs ont misé leur destinée
sur l'établissement d'une relation de confiance avec le consommateur
et certaines firmes y sont parvenues. Elles ont produit pour la durée.
Mais quand la finalité est devenue l'insatisfaction permanente, il
est clair que les règles ont changé. On a souhaité
le taux de remplacement le plus élevé possible pour maximiser
la production et donc cherché à RÉDUIRE la durée
d'utilisation des produits. Un système comme celui qui s'est instauré,
et qui a pour but premier de produire pour produire, cherche à fabriquer
des biens de plus en plus fragiles et à n'apporter qu'une satisfaction
éphémère. Le nouvel optimum de référence
pour la production est devenu la durée de vie utile la plus courte
que puisse tolérer le client.
L'objectif immédiat des producteurs est donc de baisser tous
les produits d'un cran sur l'échelle de la durabilité. Il
y a maintenant plus de 50 ans que le système cherche à transformer
les produits durables en produits semi-durables - avec des maisons Levitt
pour les vétérans, bâties à la fin des années
"40 pour durer 20 ans - et à remplacer les produits semi-durables
par des objets de consommation courante. En ce dernier cas, il y a des substituts
qui méritaient d'être introduits. à cause de la valeur
ajoutée du service qu'ils rendent, comme Kleenex et Pamper, par exemple.
Mais que ces innovations soient souhaitables ne change rien à la
motivation de ceux qui les ont introduites
Entre le durable qui ne l'est plus et le réutilisable qui cède
la place au jetable - avec certains avantages, mais des conséquences
pour l'environnement que nous verrons ailleurs - il y a cependant tout un
univers de produits dont personne ne conteste qu'ils soient réutilisables,
mais dont l'intérêt évident du consommateur est qu'ils
durent et l'intérêt tout aussi évident du producteur
est qu'ils ne durent pas. Ces produits vont de la lame de rasoir qui peut
servir une, cinq, dix fois à l'automobile qui durera trois, dix,
trente ans. C'est sur ce marché que la guerre entre consommateurs
et producteurs s'est surtout engagée et elle n'est pas finie.
Dans cette guerre, le producteur a l'arme de la publicité et
le consommateur le bouclier de la libre concurrence. Mais c'est une guerre
bien inégale, car c'est toujours le producteur qui contrôle
cette variable primordiale qu'est l'espérance de vie du produit semi-durable.
Celle-ci ne dépend pas seulement du soin qu'on met à le fabriquer,
mais aussi d'autres facteurs. Des facteurs comme la disponibilité
après vente des pièces de rechange et des services d'entretien.
Comme l'apparition sur le marché, surtout, d'un produit nettement
supérieur qui rendre le premier désuet ou d'un produit dont
on laissera croire qu'il est supérieur.
À l'usure bien physique qu'on peut accélérer, en
fabriquant plutôt mal que bien, vient donc s'ajouter, au profit du
producteur la désuétude, qui est non seulement pour une bonne
part subjective - et donc manipulable à quia par la publicité
- mais aussi planifiable, puisque la technologie est toujours de 5 à
10 ans en avance sur la production, que le producteur a l'information pertinente
que le consommateur n'a pas et que la cédule de mise en marché
de nouveaux produits est totalement discrétionnaire.
Le consommateur à qui l'on vend un produit semi-durable voudrait
qu'il dure, le producteur veut qu'il ne dure pas. Le jeu sur la durabilité
et l'usure d'une part, sur la désuétude (obsolescence) planifiée
d'autre part, est le fin du fin de la manipulation de la variable «
durée » dans l'équation des produits semi-durables qui
constituent le volet le plus important de la production industrielle. Quand
on maîtrise la durabilité des produits, on peut achever la
mutation définitive d'un système de production afin qu'il
n'existe plus que pour produire. On peut garantir que la demande ne sera
jamais satisfaite. Et c'est l'offre qui a le pouvoir, pas la demande.
Quand on prend pour politique de produire des choses qui ne durent pas
ou qui ne durent pas autant qu'elles devraient durer, on repousse aux calendes
grecques la satisfaction du besoin qui devrait être le but ultime
d'une société industrielle conçue pour apporter l'abondance.
Quand, comme maintenant, tous les marchés industriels importants
sont matures et qu'on ne produit vraiment de biens semi-durables que pour
assurer le remplacement de ceux qui sont désuets, chaque baisse de
durabilité est un APPAUVRISSEMENT collectif bien réel.
Un appauvrissement à deux niveaux. D'abord, la population, en
termes des services qu'elle peut en attendre pendant une période
prévisible, possède aujourd'hui un investissement en biens
semi-durables à usage domestique dont la valeur est inférieure
à ce qu'elle serait si ces biens étaient faits pour durer.
Ensuite, chaque fois qu'on produit encore une fois la même chose pour
répondre à un besoin qu'aurait continué à satisfaire
le bien qu'on remplace si on ne l'avait pas fabriqué pour qu'il s'autodétruise,
un producteur fait un profit et le système perdure, mais on consomme
tout à fait inutilement davantage des intrants.
Quels sont les intrants (input) ? Les matières premières,
le capital, et le travail. En ce qui a trait aux matières premières,
on peut limiter les dégâts - bien imparfaitement - par le recyclage,
mais il y a des ressources non renouvelables qui s'épuisent. Le capital
? Le capital fixe, celui qui est équipement et outils, s'use en pure
perte à produire l'inutile et se transmute en une richesse monétaire
symbolique qui s'enfle des profits réalisées. Une enflure
qui suffit à faire jouir ceux qui en disposent. (*D
04) En ce qui concerne le travail, cependant, il n'y a pas de
recyclage possible ni transmutation. Une heure perdue à produire
l'inutile ne reviendra jamais. Le temps, c'est de ça que votre vie
est faite et c'est votre vie que le système gaspille.
Où est le bouclier du consommateur ? La concurrence ? Il n'y
a pas de concurrence. Ou plutôt si, il y a une concurrence, mais elle
n'est plus entre fabricants produisant des produits similaires et se disputant
la clientèle des acheteurs, fabricants vulnérables donc, aux
pressions que les consommateurs peuvent exercer ; elle est désormais
à un tout autre niveau et ne le protège en rien.
3.5 Les cartels de fait
En théorie, l'offre doit se plier à la demande : c'est
son rôle. Elle le fait lorsque l'acheteur a le choix entre une large
gamme de fournisseurs dont chacun lui propose, pour satisfaire son besoin,
un produit raisonnablement différent de celui des autres, ou un produit
similaire, mais à un prix différent. Dans la mesure où
ce choix est inexistant, trop limité ou purement spécieux,
c'est la demande, au contraire, qui doit se conformer à l'offre.
Avec d'autant plus d'empressement que son besoin est pressant.
Si les producteurs se concertent pour ne pas offrir un véritable
choix au consommateur, ils sont alors en position de force et constituent
de fait un cartel. Ils sont un cartel même si les ententes entre eux
demeurent au niveau du non-dit. On a une situation qui confine au monopole.
L'hydre a plusieurs têtes, mais c'est la même bête. C'est
la situation que nous vivons présentement.
La croissance en volume et en complexité du système de
production a conduit à sa division en grappes (clusters). Des groupes
d'affinité qui ne sont précisément, ni les branches
d'activités ni les ni occupations (professions) identifiées
par les classifications traditionnelles, mais qui se définissent
d'abord par les besoins connexes auxquels leurs productions d'adressent
et qui ont en commun de pouvoir être satisfaits par un agencement
des mêmes ressources humaines et techniques. Des grappes d'industries
qui se définissent, donc, par un appel aux mêmes compétences
et la nécessité de soutenir une même recherche.
Le nombre des joueurs dans chaque grappe tend à diminuer, par
la nécessité de réaliser des économies d'échelle
et la simple concentration du capital. À l'intérieur de chaque
grappe, quelques producteurs peuvent donc se créer de plus en plus
facilement une position dominante, en embauchant les travailleurs qui seuls
ont les compétences requises et en soutenant une recherche bien ciblée.
Ils ont alors le monopole de l'expertise, puisque ensemble ils ont sous
contrat tous les travailleurs compétents et la propriété
de tous les brevets. Les brevets qui permettent de produire aujourd'hui
et, aussi, d'orienter l'évolution de la production pour des années
à venir.
On en est arrivé assez vite au point où la production
de quelque produit manufacturier que ce soit est réservée
de fait à un groupe très restreint de producteurs, les seuls
qui disposent des ressources et de l'expérience requise pour gérer
cette production spécifique. Chaque grappe devient une chasse gardée o� pr�vaut une strat�gie coop�rative de type "commmensal" telle que d�crite par Astley.
C'est un environnement où une industrie peut agir bien à l'aise.
Tout le système de production industrielle tend donc à devenir
une collection de semblables grappes
Prenez la liste « Fortune » des 500 plus grandes entreprises
et répartissez-les par grappes. Vous verrez ainsi se dessiner, pour
prendre une autre métaphore, un grand «Casino du Capital »
où les gros pontes industriels sont assis à des tables différentes
dont chacune correspond à un groupe d'affinités. A chaque
table, il n'y a que quelques joueurs. Normalement une demi-douzaine, jamais
plus de dix (10). À la table « Automobile », de GM à
Toshiba, n'importe qui peut les compter. Même chose dans l'industrie
pharmaceutique. Idem pour l'informatique ou l'électronique.
Les joueurs d'une même table s'échangent civilement les
jetons que leur fournit le Grand Croupier , le système monétaire
international , jetons qui représentaient à l'origine
le travail des masses laborieuses, mais qui, de plus en plus, sont «
virtuels » et créés de façon tout à fait
discrétionnaire. Ils ne se mêlent pas. Un intrus n'a aucune
chance de prendre sa place à la table voisine, car ce ne sont plus
les jetons qui importent, mais les compétences, les brevets, les
amis...
Les amis, car il y a longtemps que le nombre des joueurs été
réduit au point où l'on est devenus copains et où chaque
table est contrôlée par un cartel de fait. Chaque joueur joue
pour lui, bien sûr, mais pour des avantages positionnels qui ne remettent
pas la structure en péril Les participants à un tel cartel
de fait n'ont pas besoin de s'échanger des mémos pour fixer
les prix ou déterminer le rythme optimal d'acceptation de l'innovation
qu'ils favoriseront. Comme des trapézistes, ils connaissent parfaitement
les règles du jeu, voient du coin de l'oeil les mouvements de leurs
concurrents - qui sont surtout plut�t des partenaires - et font les gestes qu'ils
doivent faire. Vous avez vu récemment une différence significative du prix
de l'essence entre Shell et Exxon ?
L'image que véhicule la théorie économique classique
de producteurs aux aguets, anxieux de répondre au moindre désir
de la clientèle, est une fiction. On voit plutôt des producteurs
qui veulent vendre, bien sûr, mais dont chacun trouve son profit à
ne PAS adapter sa production à la demande, si ce n'est in-extremis
et à son corps défendant. La production ne s'ouvre à
l'innovation, pour satisfaire de nouveaux besoins ou mieux satisfaire les
besoins existants, que quand apparaît un étranger, traître/héros
qui vient jeter un pavé dans la mare de complaisance de la production
routinière.
Le héros - ou le traître, selon le camp qu'on choisit
- arrive dans ce qui paraissait une chasse gardée avec un nouveau
concept et un capital financier qui n'est pas déjà investi
et qu'il prend le risque de transformer en un nouvel équipement.
Si le concept est porteur et que l'équipement produit mieux et à
meilleur compte, ou répond mieux aux désirs des consommateurs
constituant la demande effective, l' Étranger va s'accaparer du marché.
Ceux qui le détenaient doivent réagir ou ils sont perdus.
L'offre condescend alors à écouter la demande. Brièvement.
Dans ce nouveau scénario, ce ne sont plus, comme le voudrait
la théorie classique, les signaux qu'envoie la demande qui entraînent
une réaction automatique des producteurs. Ceux-ci sont en attente
d'un autre signal : celui de l'investisseur trouble-fête. En fait,
ce n'est plus de la demande mais de l'offre que doit venir l'initiative
du changement. L'équilibre à maintenir entre l'objectif de
satisfaire la demande et l'exigence d'amortir les équipements est
évidemment biaisé en faveur du report de la décision
de réinvestir et l'adaptation de l'offre à la demande subit
un décalage systémique.
Un décalage d'autant plus important que le pouvoir du producteur
est grand face à celui du consommateur, car la tentation est forte
de tirer un peu plus de profit de l'équipement. De retarder l'innovation
et, au besoin, d'abattre dans un défilé - symboliquement,
on veut le croire - les héros en puissance qui voudraient compromettre
les profits des cartels de fait qui règnent sur la production de
chaque branche d'activités. Les héros n'arrivent pas. La production
continue inchangée pour encore un temps et la demande, pendant ce
temps, est de moins en moins satisfaite. C'est le scénario le plus
fréquent, car, comme disait Macchiavel, rien n'est plus difficile
que de changer l'ordre établi. (*D-05).
Les joueurs peuvent feindre des rivalités mortelles, mais ils
ont, du simple fait qu'ils sont à la même table, plus d'intérêts
communs que de différends. Le marché est saturé, mais
chacun a un énorme tapis et, derrière lui, un ou plusieurs
États qui ne le laisseront pas tomber. Personne ne crie banco. Le
système feint une libre concurrence, mais ce n'est qu'un leurre.
La «concurrence» n'est jamais qu'une émulation courtoise
entre joueurs acoquinés qui se renvoient l'ascenseur. Que ce soit
Ford ou GM qui prévale cette année, l'an prochain sera différent
et recréera l'équilibre. C'est le jeu qui importe.
Ce qui est vraiment crucial pour chaque joueur, c'est ce qui l'est pour
eux tous. Pour la table « Automobile », par exemple, la position
concurrentielle de chacun à un moment donné est anecdotique
; l'important c'est que le transport par voitures particulières ne
soit pas délaissé au profit du transport en commun et que
le jeu continue. Les vrais concurrents, ce sont les joueurs de la table
à côté. Ceux du rail qui voudraient qu'on passe au transport
en commun. Ceux de l'aéronautique qui trouvent bien injuste que l'on
construise encore des routes sans péage alors qu'on impose des taxes
d'aéroport.
La concurrence se fait de table à table et par lobbies interposés.
L'État sert d'amiable compositeur et ses lois sont ses jugements.
Les jugements font le constat de la force relative des parties en présence.
L'automobile, pas le train. Pas de supersoniques ni de super-jumbos aux USA : Boeing. Seulement Boeing.
Concurrnce entre tables, mais ans jamais, toutefois, même à ce niveau, compromettre la stabilité
du Casino lui-même. Le Casino du Capital a intérêt à
ce que la production industrielle se fasse en optimisant l'utilisation du
capital fixe, et donc à ce que la « concurrence » n'oppose
que quelques joueurs bien élevés qui respectent les règles
du jeu et ne trichent jamais sur les choses sérieuses. Les intrus
ne sont pas les bienvenus, surtout s'ils ont des idées.
Quelques joueurs, donc, à chaque table et chacun à la
sienne. Bill Gates en informatique, mais pas en chimie ; Hoffman-Laroche
pour les pilules mais pas pour les pneus et je vous prédis que Wal-Mart
- qui circule trop allégrement entre les tranchées de la distribution
- va subir bientôt bien des avanies Le capital financier, par sa nature
même pourtant indifférencié, a mis fin à la prolifération
des conglomérats et garde désormais ses industriels dans des
cages à part, permettant une concurrence contrôlée qui
n'est plus une véritable concurrence.
On est loin du capitalisme sauvage mais dynamique de John Rockefeller
ou d'Andrew Carnegie. Un marché bien élevé, mais, sauf
pour Shylock et son capital qui se multiplie sans contrainte dans son univers
virtuel, le système stagne. Cette fragmentation du marché
réduit à néant l'effet de la concurrence dont on fait
tant état pour assurer le dynamisme du système de production
et garantit que c'est l'offre et non la demande qui mène le marché.
Qu'est ce que ça produit un système dominé par
l'offre, qui n'existe que pour se perpétuer et retourner un profit
au fabricant ? N'importe quoi. N'importe quoi, mais préférablement
la même chose. Le résultat du marché géré
en connivence est de freiner l'innovation puisque la rentabilité
de la production industrielle va de paire avec l'utilisation prolongée
des équipements.
Chaque innovation abrège le temps d'amortissement des équipements
dont cette innovation suggère le remplacement, hâte leur mise
au rancart et réduit le profit du producteur. Donc, rien ne presse
pour innover. Il s'est écoulé 7 ans entre la mise au point
du DVD et son introduction commerciale aux USA ; personne n'a triché
et les écrans à plasma attendent sagement leur tour, sans
doute quand sera vraiment saturé le marché de la téléphonie
cellulaire.
3.6 Les jeux de la demande effective
Notre système de production produit pour rien, entretient l'insatisfaction,
dilapide nos ressources et crée une distorsion entre valeur réelle
et valeur monétaire qui est l'une des causes premières de
l'injustice et de la misère. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout.
Simultanément, comme nous allons le voir dans ce chapitre, il détruit
peu à peu le lien apparent entre travail et valeur, sapant la solidarité
qui est indispensable au maintien d'une société.
On s'attend du système de production, non seulement à
ce qu'il produise pour nos besoins, mais aussi à ce qu'il distribue
aux travailleurs - dans le sens le plus large de quiconque apporte une
contribution au processus de production - un revenu qui leur permettra
de consommer ce qui est produit. Nous avons vu précédemment
ce qui arrive s'il ne le fait pas : la demande effective chute, le niveau
de consommation effective globale n'est pas maintenu et la société
tout entière entre en crise.
Il y a bien des scénarios de distribution de revenus, mais un
seul est acceptable : celui d'une distribution de revenus par la participation
à l'effort productif commun de tous ceux qui ont la capacité
de travailler et la rémunération de leur travail à
un prix qui permette à l'ensemble des travailleurs/consommateurs
d'acheter et de profiter de tout ce qu'ils produisent. Ce n'est pas, de
toute évidence, le scénario que joue le système actuel.
Le système a compris la nécessité de la demande
effective, mais il se fiche comme d'une guigne de la façon dont les
fonds sont distribués. Dans l'apposition « travailleur/consommateur
», c'est le terme consommateur qui est ciblé et le revenu distribué
colle donc de moins en moins au travail accompli. Puisque l'argent n'est
plus qu'une création discrétionnaire et que le profit même
qu'on peut retirer de la production n'a plus d'importance - seul le pouvoir
qui s'y rattache étant signifiant - on peut rendre toute demande
effective sans exiger un travail correspondant. La création de demande
effective devient une simple formalité de distribution de billets
de banque.
Le niveau de consommation effective nécessaire au système
de production est maintenu, mais il l'est toujours par les moyens les plus
faciles, au total mépris de l'indispensable rapport à maintenir
entre effort et rétribution qui est le ciment d'un consensus social.
En négligeant ce rapport, le système va droit au désastre,
car on peut briser le lien entre travail et revenu, mais un système
de production qui repose sur le travail de quelques-uns et l'exclusion de
la majorité mène à des conflits sociaux, à cause
de la rancoeur de ceux qui portent un fardeau démesuré, à
la stagnation par le manque à produire de ceux qui ne produisent
pas et à la décadence par le manque de motivation de tous.
Le néolibéralisme est le régime de domination sociale
le plus efficace qu'on ait encore inventé. En maintenant la satisfaction
juste hors de portée, comme la carotte devant l'âne, on obtient
que l'âne marche droit - ce qui évite des coups de trique -
et Coco porte tout guilleret à la grange le bien de son maître,
un fardeau d'autant plus léger qu'il est devenu virtuel. Maître
Jacques suit Coco en sifflant, les mains dans les poches, pense au vin tiré
qu'il faut boire, aux demoiselles et, de temps en temps, à de nouvelles
façons de rendre les carottes attrayantes.
Mais si Coco voit beaucoup d'autres baudets qui gambadent dans les prés
et ne portent rien, tout change et le bât blesse. Coco est bien nourri,
mais il a cette vague impression d'être utilisé. En dissociant
le travail du revenu, on exacerbe le sentiment d'exclusion chez ceux qui
sont exclus et la conscience d'être exploités chez ceux qui
portent le fardeau de la production. Cette polarisation forme un mélange
détonant avec la politique néolibérale de renforcement
positif, autrement fort astucieuse, qui a donné l'insatisfaction
permanente comme nouvelle finalité à l'industrie, au système
de production en général et à toute la société.
Dans sa stratégie de maintien de la demande effective, le système
mène trois démarches parallèles. La première
dans les pays développés (WINS), lesquels constituent pratiquement
aujourd'hui un seul vaste marché ; la seconde dans le tiers-monde
et la troisième dans un univers virtuel, un monde miroir ou tout
apparaît à l'envers mais dont on peut tirer quelques gratifications
moroses. Dans chacune de ces trois démarches, on rend la demande
effective à la hauteur de ce qui convient au système de production,
mais on affaiblit le lien entre travail et consommation.
On a choisi la solution de facilité - et trois fois plutôt
qu'une - mais la façon dont on rend la demande effective n'est pas
sans importance. Il résulte de celles qu'on a choisies des incohérences
insupportables et des tensions sociales croissantes.
3.6.1 Le 4ème travailleur
Là
où il faut d'abord maintenir la demande effective, c'est dans le
vaste marché unique des pays développés (WINS). Au
début de l'industrialisation, nous l'avons vu , le processus se déroulait
spontanément. À mesure que la production se complexifiait,
cependant, il n'était plus suffisant de tirer le travailleur de son
champ et de l'installer devant un métier. Il fallait lui enseigner
quelque chose. La productivité augmentant beaucoup, il n'était
plus nécessaire non plus d'avoir en usine toute la population, y
compris les femmes et les enfants. On est arrivé à ne plus
avoir qu'une minorité de travailleurs au sein de la population, leur
travail assurant les besoins d'une majorité de « non travailleurs
».
Un progrès social indubitable, mais le message n'a
pas été perdu que le maintien du niveau de consommation effective
- qui exigeait qu'on remette au travailleur/consommateur la pleine valeur
de son travail pour qu'il puisse acheter toute la production - n'était
en rien compromis, si on rendait effective la demande de non travailleurs
au lieu de celle des travailleurs. Ce faisant on pouvait même résoudre
l'équation avec moins de problèmes : celui à qui l'on
donne ne rouspète pas tant que celui qui gagne sa croûte et
celui qui ne produit rien n'a pas à être formé. Le non
travailleur dont la demande est rendue effective est un « bon » consommateur.
Lorsqu'on a constaté que les gains de productivité permettaient
de produire désormais sans travail et qu'il y aurait un énorme
surplus de travailleurs dans l'industrie, on a donc choisi la solution de
la facilité. On ne s'est pas trop embarrassé d'utiliser au
mieux le travailleur déplacé de son emploi par les gains de
productivité. Beaucoup se sont retrouvés dans les postes bas-de-gamme
du secteur tertiaire : ceux dont les machines ne sont pas exclues parce
qu'il faut un travailleur humain pour les occuper, mais seulement parce
qu'il est encore plus rentable pour un temps de les confier à un
travailleur mal payé. D'autres ont été mis en chômage,
chômage souvent déguisé sous des noms d'emprunt. Le
« non travail » s'est développé et est devenu
endémique.
Le système a gardé la demande effective
en distribuant des revenus aux non travailleurs, sans faire aucun effort
sérieux pour utiliser toute la main d'uvre de façon productive.
Il a pu le faire sans contrevenir à la règle du niveau de
consommation effective qui accorde déjà TOUTE la valeur de
la production aux consommateurs et donc sans créer de pression inflationniste
; il s'est contenté de déduire le revenu donné aux
non travailleurs du revenu accru qui autrement serait allé
aux travailleurs de la richesse additionnelle correspondant aux gains de
productivité. On a seulement permis que se développe, à
côté des travailleurs et consommant comme eux, toute une classe
de consommateurs non travailleurs vivant à leurs dépens.
Cette utilisation extrêmement inefficace des ressources humaines n'a
pas suscité la réaction qu'elle aurait causée s'il
en était résulté une baisse de la consommation. Les
gains de productivité ainsi gérés ont permis de produire
pour la demande effective additionnelle des non travailleurs,
sans inflation et sans que la consommation réelle du travailleur
ne diminue. Est-ce que le système n'a pas réalisé ainsi
un miracle dont il faudrait lui savoir gré ? Ça dépend
de ce qu'on veut. Quand la demande est rendue effective sans qu'un travail
ne soit fourni quelqu'un s'appauvrit. Quelqu'un s'appauvrit, en fait, dès
qu'on paye à un travailleur plus que ce que vaut, au prix du marché,
ce que son travail peut produire... et ce n'est pas les « gagnants» qui
s'appauvrissent.
Dans la réalité quotidienne, les hausses
de productivité ayant permis une production supplémentaire
avec le même travail, le travailleur n'a pas vu diminuer le pain dans
sa corbeille ; il a seulement reçu une part décroissance de
ce qu'il aurait dû recevoir pour son travail. Les gains de productivité,
qui auraient pu servir à le libérer pour la production d'autre
chose ou le simple loisir , n'ont finalement été
utilisés que pour exclure de la main-d'oeuvre ceux que l'évolution
de la production laisse pour compte. Aujourd'hui, c'est environ UN TRAVAILLEUR
SUR QUATRE. (701) qui ne travaille pas et ce sont les trois autres travailleurs qu'on a responsabilisés lespour l'entretien du quatrième.
Eux et seulement eux, car on fait face ici, en sens opposé, à
la même réalité qui protége le travailleur quand
le producteur veut l'exploiter : le niveau de consommation effective. Le
« gagnant » dont les besoins sont satisfaits ne consomme pas.
Lui enlever quoi que ce soit ne diminuerait donc pas la pression inflationniste
sur la consommation du revenu donné sans contrepartie productive
au « quatrième travailleur » exclu de la main-d'oeuvre.
A moins que ce dernier ne revienne au travail et ne produise pour ce qu'il
consomme, seule peut le faire la production découlant du travail
des trois autres travailleurs.
Un travail qu'ils ne sont pas payés
pour faire, car le niveau de vie réel des travailleurs stagne depuis
30 ans et la semaine de 40 heures reste la vraie norme pour beaucoup de
travailleurs. Comme en 1936. Tous les gains de productivité semblent
finalement avoir surtout servi à réduire le nombre de travailleurs
sur lesquels repose le poids de produire. Obnubilés par sa quête
de la demande effective, le système de production et l'État
son complice optimisent le rendement de la production sans faire AUCUN
effort pour remettre tous les travailleurs au travail. Or, augmenter la
demande effective n'a de sens que si s'ajoute un nouvel élément
à la production comme à la consommation ; autrement, collectivement,
on s'appauvrit.
Les efforts pour rendre effective la demande de tous
et de chacun ont atteint la limite de ce qu'on peut faire sur le marché
domestique d'un pays développé occidental et dans le marché
des WINS vu comme un tout. On peut dire, dans une perspective sociale, que
certains ne reçoivent pas suffisamment, mais c'est une autre question.
En ce qui a trait à la production, le système a non seulement
atteint mais largement dépassé le seuil ou la demande n'est
rendu effective qu'au prix d'une baisse du revenu réel du travailleur.
Cette baisse de son revenu réel, c'est la ponction qui est faite
sur le pouvoir d'achat du travailleur pour soutenir le sans-travail. Elle
équivaut à la valeur de ce que pourrait produire le sans travail,
mais qu'il ne produit pas parce que la structure de la production ne le
lui permet pas. Par son incurie, son incapacité à voir les
occasions d'utilisation des ressources humaines et à prendre les
mesures pour en adapter la qualification à la nature de la demande,
le système nous appauvrit.
Que l'on subventionne par solidarité
les enfants, les vieillards, les infirmes, les malades et autres inaptes
au travail, cela va de soi dans une société civilisée.
Qu'on en fasse autant pour 20 à 25 % des travailleurs pour la seule
raison que le système ne se donne pas la peine de les utiliser est
tout à fait inacceptable. C'est de 25 à 33 % qu'augmenterait
le revenu réel moyen des travailleurs, si tous ceux qui peuvent travailler,
mais ne travaillent pas, étaient remis a travail à des conditions
similaires à celles de ceux qui travaillent déjà. Coco
se sent un peu utilisé
3.6.2 El Dorado
Quand on retourne déjà au consommateur travailleurs
et non travailleurs - la valeur totale de son travail, que peut-on faire
de plus pour augmenter la demande effective et la production? Chercher ailleurs.
Élargir la clientèle, pour le système de production
industriel, ne veut plus dire aujourd'hui, une distribution supplémentaire
de monnaie et de crédit sur des marchés domestiques saturés
- le surplus distribué, d'ailleurs, irait droit vers l'acquisition
de services ! - mais une politique agressive de commercialisation vers les
marchés des pays sous-développés.
Il semble que
toutes les sociétés ont le mythe d'une terre lointaine d'où
peut venir la richesse ou la solution des problèmes. Il y a eu l'Atlantide, l'El Dorado,
le Klondike, Shangri-la... Pour les pays sous-développés, aujourd'hui,
les pays de cocagne ce sont les WINS, au premier chef les USA. Pour ceux
dans les WINS et en premier lieu aux USA qui se préoccupent aujourd'hui
de la demande effective, ceux qui cherchent encore des marchés providentiels
pour un système de production industrielle en décroissance,
l'El Dorado, ce sont les pays du tiers monde, les pays en voie en développement.
Certains de ces pays sont vraiment en voie de développement ; d'autres
sont simplement des sous-développés à qui l'on étend
le vocable "en voie de développement" par courtoisie, au risque de créer une grande confusion
: la Chine n'est pas dans la ligue du Mali, ni le Brésil dans celle
d'Haïti. Sous-développés ou en développement,
les pays du tiers-monde ont droit à toute notre courtoisie : ce sont
eux, maintenant, l'El Dorado.
Pour ceux qui rêvent de maintenir
en croissance les marchés industriels des WINS, le développement
des marchés du tiers-monde apparaît souvent comme une panacée.
Cette approche, cependant, ne peut être à moyen terme, une
solution. Il n'est pas possible de rendre effective la demande des pays
sous-développés afin qu'ils puissent absorber le surplus de
nos usines et de préserver en même temps le modèle de
société que nous avons. C'est une contradiction.
En effet,
Il n'y a que deux (2) scénarios possibles pour les pays du tiers-monde...
Le premier, c'est que ces pays s'industrialisent, comme hier le Japon, aujourd'hui
la Corée et demain la Chine, par exemple. Alléluia ! Nous
en sommes heureux, mais ils deviennent alors évidemment une partie
du problème de la surproduction systémique du secteur industriel
plutôt qu'une solution. Sans parler des problèmes inhérents
à un scénario de délocalisation éventuelle des
usines vers le tiers-monde et des conséquences de ce réajustement
des rôles sur le simple équilibre de l'emploi dans les pays
développés.
Le deuxième scénario, c'est
que ces pays ne continuent à offrir, en contrepartie des produits
industriels que nous leur exportons, que les seuls biens dont la fabrication
repose sur l'utilisation intensive du facteur travail. Mais la part du travail
non spécialisé dans la production globale ne pouvant être
que dégressive, il y aura alors de moins en moins de produits que
des travailleurs sans formation des pays du tiers-monde pourront produire
et vendre à meilleur prix qu'une exploitation industrielle de pointe
en pays développé. En ce cas, contrairement à ce qu'on
feint de craindre aujourd'hui, la balance des comptes et les termes d'échange
entre les WINS et ces pays tendront à évoluer de plus en plus
au désavantage de ceux-ci.
Or, balance des comptes et termes
d'échange ayant déjà été établis
et étant sans cesse manipulés pour permettre toute l'exploitation
possible des pays pauvres par les pays riches, promouvoir davantage la vente
de produits industriels dans les pays sous-développés n'est
alors possible qu'en leur prêtant davantage, sans espoir de profit
ou même une chance crédible de remboursement. Ce scénario
conduit à l'hérésie contre le dogme capitaliste de
donner quelque chose pour rien. Est-ce que le système va arrêter
ou continuer cette démarche ?
Il continue, bien sûr !
Le dogme capitaliste n'a plus d'importance. On vendra au tiers-monde tous
nos surplus. Il nous les payera avec l'argent qu'on lui prêtera. On
prêtera au tiers-monde tout ce qu'on pourra. On annulera cette dette
ou on ne l'annulera pas, simple jeu de relations publiques. De toute façon,
il ne nous remboursera jamais, puisqu'il ne dégagera jamais un profit
pour le faire. Entre temps, on touchera un intérêt sur l'argent
prêté, ce qui fera un profit virtuel sur un écran, mais
ne sortira pas un seul grain de riz réel du tiers-monde en remboursement. Pendant qu'on joue au Monopoly sur les ordinateurs, on lui aura prêté davantage m�me que l'équivalent
de ce profit virtuel et sa dette se sera encore alourdie..!
La demande effective qu'on crée au tiers-monde est une « charité
» qui n'ose pas dire son nom. On a bien raison de le taire, d'ailleurs,
car les dons qu'on fait aux antipodes sont aussi aux antipodes de toute
charité. Le nouveau colonialisme qui prête et qui donne
pose un obstacle insurmontable au développement du tiers-monde et a déjà fait bien du mal.
On a déjà affamé les pays pauvres en leur exportant nos surplus agricoles � vil prix et en ruinant ainsi
leur agriculture. Leur évolution normale est encore une fois
contrariée par la promotion intensive des ventes du secteur industriel
des WINS dont l'output n'a pas, de toute évidence, été
planifié en fonctions de leurs besoins. Il n'est pas souhaitable,
pour ces pays - qu'on dit souhaiter en développement - qu'ils deviennent de plus en plus le déversoir principal d'un trop plein de produits
industriels fabriqués dans les usines des WINS. Nous leur faisons des cadeaux empoisonn�s. Mais c'est produire
qui importe, n'est-ce pas ?
Une Nouvelle Société mettra fin à
cette escroquerie. Il FAUT développer le tiers-monde, mais le développement
du tiers-monde doit se faire en obéissant à sa propre logique.
Il ne doit pas être perçu et instrumentalisé comme une
solution au problème de surproduction des WINS, ce qui est l'essence
même de l'exploitation colonialiste. Prolonger la primauté
du secteur industriel et maintenir la demande effective en prenant le Sud
pour faire-valoir n'est pas une solution acceptable.
3.6.3 Le cr�dit
La règle du niveau de consommation
effective oblige le système à donner aux consommateurs,
travailleurs et non travailleurs confondus , un revenu qui leur permettra
d'acheter tout ce qui est produit. Si les producteurs ne le font pas en
salaires, l'État le fera en paiement de transferts et passera par
la fiscalité la facture aux « gagnants », coupables alors
d'avoir été trop gourmands et d'avoir mis le système
en péril.
Jusquelà, ça va, mais qu'est-ce
qu'on fait pour maintenir le niveau de consommation effective si les consommateurs
, dont il ne faut pas oublier que les besoins sont de plus en plus satisfaits
, décident tout à coup, que leur demande soit effective
ou non, de ne pas consommer ? On peut mener l'âne à la rivière,
on ne peut pas le forcer à boire. Que faire si les consommateurs
choisissent plutôt d'épargner, d'investir et donc de faire
avec l' « argent pour la consommation » ce qui ne devrait être
fait qu'avec l'« argent pour le pouvoir » ? Si les consommateurs
manifestent des velléités de sous-consommation, on appelle
au secours l'univers parallèle de la richesse virtuelle et on distribue
du crédit.
Rien n'est plus facile que d'augmenter ou de restreindre
le crédit. Non seulement il y a des sommes qui dépassent l'imagination
d'argent virtuel qui n'attendent qu'une excuse pour s'activer et devenir
du crédit, mais l'État et les banques peuvent en créer
plus d'un simple clic d'ordinateur. Le crédit est un jeu d'écriture.
Une magie. Le crédit à la consommation n'obéit pas
à d'autre règle que d'ajuster l'offre à la demande
et suit les instructions des alchimistes financiers au service des «
gagnants », les maîtres du système.
Le Grand Savoir
des alchimistes financiers, c'est que la richesse RÉELLE n'est strictement
rien d'autre que la somme des services que nous retirons des biens tangibles
que nous utilisons et des services intangibles que nous rendent nos co-sociétaires.
Toute autre « richesse », monétaire, symbolique, virtuelle
n'est qu'une clef d'accès à la richesse réelle et n'a
pas d'autre valeur que ce rôle de clef. On peut donc s'en servir comme
bon semble. Si on sait comment.
Les alchimistes financiers savent que
le système de production industriel a pour unique but réel
de produire des biens dont nous retirerons les services qui nous rendront
satisfaits. Ils savent très bien aussi, toutefois, que les gagnants
ont d'autres objectifs intangibles, comme le « Pouvoir » ou
même la « Richesse », mais celle-ci n'étant plus
alors la réalité d'objets concrets pouvant rendre des services,
mais LA Richesse, concept mythique affublé de la propriété
de satisfaire tous les besoins et d'assurer le bien-être. Ces objectifs
des gagnants interfèrent avec le processus de production de la richesse
réelle, parfois même s'y substituent.
Ces autres objectifs
des gagnants ont leur épiphanie dans l'univers virtuel, mais leur
simple reflet sur la réalité peut créer au monde ordinaire
bien des tracas. Des tracas qui, à la limite, peuvent voir un impact
négatif sur le Grand Oeuvre d'enrichissement virtuel des alchimistes
et des gagnants eux-mêmes. Il faut donc prévoir qu'une providence
vienne résoudre les problèmes causés aux simples mortels
par les activités d' « en-haut ». Le crédit est
le geste de mansuétude du monde virtuel envers la réalité.
Quand le crédit descend en Pentecôte sur la réalité,
il efface les bévues des péquenots consommateurs et rétablit
l'équilibre. On peut faire confiance à la nature humaine :
pour un travailleur qui veut épargner, on peut toujours en trouver
plusieurs qui ne demandent pas mieux que de dépenser plus qu'ils
ne touchent en revenu. On trouve ceux qu'il faut et ils font ce qu'on veut.
Actuellement, par exemple, le consommateur moyen s'endette. C'est parce
qu'on le veut bien. C'est parce que l'équilibre est par là.
Si les consommateurs y vont trop fort, on augmentera le taux d'intérêt
ou, plus simplement encore, on alourdira les exigences et l'on privera de
crédit des classes entières de la population, commençant
souvent par celles qui ont de vrais besoins. Si la population revient
vers la parcimonie et hésite à s'engager, on baissera les
taux, ou l'on augmentera simplement les marges disponibles sur les cartes
de crédit, sans même consulter les bénéficiaires.
C'est une faveur qu'on leur fait, n'est-ce pas ?
Avec l'avènement
du crédit à la consommation, on a étendu au marché
du monde ordinaire les artifices qu'on utilisait déjà sur
les marchés financiers et gardé avec la réalité
des liens uniquement discrétionnaires. Croyez-vous, par exemple,
qu'une population qui dépense plus que son revenu vit « au-dessus
de ses moyens » et risque des lendemains qui déchantent ? Pas
du tout. Elle utilise précisément comme on veut qu'elle les
utilise les crédits mis à sa disposition pour que le pouvoir
d'achat découlant de son travail coïncide avec la valeur monétaire
fixée à la production découlant de son travail... comme
il ne peut en être autrement si on veut maintenir le niveau de consommation
effective. Le crédit ajuste tout. On ne demande au consommateur qu'une
simple formalité, comme Méphisto à Faust : signer cette
reconnaissance de dette qui porte intérêt et qu'on lui présente
quand on lui consent le crédit.
Vend-il son âme quand
il la signe ? Pas vraiment. Il la prête pour qu'elle serve de jeton
dans le jeu financier virtuel qui se déroule autour de la production.
Le crédit n'est qu'un jeton du jeu financier. La position financière
d'un individu n'est plus jugée saine ou malsaine en regard d'une
quelconque réalité objective, mais par rapport à la
moyenne des comportements des acteurs économiques dont on sait que
les manipulations du pouvoir feront après coup que ces comportements
auront été ceux qui gardent le système stable, enrichissent
les riches et gardent les autres tranquilles. Le crédit garantit
que les producteurs ont toujours raison. Comme dans 1984 d'Orwell,
le pouvoir qui contrôle le présent peut réécrire
la valeur monétaire passée et nous faire l'avenir financier
qu'il veut.
Si on voit comme un tout l'ensemble des consommateurs devenant
ainsi débiteurs, leur dette commune ne peut avoir aucun effet, car
il n'est pas question qu'on veuille jamais vivre dans l'avenir le problème
de déséquilibre qu'on a créé ce crédit
pour éviter de vivre aujourd'hui. La somme de toutes ces créances
augmente sans cesse la dette de ceux qui n'ont rien envers ceux qui ont
tout, mais on joue ici sur des infinis. « Tout » n'augmentera
pas et il n'y a que dans les livres comptables que rien peut devenir moins
que rien.
Globalement, cette dette ne représente que la correction
de la somme des erreurs d'ajustement de la valeur globale du travail à
la valeur du produit global. Dans l'univers réel, cette dette n'a
aucune valeur. Elle ne sera remboursée que par l'usage judicieux
de la touche « delete » d'un ordinateur central, noble héritière
de la gomme à effacer. Passez à la caisse, on vous rendra
votre âme.
La masse des travailleurs peut jouir du crédit
qu'on lui consent, acheter tout ce qu'elle produit, dépenser plus
que son revenu et dormir sur ses deux oreilles. Un ajustement fiscal, un
réajustement des salaires, une modification des taux d'intérêt,
une inflation ou une dévaluation fera à posteriori que sa
décision aura été la bonne. Un individu peut se tromper,
mais la population, non, puisque c'est l'équilibre global qui est
tenu pour acquis et qui sert de point de référence dans l'univers
virtuel. Les variations monétaires sont introduites de façon
purement discrétionnaire pour confirmer cet équilibre. C'est
le reste qui est en mouvement.
Est-ce à dire que quiconque peut
s'endetter sans risque ? Non, puisque c'est l'ensemble des consommateurs
qui sera tenu indemne du remboursement global de ce crédit-fiction.
Si vous vous endettez PLUS que la moyenne, vous devrez en supporter les
conséquences, car si vous pouvez compter que le système remettra
la moyenne à zéro par une astuce quelconque, il n'épongera
pas l'écart au bilan, positif ou négatif, de chaque joueur
par rapport à cette moyenne.
Ce que ne fera pas non plus une
Nouvelle Société. Le crédit ne disparaîtra pas
du système de production ; il est d'une extrême importance
et il ne s'agira à aucun moment d'annuler les dettes publiques ou
privées et de faire disparaître ainsi le sommaire de toutes
les parties financières jouées depuis des décennies.
C'est sur le résultat de ces parties que tous les citoyens ont bâti
leur sécurité et leur espoir d'une rente. Il faut le respecter.
Le crédit, toutefois, ne servira pas comme aujourd'hui à rendre
la demande effective. Une Nouvelle Société a d'autres moyens
plus justes et plus sûrs d'en arriver à cette fin, garantissant
à chacun un revenu suffisant pour satisfaire ses besoins et un nombre
croissant de ses désirs. Le crédit jouera un rôle distinct,
dont nous parlons dans la deuxième partie de ce texte. Ce nouveau
rôle ainsi que la baisse généralisée des
taux d'intérêt et l'inflation contrôlée dont nous
parlons au texte 706 - feront en sorte que, dans une Nouvelle Société,
le crédit à la consommation reprenne contact avec la réalité
de la production et soit utilisé à bon escient.